Voyage vers le XXIe siècle avec Hannah Arendt (1/7)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Cours qui sera donné le 9 octobre 2014 à l'Université du temps Libre (UTL) d'Orléans.

Retour sur la saison précédente
1906 - 1958
A.     Pourquoi j’ai choisi Hannah Arendt : quelques citations

 

À ces préoccupations, à ces inquiétudes, le présent ouvrage ne se propose pas de répondre. Des réponses on en donne tous les jours, elles relèvent de la politique pratique, soumise à l'accord du grand nombre; elles ne se trouvent jamais dans des considérations théoriques ou dans l'opinion d'une personne : il ne s'agit pas de problèmes à solution unique. Ce que je propose dans les pages qui suivent, c'est de reconsidérer la condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos craintes les plus récentes. Il s'agit là évidemment de réflexion, et l'irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de « vérités » devenues banales et vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps. Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons.

Condition de l’homme moderne (La condition humaine), page 38

 

En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que pour les Romains –le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous –, une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé.

La crise de la culture (Entre passé et futur), page 288.

 

S’il appartient au domaine public de faire la lumière sur les affaires des hommes en ménageant un espace d’apparition où ils puissent montrer, pour le meilleur et pour le pire, par des actions et des paroles, qui ils sont et ce dont ils sont capables, alors l’obscurité se fait lorsque cette lumière est éteinte par des « crises de confiance » et un « gouvernement invisible », par une parole qui ne dévoile pas ce qui est mais le recouvre d’exhortations –morales ou autres –qui, sous prétexte de défendre les vieilles vérités, rabaissent toute vérité au niveau d’une trivialité dénuée de sens.

Vies politiques (Des hommes dans des sombres temps), page 8.

 

Les « sombres temps », au sens le plus large qui est celui que j’adopte ici, ne sont pas, en tant que tels, assimilables aux monstruosités de ce siècle qui sont certainement d’une horrible nouveauté. Les temps sombres, au contraire, non seulement ne sont pas nouveaux mais ne sont pas même exceptionnels dans l’histoire quoiqu’ils furent peut-être inconnus à celle de l’Amérique qui par ailleurs a, elle aussi, son lot de crimes et de désastres.  Que nous ayons, même dans les plus sombres des temps, le droit d’attendre quelque illumination et qu’une telle illumination puisse fort bien venir moins des théories et des concepts que de la lumière incertaine, vacillante et souvent faible que des hommes et des femmes, dans leur vie et leur œuvre, font briller dans presque n’importe quelles circonstances et répandent sur l’espace de temps qui leur est donné sur terre, telle est l’intime conviction qui constitue le fond sur lequel les silhouettes qui suivent furent dessinées. Des yeux aussi habitués à l’obscurité que les nôtres auront du mal à distinguer si leur lumière fut celle d’une chandelle ou d’un soleil ardent. Mais une telle évaluation objective me parait être une question d’importance secondaire qui pourra être abandonnée sans inconvénient à ceux qui naitront après nous.

 Vies politiques (Des hommes dans des sombres temps), pages 9 et 10.

B.     Une pensée politique construite sur les évènements d’une vie

1.      Sept livres publié en 25 ans (1951 – 1975) plus un livre inachevé

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2.      Une œuvre traduite tardivement, dans le désordre et très mal connue en France

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)

3.      Une œuvre inscrite dans la trajectoire d’une vie

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
C.     Naissance d’un penseur politique (1906 -1950)

Pour comprendre l’œuvre d’un auteur comme Hannah Arendt chez qui la « pensée reste liée à l’évènement comme le cercle à son centre », il est important d’avoir des repères biographiques et historiques et de toujours prendre en compte le contexte de ses écrits. Ce qui est très rarement fait en France où son œuvre est souvent citée mais rarement lue et pratiquement jamais contextualisée.

Je reviens brièvement sur ce que j’ai appelé « la naissance d’un penseur politique » en cinq étapes. Je vous renvoie aux deux premiers cours de la saison précédente pour plus de détails, à mon livre[1] publié en 2010 ou, encore mieux, à la biographie de référence d’Elizabeth Young-Bruhel[2].

Avec pour chaque étape, deux diapositives illustrant les évènements importants, sur le plan personnel et historique, dans la naissance et la construction de la pensée politique probablement la plus originale du XXe siècle.

1.      Enfance et adolescence (1906 – 1923)

 

[1] Réinventer la politique avec Hannah Arendt, éditions Utopia.

[2] Hannah Arendt (Pour l’amour du monde), Pluriel

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Arendt nait à Linden près de Hanovre le 14 octobre 1906 dans une famille juive originaire de Königsberg (Prusse orientale)  où elle passera toute son enfance.

Son enfance est marquée par la mort de son père Paul, en 1913, père qui exercera cependant sur elle une grande influence à travers sa bibliothèque de classiques grecs, latins et allemands en particulier (lecture de Kant à 14 ans !).

Son enfance est marquée aussi par l’amour de sa mère qui tiendra un journal de son éducation selon les principes développés par Goethe et lui apprendra à faire face, par elle-même, à l’antisémitisme.

Son enfance et son adolescence sont vécues dans un contexte historique très lourd. Deux évènements marqueront Arendt.

La fuite de Königsberg suite à l’avancée de l’armée russe  puis le retour après la victoire de Hindenburg à Tannenberg en août 1914.

 La révolte spartakiste début 1919 à Berlin. Hannah Arendt se souviendra très bien que sa mère, fervente admiratrice de Rosa Luxemburg lui avait dit « Retiens bien cela, nous vivons un moment historique ».

Elle conservera toute sa vie une grande admiration pour Rosa Luxemburg.

Malgré ce contexte et ces évènements Hannah Arendt ne manifeste alors aucun intérêt pour la politique comme le montre les choix d’étude qu’elle effectue lors de son entrée à l’Université et comme elle le confirmera en 1964 lors d’un entretien à la télévision allemande. 

2.      Université (1924 – 1929)

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 Hannah Arendt entre à l’université grâce à un bien maigre pécule constitué en partie par son oncle Aron.

À Marburg, à l’automne 1924, Arendt se trouve prise dans une « révolution » philosophique qui oriente définitivement son itinéraire personnel et intellectuel. Jeune meneur de cette révolution : Martin Heidegger. Pendant  l’année qu’elle passe à Marburg, Hannah Arendt se trouve coupée du monde, isolée dans son amour secret pour Heidegger.

Un autre étudiant juif fréquente le séminaire de Heidegger, Hans Jonas, et des longues heures passées ensemble à déchiffrer le cours de Heidegger, une amitié nait qui durera jusqu’à leur mort.

Arendt quitte Marburg pour un semestre d’études avec Husserl. Heidegger la recommande à son ami Karl Jaspers qui occupe une chaire de philosophie à Heidelberg. Elle y entreprend une thèse de doctorat sur le Concept d’amour chez (Saint) Augustin. En Jaspers, Arendt rencontre un homme « dont les qualités humaines sont celle d’un Goethe. »

 Les années d’université de Hannah Arendt, de 1924 à 1929, correspondent aux années les moins troublées de la précaire République de Weimar :

  • redressement économique et endiguement de l’hyperinflation de 1923
  • effets des plans Dawes puis Young : positifs au plan économiques, négatifs au plan politique
  • accords de Locarno sur le plan international.

Arendt n’est toujours pas intéressée par la politique.

Seules la marquent, peut-être, les difficultés financières de son beau-père qui se retrouve sans travail comme un nombre croissant d’allemands à partir de 1928, et qui, à près de soixante ans, doit devenir représentant de commerce dépensant tout son salaire en déplacements. Comme un nombre croissant de femmes ses deux filles doivent travailler pour contribuer à la bonne marche du ménage paternel.

Les succès électoraux des partis communiste et nazi accompagne la montée du chômage à partir de 1928.

 

Les évènements auxquels va être confrontée Arendt à partir de 1929 vont faire basculer durablement ses centres d’intérêt de la philosophie à la politique.

Elle ne reviendra à la philosophie qu’à la fin de sa vie après sa « rencontre » avec un homme « incapable de penser par lui-même » : Eichmann. 

3.      Les étapes vers la politique (1929 – 1933)

Dans cette partie de la vie d’Arendt vont, pour la première fois, se mêler écriture et action politique. Ce ne sera le cas qu’une autre fois, entre 1941 et 1950. 

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Hannah Arendt décide de consacrer  son travail de recherche après sa thèse, à Rahel Varnhagen, écrivaine allemande juive de l'époque du romantisme (1771 -1833).

En 1931 et 1932 la pensée de Hannah Arendt devient progressivement plus politique et plus historique. Elle passe le plus clair de son temps avec Kurt Blumenfeld et ses amis sionistes. Elle donne une série de conférences dans différentes villes sur le sionisme et l’histoire de l’antisémitisme allemand.

Günther Stern[1], son mari depuis 1929, quitte Berlin pour Paris quelques jours après l’incendie du Reichstag. Arendt décide de rester à Berlin, sentant qu’elle ne peut « plus se contenter d’être spectateur ». Elle milite plus radicalement en faveur des sionistes dont les activités prennent un caractère d’urgence au moment des mesures anti-juives de l’été 1933. Mais un jour, alors qu’elle déjeune avec sa mère elle est arrêtée et conduite à la direction de la police. Elle est relâchée huit jours plus tard.[2] Hannah Arendt quitte l'Allemagne, sans papiers, d’abord pour Prague puis pour Genève.

Ce sont les évènements[3] de cette période très lourde qui vont faire basculer Arendt vers la politique. Les principaux :

  • Crise de 1929 (jeudi et mardi « noirs »)…
  • Crise en Allemagne et en Autriche
  • Succès électoraux du parti nazi
  • Nomination par Hindenburg de Hitler au poste de chancelier (30 janvier 1933)
  • Incendie du Reichstag(27 février 1933)
  • Le 28 février, Hitler fait signer par Hindenburg un décret qui suspend les libertés fondamentales, donne des pouvoirs de police exceptionnels aux régions et met fin à la démocratie.
  • Ouverture à Dachau du premier camp de concentration (23 mars 1933)
  • Le 31 mars Hitler dissout les assemblées législatives des différents états de la République allemande.
  • Autodafé des « écrits juifs » le 10 mai 1933.
  • Mort de Hindenburg le 2 mai 1934
  • « Un Peuple, un État, un Guide »

En 1933,  dira Arendt,  le vrai choc fut double.

En premier lieu ce qui était en général de l'ordre du politique est devenu un destin personnel . En second lieu le problème personnel n'était pas tant ce que pouvaient bien faire nos ennemis mais ce que faisaient nos amis. (…)Je voulais m'engager pratiquement dans un travail et je voulais exclusivement m'engager dans le travail juif. C'est en ce sens que je me suis orientée vers la France .


[1] Qui prendra le nom de plume de Günther Anders

[2] Voir le premier cours de la saison 1 pour les détails donnée par Arendt sur cette arrestation et sa libération.

[3] Détaillés dans le premier cours de la saison 1

4.      Arendt à Paris et en France (1933 – 1941)

Le long séjour à Paris et en France d'Arendt contribue fortement à son éducation politique qui prend le dessus sur l'étude. Elle est confrontée à la condition d'une réfugiée, d'une personne déplacée. Elle prend conscience du traitement infligé à ses opposants par le parti communiste russe.  Elle partage le sort des prisonnières regroupées dans le camp de Gurs avant de partir pour les États-Unis. Expériences sans lesquelles son œuvre politique à venir n’aurait sans doute pas vu le jour. 

