Entre Passé et Futur (1/2)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

De Condition de l’homme moderne à Entre passé et futur
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Avec Entre passé et futur nous nous attaquons au troisième des quatre livres majeurs d’Arendt. Majeurs parce qu’ils constituent l’ossature de son œuvre. Ce livre vient après Condition de l’homme moderne et il prolonge la réorientation radicale de la théorie politique entamée par Arendt après Les origines du totalitarisme

C’est un livre difficile parce qu’Arendt y mobilise, à un haut niveau, ses connaissances en philosophie, politique, histoire et sciences de la nature. Approche qui serait qualifiée aujourd’hui de transdisciplinaire.

L’écrit que je vous ai envoyé vous présente une vue d’ensemble du livre, et un aperçu de sa préface, essentielle, et de ses quatre premiers essais, aperçu qui vous aidera et vous incitera, je l’espère, à en entreprendre la lecture. Je consacrerai la séance du 11 décembre aux quatre derniers essais.

Oralement il m’est impossible d’utiliser tel quel ce texte écrit. Ce serait très rébarbatif et trop long. Ce que je me propose aujourd’hui est de vous fournir quelques portes d’entrée pour lire complètement ce livre, aidé ou non de mon texte, en vous autorisant à sauter et ignorer les passages vous posant problème pour les revoir, ou non, dans une lecture ultérieure. Car même s’il est composé d’essais écrits à des périodes différentes de la vie d’Arendt, ce livre présente selon l’expression même d’Arendt, l’unité, non d’un, tout mais d’une succession de mouvements qui, comme dans une suite musicale, sont écrits dans le même ton ou des tons relatifs.

Mais avant de nous attaquer à Entre Passé et futur, une précision. J’utiliserai la traduction du titre original, Between Past and Future, pour désigner le livre connu en France sous le titre de La Crise de la culture et le distinguer de l’essai du même nom.

Entre Passé et Futur  (1/2)Entre Passé et Futur  (1/2)

Un retour, rapide sur Condition de l’homme moderne. La carte mentale projetée regroupe l’ensemble des notions développées par Arendt dans le premier mouvement du livre. Elle y formule les conditions humaines de la vie sur terre, en distinguant les modalités de la vie active (travail, œuvre, action), leur inscription dans l’espace (privé, public, social) et leur évolution dans le temps. Elle distingue ainsi les activités répondant aux nécessités de la vie biologique, le travail, et aux besoins de construction d’un monde, l’œuvre de l’activité politique par essence et traduisant la liberté et la pluralité humaines, l’action.

Dans le second mouvement, entrelacé de façon complexe avec le premier et pleinement développé dans le dernier chapitre, Arendt décrit, depuis son origine au XVIIe siècle, l’éloignement progressif de l’homme par rapport à la terre et au monde. Double aliénation qui culmine dans notre époque avec l’action des hommes sur les processus naturels (nucléaire, espace, génétique…), la transformation de toutes les activités en travail et de tous les biens en biens de consommation.

Arendt suggère une question à la fin de son livre.

Est-il possible que les conditions humaines puissent tellement changer que les modalités de la vie active (travail, œuvre, action) et avec elles le statut et la dignité d’êtres humains puissent être perdues ?

Arendt, comme souvent, n’y répond pas. Au lieu de cela elle conclut son livre en insistant sur l’importance d’une autre activité, la pensée.

Entre passé et futur nous fournit, justement, avec sa préface et ses huit essais une suite de tentatives dans l’activité de penser par soi-même. 

La brèche entre le passé et le futur (préface)
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Cette préface d’Arendt est précieuse. C’est un des très rares écrits où elle donne un éclairage sur son mode de pensée. Tout en y menant une réflexion profonde sur le lien entre évènement, action et pensée et sur l’insertion du penseur dans le temps humain. Préface comportant trois mouvements.

