Blair, Brown et le New Labour ou la mort du politique
Une lecture d’été passionnante avec un petit livre paru aux éditions du Seuil dans la collection « Nouveaux Débats » de Sciences Po : Tony Blair 1997-2007 – Le bilan des réformes. Les auteurs, Florence Faucher-King et Patrick Le Galès, y dressent, de façon très documentée et très politique –dans le bon sens du terme –, le bilan original de ce qu’ils décrivent comme une révolution bureaucratique appelée, si on en croit la quatrième de couverture de leur ouvrage, à se diffuser partout en Europe. Lecture passionnante à, au moins trois titres. La qualité du livre, en premier lieu. Le début du quinquennat de Nicolas Sarkozy ensuite. Enfin la possibilité de mise en perspective de ce bilan à l’aide des concepts et thèmes développés dans l’œuvre d’Hannah Arendt.
L’analyse de Florence Faucher-King et Patrick Le Galès n’est pas à charge et accorde leur juste part aux résultats économiques obtenus. A côté des trois interprétations classiques de la « décennie Blair » (œuvre réformatrice dans la continuité des deux grandes périodes de gouvernement travailliste, consolidation des acquis du thatchérisme et défense farouche des mécanismes de marché, troisième voie), les auteurs proposent une quatrième interprétation s’appuyant « non pas sur l’idéologie de Tony Blair et de ses équipes, mais sur leur action, sur les politiques qui sont mises en œuvre ». Pour eux « Le New Labour est bien un hybride de libéralisme économique inspiré par les réformes américaines, de l’héritage de la social-démocratie à l’anglaise, de politiques antilibérales (illiberal) au sens politique (c’est à dire qui contraignent les individus), et d’ouverture ou de démocratisation, le tout assaisonné d’un goût prononcé pour l’expérimentation ».
C’est à partir de cette interprétation et des éléments d’analyse qui l’accompagnent que nous développons notre propre thèse. Tony Blair a quasiment complètement fait disparaître l’action politique de l’action publique menée par ses gouvernements, au profit de la seule gestion, sur le modèle l’œuvre, la deuxième des trois activités humaines distinguées par Arendt. Rappelons que Arendt, dans Condition de l’homme moderne distingue le travail de l’animal laborans, l’œuvre de l’homo faber, et l’action des hommes. Un faisceau d’indices convergents tend à prouver que le gestionnaire Tony Blair (ou bureaucrate au sens de Max Weber) a bien tué le politique.
Quelques extraits révélateurs
« Les élites néotravaillistes n’aiment pas le monde politique et social, sa complexité, ses tensions et ses conflits et ne se sont pas toujours donné la peine de comprendre les dynamiques sociales ».
« Les discours de la nouvelle génération néotravailliste ont quelque chose de profondément déroutant pour un observateur qui aurait comme point de référence la rhétorique de la gauche française. Point de fioritures ou de grandes envolées, mais des engagements précis, concrets, des objectifs chiffrés, une connaissance fine des dossiers, une référence constante aux contraintes liées à la compétitivité d’une économie ouverte et mondialisée. Revers de la médaille, ces ministres chevronnés s’expriment souvent comme des chefs de projets ou des consultants en organisation : tout est codifié en termes d’indicateurs de performance, d’objectifs agrégés étroitement formatés selon les canons du nouveau management public, une vision très rationaliste et dépolitisée de l’action publique. »«
« Welcome in target world », le monde enchanté des indicateurs de performance ! Les néotravaillistes ont systématisé un mode de direction du gouvernement à partir d’objectifs de performance, de classement et de strict contrôle budgétaire. De tels développements sont révélateurs de leur croyance dans les pouvoirs magiques des indicateurs synthétiques pour entraîner des transformations rapides. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques de la gestion néotravailliste : les réformes radicales sont portées par la multiplication des indicateurs et la redéfinition rapide des objectifs et programmes. A leurs yeux, le monde social est malléable, réactif et dynamique. Sous pression, il réagit instantanément aux injonctions de mobilisation des maîtres du moment. On ne peut qu’être surpris par l’ambition extraordinaire de pilotage de la société par ces indicateurs et le décalage par rapport à l’offre des services à la population. »
« L’illusion de « l’inspectabilité » totale de la société traduit les influences de l’utilitarisme du philosophe Jeremy Bentham. Or la multiplication des audits érode la confiance dans l’éthique professionnelle et le sens du service public. Un tel contrôle social contredit l’idée que chacun agit de bonne foi et lamine la confiance dans la compétence des acteurs sociaux. »
En résumé Tony Blair et le New Labour préfèrent les certitudes finies de la gestion au risque de l’action qui, prise dans le réseau des relations humaines, à la différence de l’œuvrer et du faire, échappe toujours à son initiateur. La liberté liée à l’action exclut en effet la souveraineté qui ne vaut que pour la fabrication. Où est le problème nous dirons tous ceux pour qui le niveau d’endettement d’un pays est le critère ultime de la bonne politique ? Dans la disparition du politique, et donc du sens.
Arendt a, dès 1961 pointé les dangers liés à cette disparition. « Le mode de pensée qui, prenant appui sur l’activité de fabrication, prétend en faire le modèle de l’action, s’appelle l’utilitarisme. Ce mode de pensée n’envisage la « valeur » des choses et des êtres que sous l’angle de leur utilité, c’est à dire en rapport avec la fin qui leur est assignable. Toutefois l’utilitarisme risque de nous plonger dans une certaine « perplexité », car il ne peut éluder la question des fins dernières de l’humanité : « quelle est l’utilité de l’utilité » ? L’homo faber ne risque-t-il pas lui même d’être instrumentalisé, et à servir un processus dont la finalité lui échappe ?
« Cette perplexité inhérente à l’utilitarisme cohérent, qui est par excellence la philosophie de l’homo faber, peut se diagnostiquer théoriquement comme une incapacité congénitale de comprendre la distinction entre l’utilité et le sens, distinction qu’on exprime linguistiquement en distinguant entre « afin de » et « en raison de ».
Un article récent du Monde permet, beaucoup plus près de nous, de mesurer les conséquences du « meurtre du politique par le gestionnaire ». Le 16 septembre dernier sous le titre « La « com » politique expliquée aux Français » le quotidien français du soir rend compte d’un entretien avec Alastair Campbell, conseiller politique de Tony Blair qui a été « l’un de ceux qui ont conçu sa communication ». Au moment où Nicolas Sarkozy s’inspire de cette approche, cette interview pourrait bien faire référence, en particulier l’extrait suivant.
« Au fond, je donne toujours le même (conseil) : il faut connaître la différence entre ces trois concepts : l’objectif, la stratégie, la tactique. Beaucoup de gens confondent objectifs et stratégie, stratégie et tactique. Les objectifs sont faciles à déterminer : gagner les élections. La stratégie est la plus importante: comprendre ce que veulent les gens pour y arriver. Quand on a une compréhension solide de sa stratégie, la tactique ensuite en découle. Enfin, il faut avoir un discours clair, un système de pensée homogène. »
La vision utilitariste est limpide.
L’objectif est le pouvoir, la stratégie le programme pour y arriver, enfin la tactique le discours (la « com ») pour gagner. A disparu du paysage le sens, la finalité pour laquelle on brigue le pouvoir. La place est alors libre pour le gestionnaire (bureaucrate) à fibre plus ou moins « sociale ». Le politique est mort depuis longtemps.