Vers des existences et des sociétés se dégageant du productivisme
Extrait du livre Réinventer la politique avec Hannah Arendt
(Editions Utopia, 2010, p. 83 et suivantes)
Si, après notre travail de compréhension du présent « avec » Hannah Arendt, nous nous trouvons avec trois axes de réflexion, nous sommes en revanche, quant au futur, confrontés à deux difficultés : la première est que Hannah Arendt, comme elle l’a toujours indiqué, ne faisait pas de philosophie politique au sens d’offrir des prescriptions politiques appuyées sur des arguments philosophiques ; plus difficile peut-être, la seconde se situe dans les impasses, aux conséquences parfois terrifiantes, de la politique conçue sur le modèle de la fabrication avec la conception d’une société idéale et l’exécution d’un programme. Il semble que nous n’en ayons pas retenu les leçons ou, au contraire, que nous les ayons trop retenues, hésitant entre la répétition des erreurs et un pragmatisme sans idées.
Nous surmonterons la première difficulté en usant de la liberté que nous avons revendiquée en débutant ce chapitre et en précisant, à nouveau, que nous n’utilisons la pensée, l’œuvre de Hannah Arendt que comme source d’inspiration. Personne n’est en mesure de savoir ce qu’elle aurait dit de notre présent, tant était grande sa capacité à penser par elle-même en dehors des préjugés.
Nous sortirons de la seconde difficulté en conservant à l’action son caractère pluriel et sa capacité à innover, à créer du neuf, de l’imprévu, en intégrant les deux remèdes proposés par Hannah Arendt, le pardon et la promesse, remèdes valables pour les affaires humaines et inappropriés par contre pour l’action sur la nature. Nous y ajouterons, en nous inspirant des travaux de François Jullien sur la pensée occidentale vue depuis la Chine[1], une approche différente de l’efficacité[2], dans laquelle il ne s’agit pas d’agir pour ou contre, d’entreprendre ou de s’opposer, mais simplement – en termes de processus : amorcer ce qui, en se déployant, tendra de lui-même dans un sens favorable, ou désamorcer ce qui, si infime que ce soit, mais déjà contenu dans la situation, la porterait à évoluer de façon négative.
Nous travaillons, en ce sens, trois axes de réflexions interdépendants. Que faudrait-il amorcer ou désamorcer pour aller vers des existences et des sociétés qui se dégagent du productivisme, vers un monde durable, vers un espace public ouvert à la pluralité des opinions et au risque de l’action ?
Une ligne directrice nous guide. L’économie, c’est-à-dire le travail sorti du domaine privé pour devenir l’activité la plus élevée de nos sociétés, ne peut nous aider : loin d’être la solution, elle est le problème. Nous sortirons donc de ce cadre enfermant qui même chez les adeptes d’un post-capitalisme stérilise la pensée. Notre fil rouge sera constitué des distinctions opérées par Hannah Arendt : entre travail, œuvre et action ; entre privé, public et social ; entre richesse et propriété ; entre monde et processus; entre pouvoir, force et violence. |
Nous n’habitons plus un monde, nous sommes poussés par un processus qui détruit l’idée même de présent, s’affranchit des enseignements du passé et nous conduit de façon accélérée vers l’inconnu d’un futur auquel nous sommes devenus incapables de réfléchir. Ce processus, c’est celui de la croissance de la production et de la consommation, du productivisme. Sa force provient de l’activité humaine directement liée au processus vital, le travail, que nous avons maintenu en transformant les objets d’usage, qui avec les institutions fondent un monde durable, en biens de consommation. Nous avons même amplifié ce processus en créant à l’intérieur même de notre monde des processus naturels grâce aux progrès d’une science et d’une technologie que nous n’arrivons plus à penser. Et c’est ce processus que les plus conscients d’entre nous veulent réguler ou inverser. N’aurions-nous le choix qu’entre un mal assumé (la croissance actuelle), une illusion (la régulation ou la croissance verte) ou une utopie (la décroissance) ? Ces trois approches ont un point commun : la soumission à l’idée, aujourd’hui dominante, de processus et l’assimilation de l’action à la fabrication.
