Le développement de la pensée politique de Hannah Arendt

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Cet article[1] essaie de dresser un panorama sur le développement et la place de la pensée politique d’Arendt, tout autant en soulignant les craintes qui l’animent qu’en la positionnant  vis-à-vis des principales figures de la pensée politique occidentale.  L’objet est de donner au lecteur un aperçu du « continent caché de pensée » (selon l’heureuse image de Margaret Canovan) qui sous-tend les différentes étapes de l’itinéraire de Hannah Arendt comme penseur politique et de montrer comment les différentes pièces s’assemblent en une réflexion soutenue et profonde sur la nature de la politique, sur le domaine public et sur les forces qui menacent constamment de transformer la vie moderne en une nouvelle forme de barbarie.

 

[1] Traduction « libre » de l’article de Dana Villa dans « The Cambridge Companion to Hannah Arendt », 2000, Cambridge University Press

Le développement de la pensée politique de Hannah Arendt
Les Origines du Totalitarisme

Les Origines du Totalitarisme est écrit, simplement, pour commencer ce qu’Arendt appelle « le dialogue interminable » avec une forme de politique nouvelle et horrible, qui ne peut être comprise à partir de précédents historiques ou en utilisant des catégories sociales scientifiques homogénéisantes. C’est dans ce livre qu’Arendt commence à se débattre avec le problème du mal politique –le mal comme politique –à une échelle énorme et jusqu’ici inimaginable.  Elle est convaincue, très tôt, que les régimes nazis et staliniens représentent une « forme de gouvernement  totalement nouvelle» ne ressemblant à aucune des catégories construites par Aristote ou Montesquieu ; forme entièrement construite sur la terreur et la fiction idéologique et vouée  à un mouvement destructeur perpétuel. Arendt estime que c’est une grave erreur  de considérer les régimes totalitaires comme des versions actuelles des tyrannies d’autrefois, qui utilisaient la  terreur simplement comme un instrument précieux pour prendre et garder le pouvoir. Aussi, lorsqu’Arendt passe en revue les régimes totalitaires (et leurs « institutions centrales », les camps de concentration et d’extermination), insiste-t-elle sur combien peu rationnelle est leur stratégie de terreur. Ce ne sont pas les ennemis du régime (déjà éliminés lors de la prise du pouvoir par le totalitarisme), mais une population totalement innocente (juifs, gitans, homosexuels, intellectuels, handicapés) qui est tuée une fois le régime en place. Cette extermination de catégories entières d’innocents a lieu en accord avec une supposée Loi de la nature ou de l’Histoire, qui réduit tout le développement historique à une guerre entre races ou classes. 

Pour Arendt, la terreur n’est pas un moyen mais l’essence même des régimes totalitaires. Cela soulève deux questions. Premièrement, comment un régime dont l’essence même est la terreur a-t-il pu prendre le pouvoir ? Sur quoi se basait sa puissance d’attraction sur les masses ? Deuxièmement, comme se fait-il que ce soit la culture européenne, la culture occidentale qui ait donné naissance à ces expériences pathologiques de ce qu’Arendt appelle la « domination totale » ?

Pour Arendt la puissance d’attraction du totalitarisme se situe dans son idéologie. Pour des millions de personne brutalement déracinées de leur place usuelle dans l’ordre social par la Guerre Mondiale, la Grande Dépression et la Révolution,  la notion qu’une simple idée puisse, à travers sa « logique inhérente », révéler les mystères de l’ensemble du processus historique –les secrets du passé, les méandres du présent et les incertitudes du futur –est extrêmement réconfortante[1]. Une fois acceptés les prémices de l’idéologie –c'est-à-dire, l’idée que toute l’histoire est l’histoire de la lutte des classes (Marxisme) ou le développement naturel résultant du combat entre les races (Nazisme), chaque action du régime peut logiquement être « déduite » et justifiée en termes de « Loi » de l’Histoire ou de la Nature. L’idée de la lutte des classes entraine logiquement celle de l’existence de « classes agonisantes » qui seront bientôt emportées dans les poubelles de l’histoire (et qui peuvent y être aidées), de même que la conception, par les nazis,  du combat des races et des cultures entraine l’idée de « races inaptes » que leur infériorité conduit à l’extinction dans la lutte Darwinienne pour la vie et la domination. L’affirmation sans complexe de l’idéologie totalitaire à la fois dans sa forme marxiste et national-socialiste est  que la logique de son idée animatrice centrale reflète la logique même du processus historique ou naturel. Les régimes totalitaires peuvent alors affirmer une autorité qui transcende toutes les lois simplement humaines et tous les accords (que ces régimes traitent avec un mépris à peine déguisé), une autorité directement dérivée des « lois du mouvement » qui gouvernent le processus naturel ou historique[2].

La certitude acquise avec la possession apparente d’une telle « clé de l’histoire » nous aide à comprendre la puissance d’attraction du totalitarisme. Mais qu’en est-il de la seconde question ? Comment se fait-il que ce soit l’Europe, la maison des Lumières et des Droits de l’Homme, qui ait donné naissance à une forme de politique aussi brutalement meurtrière que le totalitarisme ?

La réponse d’Arendt à cette question est complexe et comporte de multiples facettes ; tout résumé risquerait de la simplifier au point de la déformer. Nous pouvons cependant noter qu’Arendt voit l’histoire de l’Europe moderne comme, dans une large part, celle d’une série de pathologies, avec le totalitarisme comme «  pathologie culminante »[3].  Les totalitarismes nazis et soviétiques ne sont pas des aberrations nées de dysfonctionnements spécifiques des caractères ou des politiques des nations ; ils sont plutôt des phénomènes rendus possibles par une constellation particulière d’évènements et de tendances dans l’histoire et la culture de l’Europe moderne. Dominant, parmi ces éléments, l’impérialisme du XIXe siècle, avec sa focalisation sur l’expansion pour l’expansion et l’accumulation illimitée de richesses. Cette poursuite sans limite de la richesse et de l’empire ébranla les structures auto-limitantes de l’État-nation et préfigura la poursuite totalitaire de la conquête globale. De plus, aux yeux d’Arendt, cela représente le triomphe du bourgeois (qui convoite la richesse et le pouvoir à n’importe quel prix) sur le citoyen (qui se sent concerné par le domaine public et la préservation des droits et des libertés). En dissolvant les frontières stables du monde public, de façon à s’étendre et à gagner de plus en plus, l’impérialisme prépara la venue de mouvements politiques qui n’étaient plus concernés par le souci d’un monde public stable et limité, mais par la conquête et l’auto-affirmation d’une identité nationale (ethnique ou raciale). L’impérialisme mit aussi les européens en contact avec les populations aborigènes, ce qui –vu à travers le prisme des préjugés et d’une pseudoscience raciste, eut pour effet d’accentuer le sentiment européen de supériorité raciale. Racisme et impérialisme furent les conditions sine qua non du totalitarisme. Afin de comprendre le lien, Arendt nous entraine dans l’esprit d’un raciste européen rencontrant pour la première fois une « culture primitive », non blanche. Son premier exemple est le colon boer de l’Afrique du sud, qui développa une puissante idéologie raciste à partir de sa confrontation initiale avec un groupe d’êtres humains dont la soumission à la nature (et l’apparent manque de civilisation) les faisait sembler à peine plus évolués que des animaux. Pour les Boers, « la Race apportait une explication de fortune à l’existence ces êtres  qu’aucun homme appartenant à l’Europe ou au monde civilisé ne pouvait comprendre et dont l’humanité apparaissait si terrifiante et si humiliante aux yeux des immigrants qu’ils ne pouvaient imaginer appartenir plus longtemps au même genre humain[4]».

