Vers un monde durable
Extrait du livre Réinventer la politique avec Hannah Arendt
(Editions Utopia, 2010, p. 93 et suivantes)
La distinction entre le monde et la nature est au centre de la pensée politique de Hannah Arendt. Alors qu’aujourd’hui, emportés par le processus du travail et de la globalisation, nous ne savons plus vraiment où nous habitons, il est vital que nous la saisissions et nous lui donnions une nouvelle jeunesse.
« Le monde, la maison humaine édifiée sur terre et fabriquée avec les matériaux que la nature terrestre livre aux mains humaines, ne consiste pas en choses que l’on consomme, mais en choses dont on se sert. Si la nature et la terre constituent généralement la condition de la vie humaine, le monde et les choses du monde sont la condition dans laquelle cette vie spécifiquement humaine peut s’installer sur terre. La nature, aux yeux de l’animal laborans, est la grande pourvoyeuse de toutes les "bonnes choses" qui appartiennent également à tous ses enfants, lesquels "les lui prennent" et "s’y mêlent" dans le travail et la consommation. La même nature, aux yeux de l’homo faber, le constructeur du monde, "ne fournit que les matériaux presque sans valeur en eux-mêmes", et dont toute la valeur réside dans l’œuvre accomplie sur eux. Sans prendre ses biens à la nature pour les consommer, sans se défendre contre les processus naturels de la croissance et du déclin, l’animal laborans ne survivrait pas. Mais si nous n’étions installés au milieu d’objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d’édifier un monde dont la permanence s’oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine. » [1]
Comment désamorcer l’usure, la désintégration, la disparition de ce monde ? En faisant d’abord de la question de sa durabilité notre question politique centrale. Durabilité du monde humain à travers ses trois aspects : relier et séparer les hommes, les protéger de la nature.
« C’est cette durabilité qui donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et qui s’en servent, une "objectivité" qui les fait "s’opposer", résister, au moins quelque temps, à la voracité de leurs auteurs et usagers vivants. À ce point de vue, les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine, et – contre Héraclite affirmant que l’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve – leur objectivité tient au fait que les hommes, en dépit de leur nature changeante, peuvent recouvrer leur identité dans leurs rapports avec la même chaise, la même table. En d’autres termes, à la subjectivité des hommes s’oppose l’objectivité du monde fait de main d’homme bien plus que la sublime indifférence d’une nature vierge dont l’écrasante force élémentaire, au contraire, les oblige à tourner sans répit dans le cercle de leur biologie parfaitement ajustée au vaste cycle de l’économie de la nature. »[2]
L’adjectif « durable » est à la mode. Mais il est accolé à développement ou, ce qui est plus fallacieux, indirectement associé à « croissance » à travers l’expression croissance verte. L’expression « croissance durable » est, elle, très peu employée tant les dégâts de la croissance sur la nature et l’existence des humains sont de plus en plus difficiles à nier. Mais le pas n’est pas fait jusqu’à la remise au centre de l’espace politique du besoin d’un monde durable pour que vos vies restent, redeviennent ou deviennent enfin humaines. C’est que, sous l’influence de l’économie et des sciences, nous ne savons plus « penser » qu’en termes de processus. Sous l’emprise du travail, devenu cyclique comme le processus vital, nous confondons fin et moyen. La croissance, le développement, le progrès, quel que soit le mot, bien usé dans tous les cas, que nous lui donnions ne devrait être qu’un moyen pour édifier un monde où les vies humaines aient, toutes, un sens – moyen qui doit être remis en cause s’il contrevient à cet objectif.
Comment amorcer, amplifier ce changement de perspective ? En faisant de l’édification et de la réparation d’un monde durable l’élément central de définition et d’organisation d’une politique pour le XXIe siècle. En abandonnant les débats sans fin autour de mots usés et en sortant du cadre clos de l’économie. La priorité n’est pas à la recherche d’indicateurs de toute sorte pour mesurer les conséquences de nos politiques mais à la réflexion, à la pensée de l’évènement et à l’action.
L’évènement majeur de ce début de XXIe siècle est le constat, de plus en plus partagé, de ce que la CFDT, autrefois beaucoup plus créatrice et inventive, appelait d’une belle formule « les dégâts du progrès ». Dégâts directement visibles, et à quelle échelle, sur la nature. Dégâts tout aussi visibles sur des vies humaines emportées ou menacées par des catastrophes qui mettent en œuvre des éléments naturels mais aussi « artificiels ». Pour ne citer qu’un exemple, la multiplication des destructions « naturelles » (vent, inondations) dans les pays les plus anciennement industrialisés montre combien le monde que nous édifions est fragile, combien les objets les plus durables, les habitations, sont devenus des biens de consommation comme les autres qui peuvent être détruits par des forces naturelles ou non et jeter à la rue des millions de personnes, comme la crise des subprimes nous en a fait la triste démonstration.
Comment amorcer le virage vers un monde durable ? L’étude de l’œuvre de Hannah Arendt nous permet de fournir aux mouvements politiques désireux de changer de société plusieurs pistes de réflexion et d’action.