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Huit années durant lesquelles Arendt, apatride :

  • rencontre celui qui devient son second mari et son alter ego dans  la construction de sa pensée politique : Heinrich Blücher.
  • mène une activité politique intense, en lien direct avec la condition des réfugiés juifs allemands mais aussi en lien avec les évènements de l’époque comme la Nuit de cristal à Berlin et les procès de Moscou.
  • fait un voyage en Palestine en 1935 pour accompagner un groupe de jeunes dans le cadre de son travail à l’Aliyah des jeunes.
  • dénonce la ligne de conduite choisie par les dirigeants juifs du Consistoire de Paris : « Pas de politique ».
  • est victime de la rafle du 15 mai 1940 et internée au camp de Gurs dont elle s’évade profitant du chaos suivant la défaite de la France.
  • retrouve, par miracle,  son mari à Montauban. Elle y mène des travaux de lecture et d’écriture qui nourriront Les origines du totalitarisme.
  • obtient grâce à  son premier mari, Günther Stern, un visa pour les États-Unis, pour elle et son second mari.
  • s’échappe avec son mari de justesse de Marseille pour rejoindre Lisbonne d’où ils embarquent, après trois mois d’attente, pour New-York où ils arrivent le 22 mai 1941.

En s’intéressant à ces huit années de la vie d’Arendt, à côté d’ évènements bien connus, c’est tout un pan, peu glorieux, de l’histoire de la France qui se révèle avec le traitement infligé aux opposants au nazisme contraints de fuir l’Allemagne :  

  • En avril et mai 1938 (après l’annexion de l’Autriche) puis en novembre 1938 (après la Nuit de cristal) promulgation de décrets à l’encontre des étrangers.
  • Dès la déclaration de guerre le gouvernement français décide d'interner tous les citoyens allemands masculins, ainsi que les réfugiés de provenance allemande dont le passé politique est suspect. Heinrich Blücher, avec des centaines d'autres réfugiés, est sommé de se rendre dans un camp de « prestataires » où le travail sert à soutenir l'effort de guerre français. Il est envoyé à Villemalard, hameau de Marolles, à soixante kilomètres d'Orléans. Arendt réussit à le faire libérer. Ils se marient le 16 janvier 1940.
  • Rafle, oubliée,  des 14 et 15 mai 1940. Les hommes au Stade Buffalo, les femmes au Vélodrome d’hiver.
  • Octobre 1940 : l’obligation faite aux juifs de se faire recenser dans les préfectures conduit les Blücher à essayer d’obtenir des visas pour les États-Unis.

 

5.      New-York, vers Les Origines du totalitarisme (1941 – 1950)

Arendt, contrairement à son mari, s’adapte rapidement aux États-Unis. Elle apprend l’anglais, langue dans laquelle elle écrit le livre qui la rendra célèbre en 1951. Dès son arrivée elle s’imprègne de la vie américaine. Elle se forge une opinion qu'elle gardera toute sa vie :

La liberté politique associée à l'asservissement social est la contradiction fondamentale de ce pays.

Cette période est marquée par une activité et un travail d’étude et d’écriture intenses. Pensée et action se combinent à un niveau unique dans la vie d’Arendt. Quelques jalons[1] :

  • Arendt publie un premier article dans Aufbau[2], journal juif de langue allemande, le 24 octobre 1941.
  • En juillet 1942 un article synthétisant  ses recherches sur l’antisémitisme en France, est  traduit et publié dans le périodique Jewish Social Studies. Il sera utilisé pour le premier volume des  Origines du totalitarisme.
  • Arendt devient éditorialiste pour Aufbau, où elle défend l’idée d’une armée juive. Elle travaille, en parallèle,  pour le groupe de la jeunesse juive sur un fondement théorique de la politique juive.
  • Sa position devient malheureusement rapidement minoritaire par rapport à celle de Ben Gourion qui défend une Palestine juive lors d’une rencontre internationale à l’hôtel Biltmore en mai 1942. C’est un tournant dans sa relation au sionisme. Fin novembre 1942 sa chronique de Aufbau est  remplacée par une autre intitulée «Tribune sioniste», signe des temps.
  • Arendt essaie de donner forme à ses critiques des conduites politiques sionistes et de leurs présupposés. Elle travaille durant l'été et au début de l'automne 1943 à un article intitulé : «La question judéo-arabe peut-elle être résolue ?». Aufbau le publie en deux livraisons courant décembre et l'introduit par une note éditoriale circonspecte.
  • Jewish Frontier, fait paraître dans le numéro de novembre 1942 un résumé des rapports qu'il a reçus du Congrès juif mondial sur la mise en œuvre de la Solution finale. Arendt et Blücher refusent d’abord d’y croire pour se rendre à l’évidence ensuite. Les images de ce qui se passe en Europe, de « ce qui n'aurait jamais dû arriver », les accompagnent, comme le « fardeau de notre époque[3] ».
  • Arendt devient directrice de recherches à la Commission  pour la reconstruction de la culture juive européenne. Elle travaille sur un «Essai d'inventaire des trésors de la culture juive dans les pays occupés de l'Axe», publié dans les Jewish Social Studies entre 1946 et 1948. Elle voyage, pour ce faire, en Europe en 1949 et 1950.
  • Arendt devient  éditrice chez Schocken Books chez qui elle fait publier Bernard Lazare, Franz Kafka, Gershom Scholem.

C’est dans cette période que Hannah Arendt écrit le livre qu’elle et son mari, à qui il est dédié, portent en eux depuis longtemps. La plupart des analyses qui composent les deux premières parties,  L'antisémitisme et L'impérialisme, ont été écrites avant 1946. La dernière, Le totalitarisme, qui exprime la conviction que les régimes nazi et stalinien sont, par essence, une même forme de gouvernement, est écrite entre 1948 et le printemps 1949. Un grand nombre d'informations sur les camps de concentration et les camps de travail nazis ou soviétiques émergent avec des mémoires de survivants, des journaux, des romans, des poèmes aussi bien que des documents officiels.  Arendt en tire la conclusion que ce sont les camps de concentration qui distinguent la forme totalitaire de gouvernement de toute autre. «L'histoire nazie comme l'histoire soviétique apportent l'évidence qui démontre qu'aucun gouvernement totalitaire ne peut exister sans terreur et qu'aucune terreur ne peut être efficace sans camps de concentration». Hannah Arendt résume ses recherches concernant les camps de concentration dans un article de juillet 1948 pour la Partisan Review. Article repris dans la dernière partie des  Origines du totalitarisme.

Au printemps 1948, le travail sur la troisième partie des Origines du totalitarisme s’interrompt.  Alors qu'elle décrit l'horreur de la Solution Finale nazie, Arendt est confrontée au destin des Juifs de Palestine. Ceux-ci se préparent à la guerre. Les Britanniques mettent fin à leur mandat territorial, rendant l'affrontement entre Juifs et Arabes inévitable. Arendt revient à la politique juive en mai 1948, avec un article intitulé,  Sauver la patrie juive : il est encore temps. Pour la première fois, elle est entendue. L'article gagne à Arendt l'admiration de Judah Magnes[4]. Mais alors même qu'il salue l'article, le 11 mai, il n’est plus temps de trouver une autre solution qu'un État séparé. L’État d’Israël est, en effet, créé le 14 mai 1948. Dans la patrie des Juifs, Hannah Arendt aimerait voir tous les éléments qui constituent les fondements de sa théorie politique : de nouvelles formes sociales, des conseils politiques locaux, une fédération et une coopération internationale.  Elle aurait été ravie de penser que son peuple, victime d'un régime totalitaire, offre au monde un modèle d'institutions politiques capables d'empêcher tout retour du totalitarisme. Sa déception la rend acerbe et ironique, mais elle n'abandonne pas pour autant. Le groupe lié à Magnes lui offre une base politique. Malheureusement, Judah Magnes meurt le 27 octobre 1948. Hannah Arendt soutient la Fondation Judah Magnes mais en refuse la présidence  «Je n'ai aucune compétence pour le travail directement politique», écrit-elle alors à Elliot Cohen. « Cela nuirait définitivement à mon travail d’écrivain ». Le 4 décembre 1948 elle écrit une lettre, signée collectivement,  notamment par Albert Einstein, de protestation au New-York Times, lorsque le terroriste juif Menahem Begin[5] vient chercher du soutien aux États-Unis pour son parti. Sa rupture avec le sionisme est consommée.

Au même moment, le Plan Marshall donne lieu aux États-Unis à un violent débat entre libéraux ou procommunistes et conservateurs. En février le gouvernement tchécoslovaque est renversé par les communistes avec le soutien de l’URSS. Un vent de peur traverse les États-Unis. Peur de la guerre pendant un moment, puis, sur une bien plus longue période, peur du communisme qui se mue en un inébranlable retranchement. Arendt sent alors que dans une atmosphère d'opposition confuse à Staline plutôt qu'au totalitarisme en général, son livre correspond à un besoin urgent. Elle expose cette urgence dans son article de 1948 pour la Partisan Review (plus tard incorporé aux Origines du totalitarisme) :

Une compréhension exacte de la nature du principe totalitaire, exigée par notre peur des camps de concentration, peut servir à dévaluer les vieilles ombres politiques de la droite à la gauche et, en dehors comme au-delà d'elles, à introduire le plus essentiel critère politique requis pour juger des événements de notre époque. Conduiront-ils ou non au totalitarisme ?.

 


[1] Voir le cours n°2 de la première saison

[2] Reconstruction

[3] Titre donné par l’éditeur anglais aux Origines du totalitarisme.

[4] Judah Leon Magnes (July 5, 1877 – October 27, 1948) was a prominent Reform rabbi in both the United States and the British Mandate of Palestine. He is best remembered as a leader in the pacifist movement of the World War I period and as one of the most widely recognized voices of 20th Century American Reform Judaism. (Wikipedia)

[5] Le 22 juillet 1946, Menahem Begin coordonne l'attaque de l'hôtel King David à Jérusalem (92 morts et 45 blessés). Premier ministre d'Israël de juin 1977 à octobre 1983. Prix Nobel de la paix en 1978 avec Anouar el-Sadate, président égyptien. 

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
D.     Les origines du totalitarisme (1951)

Lors de la première saison j’ai consacré deux cours[1] à fournir un guide de lecture de cet ouvrage monumental. J’ai raconté le récit de sa publication aux États-Unis et de sa traduction et de son édition très tardives et dans le désordre en France. Je vais aujourd’hui simplement présenter ce qu’il faut retenir des Origines du totalitarisme pour pouvoir suivre les cours de cette saison.

1.      Un livre

Ce livre est un tout et doit, si l’on veut saisir la pensée d’Arendt, être lu comme tel. En particulier l’oubli de sa deuxième partie traduite en français près de dix ans après la première et la troisième, empêche de saisir la cohérence et la complexité du projet d’Arendt et, surtout, sa terrible actualité. La première partie n’ambitionne nullement d’être une histoire de l’antisémitisme, dont Arendt dit qu’elle reste à écrire, mais analyse les éléments qui appartiennent aux origines du totalitarisme. Ceux qui sont intéressés par la pensée d’Arendt sur la question juive peuvent, depuis peu, lire un recueil de ses « écrits juifs ». La troisième et dernière partie a constitué, ce que les anglophones appellent un « work in progress », un travail en cours, de 1951 à 1971, ce que retrace très bien le Quarto publié en 2002 chez Gallimard.

 

[1] Voir les cours n°3 et 4 de la première saison

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)

2.      Un projet

Son projet, Arendt l’a résumé en trois questions dans sa préface à la dernière partie :

Que s'est-il passé ? Pourquoi cela s'est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ?

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)

Les deux premières parties du livre traitent des deux dernières questions, la dernière de la première, peut-être la plus difficile étant donné le caractère sans précédent dans l’Histoire des régimes totalitaires qui, pour Arendt, ne doivent surtout pas être simplement considérés comme de nouveaux types de dictatures ou de tyrannies.