La politique meurtrière des Boers envers les Africains fut parmi les atrocités les plus abominables de l’époque impérialiste, mais ne fut guère unique quant à ses préjugés racistes. L’expansion impérialiste de l’Europe encouragea la création d’un monde moral articulé principalement non selon les lois, les institutions et les droits, mais plutôt selon la distinction entre un groupe racial et un autre. Combiné avec la montée de ce qu’Arendt appelle « le nationalisme tribal » dans l’Europe centrale et l’Europe de l’Est, l’impérialisme garantissait plus ou moins que les catégories raciales et ethniques pour l’identité des groupes (opposées à la catégorie légale de citoyen) deviendraient la réalité morale fondamentale pour un nombre énorme d’européens, et les lentilles à travers lesquelles ils percevraient le monde et ceux qui étaient différents d’eux. Que de telles catégories fussent bientôt utilisées contre des européens fut une autre conséquence de l’épistémologie morale secrétée par la politique identitaire nouvellement façonnée par l’impérialisme occidental et le nationalisme.

Dans la vision d’Arendt, impérialisme et racisme furent des éléments nécessaires mais pas suffisants dans la constellation d’évènements et de tendances qui suscitèrent le totalitarisme. Une condition supplémentaire essentielle  fut la délégitimation des institutions politiques en place aux yeux de millions de gens ordinaire à travers l’Europe. La première à blâmer pour cette délégitimation est la bourgeoisie continentale, qui exploita honteusement les institutions publiques pour la poursuite d’intérêts économiques privés (ou de classe).  Exclue et aliénée par la politique des États-nations en développement pendant le XVIIIe et le début du XIXe siècle, la bourgeoisie se trouva émancipée politiquement et renforcée par l’impérialisme de la seconde moitié du XIXe siècle, libre de manipuler les instruments publics dans sa poursuite d’une plus grande richesse et d’un plus grand pouvoir. Le résultat fut une atténuation complète de l’idée de citoyenneté, et un cynisme envahissant à l’égard des institutions publiques. Ce cynisme trouva son expression la plus claire dans ce qu’Arendt appelle « l’alliance entre la populace (mob) et l’élite », une convergence politiquement importante entre des intellectuels et les mouvements extrémistes de gauche et de droite « nés dans la rue ». Ces groupes étaient unis par leur mépris partagé de la politique parlementaire et le manque patent de sincérité de l’appel des bourgeois à « l’intérêt public ».

Pour Arendt, le totalitarisme ne s’est donc pas développé à partir de courants idéologiquement et philosophiquement troubles du XIXe siècle (ou de tout autre). Il a, plutôt, été rendu possible par le déclin de l’État-nation, la mise en œuvre de pratiques concrètes de domination (justifiées par le racisme) par les impérialistes européens, et par le fait que très grands nombres de personnes ont été isolées et rendues vulnérables par des évènements traumatisants au plan social et économique. Ces personnes –les « masses » par opposition à la « populace » ou à « l’élite » –se sont tournées vers les mouvements totalitaires du fait de leur déconnexion de leurs semblables, du monde et de la responsabilité de citoyen. Cette déconnexion les inclina à trouver le confort dans l’idéologie totalitaire et le sentiment d’avoir un but à travers l’activisme simpliste qu’elle demandait. Tout cela malgré les assauts conduits par les mouvements totalitaires contre la nature et la dignité humaine au nom de la création d’un « homme nouveau ».

 

[1] Arendt, OT, p.469

[2] Arendt, OT, p.462. Cf. Hannah Arendt “What is Authority ? in Arendt, BPF, p.97

[3] See George Kateb, Hannah Arendt : Politics, Conscience, Evil (Totowa, NJ :Rowman and Allanheld, 1983), p.66

[4] OT, page 451

Du totalitarisme à la tradition

L’analyse menée par Arendt de la nature et des conditions de développement du totalitarisme la conduisit à tirer des conclusions fortement étayées sur les dangers de la vie moderne et les moyens de les éviter ou de les contenir. En tout premier lieu, la dynamique de destruction des régimes totalitaires lui fit accorder la plus haute valeur à la structure relativement permanente, créée par les lois et les institutions, d’un domaine public stable. Comme Hobbes et en accord avec la tradition moderne de la pensée politique, Arendt considère la société politique comme artificielle plutôt que naturelle, comme quelque chose créée et préservée par les êtres humains contre les menaces de la nature et leurs propres  tendances destructrices. Il y a, de ce fait, une dimension significativement conservatrice dans la pensée d’Arendt, qui met l’accent à la fois sur la fragilité et le caractère « artificiel » de la vie civilisée, et sur l’impératif associé de préserver ou de « prendre soin du monde ». Ses peurs, concernant la façon dont ce monde soigneusement construit pourrait être englouti par les forces d’un barbarisme culturel ou dévasté par l’intensification capitalistique des rythmes de production et de consommation, la conduisirent à surveiller anxieusement la société moderne. Sa critique culturelle se focalisa sur les forces qui  minent notre passion pour la structure artificielle, se tenant entre l’homme et la nature, et qui rend la vie civilisée et l’expression tangible de la liberté humaine possibles.