Les distinctions opérées par Hannah Arendt peuvent nous permettre d’aborder la question autrement. Mais pour cela nous devons accepter de faire sauter un « verrou mental » très puissant : celui de la « valeur travail » dont gauche et droite unies nous ont rebattu les oreilles lors de la dernière campagne présidentielle. Les vertus émancipatrices du travail, si elles ont existé, n’existent plus dans nos sociétés d’emploi et de chômage ; quand il demeure un reste de vertu émancipatrice, ce qui est de plus en plus rare, il n’est pas lié au travail mais à la part d’œuvre ou d’action présente dans l’emploi occupé.
La sensation de « bonne fatigue et de bien-être » que procure parfois le travail ressemble plus à la description faite par Hannah Arendt.
« Il est bien dans la nature du travail de rassembler les hommes en équipes dans lesquelles des individus en nombre quelconque "travaillent ensemble comme un seul homme", et en ce sens l’esprit de communauté imprègne le travail peut-être plus que toute autre activité. Mais cette "nature collective du travail", loin de fonder une réalité reconnaissable, identifiable pour chaque membre de l’équipe, requiert au contraire, en fait, l’effacement de toute conscience d’individualité et d’identité; et c’est pour cette raison que toutes les "valeurs" dérivées du travail, outre sa fonction évidente dans le processus vital, sont entièrement "sociales" : elles ne diffèrent pas essentiellement du surcroît de plaisir que l’on éprouve à manger et boire en compagnie. » [1]
Faisons donc sauter ce verrou mental. Essayons, non pas d’imaginer ce que pourrait être une société de l’œuvre, de l’action et de la pensée, ce qui nous ferait retomber dans le piège de la confusion entre l’agir et le faire, mais d’observer quelles sont les transformations, plus ou moins silencieuses, à amorcer, à désamorcer ou à amplifier pour aller dans le sens d’existences et de sociétés dégagées du productivisme et centrées sur ces trois activités.
Le processus, de la croissance au niveau global, du travail au niveau individuel tend à laisser, provisoirement ou définitivement, de plus en plus de personnes au bord du chemin. Cet abandon prend des formes différentes selon les pays, l’ancienneté de leur « développement » et leur système de protection sociale. Nous axerons notre démonstration sur le continent où est apparue la révolution industrielle, l’Europe, et sur le pays que nous connaissons le mieux, la France.
La tendance à la sortie (ou la non-entrée) de plus en plus d’individus du processus du travail est connue et reconnue. Dès 1995 une assemblée des cinq cents décideurs les plus célèbres de la politique et des affaires partait de la prévision suivante : 20 % de la population potentiellement active devrait suffire « pour produire toutes les marchandises et tous les services à haute valeur ajoutée que la société mondialisée aura les moyens de s’offrir ». Les 80 % de « superflus » pourront se tenir tranquilles s’ils peuvent manger à leur faim et s’abrutir par des divertissements[2].
Plusieurs modes de sortie du processus de travail sont observables en France. Parmi elles, la retraite est la plus « civilisée », puisqu’il s’agit d’une conquête de l’action politique à travers la mise en œuvre du programme du Conseil National de la Résistance. Elle est l’objet d’attaques fortes et concertées avec le report de l’âge de départ à la retraite dans la plupart des pays de l’Union Européenne. Des arguments démographiques et économiques sont mis en avant, qui peuvent être combattus mais obligent à rester dans le cadre imposé par l’économie et la « valeur travail ». Une autre approche est possible à l’aide de la distinction entre travail, œuvre et action. Elle permet de sortir de l’approche binaire qui oppose, de façon fallacieuse, le travail et la retraite. Nous reproduisons ci-dessous l’exercice auquel nous nous sommes livré en septembre 2007.