Mais c’est peut-être dans une lettre[1] à celle qui devait être son éditrice, Mary Underwood, datée du 26 septembre 1946, qu’Arendt présente son projet de la façon la plus claire et la plus précise. Elle y explique son choix méthodologique qui consiste «à mettre au jour les principaux éléments du nazisme, à remonter à leur origine et à découvrir les vrais problèmes politiques sous-jacents (...). Le but du livre n’est pas d'apporter des réponses, mais plutôt de préparer le terrain». Sur ce terrain Hannah Arendt construira ensuite les fondements d'une réponse dans De la révolution, après avoir élargi son cadre de réflexion dans Condition de l’homme moderne et La crise de la culture.

Dans cette lettre de 1946 Arendt décrit le totalitarisme comme une « solution » terrifiante, bâtarde des problèmes de l’époque –problèmes qui restent, aujourd’hui,  très réels et non résolus :

L'impérialisme florissant sous sa forme totalitaire est un amalgame de certains éléments qu'on retrouve dans toutes les situations et tous les problèmes politiques de notre époque. Ces éléments sont l'antisémitisme, le déclin de l'État-nation, le racisme, l'expansion pour l'expansion, l'alliance entre le capital et la plèbe. Chacun d'eux cache un vrai problème non résolu : derrière l'antisémitisme la question juive ; derrière le déclin de l'État-nation le problème non résolu de la nouvelle organisation des peuples ; derrière le racisme le problème non résolu d'un nouveau concept d'humanité ; derrière l'expansion pour l'expansion, le problème non résolu de l'organisation d'un monde qui rétrécit constamment et que nous sommes contraints de partager avec des peuples dont les histoires et les traditions n'appartiennent pas au monde occidental. Le grand appel à un impérialisme florissant [c'est-à-dire au totalitarisme] reposait sur la conviction répandue, souvent délibérée, qu'il fournirait la réponse à ces problèmes et serait capable de maîtriser les tâches de notre époque.

 

[1] Cité par Elizabeth Young-Bruhel dans sa biographie de référence : Hannah Arendt, Pluriel, p. 263 - 264

3.      L’antisémitisme

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)

Dans le premier chapitre, Arendt rejette les interprétations « hâtives » de l’antisémitisme moderne (accident, nationalisme, haine religieuse,...). Elle s’y montre déterminée à comprendre comment et pourquoi le problème juif, apparemment limité et de peu d’importance,  a pu « déclencher la machine infernale ».  Elle présente sa démarche centrée sur la double analyse historique des relations entre les Juifs et l’État, d’une part,  et les Juifs et la société, d’autre part.  

Le deuxième chapitre est consacré à l’analyse de la première relation. Arendt y montre :

Comment, du fait du désintérêt de la bourgeoisie pour la politique, en général, et les finances de l’État, en particulier, se noue, aux XVIIe et XVIIIe siècle une relation intime entre les financiers juifs et l’État.

Comment cette relation est dénoncée et mise à mal par la bourgeoisie quand, à la fin du XIXe siècle, dans sa course à l’expansion pour l’expansion, elle fait appel à l’État pour protéger ses intérêts privés dans les colonies.

Comment les Juifs, dans leur ensemble, sont, du fait de cette relation, placés au centre de la machine infernale de l’impérialisme.

Comment, malgré des formes différentes selon les groupes et les pays, l’antisémitisme reproduit des arguments et des images semblables en rapport avec une réalité qu’il déforme : en raison de l’étroite relation avec l’État, les Juifs sont identifiés au pouvoir ; parce qu’ils se tiennent à distance de la société, repliés sur le cercle familial, ils sont constamment soupçonnés de travailler à la destruction de toutes les structures sociales.

Le troisième chapitre est consacré à l’analyse de la seconde relation, celle entre le Juifs et la Société.

Par trois entrées différentes mais qui se recoupent, Arendt y décrit la vie en société des Juifs, ou plutôt des Juifs qui y sont admis. Avec une loi : leur succès social est toujours acquis au prix de la détresse politique, leur succès politique au prix de l’affront social.

Enfin Arendt termine cette première partie par un récit et une analyse détaillés de l’Affaire Dreyfus qui, pour elle, fut une « répétition générale des évènements de notre temps ».

Les Écrits juifs d’Arendt, récemment publiés en France, permettent d’encore mieux saisir l’ampleur et la richesse de sa  réflexion sur l’antisémitisme et de comprendre les nuances de sa position par rapport au sionisme et à Israël.

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4.      L’impérialisme

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La deuxième partie des Origines du totalitarisme, la moins connue en France, est essentielle pour comprendre comment l’antisémitisme a pu se « cristalliser avec d’autres éléments » dans la catastrophe sans précédent du totalitarisme. Dans sa préface écrite en 1967, Arendt s’interroge sur les applications possibles à son époque de l’analyse de l’impérialisme. Dans la phase d’expansion pour l’expansion que nous connaissons à nouveau aujourd’hui (que nous l’appelions mondialisation ou globalisation), les interrogations d’Arendt restent pleinement d’actualité.

Hannah Arendt analyse l’ère impérialiste (1884 – 1947) et en déroule l’histoire en 300 pages et 5 chapitres.

L’évènement majeur sur le plan de la politique intérieure pour l’Europe est l’émancipation politique de la bourgeoisie (1/5).  Constatant que la production capitaliste dans un système social fondé l’inégalité aboutit à l’accumulation et la concentration d’un capital superflu condamné à l’inertie s’il reste à l’intérieur des capacités nationales de production et de consommation, la bourgeoisie multiplie les investissements à l’étranger. Mais les faillites à répétition  éloignent les épargnants  de ces investissements, à fort profit et à hauts risques. Les détenteurs de gros capital restent seuls, superflus par rapport à un corps national. C’est leur demande de protection des investissement par les gouvernements qui va leur faire reprendre place dans la vie de la nation. Ils suivent ainsi la tradition bien établie de la société bourgeoise : ne voir dans les institutions politiques qu’un instrument destiné à protéger la propriété individuelle

Mais, plus ancienne que la richesse superflue, il y a aussi cet autre sous-produit de la production capitaliste. Chaque crise, succédant invariablement à chaque période de croissance, élimine en permanence des hommes de la société productive. Hommes devenus superflus et dangereux pour leur propre pays et dont, tout au long du XIXe siècle,  l’émigration contribuera à peupler les dominions du Canada, de l’Australie et les États-Unis. L’ère impérialiste voit ces deux forces superflues, argent et main-d’œuvre, capital et populace, s’unir pour quitter le pays. L’expansion, exportation du pouvoir gouvernemental et annexion de tout territoire où des nationaux ont investi argent ou travail, semble alors  la seule alternative à la « superfluité » croissante d’argent et d’hommes et offrir un remède permanent à un mal permanent. Cette   alliance entre capital et populace (mob) révèlera une force qui a toujours existé dans la structure de base de la société bourgeoise et qui deviendra le préalable à toute doctrine raciale : l’exclusion par principe de la seule idée régulatrice en termes de droit international, l’idée d’Humanité.

Les deux chapitres qui suivent traitent alors, en toute logique, du racisme. Arendt retrace d’abord (2/5) la naissance de la pensée raciste et sa transformation en principale arme idéologique des politiques impérialistes. Pensée française, d’abord,  avec  les idées du comte de Boulainvilliers (1658-1722) qui voient s’opposer, après la Révolution française,  une race d’aristocrates contre une nation de citoyens. Pensée allemande, qui, après la déroute de la vieille armée prussienne devant Napoléon, pour unir le peuple contre une domination étrangère, éveille chez lui la conscience d’une origine commune :   l’unité de race comme substitut à l’émancipation nationale. Pensée anglaise qui, en réaction à la Révolution française fera, avec Edmund Burke (1729 – 1797), du peuple anglais, par extension des droits de la classe privilégiée,  une sorte de noblesse des nations :   les « droits des anglais » contre les droits des hommes. Cette pensée raciale, indique Arendt, « selon toute vraisemblance, aurait disparu le moment venu », comme d’autres opinons irresponsables du XIXe siècle » sans « le choc des nouvelles expériences » imposées à l’humanité occidentale par l’ère impérialiste.

Arendt traite ensuite (3/5) des « deux moyens visant à imposer organisation et autorité politique aux populations étrangères », découverts au cours des premières décennies de l’impérialisme : Race et Bureaucratie. La race est « découverte », comme moyen de domination politique, en Afrique du Sud, comme réaction semi-consciente face à des peuples dont l’humanité fait honte et peur à l’homme européen.  Réponse qui conduit aux massacres les plus terribles de l’histoire et  à l’introduction triomphante de semblables procédés de pacification dans les politiques étrangères. La bureaucratie est, elle, découverte en Algérie, Égypte et en Inde. Elle devient l’organisation du grand jeu de l’expansion où chaque région est considérée comme un tremplin pour de nouveaux engagements, chaque peuple un instrument pour de nouveaux investissements, de nouvelles conquêtes. C’est l’histoire de cette double domination qu’analyse Arendt. Elle y retrouve, en particulier, son image du « superflu » avec  la course vers l’or sud-africain et la ruée des « hommes superflus » vers le Cap, en ayant assez « d’être comptés au nombre des parias et voulant faire partie d’une race de maîtres ».

Mais nazisme et bolchévisme doivent encore plus, respectivement, au pangermanisme et au panslavisme. Ces mouvements, nés avant l’impérialisme, ne percent que dans les années 1880 avec la triomphale expansion impérialiste des nations occidentales. Les nations d’Europe centrale et orientale, sans colonies et espoirs d’expansion outre-mer, décident qu’elles ont le même droit que les autres peuples à l’expansion et qu’à défaut d’autres possibilités de s’étendre, elles le feront en Europe. Si l’impérialisme continental (4/5) partage avec l’impérialisme colonial un même mépris pour l’étroitesse de l’État-nation, il lui oppose plus une « conscience tribale élargie », supposée unir tous les peuples partageant des traditions de même origine indépendamment de leur histoire et de leur localisation, que des arguments économiques. Il a donc d’emblée une plus grande affinité avec la pensée raciale et peut développer des concepts de race totalement idéologiques bien plus rapidement et efficacement. Il le fera dans le cadre de ce qu’Arendt appelle le nationalisme tribal, nationalisme des peuples qui n’ont pas atteint la souveraineté de l’État-nation. Conjugué à la frustration de n’avoir pu prendre part à la soudaine expansion des années 1880, à la présence de minorités opprimées comme les Slaves en Autriche et les Polonais en Russie, il débouchera sur un antisémitisme violent, les Juifs apparaissant comme les agents non seulement d’un appareil d’État oppressif, mais aussi  d’un oppresseur étranger. Antisémitisme qui deviendra le pivot de toute une conception de la vie et du monde indépendamment des faits et circonstances politiques.

Arendt conclut cette partie par un chapitre (5/5) qui fait écho au deuxième de la première partie sur l’antisémitisme. Arendt y décrit, de façon saisissante la « réaction en chaîne » qui s’est déclenchée avec la Première Guerre mondiale et « dans laquelle nous sommes pris depuis lors sans que personne ne paraisse pouvoir l’arrêter . Transformation de l’État d’instrument de la Loi en un instrument de la Nation.  Émergence de deux groupes ayant perdu les droits qui avaient été conçus et même définis comme inaliénables,  les Droits de l’homme : les apatrides et les minorités. Le retrait de la nationalité devient une arme puissante entre les mains de la politique totalitaire et l’incapacité constitutionnelle des États-nations à garantir des droits humains à ceux qui ont perdu les droits garantis par leur nationalité permet aux gouvernements d’imposer leurs modèles de valeurs, même à leurs adversaires. Les mots mêmes de « droits de l’homme » deviennent aux yeux de tous, victimes, persécuteurs et observateurs le signe manifeste d’idéalisme sans espoir ou d’hypocrisie hasardeuse.

