Sortir des logiques de guerre économique

Publié le par tto45

Sortir des logiques de guerre économique

Il est des textes lumineux sur lesquels il m’arrive de tomber quand le hasard fait bien les choses. Me promenant dans le quartier du Marais, vendredi matin, mon œil est attiré dans la librairie de l’Hôtel de Sully,  par un tout petit livre (52 pages petit format, 5 euros, éditions de la rue d’Ulm). L’auteur m’est bien connu, Patrick Viveret,  le type même, pour moi,  du créateur et manieur d’idées en un domaine où elles sont souvent rares : la politique. Le titre m’étonne « Comment sortir des logiques guerrières ? ». Je tente dans les quelques  lignes qui suivent de vous donner une idée de son propos.

 

Pour Viveret, quand on laisse les logiques de guerre économique faire éclater en profondeur le tissu social, on se retrouve non seulement face à une guerre sociale mais aussi face à une guerre du sens, une guerre de religion, une guerre de civilisation, voire à une guerre tout court. Il s’appuie sur l‘ analyse fort pertinente des effets du passage d’une économie de marché à une société de marché menée par l’anthropologue et économiste Karl Polanyi dans La Grande Transformation. Polanyi  a cherché à comprendre les raisons pour lesquelles l’apparente réussite du capitalisme mondial dans la période allant des guerres napoléoniennes jusqu’à 1914, s’est complètement retournée, produisant deux guerres mondiales et trois grands faits totalitaires. La distinction entre économie de marché et société de marché est pour lui essentielle à cette compréhension,  alors même que libéraux et marxistes confondent allégrement les deux.  Le marché reste recevable dans l’ordre économique.  Mais même dans cet ordre il coexiste avec une économie publique, une économie sociale, une économie solidaire, une économie de la réciprocité pour  constituer ce qu’il serait plus judicieux d’appeler des économies plurielles avec marché.

 

Dans la société de marché, selon l’expression de Polanyi, « le marché sort de son lit et en vient à inonder d'autres rives et à marchandiser d’autres ordres de liens humains fondamentaux qui relèvent d’autres logiques ». Le « fondamentalisme marchand » attaque la substance même des liens politiques, des liens de réciprocité et des liens de sens. Aucune société ne pouvant vivre durablement sans ces liens, on assiste dans un deuxième temps  à leur retour. Le  politique revient de manière spectaculaire par le biais de la guerre. L’ordre du sens largement exclu par les phénomènes de marchandisation qui ont produit une crise des repères, des valeurs et du lien social, ressurgit selon des modalités régressives : hier sous la forme des régimes totalitaires –nazisme, fascisme, stalinisme –, plus récemment sous celle de l’intégrisme et du fondamentalisme.

 

 Le passage à la société de marché,  avec la marchandisation non régulée et la disparition du travail comme source principale de revenu,  conduit  à une  explosion des inégalités, à la destruction des classes moyennes qui ont tendance à se retourner contre plus faibles qu’elles. On assiste à la mise en place de logiques autoritaires, très loin des logiques libérales. Le Royaume-Uni, pays de l’Habeas corpus, atteint aujourd’hui un niveau de vidéosurveillance que Georges Orwell n’avait pas même imaginé dans 1984. Les États-Unis, censés être la plus grande démocratie du monde, ont mis en cause avec le Patriot Act des éléments fondamentaux des libertés publiques. En France, enfin, un quasi-état de guerre a été décrété pendant les émeutes en banlieue sans vraiment provoquer de critiques. Le politique, d’abord détruit par le passage à la société de marché, fait ainsi son retour sur un mode autoritaire, voire guerrier.

 

 Rappeler cette mécanique est important. Elle se révèle redoutable dans l’enchaînement qui conduit de la guerre économique à la guerre sociale et ensuite à toutes les formes de guerre du sens. Dans cet enchaînement, les phénomènes de peur sont déterminants, expliquant le succès des leaders autoritaires à trouver des boucs-émissaires ou des causes simplistes aux problèmes.

 

 Dans le discours dominant on ne parle pas de guerre économique, de société de marché ou de fondamentalisme marchand, mais d’économie de marché, voire d’économie sociale de marché, dans une concurrence libre et non faussée. Ce lexique enferme dans une fausse alternative : « Voulez-vous de l’économie administrée, de la bureaucratie, d’un système despotique ou de la concurrence libre et non faussée ? ».  La capacité même à construire des stratégies et des imaginaires alternatifs est ainsi terriblement limitée.