Retraite, travail, activité, au-delà de la pensée binaireAprès une campagne présidentielle marquée par l’accommodation à toutes les sauces de la « valeur travail », la confusion recommence. La pensée binaire continue ses ravages en posant le choix entre travail et retraite. Travail vu comme moyen de produire, mais aussi nécessité pour la survie individuelle et collective et retraite comme inactivité, inutilité, charge…. Comme nous l’avons vu, dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt distingue trois modalités de la vie active (vita activa) : travail, œuvre et action. Trois points sont essentiels : travail, œuvre et action sont des activités distinctes et non pas séparées et exclusives ; ces trois activités sont en un sens transhistoriques, elles correspondent à la condition humaine sur terre ; elles sont cependant soumises à évolution, elles sont historiques. Arendt se place toujours « du point de vue du monde ». Il s’agit pour elle de stigmatiser tout ce qui menace l’existence d’un monde commun. L’activité humaine élémentaire est le travail, corrélatif du cycle biologique et de la vie entendue comme zôê et non comme bios (en grec, la manière de vivre, ou la vie personnelle). L’être humain, en tant qu’il travaille est membre de l’espèce et non un individu possédant une biographie. Le travail est donc immergé dans la nature, et la consommation appartient à son cycle. Il est circulaire, itératif, anonyme. Est-ce cette forme d’activité que l’on propose comme valeur centrale de notre société ? Est-ce à cette forme d’esclavage moderne que l’on veut condamner les hommes jusqu’à leur mort ? Arendt voit d’abord dans l’œuvre l’édification d’un monde, non naturel – plus exactement bâti contre la nature –, qui construit des objets et non des produits de consommation, et qui est fait pour durer. Durer veut dire d’abord fournir un cadre humanisé, qui soit plus permanent et dure plus longtemps qu’une génération. Sans un monde durable, nulle biographie n’est concevable, naissance et mort sont alors insignifiantes en regard de la perpétuation de l’espèce et de ses membres; ce n’est que face au monde que naissance et mort peuvent apparaître, être perçues. Gouvernée par l’objet à produire, l’œuvre est la seule activité qui connaisse un début et une fin. Quelle part d’œuvre est présente dans ce que nous appelons « travail » ? L’utilitarisme est la philosophie spontanée de l’homo faber qui a tendance à transgresser les limites de son activité et à généraliser l’expérience de la fabrication. Nous vivons maintenant les conséquences de cette transgression qui dégrade « la nature et le monde au rang de moyens, en les privant l’un et l’autre de leur dignité indépendante ». C’est pourquoi la philosophe insiste sur la différence entre sens et utilité, entre le « en raison de » et le « afin de ». Mais pour que la sphère de la signification se fasse jour, il faut faire intervenir une autre activité, l’action proprement dite. L’action et la parole (praxis et lexis) permettent à chacun de se manifester, de s’exprimer, de communiquer. L’action ne peut exister que dans la pluralité, dans un réseau qui double en quelque sorte le monde. L’action n’est possible que par le monde, puisque aucune individualité, aucune subjectivité ne peut se faire jour sans l’objectivité construite par l’homo faber. Réciproquement, le monde serait dépourvu de sens sans action ni parole. Quelle possibilité d’action existe-t-il dans ce que nous appelons « travail » ? « À moins de faire parler de lui par les hommes et à moins de les abriter, le monde ne serait plus un artifice humain mais un monceau de choses disparates auquel chaque individu isolément serait libre d’ajouter un objet ; à moins d’un artifice humain pour les abriter, les affaires humaines seraient aussi flottantes, aussi futiles et vaines que les errances d’une tribu nomade. » Ne sommes-nous pas en pleine errance, à la recherche d’un sens à notre vie ? La question du travail et de la retraite nous offre une occasion de plus pour nous interroger sur le sens profond de l’activité humaine. Saurons-nous la saisir ? |
D’autres modes de sortie du processus du travail sont beaucoup plus durs (chômage, précarisation) et conduisent à la pauvreté, à l’exclusion et à l’isolement. Englués dans une approche économique et sociale de la question, nous semblons incapables de l’aborder politiquement. Nous nous efforçons de faire rentrer dans le travail des personnes dont le système même qui nous pousse à cette démarche n’a plus besoin, si ce n’est comme une armée de réserve docile et corvéable. Pourquoi, en nous appuyant sur la distinction opérée par Hannah Arendt, ne pas abandonner le mythe du travail émancipateur pour réfléchir à l’organisation d’une société centrée sur des activités humainement plus élevées, comme l’œuvre (édification d’un monde durable) et l’action (construction d’un vivre ensemble) ? Comment aider à son émergence ? Que faut-il désamorcer, que faut-il amorcer ?