Mais plus encore que la question des minorités, réglée en partie depuis l’époque où Arendt écrivait Les origines du totalitarisme par la multiplication des États membres de l’ONU (193 aujourd’hui), c’est celle des apatrides qui se révèlera autrement difficile et lourde de conséquences. Ne serait-ce que parce que le règlement partiel de la première question accroîtra l’ampleur de la seconde. Chaque évènement politique depuis la Première Guerre mondiale ajoutera une nouvelle catégorie à ceux qui doivent vivre hors du giron la Loi.

La transformation de l’État en un instrument de la nation, au lieu de la Loi, en fait une structure, qui si elle n’est pas encore tout à fait totalitaire, n’est en tout cas pas prête à tolérer la moindre opposition et qui préfère perdre ses citoyens plutôt de donner asile à des individus aux vues divergentes. Le remplacement de l’appellation officielle d’apatrides par celle de « personnes déplacées », effaçant le fait que ces personnes ont perdu la protection de leur gouvernement et que seuls des accords internationaux peuvent sauvegarder leur statut juridique, est  symboliquement très forte. Tout comme la disparition ou l’affaiblissement considérable du droit d’asile et l’échec des deux seules solutions rapides : le rapatriement ou la naturalisation. Le seul substitut concret à une patrie inexistante est devenu le camp d’internement, seul « pays » que dès les années 1930 et, encore de nos jours, le monde ait à offrir aux apatrides.

Les Juifs jouent  un rôle essentiel dans l’histoire de la « nation des minorités » ainsi que dans la formation d’un « peuple apatride ». Après la Seconde Guerre mondiale et le génocide des Juifs en Europe, la question juive sera résolue au moyen d’un territoire colonisé puis conquis. Mais au prix de la création d’une nouvelle catégorie de réfugiés, les Arabes, les Palestiniens. Phénomène qui se reproduira en Inde, à grande échelle, pour des millions de gens et, depuis, chaque fois que de nouveaux États sont créés.

La maladie d’un État-nation, qui ne saurait exister sans l’égalité devant la Loi, principe juridique prévu à l’origine pour remplacer l’ancien ordre féodal, est, pour Arendt, incurable. Plus son incompétence est manifeste à traiter les apatrides, les « sans-papiers », comme on dit aujourd’hui, plus grande y est l’extension de l’arbitraire exercé, à leur encontre, par les décrets et l’action de la police, plus grande est la tentation de priver tous les citoyens de statut juridique et de les gouverner au moyen d’une police omnipotente. Ce que réalise, et nous fait réaliser Arendt, c’est que ce que perdent ces sans-droits de notre monde moderne, ce n’est pas le droit à la liberté mais le droit d’agir. Ce n’est pas le droit de penser mais le droit d’avoir une opinion.

 Le danger mortel pour la civilisation n’est plus désormais un danger qui viendrait de l’extérieur. (…). Le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein, à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie de sauvages[1].

 

[1] L’impérialisme, p. 307

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
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5.      Le totalitarisme

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Cette dernière partie, la première traduite en français répond principalement à la question : Que s’est-il passé ? La citation de David Rousset, mise en exergue, mérite, encore et surtout, aujourd’hui, de retenir notre attention : « Les homme normaux ne savent pas que tout est possible ». « Tout est possible », expression de la croyance du totalitarisme en la toute-puissance humaine.

Dans le  premier chapitre Arendt  analyse  les conditions d’apparition des mouvements totalitaires et leur capacité à établir des régimes totalitaires. Après la Première Guerre mondiale, une vague de mouvements totalitaires déferle sur l’Europe en  réussissant à organiser des masses et non des classes. N’étant pas « représentant d’intérêts » comme les partis, ils dépendent de la seule force du nombre. Ces mouvements ne réussissent établir des régimes totalitaires que là où ils contrôlent suffisamment de matériel humain » pour permettre la  domination totale et les lourdes pertes de population qui en sont inséparables : la Russie puis l’Allemagne quand les conquêtes à l'Est auront fourni de grandes masses humaines et rendu  possibles les camps d'extermination.

Avec deux processus différents de naissance d’une société sans classe. Effondrement des murs protecteurs des classes en Allemagne et en Autriche lorsque inflation et chômage aggravent la dislocation consécutive à la défaite militaire. Création d’une société atomisée et individualisée en URSS par Staline à travers un processus de purges répétées. Liquidation du pouvoir des soviets, des classes moyennes et paysanne, de la classe ouvrière transformée en armée de forçats, de la bureaucratie et des plus hauts fonctionnaires de la police ayant mené à bien les purges précédentes. Dans tous les cas, le totalitarisme aura remplacé invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par « ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d'intelligence et de créativité reste la meilleure garantie de leur loyauté ».

Arendt consacre le deuxième chapitre à l’analyse de la propagande et de l’organisation des mouvements totalitaires. La propagande totalitaire perfectionne les techniques de la propagande de masse et en reprend les thèmes préparés par cinquante années d’essor de l'impérialisme et de désintégration de l'État-nation. Son efficacité met en lumière l'une des principales caractéristiques des masses modernes. Elles se laissent convaincre non par les faits, même inventés, mais seulement par la cohérence du système dont ils sont censés faire partie. Ce qu’elles refusent de reconnaître, c'est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité. Elles sont prédisposées à accepter toutes les idéologies parce que celles-ci expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois et éliminent les coïncidences.

Les formes de l'organisation totalitaire sont complètement nouvelles. Elles sont destinées à traduire les mensonges de la propagande en une réalité agissante et à édifier, même dans des circonstances non totalitaires, une société dont les membres agissent et réagissent conformément aux règles d'un monde fictif. Arendt décrit l’organisation nazi sous la forme d’un oignon avec, de l’extérieur vers l’intérieur : sympathisants, parti, SA, SS, Führer. Ce genre d'organisation empêche ses membres d'être jamais directement confrontés avec le monde extérieur. Ce schéma peut se répéter indéfiniment et maintient l'organisation dans un état de fluidité qui lui permet d'insérer constamment de nouvelles couches et de définir de nouveaux degrés de militantisme. Toute l'histoire du parti nazi peut se résumer à celle des formations nouvelles à l'intérieur du mouvement nazi. Au centre du mouvement, tel le moteur qui lui donne l'impulsion, se trouve le Chef. Il est coupé de la formation d'élite par le cercle intérieur des initiés qui répandent autour de lui une aura de mystère impénétrable correspondant à sa «prépondérance intangible ». Lorsqu'un mouvement totalitaire a été édifié et a établi le principe que « la volonté du Führer est la loi du parti», le Chef devient irremplaçable. Toute la structure compliquée du mouvement perdrait sa raison d'être sans ses ordres.

Dans le troisième chapitre Arendt analyse le totalitarisme au pouvoir.  C’est dans le slogan de Trotski «révolution permanente» qu’Arendt trouve la caractérisation la plus adéquate de la forme de gouvernement engendrée par les deux mouvements à partir de leur double prétention à une domination totale et à un empire planétaire. En Union soviétique, les purges deviendront une institution permanente du régime stalinien après 1934. En Allemagne la notion de sélection raciale ne connaîtra jamais de trêve avec une radicalisation constante des normes et, donc, une extension de l’extermination.

Derrière la politique totalitaire se cache une conception du pouvoir et de la réalité entièrement nouvelles. Suprême dédain des conséquences immédiates plutôt qu'inflexibilité. Absence de racines et négligence des intérêts nationaux plutôt que nationalisme. Mépris des considérations d'ordre utilitaire plutôt que poursuite inconsidérée de l'intérêt personnel. « Idéalisme », c'est-à-dire foi inébranlable en un monde idéologique fictif, plutôt qu'appétit du pouvoir. Tout cela introduit dans la politique internationale un facteur nouveau, plus troublant que l’agressivité pure et simple. Pendant très longtemps, la normalité du monde constituera la protection la plus efficace contre la divulgation des crimes de masse totalitaires. « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible».

Les camps de concentration et d'extermination des régimes totalitaires servent de laboratoires où la conviction fondamentale du totalitarisme que tout est possible se vérifie. Les camps ne sont pas seulement destinés à l'extermination des gens et à la dégradation des êtres humains : ils servent aussi à l'horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu'expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne sont pas. Les camps de concentration ne sont pas seulement «1a société la plus totalitaire encore réalisée» (David Rousset), mais aussi l'idéal social exemplaire de la domination totale en général. Le premier pas consiste à tuer en  l’homme la personne juridique. Le suivant est le meurtre de la personne morale en rendant d'une manière générale, et pour la première fois dans l'histoire, le martyre impossible. Le dernier est la destruction de l’individualité, du caractère unique de la personne humaine.

Dans le dernier chapitre, Idéologie et terreur, écrit en 1952 puis inclut dans les rééditions des Origines du totalitarisme, Arendt analyse le caractère sans précédent des régimes totalitaires, en utilisant les distinctions posées par Montesquieu. Le régime totalitaire fait éclater l'alternative même sur laquelle reposaient toutes les définitions de l’essence des gouvernements dans la philosophie politique. Entre gouvernement sans lois et gouvernement soumis à des lois, entre pouvoir légitime et pouvoir arbitraire. Avec le pouvoir totalitaire nous sommes en présence d'un genre de régime totalement nouveau. Il brave toutes les lois, jusqu'à celles qu'il a lui-même promulguées. Mais il n'opère jamais sans avoir la Loi pour guide et il n'est pas non plus arbitraire. Que les nazis parlent de Loi la Nature ou que les bolcheviks parlent de Loi de l'Histoire, ni la Nature ni l'Histoire ne sont plus la source d'autorité qui donne stabilité aux actions des mortels. Elles sont elles-mêmes des mouvements.

Ce dont la définition des régimes politiques a toujours eu besoin est ce que Montesquieu nomme un «principe d'action» qui, différent selon chaque type de régime, inspire pareillement le gouvernement et les citoyens dans leur activité publique et qui, au-delà du critère seulement négatif de la légalité, sert de norme pour juger toute action dans le domaine public. Ces principes directeurs et ces critères d'action sont, d'après Montesquieu, l'honneur dans une monarchie, la vertu dans une république et la crainte dans une tyrannie. Aucun principe directeur de conduite n'est nécessaire pour mettre en mouvement un corps politique dont l'essence est la terreur.

Ce dont a besoin le pouvoir totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c'est d'une préparation qui rende chacun d'entre eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de victime. Cette préparation, substitut d'un principe d'action, c’est l'idéologie. Les idéologies, ces «ismes» qui, à la grande satisfaction de leurs partisans, peuvent tout expliquer jusqu'au moindre événement en le déduisant d'une seule prémisse, sont un phénomène tout à fait récent, qui, jusqu’à Hitler et Staline, avait joué un rôle négligeable en matière politique. Les idéologies ont la prétention de constituer une philosophie scientifique. En fait une idéologie est très littéralement ce que son nom indique: la logique d'une idée. Elle traite l'enchaînement des événements comme s'il obéissait à la même « loi» que l'exposition logique de son «idée».

