La victoire du travail et la défaite du monde
Extrait du livre Réinventer la politique avec Hannah Arendt
(Editions Utopia, 2010, p. 37 et suivantes)
La réflexion sur le travail traverse l’ensemble de Condition de l’homme moderne. Si Hannah Arendt lui consacre un chapitre central, elle en fait un élément fort dès son prologue :
« Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre évènement non moins menaçant. C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. À cet égard, il semblerait que l’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir. » [1]
Elle pointe l’aspect paradoxal de cet évènement. Un souhait vieux comme l’histoire se réalise dans une époque qui s’accompagne de la glorification théorique du travail et a transformé la société toute entière en une société de travailleurs :
« C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté (...) Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »[2]
Le travail occupe une place centrale entre les deux chapitres qui regroupent, distinguent et positionnent les trois modalités de l’activité humaine et ceux consacrés à l’œuvre et à l’action. Il est aussi à la conclusion même du livre dans un dernier chapitre qui se conclut par « le triomphe de l’animal laborans », autrement dit le triomphe de l’homme comme « animal travaillant ». La structure même de Condition de l’homme moderne reflète la position centrale du travail dans nos sociétés.
Distinction entre trois activités humaines regroupées sous le terme de via activa
Arendt débute son premier chapitre en proposant d’utiliser le terme de vita activa pour regrouper et distinguer trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Fondamentales parce que correspondant chacune aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme.
« Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain(...). La condition humaine du travail est la vie elle-même. »
« L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine (...). L’œuvre fournit un monde "artificiel" d’objets, nettement différent de tout milieu naturel. C’est à l’intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde ».
« L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde (...) La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est- à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître. »[3]
Ces distinctions constituent trois angles de vue, plutôt que trois définitions, utilisés pour analyser l’évolution de l’activité humaine : celui du travail et de la nécessité ; celui de l’œuvre et du monde ; celui de l’action et de la pluralité.
Distinction entre domaine privé (nécessité) et domaine public (liberté)
À travers le travail, ce que suit Hannah Arendt, c’est donc l’activité humaine qui assure la survie de l’individu et de l’espèce. Mais avant d’en analyser l’évolution, elle croise sa première distinction (travail/œuvre/action) avec une seconde : celle qu’elle établit entre les domaines public, privé et social. Elle nous fait redécouvrir la différence capitale, chez les Anciens (dans la Grèce antique qu’elle étudie) entre domaine public et domaine privé, différence que nous avons beaucoup de mal à percevoir depuis l’avènement de la société. Le trait distinctif du domaine familial était que les humains y vivaient ensemble à cause des nécessités et des besoins qui les y poussaient, obéissant ainsi à une force qui était la vie elle-même. En dehors de ce domaine privé, monde de la contrainte, le domaine public, celui de la politique (de la polis, « cité »), était celui de la liberté. Car la famille devait assumer les nécessités de la vie comme condition de la liberté ; mais cette liberté était réservée aux seuls chefs de famille, libérés de la nécessité par le travail des femmes et des esclaves enfermés, eux, dans le domaine privé.
L’apparition de la société : le travail élevé au rang d’activité publique
Cette antique frontière entre le politique et le privé s’est effacée lorsque le ménage – avec ses activités, ses problèmes, ses procédés d’organisation – est sorti de la pénombre du foyer pour s’installer au grand jour du domaine public. Ce qui est devenu la société a si bien changé le sens des termes, leur signification pour la vie de l’individu et du citoyen, qu’on ne les reconnaît presque plus : la tendance à « dévorer » les anciennes sphères du politique et du privé, comme la sphère la plus récente, celle de l’intimité (sentiment qui, en quelque sorte, a remplacé celui d’obligation qui caractérisait la famille antique, et dont le premier analyste, pour Arendt, est Jean-Jacques Rousseau) a été l’une des caractéristiques de ce nouveau domaine, le domaine social. Cette croissance irrésistible, observée depuis trois siècles, tire son énergie du fait que, par la société, c’est le processus vital lui-même qui, sous une forme ou une autre, a pénétré le domaine public. En un temps relativement court, la domination sociale a transformé toutes les collectivités modernes en sociétés de travailleurs et d’employés, dont tous les membres considèrent leur activité, quelle qu’elle soit, essentiellement comme un moyen de gagner leur vie et celle de leur famille – réalité dont était libérée la minorité qui participait à la « politique » antique (les citoyens, remarque Arendt, y « parlaient » plus qu’ils n’y « agissaient »).