L’hybris politique du totalitarisme était seulement une dérive parmi d’autres. Arendt dans The Human Condition sera amenée à citer la tendance moderne à faire de la politique une servante de l’économie comme une autre. Parce qu’une fois que la sphère politique est simplement perçue comme l’appareil administratif et protecteur requis par le domaine économique (« le foyer national »), elle perd tout droit à la dignité. Elle perd aussi son caractère de première arène où les êtres humains tentent de partager leur monde, le maintenant et le préservant contre une mer de forces naturelles (ou quasi-naturelles) destructrices. Le fait que ce ne soit pas une peur théorique ou simplement abstraite est visible dans la manière dont les activités de production et de consommation, initialement reléguées dans le domaine privé ou familial, ont commencé à dominer la vie des citoyens ordinaires et les préoccupations des leaders politiques et des faiseurs de politiques tout autour du globe. De plus en plus, la sphère économique absorbe toutes les autres. 

Cela nous amène à un autre thème persistant dans l’œuvre d’Arendt, celui qui est né aussi de son analyse du totalitarisme. Dans Les Origines du Totalitarisme, Arendt attire, de façon répétée, l’attention du lecteur sur les coûts dévastateurs engendrés par l’abandon des responsabilités civiques et du soin du monde public –les droits, les libertés et les institutions –à d’autres. De son point de vue, le développement d’une attitude égocentrique ou bourgeoise vis-à-vis de la vie publique contribue énormément à rendre le totalitarisme possible. Là où la vie civique est devenue une farce, on peut compter sur les forces de la barbarie culturelle pour remplir le vide. N’importe qu’elle minorité qui se retire de la vie civique ou accepte l’exil politique imposé par la majorité risque de perdre non seulement ses droits civiques mais tout le reste. Tel fut le destin de la communauté juive européenne, et une grande partie des Origines du Totalitarisme et de l’œuvre ultérieure d’Arendt est consacrée à souligner les dangers de ce qu’elle appelle « l’aliénation du monde ».

Enfin, Les Origines du Totalitarisme, laissèrent Arendt avec un puzzle qui influencera ses explorations futures. L’ouvrage initial, né de sa propre expérience comme réfugiée de la terreur nazie, a largement été écrit avec le cas de l’Allemagne en tête. Cependant Arendt entendait appliquer son analyse tout aussi bien au totalitarisme soviétique. Elle était cependant tout à  fait consciente de l’inadéquation de son traitement du stalinisme. De plus, elle était troublée par le fait qu’alors que le Nazisme était une idéologie « née dans la rue » qui représentait une rupture radicale avec la tradition occidentale de la pensée politique, la généalogie du Marxisme soviétique pouvait être associée à l’œuvre imposante de Karl Marx, philosophe allemand idéaliste, et à celle des philosophes français de l’Âge des Lumières. Comment était-il possible que ce fût un corpus de pensée avec un tel pedigree intellectuel qui avait su exprimer les espoirs humanitaires les plus forts de la gauche européenne, qui pût avoir servi de base à une idéologie totalitaire fondée sur le déni de la liberté et de la dignité humaine ? Arendt commença à suspecter que la pensée de Marx ne pouvait être  si facilement isolée de sa déformation stalinienne. En 1951, alors qu’elle était sur le point de finir Les Origines du Totalitarisme, elle proposa donc à la fondation Guggenheim un projet sur « les éléments de totalitarisme dans le Marxisme» pour rechercher ce lien.

Arendt ne termina jamais son livre sur Marx. Dans sa proposition à Guggenheim elle nota que « accuser le Marxisme de totalitarisme revient à accuser la tradition occidentale elle-même de conduire nécessairement à cette forme nouvelle et monstrueuse de gouvernement ». Alors que des généalogies intellectuelles linéaires du type Hégélien n’ont jamais fait partie de son fonds de commerce, Arendt trouva que sa recherche sur Marx la conduisit à reconsidérer en profondeur la tradition occidentale de la philosophie politique. S’il y avait cependant « des éléments de totalitarisme dans le Marxisme », ils devaient être trouvées dans les idées centrales et l’appareil de concepts de base de Marx ; dans, par exemple, sa conception de la liberté comme produit de la nécessité historique ; dans l’idée que l’espèce humaine « fait l’histoire », d’abord de façon inconsciente puis plus tard avec volonté et intention ; dans sa conception que la violence est « accoucheuse de l’histoire » ; dans sa conception de l’action politique révolutionnaire qui, comme le processus de fabrication, consiste en un travail violent sur un matériau brut pour créer quelque chose de nouveau ; et, pour finir, dans sa préférence pour les sujets collectifs –comme le « prolétariat » et « l’espèce humaine » –qui agissent en accord avec les supposés intérêts de classe ou d’espèce.

Le plus elle réfléchissait sur Marx, le plus Arendt en vint à la conclusion qu’il n’était pas du tout un ami de la liberté humaine, et que ses idées et catégories fondamentales avaient gommé les bases phénoménologiques de la plupart des expériences de politique de base (comme le débat entre divers égaux). Le choc réel, pour Arendt, fut cependant que Marx était loin d’être seul à cet égard. Le plus elle se plongeait dans les profondeurs de la tradition occidentale de la philosophie politique, le plus elle devenait convaincue que « l’antipolitique » exprimé dans la pensée de Marx avait des racines qui allaient jusqu’à Platon et Aristote. C’est, en d’autres termes, au commencement même de la tradition occidentale de pensée politique qu’un cadre conceptuel hostile à la participation populaire, à la diversité humaine (qu’Arendt traduit par « pluralité ») et au débat entre égaux a été tracé. Ce cadre a fourni l’architecture conceptuelle de base de la pensée occidentale avec des conséquences énormes sur notre façon de penser l’action politique, la liberté, le jugement, et par-dessus tout, la relation entre la pensée et l’action.

Avec ces préoccupations à l’esprit, le travail d’Arendt du milieu à la fin des années 1950 tenta une réorientation fondamentale de la théorie politique. Cette réorientation comporte deux moments. En premier lieu une lecture critique ou « déconstructrice » des penseurs « canoniques » de Platon à Marx, lecture visant à révéler les sources de l’hostilité de la tradition envers la pluralité, l’opinion et la politique du débat et de la délibération entre égaux. Ensuite, la tentative de fournir une description phénoménologique de base de la vie active (vita activa), le mieux pour faire la distinction entre la capacité humaine pour les discours et l’action politique et des activités liées à la nécessité naturelle (comme le travail dont le but est la subsistance) ou au besoin de créer, à travers l’œuvre ou la fabrication, les choses durables qui constituent la dimension physique, objective de « l’artifice humain ». Ces deux moments sont étroitement reliés, puisqu’Arendt pensait que la tradition occidentale avait progressivement regroupé ces composantes distinctes de la vie active (travail, œuvre et action), créant alors un réseau de concepts qui distordirent fondamentalement l’expérience politique et la compréhension que nous en avons. Plus troublant, ces concepts eurent tendance à produire une horreur morale chaque fois qu’ils furent appliqués de façon programmée au domaine des affaires humaines. 