Toutes les idéologies contiennent des éléments totalitaires, mais qui ne sont pleinement développés que par les mouvements totalitaires. Cela crée l'impression trompeuse que seuls le racisme et le communisme ont un caractère totalitaire. En vérité, c'est plutôt la nature réelle de toutes les idéologies qui s'est révélé dans le rôle que l'idéologie joue dans l'appareil de domination totalitaire. Sous cet angle, il apparaît qu'il existe trois éléments spécifiquement totalitaires, propres à toute pensée idéologique. Prétention à tout expliquer qui amène à  ne pas rendre compte de ce qui est, mais de ce qui devient, de ce qui naît et meurt. Émancipation de la réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens et affirmation d'une réalité «plus vraie», qui requiert pour l’apercevoir la possession d'un sixième sens, justement fourni par l'idéologie. Ordonnancement des faits en une procédure absolument logique, qui part d'une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste, avec une cohérence qui n’existe pas dans la réalité. Une fois les prémisses établies, le point de départ donné, les expériences ne peuvent plus venir contrarier le mode de pensée idéologique, pas plus que celui-ci ne peut tirer d'enseignement de la réalité.

La domination totalitaire, comme forme de gouvernement, est nouvelle en ce qu'elle se fonde sur la désolation, sur l'expérience absolue de non-appartenance au monde, qui est l'une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l'homme. Elle est étroitement liée au déracinement et à la superfluité qui ont constitué l’expérience centrale des masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui est devenue critique avec la montée de l'impérialisme à la fin du siècle dernier.

La crise de notre temps et son expérience centrale ont, nous dit Arendt, suscité l'apparition d'une forme de gouvernement entièrement nouvelle. Celle-ci constitue un danger toujours présent et ne promet que trop d'être désormais notre partage comme toutes les autres formes de gouvernement qui, apparues à différents moments de l'histoire, sur la base d'expériences fondamentales différentes, ont été le partage l'humanité : les monarchies et les républiques, les tyrannies, les dictatures et le despotisme.

Mais, conclut Arendt,  chaque fin de l'histoire contient, comme promesse et message, un nouveau commencement.  Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l'homme. Politiquement, il est identique à sa liberté.

Pour qu'il y eût un commencement, l'homme fut créé» a dit Saint Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance. Il est chaque homme.

Nous retrouverons cette idée développée dans de De la révolution publié en 1963 par Arendt, après qu’elle ait élargi son cadre de pensée dans Condition de l’homme moderne et La crise de la culture

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
E.     Des Origines du totalitarisme à Condition de l’homme moderne

L’ analyse de la nature et des origines du totalitarisme laisse Hannah Arendt avec un constat et une insatisfaction. Le constat est celui des dangers de la vie moderne et de l’importance cruciale de l’existence d’un domaine public stable, garanti par les lois et les institutions. Cela l’amène à mettre l’accent à la fois sur la fragilité et le caractère « artificiel » de la vie civilisée et sur sa conséquence, la nécessité de « prendre soin du monde », monde menacé d’être englouti par les forces de la barbarie ou dévasté par l’intensification des rythmes de production et de consommation.

L’insatisfaction ne concerne pas son analyse de la nature des deux totalitarismes, mais celle de leur développement. L’ouvrage, né de sa propre expérience comme rescapée de la terreur nazie, a largement été écrit en pensant à l’Allemagne. Arendt est consciente qu’elle ne traite pas du développement du totalitarisme stalinien. Et elle est particulièrement troublée par un fait : alors que le nazisme est une idéologie « née dans la rue », qui représente une rupture radicale avec la tradition occidentale, la généalogie du marxisme peut être associée à une œuvre philosophique importante qui va des philosophes français des Lumières à Karl Marx. Comment une telle « école de pensée », qui exprimait les espoirs humanitaires les plus forts de la gauche européenne, a-t-elle pu servir de base à une idéologie totalitaire fondée sur le déni de la liberté et de la dignité humaines ? Arendt commence à soupçonner que la pensée de Karl Marx ne peut être si facilement séparée de sa déformation stalinienne. Cela l’amène, en 1951, alors qu’elle est sur le point de finir Les Origines du totalitarisme, à concevoir un projet de recherche sur « les éléments de totalitarisme dans le marxisme ».

Plus Arendt réfléchit sur Marx, plus elle en vient à la conclusion qu’il n’est pas un ami de la liberté humaine, et que ses idées et catégories fondamentales font l’impasse sur les expériences politiques de base, comme le débat entre des citoyens divers et égaux. Mais, pour elle, le vrai choc vient du constat que Marx est loin d’être seul dans ce cas. Plus Arendt se plonge dans les profondeurs de la tradition occidentale, plus elle se convainc que « l’antipolitique » exprimé dans la pensée de Marx a des racines qui vont jusqu’à Aristote et Platon : c’est au début même de la pensée occidentale qu’a été tracé un cadre conceptuel hostile à la diversité humaine (qu’elle traduit par « pluralité ») et au débat entre personnes égales. Les conséquences en été considérables sur notre façon de penser l’action politique, la liberté, le jugement, et, par-dessus tout, la relation entre la pensée et l’action. Arendt abandonne alors son projet de livre sur Marx pour tenter une réorientation fondamentale de la théorie politique.

Cette réorientation comporte deux moments. En premier lieu, une lecture critique ou « déconstructrice » des penseurs « canoniques », de Platon à Marx, vise à révéler les sources de l’hostilité de la tradition philosophique occidentale envers la pluralité, l’opinion et la politique du débat et de la délibération entre égaux. En second lieu, une tentative de description de la vie active tente de faire la distinction entre la capacité humaine pour l’action et la parole politiques et les activités liées à la nécessité naturelle (le travail) ou au besoin de créer des choses durables qui constituent la dimension physique, objective, de « l’artifice humain » constitué par le monde qui relie et sépare les êtres humains et les protège des forces destructrices de la nature (l’œuvre). Arendt pense que la tradition occidentale a progressivement confondu les composantes distinctes de la vie active (travail, œuvre, action) et créé un ensemble de concepts qui déforment fondamentalement l’expérience politique et la compréhension que nous en avons. Plus troublant encore, chaque fois que ces concepts sont appliqués systématiquement aux affaires humaines, ils nous plongent dans un monde horrible.

Condition de l’homme moderne (1958) et les essais rassemblés dans La Crise de la culture (1961) sont les résultats de cette recherche. 

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
AF.     Condition de l’homme moderne (1958)

1.      Comment aborder la lecture de Condition de l’homme moderne ?

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)

Face à un tel livre, comme pour aborder un pays ou un continent nouveau, le plus simple, si on ne veut pas se lancer totalement dans l’inconnu, est d’en examiner la carte. Et la carte d’un livre c’est sa table des matières. La structure du livre est, au premier niveau, relativement simple. Six chapitres suivent un prologue démarrant avec le lancement de Spoutnik 1, en 1957, et se terminant par l’exposition du thème central du livre : « rien de plus que de penser ce que nous faisons ».  Les deux premiers chapitres « plantent le décor » dans lequel s’inscrivent les trois activités humaines, travail œuvre et action longuement étudiées dans les trois chapitres qui suivent. Arendt termine son livre par une analyse de  l’impact de l’âge moderne sur la vie active.

J’ai proposé lors de la première saison un voyage guidé à travers ces sept escales et vers les quarante-cinq destinations constituées par les divisions données par Arendt à chaque chapitre[1]. Je me contenterai aujourd’hui de présenter ce qu’il faut retenir de Condition de l’homme moderne pour pouvoir suivre les cours de cette saison. En respectant l’organisation en chapitres du livre.

 

[1] Cours n°5 et 6 de la première saison

2.      Prologue : penser ce que nous faisons

Certains passages apparaissent aujourd’hui comme prophétiques, tels celui concernant l’évolution de nos sociétés vers des sociétés de travailleurs sans travail ou, moins connus,  ceux consacré aux grandes victoires de la Science et à leurs implications philosophiques et politiques. Retenons en, pour l’instant, que ce que nous propose Arendt avec ce livre :  rien de plus que de penser ce que nous faisons.

3.      La condition humaine

Pour nous aider à penser ce que nous faisons Arendt nous propose d’utiliser le terme de vie active (vita activa) pour regrouper et distinguer les trois activités humaines fondamentales correspondant chacune aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme. Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain, à la vie elle-même. L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, à l’appartenance au monde. L’œuvre fournit un monde artificiel d’objets, nettement différent de tout milieu naturel,  dans lequel se loge chacune des vies individuelles, destiné à leur survivre et à les transcender. L’action, seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’Homme, qui vivent sur terre et habitent le monde : tous humains, donc semblables, mais tous uniques car différents de tout homme ayant vécu, vivant ou à naître.

Ces distinctions constituent trois angles de vue utilisés par Arendt pour analyser l’évolution de l’activité humaine : celui du travail et de la nécessité; celui de l’œuvre et du monde; celui de l’action et de la pluralité.

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4.      Le domaine public et le domaine privé

Ce deuxième chapitre est encore plus déroutant pour le lecteur contemporain qu’il devait déjà l’être pour celui de 1958. C’est que la confusion à laquelle s’attaque Arendt, entre domaines privé, public, social et même intime, s’est encore accrue. Comme chaque fois qu’elle se retrouve face à des concepts qui sont devenus vides de sens, Arendt remonte aux sources de la pensée occidentale pour y retrouver leur origine et pour les repenser, donc à la Grèce. Limitons nous pour l’instant à son analyse des domaines public et privé.

Le mot public désigne, nous dit-elle,  deux phénomènes, deux domaines liés l’un à l’autre mais différents. Il signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes, constitue la réalité. Le mot public  fait référence donc, en premier lieu, à l’espace d’apparence où chacun peut montrer qui il est et voir qui sont les autres. En second lieu, le mot public désigne le monde lui-même. Ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie. Artificiel, il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre ses habitants. Il est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie personnelle aussi bien dans le passé que dans l’avenir : il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui nous ont précédés et avec ceux qui viendront après nous.

Le sens du mot privé et de ses liens profonds avec le domaine public sont brouillés, aujourd’hui,  par la confusion moderne entre propriété et richesse. Avant les temps modernes qui commencèrent par l'expropriation des pauvres, toutes les civilisations reposaient sur le caractère sacré de la propriété privée. Le privé désignait alors la parcelle possédée en un certain lieu du monde qui permettait d’appartenir à la cité politique. Cette parcelle du monde s'identifiait si complètement avec la famille qui la possédait que l'expulsion d'un citoyen pouvait entraîner non seulement la confiscation de ses biens, mais même la destruction de sa maison. Sans ce privé, source du nécessaire, du vital, le commun, le public ne servait à rien.

D'origine toute différente et historiquement plus récente est le privé au sens de la fortune privée d'où l'homme tire ses moyens de vivre. Être propriétaire, dans ce cas, signifie que l'on domine les nécessités de son existence, qu’on est libre de transcender sa vie individuelle et d'entrer dans le monde commun. Jusqu'au début de l'époque moderne, on n'avait jamais tenu pour sacrée la fortune privée. L'énorme accumulation de richesse, toujours en cours, dans la société moderne, qui a commencé par l'expropriation de la classe paysanne, n'a jamais eu beaucoup d'égards pour la propriété privée, sacrifiée, chaque fois qu'elle est entrée en conflit avec elle. La propriété, le privé au sens moderne du terme, perdent donc le caractère qui les rattachent au monde et viennent se localiser dans la personne, autrement dit dans ce qu'un individu ne peut perdre qu'avec la vie, ses talents, et sa force de travail.

Les  États prémodernes protégeaient les bornes séparant la propriété privée de toutes les autres parties du monde et surtout du monde commun lui-même. Les États modernes, au contraire, dans la mesure où ils voit dans la propriété privée un frein à l’accumulation des richesses, protègent les activités privées aux dépens de la propriété concrète. Ce n’est pas sans conséquence, nous dit Arendt, sur le domaine public qui plus que de l'énergie plus ou moins entreprenante des gens d'affaires, a besoin des barrières qui entourent les maisons et les jardins des citoyens, une vie passée entièrement en public, en présence d'autrui, devenant dangereusement superficielle.