Pour Arendt, la société est la forme sous laquelle on permet aux activités qui concernent la survie pure et simple, et donc au travail, de paraître en public.
Le monde commun : objets, relations, ce qui sépare et relie les hommes
Après avoir rappelé la différence entre public et privé chez les anciens et décrit l’avènement de la société et l’élévation du travail au rang d’activité publique, Hannah Arendt approfondit ce que signifie le mot « public », introduisant un concept essentiel pour la suite, celui de monde commun. Le mot « public » désigne deux phénomènes liés l’un à l’autre mais différents : il signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible – pour nous l’apparence, ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes, constitue la réalité ; en second lieu, le mot « public » désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. Ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie ; il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l’homme. Le monde commun nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. Il est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie personnelle aussi bien dans le passé que dans l’avenir : il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui nous ont précédés et avec ceux qui viendront après nous.
Distinction entre propriété et richesse
Avant d’aborder le thème même du travail, une dernière distinction apportée par Hannah Arendt mérite d’être retenue : la distinction entre propriété et richesse. Avant les temps modernes, qui commencèrent par l’expropriation des pauvres, toutes les civilisations reposaient sur le caractère sacré de la propriété privée. À l’origine, être propriétaire signifiait, ni plus ni moins, avoir sa place en un certain lieu du monde et donc appartenir à la cité politique. D’origine toute différente et historiquement plus récente est la signification politique de la fortune privée d’où l’homme tire ses moyens de vivre. La richesse privée devint une condition d’admission à la vie publique, non pas parce que son possesseur travaillait à l’accumuler, mais, au contraire, parce qu’elle garantissait raisonnablement que ce propriétaire n’aurait pas à se consacrer à l’acquisition de ses moyens de consommation, qu’il était libre de s’adonner à des activités publiques. Jusqu’au début de l’époque moderne, on n’avait jamais tenu pour sacrée cette sorte de propriété. La richesse ne peut pas devenir commune au sens d’un monde commun : elle resta strictement privée. Il n’y eut de commun que le gouvernement, nommé pour protéger les uns des autres les propriétaires concurrents dans la lutte pour l’enrichissement. L’évidente contradiction de cette conception moderne du gouvernement, dans laquelle les hommes n’ont en commun que leurs intérêts privés, est la traduction de l’effacement total de la différence même entre domaines public et privé, l’un et l’autre résorbés dans la sphère du social.
Après avoir posé[4] quelques distinctions majeures, entre travail, œuvre et action, entre domaine privé, domaine public et domaine social, entre propriété et richesse, et introduit le concept fondamental de monde commun, Hannah Arendt traite de chacune des modalités de l’activité humaine[5]. Nous n’en retiendrons que ce qui concerne l’objet de notre propre exploration : le travail, le monde et leur relation.
Travail et consommation
Se référant à Marx, qui définit le travail comme « le métabolisme de l’homme avec la nature », Hannah Arendt précise qu’il « parle physiologiquement » et que travail et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la vie biologique. Ce cycle a besoin d’être entretenu par la consommation, et l’activité qui fournit les moyens de consommation est le travail. Tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus vital, et cette consommation, en régénérant le processus vital, reproduit une nouvelle force de travail nécessaire à l’entretien du corps. La « nécessité de subsister » régit à la fois le travail et la consommation, et le travail, lorsqu’il incorpore, rassemble et assimile physiquement les ressources que procure la nature, fait activement ce que le corps fait de façon plus intime encore lorsqu’il consomme sa nourriture.