Le premier est consacré à ce qu’Arendt appelle le trésor perdu. Trésor dont elle découvre la description dans l’œuvre de René Char, poète et résistant français et  le nom chez les révolutionnaires français et américains : liberté publique pour les premiers, bonheur public pour les seconds. Trésor constitué de deux parts. La première, individuelle, est de découvrir sa vérité, sa nudité, en se dépouillant des masques que la société fait porter à ses membres ou que l’individu fabrique lui-même. La seconde, collective, est de rencontrer, pour la première fois la liberté, la liberté d’agir ensemble, non pas simplement en combattant la tyrannie mais en créant un espace public où la liberté puisse apparaître.

Trésor réapparu lors de chaque révolution, mais toujours perdu, oublié faute, chez les acteurs, les témoins et les historiens d’une pensée restant attachée à l’évènement comme le cercle à son centre. Ce dont témoigne l’aphorisme de René Char mis en exergue de cette préface par Arendt : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Qui fait écho à celui de Tocqueville après sa visite du Nouveau Monde : « Le passé n’éclairant pas l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ».

Thèmes qui seront développés dans De la révolution et dans le récit de Vies politiques dans Des hommes dans de sombres temps (Men in Dark Times). 

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Pour le deuxième mouvement Arendt s’appuie sur une parabole de Kafka pour décrire métaphoriquement l’insertion du penseur dans le temps humain. La scène décrite par Kafka est un champ de bataille où les forces du passé et du futur s’entrechoquent, la force du « jamais plus » poussant l’homme en avant et celle du « pas encore » le repoussant en arrière. Le lieu du penseur n’est pas le présent, tel que nous l’entendons, mais plutôt une brèche que son combat constant, sa résistance au passé et au futur, fait exister.

Arendt fait un pas de plus que Kafka en ajoutant à sa description d’un évènement de pensée une dimension spatiale permettant de rompre avec l’image d’un temps rectiligne. L’insertion de l’homme dans le temps fait dévier, même légèrement, les deux forces du passé et du futur qui ne se heurtent plus de front mais de biais. La brèche ou se tient le penseur n’est plus un simple intervalle mais ressemble à ce que les physiciens appellent un  parallélogramme de forces. Les deux forces antagonistes sont illimitées quant à leur origine,  venant d’un passé et d’un futur infinis. La force résultante est limitée quant à son origine mais infinie en ce qui concerne sa fin. Cette force est, pour Arendt, la métaphore parfaite de l’activité de penser dans le monde sans céder à la tentation métaphysique traditionnelle de la position de surplomb du philosophe (semblable à celle du coyote du dessin animé Coyote et Bip-Bip).  La pensée doit et peut rester liée à l’évènement comme le cercle à son centre.

Ce chemin frayé par la pensée, contrairement au monde et à la culture, ne peut être transmis ou hérité du passé mais seulement indiqué.

Chaque génération nouvelle, chaque être humain nouveau en tant qu’il s’insère entre un passé et un futur infinis doit le découvrir et le dessiner laborieusement à nouveau.

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Dans le troisième et dernier mouvement Arendt conclut sa préface en formulant l’objectif de ses essais. Acquérir de l’expérience en comment penser, apprendre à se déplacer dans la brèche entre le passé et le futur tout en restant dans le monde. Brèche autrefois comblée par ce que depuis les Romains nous avons appelé la tradition. Tradition dont le fil s’est usé avec l’âge moderne pour finalement se rompre avec le totalitarisme. La brèche entre passé et futur, de condition particulière à l’activité de pensée réservée à un petit nombre, est devenue une réalité tangible pour tous donc un fait relevant du politique

Les huit essais de ce livre sont donc des exercices menés par Arendt pour acquérir de la pratique dans l’activité de pensée. Ils peuvent aussi constituer pour ses lecteurs un manuel d’exercices à l’image de celui d’Ignace de Loyola pour les exercices spirituels.

Les deux premiers essais traitent de la rupture moderne du fil de la tradition et du concept d’histoire par lequel l’âge moderne a espéré remplacer les concepts de la métaphysique traditionnelle.

