L’obligation de veiller aux commencements quand l’imitation généralisée crée des mondes déconnectés du réel
L'analyse de l'effet de l'imitation généralisée sur la régulation de la concurrence par le marché est extraite du livre "Pour un catastrophisme éclairé" de Jean-Pierre Dupuy (Seuil 2004 et Point/Seuil). Décoiffant.
Par tradition les économistes s’émerveillent de ce prodige d’autorégulation sociale que constitue le marché. Celui-ci trouve automatiquement le chemin de son équilibre, et cet équilibre est un état social efficace. Qu’est-ce qui donne au marché ses capacités d’auto organisation ? Ce sont les phénomènes de rétroaction négative qui entrent automatiquement en jeu dès lors qu’un agent s’écarte du comportement d’équilibre. Les économistes libéraux s’appuient sur la nécessité de laisser libre jeu à ces mécanismes pour retourner contre les partisans de la justice sociale l’accusation de conservatisme qui leur est adressée.
L’État qui entend, au nom de cet idéal, s’opposer aux sanctions du marché en rognant sur les succès et en compensant les échecs, gèle les fortunes et stabilise les différences de revenus dans le même temps où il détraque la machine économique. Or ces dernières décennies, l’économie théorique en est venue à s’intéresser au rôle des rétroactions positives dans l’autorégulation marchande. Elle a découvert l’importance de l’imitation dans les phénomènes de concurrence, en particulier à propos du choix entre techniques rivales. L’imitation est éminemment productrice de rétroactions positives.
Elle fait émerger, par la clôture sur soi d’un système d’acteurs qui tous s’imitent, une objectivité, une extériorité dont la vigueur croit avec le nombre de participants. Les rumeurs les plus absurdes peuvent polariser une foule unanime sur l’objet le plus inattendu, chacun trouvant la preuve de sa valeur dans le regard ou l’action de tous les autres. Le processus se déroule en deux temps : le premier est un jeu de miroirs, spéculaire et spéculatif, dans lequel chacun guette chez les autres les signes d’un savoir convoité et qui finit tôt ou tard par précipiter tout le monde dans la même direction ; le second est la stabilisation de l’objet qui a émergé, par oubli de l’arbitraire inhérent aux conditions de sa genèse.
L’unanimité qui a présidé à sa naissance le projette pour un temps, au dehors du système des acteurs lesquels, regardant tous dans le sens qu’il indique, cessent de croiser leurs regards et de s’épier mutuellement. Le concept d’équilibre, que la théorie du marché a importé de la mécanique rationnelle, ne convient absolument pas pour caractériser les « attracteurs » des dynamiques mimétiques. Loin d’exprimer un ordre implicite, ceux-ci trouvent leur source dans l’amplification d’un désordre initial et leur apparence d’harmonie préétablie dans un effet de polarisation unanime. Ce sont des condensés d’ordre et de désordre.
La dynamique mimétique semble guidée par une fin qui lui préexiste - et c’est ainsi que, de l’intérieur, elle est vécue - mais c’est elle qui, en réalité, fait émerger sa propre fin. A priori parfaitement arbitraire et indéterminée, celle-ci acquiert une valeur d’évidence à mesure que se resserre l’étau de l’opinion collective. C’est une procédure aléatoire qui prend les allures de la nécessité. La dynamique mimétique est entièrement close sur elle-même. Les attracteurs qu’elle engendre ne sont dans aucun rapport d’adéquation à une réalité extérieure, ils traduisent simplement une condition de cohérence interne : la correspondance entre des croyances à priori et des résultats à posteriori. Les attracteurs mimétiques sont des représentations auto réalisatrices. L’imitation généralisée a ainsi le pouvoir de créer des mondes parfaitement déconnectés du réel : à la fois ordonnés, stables, et totalement illusoires.
S’il y a quelque part des vérités cachées à découvrir, il ne faut pas compter sur les dynamiques mimétiques pour les faire apparaître. Si l’on veut avoir une efficacité dans le monde, il vaut également mieux ne pas devoir s’en remettre à elles. La concurrence entre techniques rivales présente ainsi des traits qui la distinguent fortement de la « concurrence parfaite » des économistes.
C’est l’histoire réelle des évènements avec ses contingences, ses fluctuations, ses aléas, surtout ceux qui affectent les premiers pas du système, qui est responsable, de la sélection d’une technique parmi d’autres. Quand cette technique se répand, on apprend toujours plus à son sujet et elle se développe et s’améliore ; à mesure que les usagers se font plus nombreux, la gamme des produits s’enrichit et se diversifie ; les coûts de production diminuent ainsi que les risques de défaillance. L’évolution d’une telle dynamique est hautement imprévisible. Il n’y a évidemment aucune raison pour que la sélection qu’elle opère soit la plus efficace. Nous sommes aux antipodes des mécanismes de marché auxquels aiment encore se référer les théoriciens du marché.
On comprend ainsi comment l’évolution technique, peut marquer une direction, un sens comme si elle incarnait une intention, un dessein ou un destin, et néanmoins résulter de la composition de mécanismes purement aveugles. Il n’y a évidemment aucune garantie qu’elle nous mène dans la « bonne » direction, si ceci a un sens ; il n’y en a aucune qu’elle ne nous mène pas au désastre.
C’est à la lumière de l’analyse qui précède que l’on doit méditer l’avertissement de Hans Jonas : « Ce qui a été commencé nous ôte l’initiative de l’agir et les faits accomplis que le commencement a crées s’accumulent pour devenir la loi de sa continuation. (...) Cela renforce l’obligation de veiller aux commencements, accordant la priorité aux possibilités de malheur fondées de manière suffisamment sérieuses (et distinctes des simples fantasmes de la peur) par rapport aux espérances - même si celles-ci ne sont pas moins bien fondées ».