Le travail devient la mieux considérée des activités humaines
Arendt fait remonter l’ascension soudaine et spectaculaire du travail, qui est passé de la situation la plus méprisée à la place d’honneur en devenant la mieux considérée des activités humaines, à la « découverte » du travail comme source de la propriété, puis à l’affirmation que le travail est la source de toute richesse, enfin au « système du travail » de Marx, dans lequel le travail est devenu la source de toute productivité et l’expression de l’humanité même de l’homme. En considérant le travail comme la plus haute faculté humaine d’édification du monde, Marx attribuait à l’activité, le travail, qui est en fait la plus naturelle, donc la plus étrangère au monde, des qualités qui n’appartiennent qu’à l’œuvre. Certes, le travail apporte aussi à la nature quelque chose de l’homme, mais la proportion entre ce que donne la nature – les « bonnes choses » – et ce que l’homme ajoute est, dans les produits du travail, exactement l’inverse de ce qu’elle est dans les produits de l’œuvre. Aussi Arendt se pose-t-elle la question de savoir pourquoi Marx et ses prédécesseurs, en dépit de leur clairvoyance, ont voulu si obstinément faire du travail l’origine de la propriété, de la richesse, de toutes les valeurs et finalement de l’humanité même de l’homme. Ou, en d’autres termes, quelles ont été les expériences inhérentes à l’activité de travail qui se sont avérées d’une si haute importance pour les temps modernes ? Historiquement, les théoriciens politiques, à partir du XVIe, siècle ont été en présence d’un phénomène inouï d’accroissement de richesse, de propriété, d’acquisition. En essayant d’expliquer cette augmentation constante, ils se sont représenté son processus (apparemment sans fin) comme un processus naturel et plus spécialement sous l’aspect du processus vital. La superstition la plus grossière des temps modernes – l’argent fait de l’argent – doit sa vraisemblance à la métaphore sous-jacente de la fécondité naturelle de la vie. De toutes les activités humaines seul le travail (et non l’action ni l’œuvre) ne prend jamais fin ; comme celle de la vie, sa progression « automatique » demeure hors de portée des décisions volontaires ou des projets humainement intelligibles.
Productivité et force de travail
John Locke fit du travail la source de toute propriété et Adam Smith celle de toute richesse mais le véritable sens de la productivité du travail n’apparaît que dans l’œuvre de Marx, où il repose sur l’équivalence de la productivité et de la fertilité, de sorte que le fameux développement des « forces productives » de l’humanité parvenant à une société d’abondance n’obéit, en fait, à d’autre loi, n’est soumis à d’autre nécessité qu’au commandement primordial « Croissez et multipliez », dans lequel résonne la voix de la nature elle-même. La force de la vie, c’est la fécondité. L’être vivant n’est pas épuisé lorsqu’il a pourvu à sa propre reproduction, et sa « plus-value » réside dans sa multiplication potentielle. Le naturalisme cohérent de Marx découvrit la « force de travail » comme mode spécifiquement humain de la force vitale aussi capable que la nature de créer une plus-value, un surproduit. S’intéressant presque exclusivement à ce processus, celui des « forces productives de la société », dans la vie de laquelle, comme dans la vie de toute espèce animale, la production et la consommation s’équilibrent toujours, Marx ignora complètement la question d’une existence séparée d’objets du monde dont la durabilité résiste et survit aux processus dévorants de la vie.