Les deux essais suivants qui présupposent la lecture des deux premiers, discutent de deux concepts politiques centraux, l’autorité et la liberté pour lesquels des questions se posent si aucune des réponses fournies par la tradition ne sont plus bonnes ni utilisables.

Les quatre derniers essais, que nous verrons le 11 décembre, constituent, selon l’expression même d’Arendt, de franches tentatives pour appliquer le mode de pensée mis à l’épreuve dans les quatre premiers aux problèmes immédiats auxquels nous sommes confrontés. Non pour trouver des solutions déterminées mais dans l’espoir de clarifier les problèmes et d’acquérir quelque assurance dans la confrontation de questions spécifiques. 

La tradition et l’âge moderne
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Deux grands philosophes marquent le début et la fin de la tradition de pensée politique occidentale : Platon et Marx.

Dans sa célèbre allégorie de la caverne Platon décrit le domaine des affaires humaines, le vivre ensemble des hommes, en termes d’obscurité et de confusion dont doivent se détourner tous ceux qui aspirent à la vérité, pour découvrir le ciel clair des idées éternelles. Marx, à l’opposé, déclare que la vérité ne se trouve pas en dehors des affaires des hommes et de leur monde commun mais en eux. Elle ne peut être réalisée que dans le domaine du vivre ensemble qu’il appelle société.

Notre tradition de pensée politique commence ainsi lorsqu’un philosophe, Platon, se détourne de la politique pour y revenir afin d’imposer ses normes aux affaires humaines. Elle prend fin lorsqu’un autre philosophe, Marx, se détourne de la philosophie afin de la réaliser dans le monde, afin de transformer le monde.

De cette expérience subsiste l’opposition de la pensée et de l’action qui, privant la pensée de réalité et l’action de sens les rend toutes les deux insignifiantes.

 En fouillant le passé Arendt découvre que la tradition est un concept politique inventé par les Romains à partir de la pensée classique grecque. La tradition devient et demeure après eux le fil conducteur à travers le passé en même temps que la chaîne à laquelle chaque nouvelle génération, consciemment ou non, est attachée dans sa compréhension du monde et de sa propre expérience. 

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Trois grands penseurs tentent au XIXe siècle, après Hegel, de rompre cette chaîne de la tradition qui a gouverné l’Occident depuis deux mille ans, pour s’attaquer aux incompatibilités qu’ils observent entre les catégories traditionnelles et la société moderne.

Kierkegaard (181 3 – 1855) comprend que l’incompatibilité entre la science moderne et les croyances religieuses réside dans l’esprit de doute de l’homme moderne qui ne peut se fier qu’à ce qu’il a lui-même fait et la confiance de la tradition en ce qui a été donné et apparaît dans sa vérité à la raison humaine.

Marx (1818 – 1883) comprend que l’incompatibilité entre la pensée politique classique et le paysage politique moderne résulte de l’élévation par la Révolution française et la Révolution industrielle du travail, et de sa productivité, au sommet de la hiérarchie des activités humaines.

Nietzche (1844 – 1900) s’attaque à l’incompatibilité entre les idées traditionnelles dont la transcendance permet de reconnaître et mesurer les pensées humaines et la société moderne qui dissout toutes les normes de ce type dans les relations entre ses membres et les établit comme des valeurs fonctionnelles d’échange.

Tous les trois sont les premiers à oser penser sans s’appuyer sur la rampe de la tradition. Mais utilisant les catégories mêmes de la tradition pour l’attaquer, ils se heurtent à des paradoxes et leur révolte, aussi brillante soit-elle, échoue. Ils ne peuvent être tenus responsables ni de la rupture du fil de la tradition et ni des évènements qui la provoqueront. 