Repenser l’action politique et le domaine public

The Human Condition (1958) et les essais rassemblés dans Between Past and Future (1961) sont les résultats de ce projet et marquent l’émergence d’Arendt comme un penseur politique d’un niveau et d’une profondeur vraiment stupéfiants. On peut dire sans risques que ces livres, avec On Revolution (1963), constituent son legs le plus durable en théorie politique. Le lecteur les approchant pour la première fois les trouvera, cependant, quelque peu déroutants. Des thèmes centraux, comme la nature de la justice, sont à peine abordés. A la place, l’énergie première d’Arendt est focalisée sur la distinction entre les expériences fondamentales et les conditions préalables du domaine public ou politique par rapport aux autres sphères de la vie (économique, sociale, personnelle, religieuse, etc.). Dans The Human Condition, en particulier, Arendt semble obsédée par la démarcation spécifique du politique par rapport aux autres sphères. Arendt fut convaincu par son analyse du totalitarisme que beaucoup dans le monde moderne étaient impatients de renoncer à leur liberté civique et leur responsabilité, se libérant par là-même du « fardeau » de l’action indépendante et du jugement. Le développement de mouvements totalitaires fut l’expression la plus spectaculaire de cette tendance, mais cette tendance peut aussi être identifiée dans les sociétés démocratiques libérales (comme les États-Unis) et dans la bureaucratie croissante des États-providence de l’Europe. Si une majorité des personnes dans un État donné pensent à la liberté politique essentiellement comme d’être libéré de la politique (comme aux États-Unis)  ou considère la politique comme l’administration centralisée des besoins vitaux (comme dans les États-providence européens), alors le domaine public et sa liberté caractéristique sont certains d’être en péril.

Bien entendu, l’histoire de la théorie politique peut difficilement être tenue responsable de la croissance de l’apolitique « repli sur le domaine privé » ou de la conversion en clients recevant des bénéfices et des droits de l’État. Néanmoins la tendance de la tradition d’interpréter les phénomènes politiques selon les modèles hiérarchiques dérivés de la famille patriarcale ou du domaine de la production concoure, avec la montée du capitalisme et d’autres développements sociaux, à amoindrir tout ce qu’il peut rester d’autonomie politique dans la vie moderne. En effet, alors que les préoccupations économiques ont commencé à dominer la sphère politique au XIXe et au XXe siècle, il est devenu de plus en plus difficile de maintenir l’idée même d’un domaine public relativement autonome, caractérisé par le débat et la délibération de citoyens passionnés.

Arendt affronte cette difficulté frontalement dans The Human Condition et Between Past and Future, remettant en cause chaque fois nos idées reçues sur ce qu’est la politique et ce qu’elle devrait être. Sa méthode n’est pas de dessiner un modèle de la politique authentique ou d’émettre autoritairement une série de définitions (même si des critiques l’ont accusé de ces deux fautes).  C’est plutôt de mettre à jour et de révéler ce qui a été doublement caché par l’expérience contemporaines et les catégories dont nous avons héritées. D’où les nombreuses références d’Arendt à la politique des anciennes cités grecques, en particulier à l’Athènes démocratique. Elle fait appel à l’expérience politique des cités grecques du Ve siècle  avant Jésus Christ non parce qu’elle pense que la politique des Grecs anciens était exempte en quoi que ce soit de violence brutale et de coercition systématique des femmes, des esclaves et d’autres (ce n’était d’évidence pas le cas). Elle se tourne vers les Grecs, et Athènes en particulier,  plutôt pour la simple raison que la première floraison de la démocratie fut parmi les plus éclatantes et les plus intenses. La vie politique athénienne était faite de paroles et d’opinions, donnait une place centrale à la pluralité humaine et à l’égalité entre les citoyens (pour les Grecs les  adultes mâles chefs de famille). La politique de l’Athènes démocratique, transformée par Arendt en une sorte « d’idéal type », représente l’expérience politique de base avant la distorsion (ou pire, l’oubli) dont elle souffrit de la part d’une tradition philosophique hostile.

 Le plus important parmi ces expériences fondamentales est la distinction claire entre les domaines privé et public, une distinction que les citoyens athéniens expérimentaient chaque fois qu’ils quittaient le foyer familial pour prendre part à une assemblée ou parler dans l’agora. D’après Arendt les Grecs identifiaient le foyer familial (ou oikos) avec des préoccupations concernant la reproduction matérielle ou biologique. C’était la part de la vie humaine où la nécessité exerçait son influence et où la coercition –sous la forme de la domination du propriétaire mâle sur sa famille et ses esclaves –était à la fois inévitable et légitime. Le domaine public (représenté par l’assemblée et l’agora) était, par ailleurs, celui de la liberté. C’était un espace légalement institutionnalisé et articulé dans lequel des citoyens égaux se rencontraient pour la délibération, le débat, et les décisions sur les affaires communes. C’était, de plus, l’espace où quelqu’un acquérait une identité (un moi) public en plus (et distinct) du moi privé du foyer.

En mettant en évidence ces qualités, Arendt n’est pas en train d’approuver la manière dont les Grecs structuraient leur domaine privé. Elle souligne plutôt la différence entre la sphère politique (la sphère de l’égalité civique et de la liberté) et la sphère économique ou le domaine du  foyer (la sphère de la hiérarchie, de la nécessité et de la coercition). Nous, modernes, avons perdu la clarté de cette distinction à cause de ce qu’Arendt appelle la « montée du social » et la pénétration dans la vie publique des préoccupations domestiques (c'est-à-dire économiques et administratives). Mais nous avons perdu cette distinction à cause des philosophes en commençant par Platon qui a créé de fausses analogies entre les domaines politique et domestique, le mieux pour rendre plus naturelle la politique hiérarchisée et autoritaire à ceux qui avaient été éduqués dans une compréhension démocratique de l’égalité civique. Pour résumer la pensée d’Arendt : le plus nous pensons le domaine public en termes de subsistance et de reproduction matérielle, le plus nous sommes prêts à accepter la hiérarchie en lieu et place de l’égalité civique ; le plus nous sommes prêts à percevoir un gouvernement par les élites de n’importe qu’elle sorte comme la quintessence de l’activité politique. La conclusion d’Arendt est que, à strictement parler, gouverner n’a rien à voir avec la politique authentique, puisque cela détruit l’égalité civique –l’égalité des droits et la participation, l’isonomie –c'est-à-dire la marque de relations politiques et d’un domaine public démocratique.