 

 Pour Viveret ce sont de véritables stratégies anti-guerre qu’il faut développer. Les construire suppose de sortir de l’amalgame habituel entre conflit et violence. Rester du côté du fatalisme de la violence et répondre à la guerre par la guerre conduit à reproduire les mêmes erreurs historiques et dramatiques que la plupart des révolutions, pourtant généreuses et transformatrices à l’origine. Refuser la logique de guerre et la capacité de produire du conflit sans avoir fait la distinction entre conflit et violence, limite la portée de la stratégie que l’on veut mettre en œuvre pour réduire au maximum les effets destructeurs de la société de marché. Il est donc essentiel de construire des stratégies de conflit non violent. Si un conflit n’émerge pas suffisamment tôt ou suffisamment clairement, on assiste à une poussée de violence comme dans les banlieues françaises à la fin de l’année 2005.

 

 Ces stratégies peuvent s’inspirer des règles de base pour les radicaux (Rules for Radicals de Saül Alinsky) mises en œuvre dans les mouvements sociaux aux États-Unis. « Radicaux » désignant ceux qui s’attaquent à la racine même de l’injustice sociale en développant le « ju-jistsu de masse ». Je vous laisse découvrir dans son livre  l’exemple savoureux de ce « ju-jistsu de masse » donné par Viveret. Son principe consiste à utiliser la force de l’adversaire pour la retourner contre lui, mais toujours en respectant les conditions fondamentales de la non-violence. La technique est la suivante : travail initial d’enquête sur le terrain pour repérer les points faibles de l’adversaire ; appel à l’intelligence et la créativité collective pour cibler des exemples significatifs ; créations des conditions d’un conflit non-violent obligeant les protagonistes à la négociation.

 

Ces stratégies doivent maintenant être pensées à l’échelle macroéconomique et sociale pour combattre les effets du fondamentalisme marchand dénoncé par Joseph Stiglitz, ancien vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale. Pour Viveret, l’Europe, continent à l’origine de deux guerres mondiales, a une forte responsabilité. Face à cette logique destructrice du marché elle devrait prendre des initiatives au niveau mondial (stratégies régulatrices, taxation des capitaux, formes de fiscalité mondiale)  pour créer des situations de régulation permettant de faire « rentrer l’économie de marché dans son lit » et l’empêcher d’inonder les rives de la politique, du social et du sens.  Un groupe de travailleurs utilisant les stratégies ludiques du « ju-jitsu » de masse ne possède bien sur pas le pouvoir d’imposer une régulation des marchés financiers. Néanmoins ce groupe et les acteurs qui s’y associent peuvent parfaitement être partie prenante de mouvements et de combats plus globaux qui, eux, ont cet objectif. Ce que l’on appelle la société civile mondiale est ainsi parvenu à devenir, pratiquement sans argent, sans pouvoir institutionnel, un acteur majeur de la scène internationale.

 

Viveret conclut par la mise en regard des phénomènes de mal-être et des stratégies organisées autour du bien-être. Il s’appuie d’abord sur trois approches de la crise des années 1930. Celle de Freud, qui dans son texte Malaise de la civilisation (1929), développe l’idée que les phénomènes psychiques ne sont pas simplement individuels, mais aussi collectifs. En ne prenant pas garde aux pulsions mortifères qui peuvent traverser les collectivités, on risque de subir des régressions considérables. D’où la nécessité d’y répondre par ce que Freud désigne comme « l’appel à l’Eros », c'est-à-dire l’appel  aux forces de vie.  Celle de Keynes qui, dans ses Essais sur la monnaie et l’économie(1930),  émet l’hypothèse que « ce que nous vivons n’est pas une crise économique mais une crise de l’économique ». L’économique a été mobilisé pendant des siècles pour combattre la pénurie et la rareté. Ce programme commence à aboutir avec une crise de surproduction plutôt que de rareté. Sans une mutation culturelle à la hauteur de la mutation technico-économique a qui engendré cette abondance, nos sociétés vont, selon Keynes, droit vers une dépression collective. Anticipant la mondialisation, il parle même de « dépression nerveuse » universelle. Celle de Georges Bataille, qui dans un texte intitulé « La Dépense » publié initialement dans une revue libertaire Critique sociale, puis  comme premier chapitre de La Part maudite,  développe l’idée que le problème clé face à l’abondance, c’est de savoir dépenser. Selon Bataille, si on ne sait pas dépenser, on finit par dépenser selon un mode pathologique et cela s’appelle la guerre.