L’intérêt dominant devient l’accroissement de richesse et l’accumulation
Pour établir la propriété, l’abondance ne peut suffire; les produits du travail ne deviennent pas plus durables quand ils sont abondants, ils ne peuvent s’entasser ni s’emmagasiner pour devenir propriété d’un homme ; au contraire, ils n’ont que trop tendance à disparaître dans le processus d’appropriation ou à « périr inutilement » s’ils ne sont consommés « avant de se gâter ». Ce que les temps modernes ont défendu avec tant d’ardeur, ce n’est pas la propriété en soi, c’est l’accroissement effréné de la propriété, ou de l’appropriation; contre tous les organes qui eussent maintenu la permanence « morte » d’un monde commun, ils ont lutté au nom de la vie, de la vie de la société. Dans une société de propriétaires, à la différence d’une société de travailleurs ou d’employés, c’est encore le monde et non pas l’abondance naturelle ni la simple nécessité de vivre qui se tient au centre des préoccupations humaines. Tout devient différent si l’intérêt dominant n’est plus la propriété mais l’accroissement de richesse et le processus d’accumulation comme tel. Ce processus peut être infini comme le processus vital de l’espèce, et son infinité est constamment menacée, interrompue par le fait regrettable que les individus ne vivent pas éternellement, n’ont pas de temps infini devant eux. Il faut que, au lieu des vies limitées des individus, la vie de la société dans son ensemble soit considérée comme le gigantesque sujet du processus d’accumulation, pour que ce processus se développe en toute liberté, rapidement, débarrassé des limites qu’imposeraient l’existence et la propriété individuelles. Il faut que l’homme n’agisse plus en individu, uniquement préoccupé de son existence, mais en « membre de l’espèce ». Il faut que la reproduction de la vie individuelle s’absorbe dans le processus vital du genre humain, pour que le processus vital collectif d’une « humanité socialisée » suive sa propre « nécessité », c’est-à-dire le cours automatique de sa fécondité, au double sens de la multiplication des vies et de l’abondance croissante des biens dont elles ont besoin.
La division du travail naît directement du processus de l’activité de travail et il ne faut pas la confondre, comme on le fait habituellement, avec le principe apparemment similaire de la spécialisation qui règne dans les processus de l’activité d’œuvre. La spécialisation de l’œuvre et la division du travail n’ont en commun que le principe général d’organisation qui, en lui-même, n’est lié ni à l’œuvre ni au travail, mais doit son origine à la sphère strictement politique de la vie, au fait que les hommes sont capables d’agir, et d’agir ensemble de façon concertée. C’est seulement dans le cadre de l’organisation politique, dans lequel les hommes ne se bornent pas à cohabiter mais agissent ensemble, qu’il peut y avoir spécialisation de l’œuvre et division du travail. Mais tandis que la spécialisation est essentiellement guidée par le produit fini, dont la nature est d’exiger des compétences diverses qu’il faut rassembler et organiser, la division du travail, au contraire, présuppose l’équivalence qualitative de toutes les activités pour lesquelles on ne demande aucune compétence spéciale, et ces activités n’ont en soi aucune finalité : elles ne représentent que des sommes de force de travail que l’on additionne de manière purement quantitative. La division du travail se fonde sur le fait que deux hommes peuvent mettre en commun leur force de travail et « se conduire l’un envers l’autre comme s’ils étaient un». Cette « unité » est exactement le contraire de la coopération, elle renvoie à l’unité de l’espèce par rapport à laquelle tous les membres un à un sont identiques et interchangeables.
La transformation des objets d’usage (du monde) en biens de consommation
Comme aucune des activités en lesquelles le processus est divisé n’a de fin en soi, leur fin « naturelle » est exactement la même que dans le cas du travail « non divisé » : soit la simple reproduction des moyens de subsistance, c’est-à-dire la capacité de consommation des travailleurs, soit l’épuisement de la force de travail. Toutefois, ni l’une ni l’autre de ces limites ne sont définitives; l’épuisement fait partie du processus vital de l’individu, non de la collectivité, et le sujet du processus de travail, lorsqu’il y a division du travail, est une force collective et non pas individuelle. L’ « inépuisabilité » de cette force de travail correspond exactement à l’immortalité de l’espèce, dont le processus vital pris dans l’ensemble n’est pas davantage interrompu par les naissances et les morts individuelles de ses membres. Plus sérieuse, semble-t-il, est la limitation imposée par la capacité de consommation, qui reste liée à l’individu, même lorsqu’une force collective de travail a remplacé la force de travail individuelle. Le progrès de l’accumulation de richesse peut être sans limite dans une « humanité socialisée » qui s’est débarrassée des limitations de la propriété individuelle et qui a surmonté celles de l’appropriation individuelle en dissolvant toute richesse stable, toute possession d’objets « entassés » et « thésaurisés », en argent à dépenser et à consommer. Le problème est d’adapter la consommation individuelle à une accumulation illimitée de richesse. La solution paraît assez simple : elle consiste à traiter tous les objets d’usage comme des biens de consommation, de sorte que l’on consomme une chaise ou une table aussi vite qu’une robe, et une robe presque aussi vite que de la nourriture. De tels rapports avec les objets du monde correspondent d’ailleurs parfaitement à la manière dont ils sont produits. La révolution industrielle a remplacé l’artisanat par le travail. Les objets du monde moderne sont devenus des produits du travail dont le sort naturel est d’être consommés, au lieu d’être des produits de l’œuvre, destinés à servir.