Ce qu’il faut notamment amorcer, amplifier, civiliser c’est cette sortie de l’emprise individuelle et collective du travail avec comme première étape, la prise de conscience de sa nocivité et de sa fragilité croissantes.
Ce qu’il faut sûrement désamorcer c’est l’emprise du deuxième fer qui nous maintient dans les chaînes de moins en moins dorées du productivisme : celui de la consommation. Avec une rare capacité visionnaire Hannah Arendt a pointé les dangers que ferait courir une activité humaine pratiquement libérée du travail et consacrée presque uniquement à consommer. Elle imagine la situation où dans le cycle perpétuel de la vie biologique le stade de la consommation dépasserait en proportion celui du travail. Cela poserait, ce qui est le cas aujourd’hui, le « grave problème social des loisirs » à travers l’existence d’occasions suffisantes d’épuisement quotidien pour maintenir intacte la capacité de consommation.
« Une consommation sans peine ne changerait rien au caractère dévorant de la vie biologique, elle ne ferait que l’accentuer : finalement une humanité totalement « libérée » des entraves de l’effort et du labeur serait libre de "consommer" le monde entier et de reproduire chaque jour tout ce qu’elle voudrait consommer. (...) toute la productivité humaine serait aspirée par un processus vital énormément intensifié et en suivrait automatiquement, sans labeur et sans effort, le perpétuel cycle naturel. La cadence des machines ne pourrait qu’accélérer la cadence naturelle de la vie, elle ne changerait pas, sinon pour le rendre plus fatal, le caractère principal de la vie à l’égard du monde, qui est d’user la durabilité. » [1] |
L’enfermement dans la consommation peut nous apparaître comme encore plus implacable que celui dans le travail dont nous avons vu qu’il était, structurellement, de plus en plus fragile. Le processus de consommation laisse lui aussi au bord de la route de plus en plus de personnes, comme la récente crise dite des subprimes nous l’a rappelé. En France il existe une procédure de traitement du surendettement des particuliers pouvant aller jusqu’à l’effacement des dettes dans la procédure de rétablissement personnel. Le travail très rigoureux effectué lors de cette procédure pourrait servir de base pour une désintoxication individuelle de ce « nouvel opium du peuple ». Plus que les situations tragiques individuelles, toutefois, c’est l’impact sur la nature de notre société de consommation qui semble atteindre les consciences. Mais la confusion règne entre les dégâts causés à la planète par le pillage de ressources naturelles non renouvelables, ceux causés par les processus « naturels créés » par la science et la technologie et la destruction de l’artifice humain, le monde, qui protège les hommes de la nature et, les reliant et les séparant, leur permet de vivre et d’agir ensemble, et non de simplement, travailler, consommer et survivre.
Amorcer la prise de conscience de l’importance d’un monde durable pour les hommes vivant aujourd’hui sur la terre et pour les générations à venir peut permettre de commencer à desserrer l’étau du tout consommation et redonner un sens et une raison d’être à l’action politique. C’est l’objet des deux réflexions qui suivent. |
[1] CHM, p.182-183.