La première est celle d’accompagner, de civiliser la sortie du travail et de la consommation. La deuxième est de faire de la question de la durabilité du monde et non du taux de croissance, aussi « verte » soit-elle, le critère central des choix politiques. La troisième, développée par Hannah Arendt dans son essai consacré à la crise de l’éducation, est de redécouvrir la raison d’être de l’éducation : conserver chez les nouveaux venus la capacité à innover et à remettre le monde en place. Ces trois approches peuvent se combiner et se renforcer mutuellement.
Accompagner et civiliser la sortie du travail et de la consommation
C’est probablement la piste à la fois la plus facile et la plus difficile. La plus facile, parce que le processus du travail, de la croissance et de la globalisation exclut, et de plus en plus, par lui-même. La plus difficile, parce qu’il faut imaginer, et souvent à très court terme, comment ne pas réintroduire, ou introduire dans un système qui apparait être le seul à pouvoir leur assurer les moyens de survivre, à défaut de vivre, ceux qui en sont sortis ou n’y sont même jamais entrés. La distinction faite par Hannah Arendt entre le travail et l’œuvre peut nous y aider. Favoriser la réintroduction de l’œuvre, c’est-à-dire la réalisation d’objets d’usage durables, peut être une ligne directrice. Nous y reviendrons en conclusion de ce chapitre.
Faire de la durabilité du monde et non du taux de croissance le critère central des choix politiques
Cette piste peut s’adosser à la dynamique « verte » actuelle à condition de ne pas y succomber. Les trois caractéristiques du monde tel que le conçoit Hannah Arendt peuvent nous guider.
Le monde relie les hommes. Le développement des technologies de l’information et de la communication a mis une partie croissante des hommes en « réseau ». La question à se poser par rapport à ces technologies et à ces outils n’est pas celle de savoir si nous en devenons les esclaves, mais plutôt de s’interroger sur leur capacité à accroître la durabilité du monde. La question est totalement ouverte, nous y reviendrons dans notre réflexion sur l’espace public et en conclusion de ce chapitre. La manière dont Hannah Arendt, dès 1958, pose la question de la technologie peut encore nous éclairer.
« La discussion du problème de la technologie dans son ensemble, c’est-à-dire de la transformation de la vie et du monde par l’introduction de la machine, s’est étrangement égarée parce que l’on s’est concentré trop exclusivement sur les bons ou mauvais services que les machines rendent aux hommes. On a admis que les outils, les instruments étaient conçus principalement pour rendre plus facile la vie humaine et moins pénible le travail humain. (...) Mais l’instrumentalité des outils est liée beaucoup plus étroitement à l’objet qu’elle doit produire, et la "valeur humaine" des outils se borne à l’usage qu’en fait l’animal laborans. En d’autres termes, l’homo faber, le fabricant d’outils, inventa les outils pour édifier un monde et non pas – non pas principalement du moins – pour aider le processus vital. Il ne s’agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et les objets. » [1]
Le monde sépare les hommes. « Ce qui rend la société de masse si difficile à supporter, ce n’est pas, principalement du moins, le nombre des gens; c’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier, ni de les séparer ». [2] Cette phrase pourrait constituer un diagnostic actuel de la situation rencontrée dans les mégapoles mondiales et dans nos quartiers dits « sensibles ». C’est probablement cette caractéristique essentielle du monde humain qui est la plus négligée aujourd’hui. Ce double caractère de rassemblement et de séparation est de plus en plus trouvé à l’intérieur de communautés hors du monde, hors du politique au sens que Hannah Arendt donnait à ce mot. La question de l’urbanisation est une question politique centrale.
Le monde protège les hommes de la nature. Aveuglé par notre enthousiasme pour les extraordinaires retombées du développement de la science moderne, nous prenons cependant enfin conscience des dégâts que nous avons causés et que nous causons tous les jours à la nature. Par contre, ce n’est que par moment et grâce à l’éclairage médiatique donnée à des catastrophes proches et lointaines que nous réalisons que la nature peut nous détruire et que l’artifice que nous avons construit entre elle et nous, le monde, est de plus en plus fragile, faute d’entretien et de renouvellement. C’est probablement sur ce point qu’il est le plus facile de faire se rencontrer l’accompagnement de la sortie du travail et la redécouverte de l’importance de l’œuvre.
Hannah Arendt n’a écrit qu’un seul texte sur l’éducation : il fait partie des essais rassemblés, en français, sous le titre de l’un d’entre eux, La Crise de la culture. Nous lui avons consacré une série d’articles, et d’extraits, publiée sur le site skhole.fr créé pour « penser et repenser l’école ». Nous y renvoyons les lecteurs désireux de l’étudier en profondeur, et pointons ci-dessous les éléments essentiels à retenir en lien avec le propos de ce livre et plus précisément le thème : vers un monde durable. Ce texte est aussi révélateur de la manière dont Hannah Arendt s’exerçait à penser.
Quelle est « l’actualité » d’un texte très souvent cité, mais de façon partielle ? Plus largement en quoi peu-il nous aider à « penser et repenser l’école » ? Ou plus simplement, que pouvons nous en retenir ?