La stabilité du monde humain menacée
La perpétuité des processus de travail est garantie par le retour perpétuel des besoins de la consommation; la perpétuité de la production n’est assurée que si les produits perdent leur caractère d’objets à employer pour devenir de plus en plus des choses à consommer – ou, en d’autres termes, si l’on accélère tellement la cadence d’usure que la différence objective entre usage et consommation, entre la relative durabilité des objets d’usage et le va-et-vient rapide des biens de consommation, devient finalement insignifiante. Avec le besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les choses de-ce-monde qui nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de respecter et de préserver leur durabilité propre ; il nous faut consommer, dévorer, pour ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s’il s’agissait des « bonnes choses » de la nature, qui se gâtent sans profit à moins d’entrer rapidement dans le cycle incessant du métabolisme humain. C’est comme si nous avions renversé les barrières qui protégeaient le monde, l’artifice humain, en le séparant de la nature, du processus biologique qui se poursuit en son sein comme des cycles naturels qui l’environnent, pour leur abandonner, pour leur livrer la stabilité toujours menacée d’un monde humain. Les idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal laborans. Nous vivons dans une société de travailleurs parce que le travail seul, par la fertilité qui lui est propre, a des chances de faire naître l’abondance ; et nous avons changé l’œuvre en travail, nous l’avons brisée en parcelles minuscules jusqu’à ce qu’elle se prête à une division où l’on atteint le dénominateur commun de l’exécution la plus simple afin de faire disparaître devant la force de travail (cette partie de la nature, peut-être même la plus puissante des forces naturelles) l’obstacle de la stabilité « contre-nature », purement de-ce-monde, de l’artifice humain.
Hannah Arendt termine Condition de l’homme moderne par un dernier chapitre saisissant par son ampleur et sa culture. Nous en retenons deux de ses conclusions avant de nous interroger sur leur transposition à notre présent.
La défaite du monde
La mise en évidence du processus de la fabrication, l’insistance à tout considérer comme résultat d’un processus, caractérise nettement l’homo faber et sa sphère d’expériences. C’est, par contre, une chose toute nouvelle que l’exclusive préoccupation de l’époque moderne pour le processus aux dépens de tout intérêt pour les objets, pour les produits eux-mêmes. Le principe de l’utilité, bien qu’il se réfère clairement à l’homme, qui utilise la matière pour produire des objets, présuppose encore un monde d’objets d’usage par lequel l’homme est environné et dans lequel il se meut. La perte radicale des valeurs à l’intérieur de l’étroit système de référence de l’homo faber se produit presque automatiquement dès que l’homme cesse de se définir comme fabricant d’objets, constructeur de l’artifice humain, inventant incidemment des outils, pour se considérer principalement comme fabricant d’outils et « en particulier d’outils à faire des outils », produisant incidemment des objets. Le repère ultime n’est ni l’usage ni l’utile, c’est « le bonheur », c’est l’évaluation de la peine et du plaisir éprouvés dans la production et dans la consommation, signant ainsi clairement la défaite de l’homo faber, autrement dit la défaite du monde.