 

Ces trois auteurs ont pour point commun d’alerter sur le risque de guerre et sur le fait que l’enjeu des grands phénomènes psychiques et culturels collectifs est absolument déterminant. L’abondance doit être gérée tant il est difficile de créer du lien social dans cette situation. Si on ne sait pas gérer l’abondance, on va artificiellement créer de la rareté pour retrouver les repères culturels antérieurs, qui sont ceux des sociétés de rareté. Avec une situation de misère planétaire et  au cœur même de nos sociétés, qu’aucune raison économique ne justifie.

 

Tout cela est démontrable par les chiffres officiels des Nations Unies. En 1998 le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) chiffrait à 40 milliards de dollars l’ensemble des dépenses supplémentaires nécessaires pour s’attaquer aux maux les plus scandaleux de l’humanité : la faim, le non-accès à l’eau potable et aux soins de base, les problèmes de logement. Dans le même temps le PNUD chiffrait trois autres budgets très caractéristiques, dix à vingt fois plus élevés : les 400 milliards de dépenses mondiales de publicité, les 800 milliards de dollars de dépenses mondiales d’armement, les 400 milliards de dollars de l’économie des stupéfiants. Les dépenses d’armement atteignent aujourd’hui 1 200 milliards de dollars et celles de publicité 700 milliards de dollars.

 

Que gère-on avec les trois budgets démentiels de l’armement, de la toxicomanie et de la publicité ? A la lumière de la thèse de Keynes sur la dépression nerveuse collective, on peut avancer l’idée que, pour l’essentiel, il s’agit de gérer du mal-être. Directement à travers l’armement –de la peur et de la domination –et des stupéfiants. Quant à la publicité, sa caractéristique fondamentale est de permettre à des désirs qui sont de l’ordre de l’être de se transformer en désirs de l’ordre de l’avoir –de la possession ou de la consommation. Les publicitaires savent bien que l’aspiration fondamentale des hommes relève du bien-être et que ce désir fondamental s’exprime dès que nous ne sommes plus en situation de survie biologique et que nous pouvons nous poser la question de la qualité de la vie.

 

 « Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous, mais il n’y en a pas assez s’il s’agit de satisfaire le désir de possession ». Cette fameuse phrase prononcée par Gandhi peu de temps avant sa mort est formidablement actuelle. Le désir est illimité, à la différence du besoin, autorégulé par la satisfaction. Comme le démontrent les 225 personnes dont le revenu cumulé équivaut à celui de 2,5 milliards d’êtres humains, chiffre officiel des Nations Unies.

 

Les échecs de l’autorégulation du libéralisme et de la planification du socialisme ont confirmé que d’un point de vue anthropologique nous ne sommes pas seulement des êtres de besoin mais aussi de désir et d’angoisse. L’énergie du désir est sans commune mesure avec celle du besoin et, seule, nous permet, au sens propre et au sens figuré, de déplacer des montagnes. Si on place ce désir dans l’ordre de l’avoir, cela va engendrer une situation de rareté artificielle considérable entretenue par le fait que le désir de richesse ou de pouvoir des uns ne peut se réaliser qu’au détriment de celui des autres.

 

Si l’on approfondit cette question en termes de stratégie positive, on en déduit ceci : face à des systèmes de captation de la richesse directement liés à du mal-être et de la maltraitance collective, seules des stratégies de mieux-être, peuvent aboutir à une réussite positive. Les stratégies anti-guerre économique reposent donc aussi sur le fait que les acteurs qui les mettent en œuvre vont s’auto-organiser de manière coopérative pour se donner mutuellement, non seulement des moyens de survie et de lutte, mais aussi des moyens de vivre mieux dans l’ordre de l’être.

 

Il faut, nous dit avec force Viveret, refuser les logiques sacrificielles qui laissent croire que le bonheur nous serait en quelque sorte interdit étant donné la situation tragique dans laquelle le monde est placé. Au contraire, on ne trouve l’énergie nécessaire aux combats individuels et collectifs que si on se donne les moyens, personnellement et collectivement, d’aller le plus possible vers des stratégies de mieux-être.

Publié dans Viveret, Lectures, Economie

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