Crise économique,...
Quarante ans après la révolte de Mai 1968, vingt ans bientôt après la chute du mur de Berlin, le monde est confronté à une triple crise. Crise économique avec l’atteinte par le capitalisme, du fait même de son développement, de limites probablement insurmontables. Crise politique avec la mort à petit feu de la démocratie. Crise de civilisation, enfin, avec une activité humaine limitée, dans le meilleur des cas et pour le plus grand nombre, au travail et à la consommation. Ces trois crises, qui n’en font qu’une, ouvrent probablement une nouvelle ère pour la condition humaine.
André Gorz, dans le dernier article écrit avant sa mort, nous laisse un message à la fois plein d’espoir et inquiétant « La sortie du capitalisme a déjà commencé[1] ». Comme l’a fait Jean-Luc Porquet dans le Canard enchaîné du 30 janvier dernier, nous puisons dans ces écrits de Gorz une lecture particulièrement pertinente de la crise financière actuelle.
Par son développement même, le capitalisme atteint aujourd’hui une limite qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital. Bien loin d’être due à l’œuvre d’un des trois boucs émissaires créés par nos sociétés actuelles[2], le spéculateur, la crise financière qui secoue l’économie mondiale n’est que l’aboutissement logique d’une évolution qui s’est accélérée.
Ces trente dernières années, du fait de la révolution microélectronique, la quantité de travail nécessaire pour fabriquer un produit, et donc son prix (sa valeur d’échange) ne cessent de baisser. Se confirme à un niveau jamais atteint jusqu’alors la contradiction interne sur laquelle repose le capitalisme. D’une part le système vit de l’absorption d’énergie humaine à travers la dépense de la force de travail ; d’autre part il impose, via la concurrence, une augmentation permanente de la productivité qui tend au remplacement du travail humain par les machines et à la diminution du prix (valeur d’échange) des produits.
Jusqu’alors, cette contradiction (cause de toutes les crises précédentes, notamment la crise mondiale de 1929) avait pu être surmontée par l’extension des marchés à de nouvelles couches de consommateurs. Certes la dépense de travail par produit diminuait, mais dans l’absolu la production augmentait. Or, avec la révolution microélectronique, tout indique que ce mécanisme de compensation s’arrête. Pour la première fois, l’innovation de procédés (portant sur les structures d’organisation, de production et de distribution) va plus vite que l’innovation de produits ; la quantité de travail rendu superflu est supérieure à la quantité de travail créé par l’extension des marchés.
Le système atteint ainsi une limite où la production et l’investissement dans la production cessent d’être suffisamment rentables pour que le volume de profit réalisé ne diminue pas. La course folle faite d’exploitation accrue des travailleurs (« travaillez plus), de diminution des salaires, de réduction des effectifs, de délocalisation, ne suffit plus.
Cette augmentation de la productivité, plus rapide que l’extension des marchés, rendant non rentable les investissements dans l’économie réelle, le capital-argent reflue vers les marchés financiers et engendre des bulles spéculatives. La plus-value fictive des valeurs boursières n’étant que l’anticipation de la consomption de travail réel futur qui ne viendra jamais, dès 1999, le Manifeste contre le Travail[3], de Robert Kurz et al, annonçait le risque d’écroulement des marchés financiers des centres capitalistes aux Etats-Unis, en Europe et au Japon.
Nous y sommes. Une part importante des bénéfices record n’est pas réinvestie dans la production : celle-ci n’est pas assez rentable. Les 500 firmes de l’index Standard & Poor disposent de 631 milliards de dollars de réserves. Une étude du cabinet McKinsey estime à 800 billions (80 000 milliards) de dollars le volume de capitaux à la recherche de placement. Plus de la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations financières. Pour se reproduire et s’accroître le capital recourt de moins en moins à la production de marchandises et de plus en plus à « l’industrie financière » » qui ne produit rien : elle « crée » de l’argent avec de l’argent, de l’argent sans substance en achetant et en vendant des actifs financiers et en gonflant des bulles spéculatives. La hausse continue du prix des titres permet à leurs détenteurs d’emprunter aux banques des sommes croissantes qui utilisées pour d’autres placements spéculatifs ou pour l’achat de biens, donnent l’impression d’une grande abondance de liquidités. Celle-ci est due en réalité à une croissance vertigineuse des dettes de toute sorte auxquelles les cours surfaits des titres participant à la bulle servent de caution. L’argent est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. Les subprimes en sont l’exemple parfait : on accorde massivement des crédits à des gens qui n’ont pas les moyens de les rembourser, car rien n’est plus payant que de permettre aux gens de se surendetter, en anticipant sur les profits qu’ils rapporteront quand ils rembourseront avec intérêt.
La masse de capital que l’industrie financière draine et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise l’économie réelle (le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit à trois ou quatre fois le PIB mondial). La « valeur » de ce capital est purement fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement et le good will, c'est-à-dire sur les anticipations : la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier, les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations, etc. La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretient l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage bancaire de plus-values fictives et permet aux Etats-Unis « une croissance économique » qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance chinoise). L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière.
On a beau accuser la spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière –en particulier des hedge funds –, la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale, n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire.
A suivre : crise de la démocratie….
[1] Dans Ecologica, Editions Galilée, 2008
[2] Le terroriste, le pédophile, le spéculateur
[3] Krisis, Manifeste contre le travail, Edition Léo Scheer pour la traduction française, 2002, disponible dans la collection 10/18