La victoire du travail
Cette défaite a été suivie de l’élévation du travail au sommet de la hiérarchie des activités humaines. Arendt en voit l’origine dans le caractère sacré de la vie, croyance héritée du christianisme. L’époque moderne n’a pas cessé d’admettre que, pour l’homme, c’est la vie, et non pas le monde, qui est le souverain bien ; dans ses révisions et ses critiques les plus audacieuses, les plus révolutionnaires, des croyances ou conceptions traditionnelles, elle n’a jamais même pensé à mettre en question ce renversement fondamental que le christianisme avait introduit dans le monde antique moribond. Lorsque l’activité humaine[6] eut perdu tout point de repère dans la contemplation[7], elle put devenir vie active au plein sens du mot ; et c’est seulement parce que cette vie active est demeurée liée à la vie, son unique point de repère, que le travail, processus vital et métabolisme de l’homme avec la nature, a pu devenir actif et laisser libre cours à sa fertilité. Dans l’avènement de la société, ce fut en dernière analyse la vie de l’espèce qui s’imposa. La dernière trace d’action, le motif qu’impliquait l’intérêt individuel, a disparu. Il est resté une « force naturelle », la force du processus vital, à laquelle tous les hommes avec toutes leurs activités étaient également soumis (« le processus de la pensée est lui-même un processus naturel »), et dont le seul but, à supposer qu’elle en eût un, était la perpétuation de l’espèce Homme. Aucune des facultés supérieures de l’homme n’était désormais nécessaire pour relier la vie individuelle à la vie de l’espèce ; la vie individuelle a fait partie du processus vital, et tout ce dont on avait besoin, c’était de travailler, d’assurer son existence et celle de sa famille. Ce qui n’était pas obligatoire, imposé par le métabolisme vital, devint superflu, ou tout au plus justifiable comme particularité de la vie humaine en tant que distincte d’autres vies animales. Si l’on compare le monde moderne à celui du passé, la perte d’expérience humaine que comporte cette évolution est extrêmement frappante. Ce n’est pas seulement, ni même principalement, la contemplation qui est devenue une expérience totalement dénuée de sens. La pensée elle-même, en devenant « calcul des conséquences », est devenue une fonction du cerveau, et logiquement on s’aperçoit que les machines électroniques remplissent cette fonction beaucoup mieux que nous. L’action a été vite comprise, elle l’est encore, presque exclusivement en termes de faire et de fabrication, à cela près que la fabrication, à cause de son appartenance-au-monde et de son essentielle indifférence à l’égard de la vie, passa bientôt pour une autre forme du travail, pour une fonction plus compliquée mais non pas plus mystérieuse du processus vital.
Que nous apporte aujourd’hui la connaissance de la réflexion de Hannah Arendt sur le travail à travers la retranscription que nous venons d’en donner ?
Elle nous permet d’abord de comprendre les origines, la nature et les conséquences de ce que nous avons appelé « la victoire du travail et la défaite du monde » et, dans la seconde partie de ce chapitre, de réfléchir au devenir de cette situation, d’imaginer vers quoi tendre, de dégager des chemins pour y parvenir.
Le travail aujourd’hui triomphe. Il occupe la place centrale dans le discours de notre société et malheureusement, même si c’est parfois par son absence, dans nos existences humaines. Il reste toujours lié à la nécessité, au sens le plus physiologique du terme, puisqu’il représente, pour une population qui ne cesse de croître sur la planète, le seul moyen d’accéder aux ressources nécessaires à la vie à travers son complément inévitable, la consommation. Mais le travail s’est transformé et en trois siècles sa transformation révolutionnaire a modifié notre monde comme aucune autre activité humaine ne l’a fait.
Les origines de cette transformation (qu’il ne faut pas confondre avec des causes) sont décryptées par Hannah Arendt et, en particulier, la première d’entre elles : le passage du travail de l’obscurité du domaine privé, de la famille, à la lumière du domaine public avec, cause et effet à la fois, l’apparition de la société. Les anciennes sphères du privé et du public, et maintenant celle de l’intime, ont été dévorées de façon irrésistible par la croissance du domaine social. En un temps très court, les collectivités modernes se sont transformées en sociétés de travailleurs et d’employés, dont tous les membres considèrent leur activité, quelle qu’elle soit, comme un moyen de gagner leur vie et celle de leur famille.