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5.      Le travail

La distinction que propose Arendt entre le travail et l'œuvre n'est pas habituelle. Elle en trouve un témoignage obstiné et très clair, non dans les théories, mais dans le simple fait que toutes les langues européennes, anciennes et modernes, possèdent deux mots étymologiquement séparés pour désigner ce que nous considérons aujourd'hui comme une seule et même activité, et conservent ces mots bien qu'on les emploie constamment comme synonymes.

Ce sont donc le langage et les expériences humaines fondamentales qu'il recouvre qui nous enseignent que les choses de ce monde parmi lesquelles s'écoule la vie active sont de natures très diverses et qu'elles sont produites par des activités très différentes. Considérés comme parties du monde, les produits de l’œuvre  (par exemple une table) garantissent la permanence, la durabilité, sans lesquelles il n'y aurait point de monde possible. Le travail produit, quant à lui, les biens de consommation (par exemple un pain) par lesquels la vie s'assure des moyens de subsistance et lutte de  façon incessante contre les processus de croissance et de déclin par lesquels la nature envahit constamment l'artifice humain, menaçant la durabilité du monde et son aptitude à servir aux hommes.

Arendt se pose alors une question centrale. Pourquoi le travail, activité considérée comme l’activité la plus basse par les anciens[1],  devient-il  la mieux considérée des activités humaines à l’époque moderne ? C’est dans la confrontation de Locke[2], Adam Smith[3] puis Marx[4] avec le processus inouï d'accroissement de richesse, de propriété et d'acquisition qu’ils observent, qu’elle trouve la réponse. Essayant de l’expliquer, ils identifient le phénomène du processus[5] qui devient le concept-clef de l'époque et de ses sciences, historiques et naturelles. De toutes les activités humaines seul le travail relève d’un processus sans fin qui avance automatiquement en accord avec le processus vital, hors de portée des décisions ou des projets humainement explicites.

Marx fonde alors toute sa théorie sur le travail et la procréation conçus comme deux modes du même processus de fertilité vitale, le premier assurant la conservation de l'individu et le second la perpétuation de l'espèce. Il découvre la «force de travail» comme mode spécifiquement humain de la force vitale aussi capable que la nature de créer une plus-value, un surproduit. S'intéressant presque exclusivement à ce processus, celui des «forces productives de la société», dans la vie de laquelle, comme dans la vie de toute espèce animale, la production et la consommation s'équilibrent toujours, Marx ignore complètement la question d'une existence séparée d'objets du-monde dont la durabilité résiste et survit aux processus dévorants de la vie. Il oublie l’œuvre, ce qui le conduit à une contradiction centrale jamais résolue.  L'homme, défini,  comme animal travaillant (animal laborans), est entraîné dans une société où l'on n'a plus besoin de sa force de travail. Il lui est laissé le triste choix entre l'esclavage productif et la liberté improductive.

Le processus du travail peut être infini comme le processus vital de l'espèce, mais son infinité est constamment menacée, interrompue par le fait regrettable que les individus ne vivent pas éternellement, n'ont pas de temps infini devant eux. Il faut que la vie de la société dans son ensemble, au lieu des vies limitées des individus, soit considérée comme le gigantesque sujet du processus d'accumulation, pour que ce processus se développe en toute liberté, à toute vitesse, débarrassé des limites qu'imposeraient l'existence individuelle et la propriété individuelle. Il faut que l'homme n'agisse plus en individu, uniquement préoccupé de son existence, mais en membre de l'espèce, il faut que la reproduction de la vie individuelle s'absorbe dans le processus vital du genre humain, pour que le processus vital collectif d'une humanité socialisée  suive sa propre nécessité, c'est-à-dire le cours automatique de sa fécondité, au double sens de la multiplication des vies et de l'abondance croissante des biens dont elles ont besoin.

La division du travail, facilitée par les instruments et outils fabriqués par l’œuvre, garantit le caractère inépuisable de la force de travail qui correspond exactement à l'immortalité de l'espèce, dont le processus vital pris dans l'ensemble n'est pas interrompu par les naissances et les morts individuelles de ses membres. Mais la capacité de consommation, elle, reste liée à l’individu. Le problème est donc d'adapter la consommation individuelle à un processus d’accumulation illimitée de richesse. La solution paraît assez simple. Elle consiste à traiter tous les objets d'usage comme des biens de consommation, de sorte que l'on consomme une chaise ou une table aussi vite qu'une robe, et une robe presque aussi vite qu’un pain. La révolution industrielle remplace l'artisanat par le travail et la spécialisation de l’œuvre par la division du travail. Les objets du monde moderne deviennent des produits du travail dont le sort naturel est d'être consommés, au lieu d'être des produits de l'œuvre destinés à servir.

Nous vivons ainsi dans une société de consommateurs et donc de travailleurs,  travail et consommation n’étant que les deux stades d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie. Toutes les activités sérieuses, quels qu'en soient les résultats, reçoivent le nom de travail et toute activité qui n'est nécessaire ni à la vie de l'individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les amusements, les passe-temps. Que l'émancipation du travail à l'époque moderne non seulement échoue à instaurer une ère de liberté universelle mais aboutisse au contraire à courber toute l'humanité pour la première fois sous le joug de la nécessité, c'est un danger que Marx avait bien aperçu lorsqu'il soulignait que le but de la révolution ne pouvait pas être l'émancipation déjà accomplie des classes laborieuses mais devait consister à émanciper l'homme du travail. Les perspectives ouvertes ces dernières années par le progrès de l'automatisation , font que l'on peut se demander si l'utopie de Marx ne sera pas la réalité de demain, et si un jour l'effort de consommation ne sera pas tout ce qui restera des labeurs et des peines inhérents au cycle biologique.

Cependant, l'espoir qui inspira Marx et l'élite des divers mouvements ouvriers repose sur l'illusion que la force de travail, si elle n'est pas épuisée dans les corvées de la vie, nourrira automatiquement des activités plus hautes. Cent ans après Marx, nous voyons l'erreur de ce raisonnement. Les loisirs de l’animal travaillant ne sont consacrés qu'à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Si l'idéal était déjà réalisé, si vraiment nous n'étions plus que les membres d'une société de consommateurs, nous ne vivrions plus du tout dans un monde, nous serions simplement poussés par un processus dont les cycles perpétuels feraient paraître et disparaître des objets qui se manifesteraient pour s'évanouir, sans jamais durer assez pour environner le processus vital.

Le monde, la maison humaine édifiée sur terre et fabriquée avec les matériaux que la nature terrestre livre aux mains humaines, ne consiste pas en choses que l'on consomme, mais en choses dont on se sert. Si la nature et la Terre constituent généralement la condition de la vie humaine, le monde et les choses du monde sont la condition dans laquelle cette vie spécifiquement humaine peut s'installer sur terre. Si nous n'étions pas installés au milieu d'objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d'édifier un monde dont la permanence s'oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine. Le danger d’une société de consommation, éblouie par l'abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d'un processus sans fin, est de n’être plus capable de reconnaître la futilité d'une vie qui ne se fixe ni ne se réalise en un sujet permanent qui dure après que son labeur est passé.

 

[1] Celle des esclaves et des femmes

[2] 1632 - 1704

[3] Adam Smith (5 juin 1723 - 17 juillet 1790) est un philosophe et économiste écossais des Lumières. Père de la science économique moderne, dont l'œuvre principale, les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, est un des textes fondateurs du libéralisme économique.

[4] 1818 -1883

[5] Arendt revient longuement sur ce point dans les deux derniers chapitres. 

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6.      L’œuvre

L'œuvre de nos mains fabrique l'infinie variété des objets dont la somme constitue le monde, l'artifice humain. L'usage que nous en faisons les usent. Le processus vital qui imprègne tout notre être les envahit aussi, et si nous n'utilisons pas les objets du monde, ils finissent par se corrompre, par retourner à la nature d'où ils furent tirés, contre laquelle ils furent dressés. La chaise redevient bois, le bois pourrit et retourne au sol d'où l'arbre était sorti avant d'être coupé pour devenir un matériau à œuvrer, avec lequel bâtir. Mais si telle est la fin inévitable de chaque objet au monde, ce n'est pas le sort du monde lui-même où chaque objet peut constamment être remplacé à mesure que changent les générations qui viennent l’habiter. À la subjectivité des hommes s'oppose l'objectivité du monde fait de main d'homme bien plus que la sublime indifférence d'une nature vierge dont l'écrasante force élémentaire, au contraire, les oblige à tourner sans répit dans le cercle de leur biologie parfaitement ajustée au vaste cycle de l'économie de la nature.

L’œuvre est entièrement déterminée par les catégories de la fin et des moyens. Le travail, certes, produit aussi pour une fin, la  consommation.  Mais cette fin ne dépend pas du produit fini mais plutôt de l'épuisement de la force de travail, les produits eux-mêmes redevenant immédiatement des moyens de subsistance et de reproduction. Dans l’œuvre, au contraire, la fin n'est pas douteuse. Elle arrive dès qu'un objet entièrement nouveau, assez durable pour demeurer dans le monde comme entité indépendante, a été ajouté au monde. En ce qui concerne l'objet, le processus n'a pas à être répété. Le besoin de répétition vient de ce que l'artisan doit gagner ses moyens de subsistance, auquel cas son activité artisanale coïncide avec son activité de travail. Ou bien, il vient d'une demande de multiplication sur le marché, auquel cas l'artisan qui veut répondre à cette demande ajoute, comme aurait dit Platon, l'art de gagner de l'argent. Dans les deux cas le processus se répète pour des raisons qui lui sont extérieures contrairement à  l'activité laborieuse dans laquelle il faut manger pour travailler et travailler pour manger.

L’œuvre, contrairement à l’action, n'est pas irréversible. Tout ce qui est créé, produit par l'homme peut être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L’homme fabricateur est bien seigneur et maître, non seulement parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes. Il en va différemment avec la Science moderne où, de plus en plus, l’homme ne produit pas à partir de la nature mais agit avec et sur elle. Arendt traitera de celle-ci, déjà évoquée dans le prologue, dans le chapitre consacrée à l’activité humaine qui lui est rattachée, qui n’est plus l’œuvre mais l’action.

L'homme, en tant qu'homo faber, homme fabricateur, instrumentalise. Tout se dégrade en moyens, tout perd sa valeur intrinsèque et indépendante.  Les Grecs redoutaient cette dévaluation du monde et de la nature, et l'anthropocentrisme qui lui est inhérent. On en a un exemple dans la célèbre attaque de Platon contre Protagoras[1] et sa maxime, «l'homme est la mesure de tous les objets, de l'existence de ceux qui existent, et de la non-existence de ceux qui ne sont pas». Platon vit immédiatement que si l'on fait de l'homme la mesure de tous les objets d'usage, c'est avec l'homme usager et instrumentalisant que le monde est mis en rapport, et non pas avec l'homme parlant et agissant ni avec l'homme pensant. Et puisqu'il est dans la nature de l'homme usager et instrumentalisant de tout regarder comme moyen en vue d’une fin - tout arbre comme bois en puissance - il s'ensuivra éventuellement que l'homme sera la mesure non seulement des objets dont l'existence dépend de lui, mais littéralement de tout ce qui existe.

Si on laisse les normes de l'homme fabricateur gouverner le monde fini comme elles gouvernent la création de ce monde, il se servira un jour de tout et considérera tout ce qui existe comme un simple moyen à son usage. Il classera toutes choses parmi les objets d'usage et, pour reprendre l'exemple de Platon, on ne comprendra plus le vent tel qu'il est comme force naturelle, on le considérera exclusivement par rapport aux besoins humains (par exemple, comme une énergie renouvelable) ce qui, évidemment, signifie que le vent en tant que chose objectivement donnée aura été éliminé de l'expérience humaine.