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C’est la cristallisation par le totalitarisme du chaos politique et spirituel des sociétés de masse nées de la Première Guerre Mondiale et de la crise de 1929 qui rompt le fil de la tradition. Les régimes totalitaires créent, par l’idéologie et la terreur, une nouvelle forme de gouvernement et de domination qui ne peut être comprise par les catégories traditionnelles de la pensée politique. Leurs crimes, sans précédent, ne peuvent être jugés avec les critères moraux traditionnels ni punis par dans le cadre légal de notre civilisation. La rupture du fil de la tradition est maintenant un fait établi. Elle ne résulte pas du choix de quelqu’un susceptible d’être changé par une décision à venir.

Après cette « explosion finale » nous restons, dit Arendt, face au silence qui nous répond à chaque fois que nous osons demander, non pas « Contre quoi combattons-nous ? », mais « Pour quoi combattons-nous ? ». Nous n’empêcherons pas le retour des crimes du totalitarisme si nous ne répondons pas à cette seconde question.

Notre culture, par la fausse glorification de laquelle les bourgeois essayèrent de pallier la rupture du fil de la tradition, ressemble pour nos contemporains, écrit Arendt, à un champ de ruines.

Bien que déplorable, cette situation offre implicitement la grande chance de pouvoir regarder le passé avec des yeux que ne distrait aucune tradition, avec une immédiateté qui a  disparu de la lecture et de l’écoute occidentales depuis que la civilisation romaine s’est soumise à l’autorité de la pensée grecque.

Le concept d’histoire : antique et moderne
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Premier mouvement : histoire et nature.

Hérodote, père de l’histoire occidentale, explicite dans les Guerres médiques la tâche de l’histoire : sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli. Une telle conception s’enracine dans le concept grec de la nature. La nature comprend toutes les choses données qui se développent sans l’assistance d’hommes ou de dieux et qui sont, par conséquent immortelles. Les hommes sont les mortels, les animaux n’existant que comme membres de leur espèce et non comme individus. Les grandes actions des hommes, objets du récit historique, ne sont pas vues comme s’inscrivant dans un processus, mais comme des gestes singuliers interrompant le mouvement circulaire de la vie. La substance de l’histoire est faite de ces interruptions, donc de l’extraordinaire.

Depuis le début du XIXe siècle, le concept de processus a émergé comme point de rencontre entre l’histoire et la nature.  L’histoire a repris les mots clés de développement et de progrès aux sciences de la nature. Les sciences sociales sont devenues pour l’histoire ce qu’est la technologie pour la physique. Elles ont recours à l’expérience de la même façon que les sciences de la nature. L’homme est traité comme un être entièrement naturel dont le processus de vie peut être manipulé comme tous les autres processus.

Depuis, le monde dans lequel nous vivons diffère profondément du monde mécanisé issu de la révolution industrielle. Cette différence est celle existant entre la fabrication et l’action. J’y reviendrai le 11 décembre avec le dernier essai du livre : la conquête de l’espace et la dimension de l’homme.

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Deuxième mouvement : histoire et immortalité terrestre.

Le concept d’un processus pénétrant l’histoire comme la nature sépare l’âge moderne du passé plus profondément qu’aucune autre idée. Pour les historiens grecs et romains la leçon de chaque évènement est révélée en et par lui-même. Causalité et contexte ne sont pas exclus mais vus dans une lumière fournie par l’évènement lui-même. Nulle référence à un processus évolutif l’englobant.

Notre notion de processus historique confère à la simple succession temporelle une importance et une dignité sans précédent.  Pour la première fois, l’histoire de l’humanité s’étend en arrière jusqu’à un passé infini, que nous pouvons reculer à volonté en y poursuivant plus loin la recherche, et en avant jusqu’à un futur infini. Cette double infinité élimine toute notion de commencement et de fin. Elle  garantit l’immortalité sur terre.  Comme la cité grecque ou la république romaine garantissaient aux actions et vies humaines, quand elles révélaient quelque chose d’essentiel et de grand, une permanence strictement humaine et terrestre dans ce monde.