L’image de la sphère publique qu’Arendt extrait des Grecs est extrêmement séduisante et, pour ses critiques au moins, particulièrement utopique.  C’est l’image d’un espace public dans leq uel débat et délibérations font ressortir les différents angles de vue sur une affaire ou un problème, grâce    ux différentes perspectives individuelles que des citoyens ont sur le même « objet ». En effet, d’après Arendt, la réalité même du domaine public émerge seulement à travers l’échange vigoureux de paroles et d’opinions émanant de perspectives multiples et diverses. Là où un tel échange manque –ou là où le manque d’intérêt empêche les individus d’articuler leurs opinions, leur « ce qu’il m’apparaît  à moi » –il ne peut y avoir de notion vivante d’une réalité publique.

La politique ainsi conçue est évidemment sujette à toutes les limitations du jugement humain et toutes les ambigüités (et ironies)  de l’action politique. Arendt ne se lassa jamais d’insister sur comment l’action politique –« le partage de mots et d’actes » –invariablement emmêle les acteurs politiques dans un réseau d’autres êtres agissant, avec le résultat que n’importe qu’elle action crée des conséquences imprévues (et parfois illimitées) et atteint rarement son but initial. Dans le célèbre chapitre sur l’action de The Human Condition, elle insiste sur « la faiblesse, le caractère illimité, et l’imprévisibilité » de l’action politique et du domaine des affaires humaines en général. Cette insistance sur la contingence de l’action politique peut renforcer notre sentiment que la politique st un fardeau déplaisant, pris en charge uniquement par des individus hyper-responsables (ou malheureusement trompés). Cependant, Arendt célèbre cette contingence même, voyant en elle (de façon quasi-existentialiste) une expression authentique de la « tangibilité de la liberté » que l’acteur expérimente chaque fois qu’il ou elle initie une nouvelle et imprévisible séquence d’évènements dans le domaine public. C’est à travers des mots et des actes tout à fait imprévisibles que l’individu acteur non seulement dévoile une identité publique unique, mais illumine le monde politique et moral partagé par les citoyens.

« Il est conforme à la grande tradition de l’occident de suivre cette ligne de pensée : d’accuser la liberté de prendre l’homme au piège de la nécessité, de condamner l’action parce que ses résultats tombent dans un filet prédéterminé de relations, entrainant invariablement avec eux l’agent qui semble aliéner sa liberté dans l’instant qu’il en fait usage. On ne trouve apparemment de salut contre cette sorte de liberté que dans le non agir, dans l’abstention totale du domaine des affaires humaines, seul moyen pour la personne de sauvegarder sa souveraineté et son intégrité »[1].

Arendt se réfère au vieil adage de la philosophie et du christianisme qui recommande de se retirer du monde pour poursuivre soit une sagesse hors du temps, soit le salut personnel. Mais la réponse de la philosophie au monde « rude et sans pitié » de la politique démocratique n’est pas simplement de conseiller le retrait dans la solitude de la pensée.  Au contraire, avec la philosophie des Grecs anciens commence un effort important pour redéfinir l’action politique et la liberté de façon à ce que ces phénomènes puissent être amenés à un contrôle rationnel et une direction hiérarchisée. Le premier pas dans cette reconceptualisation fut le façonnement de l’action politique d’après ces activités humaines dans lesquelles une bonne dose de contrôle ou de maîtrise est, de fait, possible. Arendt crédite Platon de cette modélisation de l’action d’après les lignes suggérées par le processus de fabrication. En imaginant l’organisation politique à l’image d’un objet fabriqué, Platon fut capable d’affirmer de façon plausible que la sagesse politique n’avait rien à voir avec l’échange d’opinions entre pairs mais était, en fait, une forme de connaissance (d’expertise) spécialisée, comme celle possédée par un sculpteur ou un médecin. En conséquence « l’expert » moral doit gouverner dans le domaine des affaires humaines, tandis que ceux ne disposant pas de cette connaissance doivent simplement obéir.

Alors que la proposition de Platon dépendait, peut-être de manière douteuse pour nous, de sa théorie sur la transcendance des Idées, pour les versions ultérieures de ce qu’Arendt appelle « la substitution traditionnelle du faire à l’agir » ce n’est plus le cas. Nous trouvons un remarquable accord entre les penseurs politiques de l’Ouest sur le fait que l’action politique est, au mieux, un moyen par lequel une finalité extrapolitique –que ce soit le salut, la préservation de la vie, la protection de la propriété, ou l’auto-affirmation du peuple (Volk) –est assurée. Même Aristote, à qui nous devons la distinction entre action (praxis) et fabrication (poesis), voyait la politique essentiellement comme les moyens par lesquels une élite inculque une certaine idée de la vertu chez les citoyens ordinaires et les jeunes. Presque comme un seul homme, les philosophes politiques occidentaux sont passés à côté de la signification existentielle de l’action politique elle-même, la capacité étonnante de débat et de délibération entre divers égaux pour produire une signification et doter la vie humaine d’un sens dont autrement elle manquerait. C’est cet échec qu’Arendt prend comme clé pour ses propres réflexions sur la nature et le sens de la politique et du domaine public. Elle ne vise rien de moins que de fournir une appréciation philosophique de l’action politique dans l’économie globale de l’existence humaine.

Mener à bien cette tâche requiert que la théorie politique retrouve certaines distinctions clés (et les expériences sur lesquelles elles sont basées) qui ont été perdues ou obscurcies par la tradition. Cela requiert aussi de repenser des concepts politiques centraux comme l’action, la liberté, l’autorité, le jugement et le pouvoir puisque chacun de ces concepts a été défini d’une façon largement instrumentale (et donc antipolitique) par une tradition hostile à la pluralité humaine et aux incertitudes qui lui sont associées. The Human Condition et Between Past and Future sont dédiés ce projet de repensée ainsi que On Revolution et le long essai On Violence (1970). The Human Condition exploite la poésie, le théâtre et la philosophie des Grecs anciens pour montrer, comment dans sa compréhension originale, l’action politique était vue comme l’opposé même de la violence, de la coercition ou du gouvernement. C’était, dans la restitution d’Arendt, « le partage des mots et des actes » par des égaux divers, dont « l’agir ensemble », générait un pouvoir tout à fait différent de la capacité énergétique à « imposer la volonté d’un seul » que nous identifions généralement avec le pouvoir politique. La parole et la persuasion politiques entre égaux sont valables non seulement pour ce que cela permet (par exemple la fondation et la préservation d’une cité) mais aussi pour le plaisir que cal procure (for its own sake). De même que l’exécution de l’action initiale dans un « espace public des apparences », l’action politique manifeste la capacité de l’acteur pour la liberté, démontre l’égalité avec ses pairs, et révèle son identité unique, son « moi public », de myriades de façons imprévisibles.