Les œuvres d'art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du-monde. Leur durabilité peut atteindre à la permanence à travers les siècles. Nulle part la durabilité pure du monde des objets n'apparaît avec autant de clarté, nulle part, par conséquent, ce monde d'objets ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d'êtres mortels.

Tout se passe comme si la stabilité du-monde se faisait transparente dans la permanence de l'art, de sorte qu'un sentiment d'immortalité, non pas celle de l'âme ni de la vie, mais d'une chose immortelle accomplie par des mains mortelles, devient tangible et présent pour resplendir et qu'on le voie, pour chanter et qu'on l'entende, pour parler à qui voudra lire.

Dans le cas des œuvres d'art, la réification est une transfiguration, une véritable métamorphose dans laquelle le cours de la nature est soudain renversé. Les œuvres d'art sont des objets de pensée, mais elles n'en sont pas moins des objets. De soi-même le processus de pensée ne produit, ne fabrique pas plus d'objets concrets, livres, tableaux, statues, partitions, que de soi-même l'utilisation ne produit, ne fabrique des maisons ou des meubles. La réification qui a lieu dans l'écriture, la peinture, le modelage ou la composition est évidemment liée à la pensée qui l'a précédée, mais ce qui fait de la pensée une réalité, ce qui fabrique des objets de pensée, c'est le même ouvrage qui, grâce à l'instrument primordial des mains humaines, construit les autres objets durables de l'artifice humain.

Le monde d'objets fait de main d'homme, l'artifice humain érigé par l'homo faber, ne devient pour les mortels une patrie, dont la stabilité résiste et survit au mouvement toujours changeant de leurs vies et de leurs actions, que dans la mesure où il transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits pour l'usage.

La vie au sens non biologique, le laps de temps dont chaque humain dispose entre la naissance et la mort, se manifeste dans l'action et dans la parole qui l'une et l'autre partagent l'essentielle futilité de la vie. Mais Les hommes de parole et d'action ont besoin de l'homo faber en sa capacité la plus élevée. Ils ont besoin de l'artiste, du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils racontent, ne survivrait pas un instant.

 

[1] Le Protagoras (ou Les Sophistes) est un dialogue de Platon. On peut déduire de la présence des deux fils de Périclès, morts en – 429, que le dialogue est censé se dérouler entre – 432 et – 430, peu avant la guerre du Péloponnèse.

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7.      L’action

L’action est moins facile à saisir intuitivement que le travail et l’œuvre alors même que c’est, selon Arendt, l’activité qui fait de notre vie une vie véritablement humaine. Je rappelle que la distinction faite par Arendt vise à adopter trois angles de vue sur la vie active : celui de la nécessité et de la vie, à travers le travail, celui de l’utilité et du monde, à travers l’œuvre, celui de la liberté et de la pluralité à travers l’action. La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, présente le double caractère de l'égalité et de la distinction. Égaux, les hommes peuvent se comprendre les uns les autres, comprendre ceux qui les ont précédés, préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils ont besoin de la parole et de l'action pour se faire comprendre.

Le domaine des affaires humaines est constitué du réseau des relations humaines, qui existe partout où des hommes vivent ensemble. Une action nouvelle s’insère toujours dans un réseau déjà existant. C'est à cause de ce réseau, avec ses innombrables conflits de volontés et d'intentions, qu’elle n'atteint presque jamais son but. Mais c'est aussi à cause de ce réseau que l’action produit, intentionnellement ou non, des histoires, aussi naturellement que la fabrication produit des objets.

L'action, quel qu'en soit le contenu spécifique, établit toujours des rapports. C’est ce qui lui donne sa productivité mais aussi sa fragilité. Fragilité due à la double condition humaine de la pluralité et de la natalité. La solution trouvée par les Grecs, longuement décrite par Arendt, est la fondation de la polis, de la cité. L'organisation de la polis, ses rempart et ses lois, vise à fournir  un système de défense capable de résister aussi bien à l'assaut que doivent livrer les nouvelles générations pour  y prendre leur place qu’aux menaces extérieures. La cité est aussi, et surtout, un espace d’apparence, un domaine public accueillant les actions et les paroles des hommes et donc une  sorte de mémoire organisée de ces activités.

Dans sa remontée vers les sources de la pensée occidentale, Arendt découvre que l’exaspération face aux caractéristiques de l'action (résultats imprévisibles, processus irréversible, auteurs anonymes) est presque aussi ancienne que l'Histoire écrite. Lui trouver un substitut dans l'espoir d'épargner au domaine des affaires humaines le hasard et l'irresponsabilité morale qui sont inhérents à une pluralité d'agents a préoccupé tout autant les hommes d’action que les hommes de pensée. Avec une monotonie remarquable des solutions proposées tout au long de l'Histoire. Il s'agit toujours d'échapper aux calamités de l'action en se réfugiant dans une activité où un homme, isolé de tous, demeure maître de ses faits et gestes du début à la fin, donc de remplacer l'agir par le faire. Derrière toutes ces évasions de la politique se trouve le passage de l’action au gouvernement dont  la version théorique la plus brève et fondamentale se trouve dans le Politique, où Platon creuse un fossé entre les deux modes d'action  commencer[1] et achever[2] qui, dans la pensée grecque, étaient étroitement liés. Le problème, selon Platon, est de s'assurer que l'homme qui entreprend reste entièrement maître de ce qu'il a entrepris sans avoir besoin de l'aide d'autrui pour le mener à bien. Dans le domaine de l'action, on ne saurait atteindre à cette maîtrise isolée que si les autres n'ont plus à participer à l'entreprise de leur plein gré, pour leurs raisons et leurs fins personnelles, mais qu'on les utilise à exécuter des ordres, et si, d'autre part, le novateur qui a pris l'initiative ne se laisse pas entraîner dans l'action elle-même.

La violence, sur la nature, sans laquelle ne se ferait aucune fabrication, a toujours joué un rôle important dans les doctrines et systèmes politiques fondés sur cette interprétation de l'action en termes de fabrication. Mais jusqu'à l'époque moderne, cet élément de violence est resté strictement instrumental, un moyen ayant besoin d'une fin qui le justifie et le limite. Il a fallu l'âge moderne, convaincu que l'homme ne peut connaître que ce qu'il fait[3], que ses facultés prétendument supérieures dépendent du faire, pour mettre en évidence la violence inhérente depuis très longtemps à toutes les interprétations du domaine des affaires humaines comme sphère de la fabrication. L'aphorisme de Marx : «La violence est l'accoucheuse de toute vieille société grosse d'une société nouvelle» ne fait qu'exprimer la conviction de l'époque. L'Histoire est «faite» par les hommes comme la nature est «faite» par Dieu. Tout le vocabulaire de la théorie et de la réflexion politiques témoigne de la persistance et du succès de la métamorphose de l'action en un mode de la fabrication. Il en devient presque impossible de traiter ces questions sans employer la catégorie de la fin et des moyens. On peut trouver plus persuasive encore l'unanimité avec laquelle certains proverbes dans toutes les langues modernes nous assurent que «qui veut la fin veut les moyens» et que «l'on ne fait pas d'omelettes sans casser les œufs». [4]

Notre génération, écrit Arendt,  est peut-être la première à bien voir les conséquences meurtrières d'une ligne de pensée qui force à admettre que tous les moyens, pourvu qu'ils soient efficaces, sont bons et justifiés à poursuivre ce qu'on aura défini comme fin. Tant que nous croirons avoir affaire à des fins et à des moyens dans le domaine politique, nous ne pourrons empêcher personne d'utiliser n'importe quels moyens pour poursuivre des fins reconnues.

Souhaitant redonner à l’action politique sa véritable dimension (ce qu’elle développera dans De la révolution), Arendt recherche des remèdes à ses deux maux : l’irréversibilité ou l’infinitude et l’imprévisibilité.

La rédemption possible de la situation d’irréversibilité c'est la faculté de pardonner. Contre l'imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l'avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. Ces deux facultés vont de pair. La première, celle du pardon sert à supprimer les actes du passé, dont les fautes sont suspendues comme l'épée de Damoclès au-dessus de chaque génération nouvelle. La seconde,  qui consiste à se lier par des promesses, sert à disposer, dans cet océan d'incertitude qu'est, par définition, l'avenir, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité et durée, ne seraient possible dans les relations des hommes entre eux. Les deux facultés dépendent de la pluralité, de la présence et de l'action d'autrui, car nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se sent lié par une promesse qu'il n'a faite qu'à soi. Parce que les remèdes à la force énorme, aux prodigieux ressorts de l'action ne peuvent opérer que dans la condition de pluralité, il est très dangereux d'employer cette faculté ailleurs que dans le domaine des affaires humaines.

C'est chez Jésus de Nazareth qu’Arendt découvre le rôle du pardon dans le domaine des affaires humaines. Par opposition à la vengeance, le pardon est la seule réaction qui ne se borne pas à réagir mais qui agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l'acte qui l'a provoquée et qui par conséquent libère des conséquences de l'acte à la fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné. La liberté que contient la doctrine du pardon enseignée par Jésus délivre de la vengeance, laquelle enferme à la fois l'agent et le patient dans l'automatisme implacable du processus de l'action qui, de soi, peut ne jamais s'arrêter. Le châtiment est une autre possibilité, nullement contradictoire Il a ceci de commun avec le pardon qu'il tente de mettre un terme à une chose qui, sans intervention, pourrait continuer indéfiniment. Contrairement au pardon qui a toujours passé pour peu réaliste, inadmissible dans le domaine public, le pouvoir de stabilisation propre à la faculté de faire des promesses a été reconnu dans toute notre tradition. La variété des théories du contrat depuis les Romains atteste que le pouvoir de promettre est resté de siècle en siècle au centre de la pensée politique.

L'imprévisibilité de l’action est d'une nature double. Elle vient simultanément des « ténèbres du cœur humain », c'est-à-dire de la faiblesse fondamentale des hommes qui ne peuvent jamais garantir aujourd'hui qui ils seront demain, et de l'impossibilité de prédire les conséquences d'un acte dans une communauté d'égaux où tous ont la même faculté d'agir. C'est le prix que les humains paient pour la joie d'habiter ensemble un monde dont la réalité est garantie à chacun par la présence de tous. La fonction de la promesse est de dominer cette double obscurité et comme telle elle s'oppose à une sécurité qui repose sur la domination de soi et le gouvernement d'autrui. Elle correspond exactement à l'existence d'une liberté donnée dans la condition de non-souveraineté. Le danger et l'avantage des systèmes politiques qui s'appuient sur les contrats et les traités, à la différence de ceux qui comptent sur la domination et la souveraineté, sont de laisser telles quelles l'imprévisibilité des affaires humaines et la faiblesse des hommes pour en faire simplement l'espace, le milieu dans lequel on ménagera certains îlots de prévisibilité et dans lequel on plantera quelques jalons de sûreté. Dès que les promesses perdent ce caractère d'îlots de certitude dans un océan d'incertitude, autrement dit lorsqu'on abuse de cette faculté pour recouvrir tout le champ de l'avenir et pour y tracer un chemin bien défendu de tous les côtés, elles cessent de lier et d'obliger, et l'entreprise se retourne contre elle-même. Nietzsche avec son extraordinaire sensibilité à l'égard des phénomènes moraux, et malgré le préjugé moderne qui lui faisait voir la source de toute-puissance dans la volonté de puissance de l'individu, a vu dans la faculté de promettre[5] la marque essentielle qui distingue la vie humaine de la vie animale.