Mais cette permanence est aujourd’hui confiée à un processus en devenir, différent d’une structure stable. Ce processus immortalisant est indépendant des cités, des États et des nations. Il enveloppe toute l’humanité dont l’histoire fut, en conséquence, vue par Hegel comme un développement ininterrompu de l’esprit. Ce qui distingue l’homme de l’animal n’est plus simplement qu’il a la parole ou qu’il a la raison. Sa vie même le distingue.

Ce qu’est l’espèce pour les animaux et les plantes, l’histoire l’est pour les êtres humains.

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Troisième mouvement : histoire et politique.

Pour Hegel (1770 – 1831), comme avant pour Vico (1668 – 1744), l’importance du concept d’histoire est essentiellement théorique. Selon eux, la vérité se révèle au regard contemplatif et rétrospectif de l’historien. Celui-ci étant capable de voir le processus comme un tout, est bien placé pour voir de haut les buts étroits des hommes en leurs actions et se concentrer plutôt sur les buts plus élevés qui se réalisent derrière leur dos.

À l’opposé, chez Marx (1818 – 1883), premier philosophe soucieux de transformer le monde, les inconnaissables buts plus élevés de l’histoire sont transformés en projets à réaliser. Sa philosophie politique n’analysant pas l’action et les hommes agissants, reprend la très vieille identification de l’action avec la fabrication (l’œuvre). En y ajoutant, point essentiel, l’identification du regard contemplatif de l’historien avec celui de l’artisan contemplant son modèle. Le sens hégélien de l’histoire –le développement et l’actualisation progressive de l’idée de Liberté –devient l’objet à réaliser par l’action humaine comme l’objet issu d’un processus de fabrication. Mais, pour Arendt, ni la liberté ni aucun autre sens ne peuvent jamais être le produit d’une activité humaine au sens où la table est clairement le produit final de l’activité du menuisier.

Les hommes, depuis,  sont frappés d’aveuglement à l’égard de distinctions fondamentales telles que celle entre la signification et la fin, entre le général et le particulier, entre le « en considération de » et le « afin que ».  Comme si le menuisier oubliait que seuls ses actes particuliers sont accomplis dans le mode du « afin que », mais que toute sa vie de menuisier est régie par quelque chose de tout à fait différent, à savoir une idée plus vaste « en considération de » laquelle, principalement, il est devenu menuisier. 

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Final en forme d’épilogue.

L’époque moderne a conduit à une situation où l’homme, où qu’il aille ne rencontre que lui-même. Tous les processus de la terre et de l’univers se révèlent faits par l’homme, réellement ou potentiellement.

L’objectivité solide du donné a été dévorée. Le sens du processus unique total, conçu à l’origine, pour donner sens à tous les autres processus et pour agir comme l’espace-temps éternel dans lequel ils peuvent s’écouler s’est évanoui. Ce qui s’est produit aussi pour notre concept d’histoire comme notre concept de nature.

Cette double disparition, de la nature et de l’artifice humain incluant l’histoire,  a laissé derrière elle une société d’hommes qui, privés d’un monde commun, vivent dans un isolement sans espoir ou bien sont pressés ensemble en une masse.

Une société de masse n’est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement entre les êtres humains quand ils conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous.

Qu’est-ce que l’autorité ?
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La thèse que soutient Arendt est que la réponse à sa question ne peut aucunement être trouvée dans une définition de la nature ou de l’essence de l’autorité en général. Ce que nous avons perdu dans le monde moderne est une forme bien spécifique d’autorité, qui a eu cours à travers tout le monde occidental pendant une longue période. Aussi analyse-t-elle ce que l’autorité a été historiquement et les sources de sa force et de sa signification. Non sans apporter quelques précisions au préalable.

Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de la coercition et là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de celui qui commande : ce qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnait la justesse et la légitimité et où tous deux ont d’avance leur place fixée.