Arendt prolonge sa repensée des concepts fondamentaux dans On Revolution, son étude la plus complète sur l’action politique moderne et la nature de la politique constitutionnelle. Travaillant contre les interprétations dominantes, libérale et marxiste, des révolutions françaises et américaines, elle défend que la signification de la révolution moderne n’est pas la tentative courageuse mais vaine de vaincre la pauvreté (« la question sociale » responsable selon elle de l’échec de la Révolution Française) ou l’établissement d’un gouvernement autolimité (vu typiquement comme le grand résultat de la Révolution Américaine). Ce que les révolutions modernes ont plutôt démontré, c’est comment des individus agissant ensemble avec un objectif commun peuvent créer un nouvel espace tangible de liberté dans le monde, ne reposant sur rien de plus que la puissance implicite de leurs propres promesses et accords mutuels.

Ce moment fondateur –la constitutio libertatis –fut un évènement qui se produisit après la lutte violente de libération de l’oppression, lutte identifiée (à tort selon Arendt) avec la révolution. La révolution, conçue correctement, se produisait dans le même temps que la création d’un ensemble d’institutions politiques républicaines. Ces institutions faisaient plus que limiter l’étendue du pouvoir politique par un système de contrôle mutuel (Checks and Balances) (ce qui rendait l’idée du centralisme soviétique anachronique). Elles délimitaient ainsi un nouvel espace pour la liberté publique qui accroissait, en principe, les possibilités de participation des citoyens ordinaires. D’après Arendt la Révolution Française n’a pas réussi à constituer un tel espace pour l’égalité civique et la liberté, puisque son énergie principale était dirigée vers l’amélioration des conditions de vie des masses souffrantes plutôt que vers l’institution et la protection des droits civils et politiques. La Révolution Américaine, cependant, fut capable d’effectuer la constitutio libertatis, grâce à l’adoption de la Constitution et l’accord de tous –fondateurs et citoyens ensemble –de la respecter.

On Revolution marque un moment significatif dans la pensée politique d’Arendt, une progression presqu’aussi grande que son passage de l’analyse « d’une nouvelle forme de gouvernement » (le totalitarisme) à la considération des phénomènes fondamentaux de la politique. Son interprétation du « moment révolutionnaire » contrecarre de façon très imagée l’expression donnée dans The Human Condition que la véritable politique est une chose d’un passé distant (Grecs ou Romains). La mémoire de la liberté, de « l’agir ensemble, l’agir de concert » s’avère être beaucoup plus récente. De plus le type de  « mots et d’actes » qui peuvent être qualifiés de véritable politique selon Arendt prend une tournure résolument moderne. Achille ne sert plus de symbole poétique de l’acteur politique par excellence, comme quelqu’un capable de créer sa propre histoire de vie en exécutant un seul acte hors du commun. Les nouveaux acteurs politiques servant de modèle sont les pères fondateurs américains, dont les débats et les délibérations concernant l’écriture et l’adoption de la Constitution sont présentés par Arendt comme, en tout point, aussi exemplaires que ceux rencontrés chez Homère ou Thucydide.

Ce résumé peut faire résonner On Revolution comme la célébration sans critique des « Pères Fondateurs » par une émigrée reconnaissante. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Aussi admirative soit-elle des Pères Fondateurs, Arendt ne regarda jamais la Révolution Américaine que comme, au mieux, un succès partiel. Partiel parce que les pères fondateurs n’ont pas réussi à créer un espace institutionnel qui permettrait au citoyen de devenir un « participant du gouvernement ». L’ingénieux et nouveau « système de gouvernement » inventé par la Constitution, bien qu’extrêmement efficace pour équilibre chacun des pouvoirs par un autre, réduisit l’importance de la participation politique de la base qui avait caractérisé la vie dans les communes et circonscriptions coloniales. C’est pour cette raison qu’Arendt ressuscite la proposition de Thomas Jefferson d’un « système de circonscription » de conseils de citoyens locaux faisant le lien avec la création spontanée de conseils de travailleurs et de soldats qui accompagna le début de la révolution de 1905 en Russie et de 1918 en Allemagne. Sa préoccupation était de trouver les moyens de revivifier l’amour du « bonheur public », un amour qui avait animé les hommes de « l’action révolutionnaire » du XVIIIème siècle.

Cependant tandis qu’Arendt célèbre le « bonheur public » qui vient d’être un « participant du gouvernement », elle ne pense pas vraiment que l’engagement et la participation politiques en tant que tels soient nécessairement dignes d’éloge. Au contraire : sauf si ces activités sont entreprises dans un bon esprit, avec le souci du monde public et le respect pour les activités de débat et de délibération, elles peuvent très bien devenir le véhicule de passions et d’intérêts antipolitiques. La force principale de On Revolution est donc de nous faire douter qu’une réforme sociale  radicale qualifie un authentique projet politique et de nous rendre suspicieux par rapport à la passion sans mélange de faire le bien (une passion qui a animé beaucoup de politiques radicales des XIXème et XXème siècles). Une des plus troublantes suggestions D’Arendt est que la politique animée par l’émotion et la compassion ou par les critiques sévères d’une morale absolue est sure d’être impatiente avec le projet mûrement réfléchi de discussion et de compromis, préférant à la place l’action directe et souvent violente pour remédier aux maux de la société.  De là vient sa suggestion encore plus troublante  qu’une moralité appropriée doit venir de l’activité politique elle-même plutôt que d’être imposée de l’extérieur.

En dépit de la célébration par Arendt de l’action politique locale (faite dans un bon esprit), elle ne peut être réellement associée avec les avocats de la démocratie « directe » ou radicale. Son expérience du totalitarisme la conduisit à insister très fortement sur l’importance d’institutions temporelles et d’un cadre légal. Seulement là où « l’artifice mondain » a été étayé par le type d’institutions créées par les Pères Fondateurs la liberté politique peut survivre. Donc, alors qu’Arendt voit dans la Révolution américaine « le trésor perdu » d’une culture politique qui a généralement préféré assimiler la liberté avec la poursuite du bonheur privé, elle n’en blâme pour autant la constitution. Elle sait trop bien que la « révolution permanente » est la forme de politique la plus destructrice et la plus vaine. Cette insistance sur le cadre institutionnel fournissant une « maison » pour la liberté dans le monde suggère que Margaret Canovan a raison de situer la pensée politique D’Arendt dans la tradition républicaine classique. Cette tradition (qui commence de façon ambiguë avec Aristote et inclut Cicéron, Machiavel, Harrington, Montesquieu et Rousseau) accorde une très grande importance à la citoyenneté active, la vertu civique, le gouvernement de la loi et l’égalité politique. Ce furent les ingrédients essentiels pour préserver la république de la corruption interne et des menaces externes. Mais alors que Machiavel, Harrington et Rousseau mettent l’accent sur le type de vertu civique et de patriotisme trouvé chez le « citoyen soldat » prêt à sacrifier sa vie pour la préservation de la liberté et de l’égalité républicaines, Arendt insiste plus sur l’identification faite par Aristote de la citoyenneté au jugement et à l’autorité, et sur l’insistance de Montesquieu sur le fait que les lois de la république établissent non seulement des frontières entre public et privé (et donc les limites à l’action), mais aussi des relations (rapports) entre citoyens. Cela n’est pas surprenant, étant donnée l’insistance d’Arendt sur la pluralité humaine et le partage d’opinions diverses comme une condition sine qua non de toute politique digne de ce nom. Son expérience de la tentative du totalitarisme de créer « un homme de dimension gigantesque » à partir d’individus pluriels et uniques la rendit totalement septique vis-à-vis de tout essai d’inculquer un sens univoque du bien public chez les citoyens.