Deux repères.
Le contexte dans lequel a été écrit (1958) puis publié (1961) cet essai : celui de la crise de l’éducation aux États-Unis, après la mise en œuvre, dans les années 1930, de conceptions libertaires et de pédagogie active, en dépit de la « restauration », « le retour au sérieux du travail scolaire, aux savoirs disciplinaires, à l’autorité et aux méthodes rigoureuses », jugée nécessaire au vu des résultats.
Pour Arendt, s’il « reste toujours impossible d’isoler complètement l’élément universel des circonstances dans lesquelles il se manifeste », la crise de l’éducation en Amérique ne se limite pas à « l’épineuse question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire ». Elle « annonce d’une part la faillite des méthodes modernes d’éducation et d’autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d’une société de masse et en réponse à ses exigences. »
Second repère, la « nature » de ce texte. Comme l’ensemble de ceux qui ont été regroupés dans La Crise de la culture, il ne s’agit pas de prescriptions, ce qui serait un contre-sens majeur, mais d’un « exercice de pensée politique ». Son « seul but est d’acquérir de l’expérience en comment penser », dans ce cas comment penser l’éducation.
L’identification de trois idées dont les effets sur l’éducation sont catastrophiques.
Hannah Arendt identifie trois idées qui permettent d’expliquer les mesures catastrophiques prises en Amérique, puis abandonnées sans plus de succès : l’idée qu’il existe un monde des enfants, autonome de celui des adultes ; la pédagogie devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir de la matière à enseigner ; le pragmatisme, enfin, cette idée de base, dans notre monde moderne, que l’on ne peut savoir que ce que l’on a fait soi-même.
Une formulation de la raison d’être de l’éducation.
L’essence même de l’éducation, telle que nous la révèle cette crise, tient autant à la question de la « durabilité du monde » humain qu’au caractère de « nouveaux venus » des enfants. Elle peut être résumée par la formule suivante : éduquer de façon à conserver chez les « nouveaux venus » la capacité à innover et à remettre le monde en place.
L’utilisation d’une notion fondamentale : le monde.
Le monde c’est, pour Arendt, l’entre-deux qui sépare et relie les hommes, l’habitat stable (virtuellement immortel) adéquat à la pluralité des êtres humains et des générations, qui leur permet d’apparaître, d’être visibles et audibles par d’autres. Monde toujours public, constitué par l’échange d’opinions qui visent le commun selon des perspectives et des places différentes. Monde comme catégorie politique centrale qui requiert l’œuvrer et le faire et abrite le réseau des affaires et actions humaines. C’est au soin de ce monde, comme remède à sa destruction par les totalitarismes et à son dépérissement dans les sociétés de masse modernes, que toute l’œuvre d’Arendt s’attache.
La distinction entre public et privé.
La modernité a substitué à la différence entre public et privé celle entre le social et l’intime. La société y est devenue « un curieux hybride dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique ». De cette distinction entre public et privé, entre la famille et le monde, Arendt fait un point essentiel de sa pensée sur l’éducation. « C’est à l’école que l’enfant fait sa première entrée dans le monde. Or l’école n’est en aucune façon le monde et ne doit pas se donner pour tel ; c’est plutôt l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde ». Les éducateurs qui font office de « représentants du monde » doivent y introduire l’enfant petit à petit et « veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s’inscrivant dans un monde tel qu’il est ».
Enfin une catégorie politique majeure au cœur de l’éducation : la naissance, la natalité.
L’action est pour Arendt la faculté thaumaturgique par excellence, et sa racine ontologique est la natalité qui devient alors le « miracle qui sauve le monde ». Enfants, nous sommes tous de nouveaux commencements, nous pouvons agir et fonder, « innover et remettre le monde en place ».
La Crise de l’éducation s’inscrit, avec les autres essais de La Crise de la culture et surtout avec Condition de l’homme moderne, dans la deuxième phase du développement de la pensée de Hannah Arendt tel que l’ont étudié Dana Villa[1] et Margaret Canovan[2]. L’analyse par Hannah Arendt de la nature et des conditions de développement du totalitarisme l’a amenée à tirer des conclusions fortement étayées sur les dangers liés à la vie moderne et sur les manières de les éviter ou des les contenir. La dynamique de destruction des régimes totalitaires l’a conduite à accorder la plus haute importance à l’existence d’un monde, c’est-à-dire d’une structure artificielle construite et soigneusement entretenue par les êtres humains, qui rende la vie et l’expression tangible de la liberté humaine possibles.
C’est pourquoi cet essai et sa conclusion, s’ils ne nous donnent aucune prescription pour affronter la situation que nous connaissons aujourd’hui, résonnent encore avec autant de force. Ils nous aident et nous invitent à penser et repenser l’éducation , et donc l’école, en décidant « si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avons pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun ».
Un monde commun, tel est, pour Hannah Arendt, la condition et la raison d’être de la politique. Mais peut-on aller, encore plus loin, c’est-à-dire vers un espace public où la liberté et la pluralité de l’action puisse s’exprimer ? C’est le thème de notre dernière réflexion.