Arendt conteste ainsi l’identification fonctionnelle trouvée aussi bien chez les libéraux que les conservateurs : l’autorité c’est tout ce qui fait obéir les gens. Elle propose donc de traiter la question suivante.

Quelle espèce de monde s’est achevée avec la remise en cause totale de tout  concept d’autorité par l’époque moderne?  

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Si le concept et le mot d’autorité sont d’origine romaine, deux philosophes grecs ont eu une influence décisive sur sa formation.

Platon cherche, après la mort de Socrate, un principe légitime de contrainte plus efficace que la persuasion mais sans violence. Il trouve dans le ciel lumineux des idées les normes inébranlables et absolues du comportement et du jugement politiques équivalentes aux formes du modèle reproduit par l’artisan. Mais s’inspirant donc de la fabrication, il en introduit l’élément de violence, échouant donc dans sa tentative. Cependant, son applicabilité des idées de la philosophie à la politique aura une très une grande influence dans la tradition de pensée politique occidentale (philosophie politique).

Aristote, trop conscient de la différence entre action et fabrication, n’emprunte pas ses exemples à cette sphère. Il fait appel à la nature, qui a institué la différence entre les jeunes et les vieux, destinés les uns à être commandés et les autres à commander. Échec aussi puisque  dans le domaine politique on a toujours affaire à des adultes qui ont passé l’âge de l’éducation et ont le droit de participer au maniement des affaires publiques.

Il manqua à ces efforts de la philosophie grecque pour trouver un concept qui empêcherait la détérioration de la cité et sauvegarderait la vie du philosophe une connaissance de l’autorité basée sur une expérience politique immédiate.

C’est une telle expérience qui permettra aux Romains d’intégrer la philosophie grecque dans leur tradition et d’en faire leur plus haute autorité dans les domaines de la théorie et de la pensée, en oubliant le conflit platonicien originel entre citoyen et philosophe.

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Au cœur de la politique romaine se tient la conviction du caractère sacré de la fondation de Rome (753 a. J.C.) comme  obligation pour les générations futures. Le mot auctoritas, autorité, dérive du verbe augere, augmenter. Ce que l’autorité augmente constamment, c’est cette fondation. Les hommes dotés d’autorité sont les anciens, le Sénat, qui l’ont obtenue par transmission de ceux qui ont posé les fondations, les ancêtres. L’autorité, au contraire du pouvoir, a ses racines dans un passé aussi présent dans la vie réelle de la cité que le pouvoir des vivants. Tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au Sénat (Senatus Populusque Romanus). Pour les Romains la pyramide représentant l’ordre hiérarchique n’a pas son sommet dans la hauteur d’un ciel situé au-dessus (Platon) ou au-delà de la terre (christianisme), mais dans la profondeur d’un passé terrestre.

La trinité romaine, de la religion, de l’autorité, et de la tradition resta le trait dominant de la pensée philosophique occidentale pendant la plus grande partie de notre histoire. Mais la source où elle avait puisé sa légitimité, la fondation de Rome, fut, elle, oubliée. La trinité romaine non seulement survécut à la transformation de de la République en l’Empire, mais pénétra partout où la pax romana créa la civilisation occidentale.

Les chrétiens (Saint Augustin) découvrirent dans la fondation de l’Église catholique  un nouveau commencement terrestre auquel le monde était relié (religare). La trinité romaine (religion, autorité, tradition) put être reprise par l’ère chrétienne. L’Église adopta la distinction romaine entre l’autorité et le pouvoir, revendiquant la vieille autorité du Sénat et abandonnant le pouvoir aux princes du monde. Le miracle de la permanence se répéta.  La longévité de l’Église comme institution publique ne peut être comparée, dans le cadre de notre histoire, qu’avec les mille ans de l’histoire romaine.

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L’expérience romaine de la fondation semble avoir été entièrement perdue et oubliée. À l’exception d’un type d’évènement pour lequel la notion de fondation est décisive, et d’un penseur politique dans l’œuvre duquel ce concept est central : les révolutions de l’époque moderne et Machiavel.