D’un autre côté Arendt est vraiment d’accord avec Machiavel (et de façon générale avec le courant dominant de la tradition républicaine classique) sur le fait que les « ilots de liberté » que les êtres humains ont été capables d’établir à travers l’action conjointe ont été peu nombreux et éloignés entre eux, et sont entourés par une mer de forces sociales et politiques hostiles. La « chose publique » (res publica) est en constant d’être submergée, soit par les ennemis à l’extérieur de la liberté, ou par les citoyens « oublieux des joies et des responsabilités du bonheur public ». La dernière possibilité, conclut Arendt avec regret, fut le destin de la Révolution américaine, puisque des générations d’Américains –privés d’un espace institutionnel où expérimenter le « bonheur public » et les joies du débat public, de la délibération et de la décision –en sont venues à définir la « poursuite du bonheur » de façon croissante en termes privés et matérialistes. Pour Arendt la perte de « l’esprit révolutionnaire » apparaît comme une évolution dangereuse, peut-être même fatale, pour la santé de la République.

 

[1] CHM, page 299

Pensée et jugement

La rencontre d’Arendt, à son procès de Jérusalem, avec un Adolf Eichmann « incapable de penser »  la mena à réfléchir longuement sur la possibilité que notre capacité de penser –par un dialogue interne avec nous-mêmes –pouvait être cruciale pour notre capacité à rendre des jugements politiques et moraux et pour nous préserver de la complexité avec le mal politique. Dans son essai de 1971, Pensée et Considérations morales, elle pose le problème ainsi « Est-ce que la question du bien ou du mal, notre faculté pour distinguer le juste du faux, pourrait être connectée avec notre capacité à penser ? ...Est-ce que l’activité de penser en tant que telle ...fait partie des conditions qui empêche de faire le mal ou même « conditionne » contre lui ? ».

La rencontre d’Arendt avec Eichmann la conduisit à se focaliser de façon croissante sur les activités de la pensée et du jugement en tant qu’elles sont reliées avec la politique. Mais ce serait un tort de conclure qu’Arendt, ayant dédié une grande énergie intellectuelle et passion à l’action politique, saisit l’importance de ces activités réflexives seulement tardivement. Comme Richard Bernstein le suggère, la pensée et le jugement peuvent être perçus comme des thèmes persistants de sa pensée politique. Cette préoccupation anime son analyse des idéologies qui tuent la pensée (dans Les Origines du Totalitarisme) et ses réflexions sur le problème de comprendre (et de juger proprement) un phénomène sans précédent et initialement incompréhensible comme le totalitarisme (dans Les Origines du Totalitarisme et l’essai de 1953, Compréhension et Politique). Son intérêt pour le jugement est développé ailleurs dans ses considérations sur les liens entre opinions, faits, délibération et jugement des années 1960 : La crise de la culture (1960) et Vérité et Politique (1967). La Il reçoit son articulation la plus extensive (mais non définitive) dans ses lectures sur La Philosophie Politique de Kant publiées après sa mort (sélectionnées à partir d’un séminaire donné en 1970) et dans les deux volumes de La Vie de l’Esprit (1976). Le troisième volume de ce dernier ouvrage –sur le jugement –est resté non écrit du fait de la mort de Hannah Arendt à l’âge de 69 ans en 1975.

Cependant en dépit de la présence de cet intérêt depuis le tout début de son travail théorique, il apparait effectivement un changement significatif dans l’exigence de la pensée de Hannah Arendt à la fi des années 1960 et au début des années 1970. Elle semble passer de l’élucidation de la nature et de la signification de l’action politique à une considération du rôle que la pensée, la volonté et le jugement jouent, non seulement dans nos vies morale et politique, mais comme des facultés indépendantes qui constituent La Vie de l’Esprit. Beaucoup a été dit sur cette progression dans les écrits universitaires sur Arendt. Il semble que la théoricienne prééminente de la vita activa a conclu sa vie en réengageant la vita contemplativa et son « premier amour », la philosophie –cette fois-ci sans dénoncer son caractère « antipolitique ». Le fait que l’intérêt d’Arendt pour la faculté de jugement de l’acteur politique (dans les essais de 1960) se déplace sur celle du spectateur détaché (dans ses lectures sur Kant de 970) tend à donner du crédit à cette vision. Nous passons d’une analyse des modes de pensée et de jugement appropriés pour les citoyens engagés dans le débat et la délibération à une analyse du pouvoir rédempteur des jugements rendus rétrospectivement par le poète ou l’historien. Le dernier type de jugement aide à « nous réconcilier avec la réalité », même quand –en particulier quand –la réalité est horrible et au-delà de toute compréhension. Je ne veux pas rentrer dans le débat pour savoir si Arendt a une ou deux théories du jugement. Non que je pense qu’il soit plausible de suggérer qu’Arendt en soit venue à abandonner son exigence sur ce que Jerome Kohn appelle « la priorité du politique » en faveur d’une forme séculaire de théodicée. Il est mieux, je pense, de voir cette phase de l’œuvre d’Arendt comme une tentative de penser à travers la tension entre la vie du citoyen et la vie de l’esprit. A de nombreux égards, cette tension occupa la pensée d’Arendt à travers sa carrière intellectuelle, trouvant une expression notable dans ses réflexions sur l’hostilité des philosophes et penseurs à la bios politikos, et sa description touchante de Socrate comme le premier, et peut-être le dernier, citoyen philosophe.