Nous pouvons observer cette transformation, quasiment en temps réel, avec les pays dits émergents, en particulier avec la Chine. Avec le travail, c’est le processus même de la vie, et sa fertilité qui, sous une forme ou une autre, a pénétré le domaine public. Libéré des restrictions que lui imposait sa relégation au domaine privé, l’élément de croissance propre à toute vie organique a complètement dépassé les processus de dépérissement qui, dans l’économie de la nature, modèrent et équilibrent l’exubérance de la vie. Un processus inouï d’accroissement et d’accumulation de richesse a vu le jour.
Mais ce travail, assimilé à la vie, s’est transformé de façon révolutionnaire. Il s’est divisé en actes élémentaires, en tâches, en fonctions, en compétences selon le degré d’automatisation, d’informatisation. Il s’est aussi transformé en s’étendant des biens de consommation, indispensables à la vie au sens le plus biologique du terme, aux objets d’usage qui, plus ou moins durables, constituent le monde qui nous relie et nous sépare. Il a absorbé l’œuvre et sa spécialisation en métiers, pour la remplacer par ses processus et sa division en fonctions. Tout est devenu ou devient bien de consommation, toute activité devient travail, au sens de moyen de gagner sa vie, mais aussi au sens de processus perpétuel dans lequel l’objet produit n’est plus une finalité. Les objets d’usage, les métiers et même le monde s’évanouissent dans ce flux incessant.
Si le travail, et la vie auquel il est assimilé, triomphent, le monde est le grand perdant. En absorbant l’œuvre, le travail a transformé les objets du monde moderne en produits dont le sort naturel est d’être consommés, au lieu d’être des objets d’usage destinés à servir. Il est courant, maintenant, de pointer que nos sociétés sont des sociétés du gaspillage, comme le notait dès 1958 Hannah Arendt confrontée à l’émergence d’une société de consommation toute puissante. Il est plus rare d’entendre que cette évolution menace encore plus le monde humain que la nature et la terre elle-même. C’est qu’enfermés dans un processus exponentiel, que nous avons baptisé croissance ou développement, nous avons perdu de vue que notre existence, pour rester humaine, a besoin d’un monde, artifice créé par les générations qui nous ont précédé pour nous protéger des forces destructrices du processus vital et nous permettre de vivre et d’agir ensemble.
Nous n’habitons plus un monde fait d’objets et d’institutions durables assurant une permanence dans laquelle s’inscrivent les biographies humaines successives. Nous sommes poussés par un processus qui détruit l’idée même de présent, s’affranchit des enseignements du passé et nous conduit de façon accélérée vers l’inconnu d’un futur auquel nous sommes devenus incapables de réfléchir. Les générations qui ont terriblement souffert des totalitarismes du XXe siècle, l’âge des extrêmes si bien étudié par l’historien britannique Eric Hobsbawm, avaient compris, dans leur chair même, l’importance de l’existence et de l’entretien d’un monde humain. Hannah Arendt, bien que ou parce que rejetée de ce monde comme apatride, mettait au premier plan le souci, l’amour du monde et en faisait le principe d’éducation majeur. La démarche du Conseil National de la Résistance française, à travers son programme adopté le 15 mars 1944, et celle des étudiants américains des « Students for a Democratic Society », à travers leur déclaration de Port Huron en 1962, obéissaient au même souci. Nous avons oublié leurs leçons pour nous courber chaque jour un peu plus sous le joug d’une nécessité toujours plus forte.
Reconstruire et entretenir un monde durable devrait et pourrait être notre ambition, notre horizon. Aujourd’hui, comme nous le verrons dans le thème qui suit, consacré à la victoire du gestionnaire, toute ambition politique semble avoir déserté notre société, au moins à travers ce qu’éclaire la lumière du « domaine public ». L’exploration des chemins vers un autre monde reste encore cantonnée à l’obscurité des « expérimentations locales ». Nous y reviendrons dans la seconde partie de notre chapitre intitulée « Réfléchir au futur "avec" Hannah Arendt ».