Machiavel (1469-1527) redécouvrit que l’ensemble de l’histoire et de la mentalité romaines reposait sur l’expérience de la fondation.  Mais là où les Romains voyaient un évènement du passé, il comprit, et Robespierre (1758-1794)  après lui,  la fondation entièrement à l’image de la fabrication. Comme une œuvre comportant une fin  pour laquelle tous les  moyens, et principalement la violence, sont justifiés. Pas de table sans couper des arbres, d’omelette sans casser des œufs, d’Italie unifiée ou de République française sans tuer des gens.

Machiavel peut être considéré comme l’ancêtre des révolutions modernes, tentatives gigantesques pour réparer les fondations du domaine politique mises à mal par le déclin de la trinité romaine. Seule, la Révolution américaine a été un succès : les pères fondateurs ont fondé sans violence et à l’aide d’une constitution un corps politique complètement nouveau et durable. Mais l’autorité qui naquit de l’expérience romaine de la fondation n’a nulle part été rétablie, ni par les révolutions, ni par les restaurations, ni par les courants conservateurs traversant régulièrement l’opinion publique.

Vivre dans un domaine politique sans l’autorité, ni le savoir que la source de l’autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, c’est se trouver à nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un début sacré, ni la protection des normes de conduite traditionnelles, aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes.  

Qu’est-ce que la liberté ?
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Pour Arendt,  la tradition philosophique, depuis Saint Augustin,  a faussé l’idée même de la liberté en la transposant de son champ originel, le domaine de la politique et des affaires humaines, à un domaine intérieur, la volonté, où elle serait ouverte à l’introspection. Le champ où la liberté a toujours été connue comme un fait de la vie quotidienne est en effet le domaine politique. La liberté n’en est pas seulement l’un des nombreux problèmes et phénomènes, comme la justice, le pouvoir ou l’égalité. La liberté est la condition qui fait que des hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle la vie politique serait dépourvue de sens. La raison d’être  de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action.

Cette coïncidence de la politique et de la liberté ne va plus de soi après l’expérience totalitaire subordonnant toutes les sphères de la vie aux exigences de la politique. En témoigne l’écho croissant rencontré par le crédo libéral « Moins il y a de politique,  plus il y a de liberté ». Mais cette vision de la liberté comme libération de la politique a toujours joué un grand rôle dans l’histoire de la théorie politique avec l’identification par les penseurs du XVIIe et du XVIIIe siècle de la liberté politique avec la sécurité. Fossé entre la liberté et la politique élargi par L’essor des sciences politiques et sociales aux XIXe et XXe siècles. Le gouvernement est maintenant considéré comme le protecteur des intérêts de la société et de ses individus et la liberté comme la simple limite qu’il ne doit pas franchir à moins que ne soit en jeu la sécurité du développement ininterrompu du processus vital de la société.

C’est, cependant sur la vielle banalité que la raison d’être de la politique est la liberté et que cette liberté est expérimentée dans l’action qu’Arendt se propose de réfléchir.

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L’action, pour être libre, doit être libre de motif et de but visé comme effet prévisible. Elle n’est pas plus sous la direction de la pensée qu’elle n’est sous l’empire de la volonté bien qu’elle ait besoin des deux pour l’exécution de tout but particulier. Elle a sa source dans ce qu’Arendt, s’inspirant de l’analyse par Montesquieu  des formes de gouvernement, appelle un principe. Principe qui n’agit pas de l’intérieur, comme les motifs, et qui est trop général pour prescrire des buts particuliers.

C’est dans le concept machiavélien de virtù, l’excellence avec lequel l’homme répond aux occasions que le monde lui prose ( fortuna), qu’Arendt trouve la meilleure illustration de la liberté inhérente à l’action. Son sens est le mieux rendu par le terme de virtuosité que nous utilisons pour les arts d’exécution, où l’accomplissement consiste dans l’exécution même et non dans un produit fini qui survit à l’activité. Les Grecs utilisaient toujours des métaphores telles que le jeu de flute, la danse, la guérison et le voyage en mer pour distinguer la politique des autres activités. La cité grecque procurait aux citoyens une scène où ils pouvaient jouer ainsi une sorte de théâtre où la liberté sous forme de virtuosité pouvait apparaître.