Qu’arrive-t-il à cette tension entre la vie de l’action et la vie de l’esprit dans le dernier ouvrage d’Arendt ? Si elle n’abandonne pas simplement l’action pour la pensée, tente-t-elle, peut-être de résoudre ou dépasser la tension entre ces deux activités ? Il a été suggéré par certains que le troisième volume de La Vie de l’Esprit, consacré au jugement, aurait fournit une telle synthèse, une formulation finale, en forme de couronnement, dans laquelle action et pensée auraient reçu chacun leur du et auraient été réconciliés dans l’activité de juger. Le jugement, d’après Arendt, est la faculté qui ramène sur terre la pensée –solitaire, abstraite et tournée vers les « invisibles » –la rendant manifeste dans le « monde des apparences ». D’où sa caractérisation du jugement comme le « sous-produit » de la pensée dans Pensée et Considérations morales. Alors qu’Arendt combat catégoriquement les idées Hégelo-marxistes de « l’unité de la théorie et de la pratique », son dernier ouvrage cependant offre la suggestion tentante que le jugement est le lien manquant entre la pensée et l’action. Il est tentant de conclure qu’Arendt, à la fin de sa vie, dépassa la distinction forte et sans compromis entre penser et agir qui constitue, pour l’essentiel, l’architecture de son œuvre antérieure. Sa description phénoménologique de l’activité de penser dans la Vie de l’Esprit insiste sur son caractère solitaire, le fait que penser demande « un retrait du monde ». la pensée, à son niveau le plus profond –la pensée philosophique –est, d’après Arendt, toujours engagée dans une « guerre interne » avec le sens commun (le « sixième sens » qui nous installe dans un monde des apparences partagé avec les autres). C’est un processus sans fin, une quête ouverte pour comprendre, qui ne produit ni savoir ni sagesse pratique. De ce  fait tous les penseurs authentiques cultivent une aliénation du monde –ils « prennent la couleur du mort » –pour mieux prolonger leur expérience initiale d’étonnement devant l’existence, un état de pathos de l’âme qui (comme Platon nous le rappelle) se situe à l’origine même de la philosophie.

Bien entendu, Arendt ne nie pas qu’il existe d’autres modes de pensée, non philosophiques, qui sont cruciaux à la fois pour l’agent qui agit et qui juge. La pensée « représentative » –la capacité de penser à la place de quelqu’un d’autre –est spécifiquement décrite comme un mode de pensée politique qui facilite le prononcé de jugements valides. De la même manière, le « dialogue de moi avec moi-même » qui constitue la pensée a pour effet d’introduire une sorte de pluralité au sein du moi. Cette pluralité se situe à la racine de la conscience elle-même, lui permettant d’être plus que la simple intériorisation des normes sociales ou des croyances. Nous devons, cependant, voir ces modes, appropriés au niveau moral, de réflexion comme des formes de la pensée « ordinaire » que nous sommes en droit d’attendre de chaque adulte. D’où le choc d’Arendt –et le notre –quand nous rencontrons « la pure absence de pensée » de quelqu’un comme Eichmann, dont la « conscience » était presque entièrement définie par sa situation et ses devoirs et qui le conduisit donc, avec enthousiasme, à commettre les crimes les plus inimaginables.

L’appréciation d’Arendt sur les horreurs permises par la croyance idéologique, combinée avec son expérience d’individus qui, comme Eichmann, échoue à penser et donc à juger, la conduisit à plaider constamment pour la capacité à avoir une pensée et un jugement indépendants (personnels). Elle plaide pour cette capacité même quand elle menace de dissoudre les vertus morales d’une culture ou quand elle place ceux qui jugent en décalage, non seulement avec la majorité, mais aussi avec le « goût moral » de son époque. Ce n’est pas pour rien qu’elle pose Socrate comme le « modèle » du penseur dont la capacité à saper les coutumes et les conventions conduit à une amélioration du jugement moral. Parce que c’est seulement en développant la capacité « à penser indépendamment et par soi-même » que l’individu peut espérer éviter la catastrophe morale dans des situations où « tout le monde est emporté » par une vague de conviction et d’enthousiasme mal placée. Nous voyons comment Arendt équilibre son appel de The Human Condition à un sens de la « communauté » renforcé avec une forte appréciation de l’indépendance morale et intellectuelle, une appréciation morale « du point de vue des parias ».

Dans La Vie de l’Esprit, cependant, Arendt ne s’intéresse pas à la pensée engagée ou politique, mais à ce qui (faute d’un meilleur terme) peut être appelé la pensée « extraordinaire » ou philosophique. En fait, sa dernière œuvre insiste de façon aussi catégorique que The Human Condition sur le fait que cette activité est dans la plus grande tension possible non seulement avec la vie du citoyen, mais avec l’existence mondaine en général. De fait, alors qu’elle avait le plus grand respect possible pour des penseurs « extraordinaires » de Platon à Heidegger, elle continua à se méfier d’eux. Seul Socrate, de son point de vue, fut capable de pratiquer à la fois la pensée ordinaire et la pensée extraordinaire sans sacrifier l’une à l’autre.

Cela suggère-t-il qu’il existe une sorte de stagnation dans la pensé d’Arendt, une absence de volonté têtue de modifier ses trop strictes définitions et oppositions ? Il n’y a pas de doute que dans certains cas –par exemple sa distinction entre le politique et le social ou le  public et le privé –Arendt fut trop rigide pour son propre bien. Pour ce qui concerne la distinction entre la vie de l’esprit et la vie du citoyen ce n’est, cependant, pas le cas. En mettant au centre de sa réflexion sur la politique et la tradition cette opposition, Arendt est loin de dire que la vie du citoyen est ou devrait être « sans esprit ». Ses appels répétés au débat, à la délibération, au jugement et sa perspective sur la formation de l’opinion mettent en avant les capacités rationnelles et morales des citoyens ordinaires. Son intention fut, plutôt, de nous  rappeler qu’il ne peut y avoir de synthèse facile entre ces deux modes de vie opposés. Entre la vie du citoyen et celle du philosophe le choix est inévitablement tragique. Confrontée à ce choix, ne biaisa jamais. Elle fut un penseur, mais un penseur qui de façon constante et résolue mit son poids du côté de la vie politique, de la vie civique, animée par le goût pour la chose publique, le « souci du monde » et une indépendance de jugement. Hantée par l’échec de beaucoup à résister au développement du totalitarisme et suspicieuse par rapport à la tradition philosophique dont la quête de la sagesse conduisit à dévaluer, à la fois, la politique et la pluralité humaine, elle consacra ses considérables talents intellectuels à révéler le sens insoupçonné d’une vie consacrée à la préservation active de la liberté mondaine.

Publié dans Arendt

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