Ces remèdes à la force énorme, aux prodigieux ressorts de l'action ne peuvent opérer que dans la condition de pluralité, dans le domaine des affaires humaines. Ils ne sont d’aucune utilité dans le domaine où s’est concentrée, avec l’époque moderne,  la faculté d'agir, d'entreprendre des processus nouveaux et spontanés qui n'existeraient pas sans l'homme, celui de l’ attitude envers la nature[6]. Alors que les hommes ont toujours été capables de détruire n'importe quels produits de la main humaine, ils n'ont jamais pu et ils ne pourront jamais anéantir ni même contrôler sûrement le moindre des processus que l'action aura déclenchés. Et cette incapacité à défaire ce qui a été fait s'accompagne d'une incapacité presque aussi totale à prédire les conséquences de l'acte ou même à s'assurer des motifs de cet acte.

 

[1] archein

[2] prattein

[3] Point approfondi par Arendt dans le dernier chapitre

[4] Ce contre quoi Albert Camus s’élève dans L’homme révolté (1951) : « Une action révolutionnaire qui se voudrait cohérente avec ses origines devrait se résumer dans un consentement actif au relatif. Elle serait fidélité à la condition humaine. Intransigeante sur ses moyens, elle accepterait l'approximation quant à ses fins et, pour que l'approximation se définisse de mieux en mieux, laisserait libre cours à la parole. Elle maintiendrait ainsi cet être commun qui justifie son insurrection. Elle garderait, en particulier, au droit la possibilité permanente de s'exprimer ».

[5]la «mémoire de la volonté» comme il disait

[6] À quel point nous avons commencé à agir sur la nature, au sens littéral du mot, on peut l'entrevoir d'après une remarque faite en passant par un savant qui déclarait fort sérieusement : « La recherche fondamentale, c'est quand je fais ce que je ne sais pas que je fais. » Werner von Braun dans le New York Times du 16 décembre 1957.

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
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8.      La vie active (vita activa) et l’âge moderne

C’est dans ce dernier chapitre que Hannah Arendt démontre toute la pertinence des distinctions qu’elle a opérées dans et autour de la vie active. À partir des trois évènements qui, pour elle, dominent le seuil de l’époque moderne (la découverte de l’Amérique suivie de l’exploration du globe, la Réforme, l’invention du Télescope) elle décrit et analyse la réaction en chaîne qui a conduit, à ce qu’elle appelle, la double aliénation de l’homme moderne, évoquée dès le prologue : la fuite de la Terre pour l’Univers, du Monde pour le Moi.[1]  Déroulons en aujourd’hui les éléments clés.

Le premier, avec la réforme, est la perte du lien avec le Monde. L’expropriation du paysannat, conséquence imprévue de l'expropriation de l'Église, a précipité l'Occident dans une Histoire où l'on a vu la propriété détruite dans le processus de son appropriation, les objets dévorés dans le processus de leur production, la stabilité du monde sapée dans un processus perpétuel de changement. Dans un premier stade la misère a été imposée à un nombre toujours grandissant de travailleurs privés de la double protection de la famille et de la propriété privée d'une parcelle du monde qui, jusqu'à l'époque moderne, avait abrité l'activité de travail soumise aux nécessités vitales. Dans un deuxième stade la société remplaça la famille comme sujet du processus vital. La classe sociale assura à ses membres la protection que la famille procurait autrefois aux siens, et la solidarité sociale se substitua fort efficacement à l'ancienne solidarité naturelle qui régissait la cellule familiale.  Le territoire de la nation remplaça pour toutes les classes le foyer, propriété individuelle, dont on avait privé la classe des pauvres. Le troisième stade dont Arendt décrivait les prémisses en 1958 est aujourd’hui atteint. L'humanité commence à se substituer aux sociétés nationales, la Terre aux territoires des États. Mais nous avertissait Arendt, le processus d'aliénation par rapport au Monde prend forcément des proportions encore plus radicales si on le laisse obéir à sa loi propre. Car on ne saurait être citoyen du monde comme l'on est citoyen de son pays, et l'homme social ne possède pas la propriété collective comme la famille possède la propriété individuelle. L'éclipse du monde public commun, si décisive pour la solitude de l'homme de masse, si dangereuse par l'aliénation des mouvements idéologiques de masse dont elle est la cause, a commencé très concrètement par la perte de cette parcelle du monde que l'homme possédait en privé.

Le deuxième,  avec la découverte de l’Amérique puis l’invention du Télescope, est la perte du lien avec la Terre. En explorant la Terre, en la mesurant et en l’arpentant l’homme s’est dégagé de tout attachement, de tout intérêt pour ce qui est proche de lui,  et s’est éloigné de son voisinage. Éloignement accentué avec  l’invention par Galilée[2]du télescope et l’avènement d’une science nouvelle considérant la nature terrestre du point de vue de l’univers. Quelle que soit aujourd'hui notre œuvre en physique, dans tous les cas nous manions la nature d'un point de l'univers situé hors du globe. Sans nous tenir réellement en ce point dont rêvait Archimède[3], liés encore à la Terre par la condition humaine, nous avons trouvé moyen d'agir sur la Terre et dans la nature terrestre comme si nous en disposions. Et au risque même de mettre en danger le processus naturel de la vie nous exposons la Terre à des forces cosmiques, universelles, étrangères à l'économie de la nature.

Le troisième, conséquence des découvertes de l'époque moderne, est l'inversion de hiérarchie entre la contemplation et la vie active. Un instrument, le télescope, œuvre des mains humaines, voilà finalement ce qui a forcé la nature, ou plutôt l'univers, à livrer ses secrets. La certitude d'une connaissance ne fut accessible qu'à une double condition : premièrement, que la connaissance concernât uniquement ce que l'on avait fait soi-même - et elle eut bientôt pour idéal la connaissance mathématique où l'on n'a affaire qu'à des entités autonomes de l'esprit - et deuxièmement, que la connaissance fût d'une nature telle qu'elle ne pût se vérifier autrement que par l’expérimentation. Depuis lors, vérité scientifique et vérité philosophique se sont quittées. La pensée, autrefois servante de la contemplation, devint servante de l’expérimentation et la philosophie devint superflue pour les hommes de sciences.

Le quatrième est la victoire, toute provisoire,  de l’homo faber, et, plus définitive, du processus. Parmi les activités de la vie active la première à s'emparer de la place jadis occupée par la contemplation fut celle du faire, de la fabrication, de l’œuvre sous le double effet de l’importance des instruments et de l'expérimentation dans la Science moderne. Science dans laquelle règne la conviction que l'on ne peut connaître que ce que l'on a fait entraînant le passage des anciennes questions, « quoi » et « pourquoi », à la nouvelle question, « comment ». Les objets de connaissance ne peuvent plus être des choses ni des mouvements éternels, mais des processus. Le développement, d’abord concept-clef des sciences historiques, s'installa au centre des sciences physiques. Mais, si cette insistance à tout considérer comme résultat d'un processus, caractérise nettement l'homo faber, c'est une chose toute nouvelle que l'exclusive préoccupation de l'époque moderne pour le processus aux dépens de tout intérêt pour les objets eux-mêmes. L'homme a commencé à se considérer comme une partie intégrante des deux processus surhumains, universels, de la Nature et de l'Histoire, condamnés l'un et l'autre à progresser indéfiniment sans jamais atteindre de fin[4] inhérente, sans jamais approcher d'idée préétablie.

Le cinquième est la victoire du principe du bonheur sur le principe de l’utilité. La perte radicale des valeurs à l'intérieur de l'étroit système de référence de l'homo faber se produit presque  automatiquement  dès que l'homme cesse de se définir comme fabricant d'objets, constructeur de l'artifice humain, inventant incidemment des outils, pour se considérer principalement comme fabricant d'outils et «en particulier d'outils à faire des outils », produisant aussi incidemment des objets. Si le principe d’utilité s'applique ici, il ne concerne en premier lieu ni les objets d'usage  ni l'usage, mais le processus de production. Ce qui contribue à stimuler la productivité et à diminuer le labeur, l'effort, est utile. Autrement dit, le repère ultime n'est ni l'usage ni l'utile, c'est «le bonheur», c'est l'évaluation de la peine et du plaisir éprouvés dans la production et dans la consommation. Le « bonheur » selon Bentham[5], somme des plaisirs moins les peines, devient un sens interne sans aucun lien avec les objets-de-ce-monde.

Le sixième, est  la persistance dans la société moderne de la vie, et non du monde, comme souverain bien. Si la vie s'est imposée à l'époque moderne comme ultime point de repère c'est   que  le renversement moderne entre vie contemplative et vie active [6] s'est opéré dans le contexte d'une société chrétienne dont la croyance fondamentale au caractère sacré de la vie a survécu, absolument intacte, après la laïcisation et le déclin général de la foi chrétienne. Le renversement moderne à suivi, sans le mettre en question, le renversement extrêmement important que le christianisme avait provoqué dans le monde antique en renversant l’ancien rapport entre l’homme et le monde, l’immortalité de la vie individuelle remplaçant celle du monde.

Le septième, et dernier élément, la victoire du travail, de l’animal laborans. Si éloquents et si lucides que fussent les penseurs modernes dans leurs attaques contre la tradition, la primauté de la vie avait acquis à leurs yeux un statut de vérité axiomatique, et elle le conserve même dans notre monde actuel qui a déjà commencé à dépasser toute l'époque moderne et à substituer à la société du travail une société d'employés. Il ne s'ensuit nullement que nous vivions encore dans un monde chrétien. Car, ce qui compte aujourd'hui, ce n'est pas l'immortalité, c'est que la vie soit le souverain bien. Mais tout ce qu'il reste désormais de virtuellement immortel, d'aussi immortel que la cité dans l'antiquité ou la vie individuelle au moyen âge, c’est la vie comme processus vital, potentiellement sempiternel, de l'espèce. Le mot travail est trop noble, trop ambitieux, pour désigner ce que nous faisons ou croyons faire dans le monde où nous sommes. Le dernier stade de la société de travail, la société d'employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus global de la vie de l'espèce, comme si la seule décision encore requise de l'individu était d'acquiescer à un type de comportement, hébété, « tranquillisé » et fonctionnel.  

 

Si l'on compare le monde moderne avec celui du passé, la perte d'expérience humaine que comporte cette évolution est extrêmement frappante. Ce n'est pas seulement, ni même principalement, la contemplation qui est devenue une expérience totalement dénuée de sens. La pensée elle-même, en devenant « calcul des conséquences », est devenue une fonction du cerveau, et logiquement on s'aperçoit que les machines électroniques remplissent cette fonction beaucoup mieux que nous. L'action a été vite comprise, elle l'est encore, presque exclusivement en termes de faire et de fabrication, à cela près que la fabrication, à cause de son appartenance-au-monde et de son essentielle indifférence à l'égard de la vie, passa bientôt pour une autre forme du travail, pour une fonction plus compliquée mais non pas plus mystérieuse du processus vital.

 

[1] Je vous renvoie au dernier cours de la première saison dans lequel j’ai donné un aperçu et fourni un guide de lecture de cette analyse.

[2] Mathématicien, géomètre, physicien et astronome italien, né à Pise le 15 février 1564 et mort à Arcetri, près de Florence, le 8 janvier 1642.

[3] né à Syracuse vers 287 av. J.-C. et mort à Syracuse en 212 av. J.-C., grand scientifique grec de l'Antiquité, physicien, mathématicien et ingénieur.

[4] télos : fin, but

[5] Jeremy Bentham né le 15 février 1748 à Londres et mort dans cette même ville le 6 juin 1832 est un philosophe, jurisconsulte et réformateur britannique. Il est surtout reconnu comme étant le père de l'utilitarisme avec John Stuart Mill.

[6] entre la vie contemplative et la vie active

Voyage vers le XXIe siècle  avec Hannah Arendt (1/7)
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Publié dans Cours, Arendt

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