Toutes nos théories, dont le libéralisme même,  sont dominées par l’idée que la liberté est un attribut de la volonté et de la pensée plutôt que de l’action. Arendt y voit le souci de limiter le risque inhérent à l’action considérée comme plus dangereuse que la pensée.

Le courage, pour Arendt,  libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté politique. Il est indispensable en politique, parce que ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu.

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La liberté, centre même de la politique pour les Grecs, n’entra dans l’histoire de la philosophie que lorsque les premiers chrétiens, et spécialement saint Paul, découvrirent un concept de liberté sans rapport avec la politique, expérimenté non dans le fait d’agir et de s’associer avec d’autres, mais dans le vouloir et le commerce avec soi-même. La liberté devint le libre arbitre, un problème philosophique de premier ordre et aussi un problème politique.

L’idéal de la liberté cessa d’être la virtuosité et devint la souveraineté, idéal d’un libre arbitre indépendant des autres et en fin de compte prévalant contre eux. Idéal manifeste chez Thomas Paine  lorsqu’il affirme que « pour être libre il suffit à l’homme qu’il le veuille » ou chez Lafayette  « Pour qu’une nation soit libre, il suffit qu’elle veuille l’être ». Jean-Jacques Rousseau est resté le représentant le plus cohérent de la théorie de la souveraineté, qu’il fit dériver directement de la volonté, concevant le pouvoir politique à l’image exacte de de la volonté-pouvoir individuelle.

Mais, pour Arendt, dans les conditions humaines qui sont déterminées par le fait que des hommes, et non l’homme, vivent sur la terre, la liberté et la souveraineté sont si peu identiques qu’elles ne peuvent même pas exister simultanément.

Là où des hommes veulent être souverains, en tant qu’individus, groupes ou corps politique, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la volonté générale d’un groupe organisé.

Si les hommes veulent être libres c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer.  

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Arendt se tourne vers l’Antiquité pour retrouver l’expression la plus claire d’une liberté expérimentée dans le cours de l’action.  Et c’est dans les langues grecque et latine qu’elle en retrouve la trace originelle. L’action y apparait à deux niveaux différents dont le premier est un commencement par lequel quelque chose de nouveau entre dans le monde.

La vie humaine sur terre est entourée de processus automatiques, naturels mais aussi historiques. Ce qui, pour Arendt, demeure intact dans les époques de pétrification et de fatale prédestination est la faculté de liberté, la capacité de commencer qui anime et inspire toutes les activités humaines. Tout acte, envisagé du point de vue du processus dans le cadre duquel il se produit et dont il interrompt l’automatisme, est un miracle, quelque chose d’imprévisible. Et si action et commencement sont essentiellement la même chose, il faut en conclure qu’une capacité d’accomplir des miracles compte au nombre des facultés humaines. Tout nouveau commencement fait irruption dans le monde comme une improbabilité infinie. C’est précisément cet infiniment improbable qui constitue la texture de tout ce que nous disons réel. Toute notre existence repose sur une chaîne de miracles, la naissance de la terre, le développement de la vie organique à sa surface, l’évolution du genre humain à partir des espèces animales.

La différence décisive entre les improbabilités infinies sur lesquelles repose la réalité de notre vie terrestre, et le caractère miraculeux inhérent aux évènements qui établissent la réalité historique, c’est que dans le domaine des affaires humaines nous connaissons l’auteur des miracles. Ce sont les hommes qui les accomplissent, les hommes qui, parce qu’ils ont reçu le double don de la liberté et de l’action, peuvent établir une réalité bien à eux.

Publié dans Cours, Arendt

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