A Charlie (écrit le 9 janvier 2015)
Écrit par mon fils. Depuis je n'ai rien lu de plus juste et sensible.
Je ne savais pas quoi faire et j'ai toujours du mal à ne pas pleurer ce matin. Ces quelques mots sont venus. Vous pouvez faire circuler si ça vous plait.
Gros bisous
Florent
"Charlie,
j’ai grandi dans un monde areligieux. Du moins j’en ai eu l’impression. Dieu y était une vieille histoire. Qui n’avait guère plus de valeur que le père noël. Plus jeunes, mes parents avaient été baptisés. Mais ils avaient dans leur jeunesse terminé un chemin commencé près de deux cents ans plus tôt : se libérer des dogmes, des superstitions, des intolérances. De ceux qui vous disent quoi penser, quand le penser. Beaucoup de nos amis et de nos voisins avaient parcouru le même chemin. Il y avait bien quelques camarades qui continuaient à vivre une foi pratiquante. On les plaignait, quand ils passaient la matinée au catéchisme. On les enviait quand ils revenaient des week-ends avec l’aumônerie et racontaient la douceur sucrée des lèvres des filles (ça servait essentiellement à ça, les week-ends avec l’aumônerie). C’était une enfance de tolérance et d’ouverture. Où l’on ne parlait pas de couleur, de religion. Parfois, à la télévision, le borgne qui avait déjà enlevé son bandeau venait nous rappeler que quelque part la haine existait. Mais c’était loin d’ici. Ce fut une belle enfance.
J’ai grandi et la vie m’a conduit à Paris dans ce tourbillon où l’on ne sait si notre capacité à coexister malgré nos différences est due à la tolérance ou à l’indifférence. La religion avait déjà fait son grand retour dans les médias, par le biais de l’islamisme, de l’affaire des caricatures de Mahomet, plus tard. Par le biais des manifestations contre le Mariage pour tous aussi, histoire de prouver que la bêtise, elle, ne choisit pas de camp. Elle est partout. A Paris je vois parfois des extrémistes religieux se balader dans les rues. Les femmes voilées de la tête au pied. Les ultra-orthodoxes coincés au pied des immeubles qui vous demandent de taper le code car non, ils ne peuvent pas, c’est shabbat ce soir et le digicode c’est électrique. Je vois aussi que l’on peut vivre sa religion calmement, ouvertement, dans la tolérance. Partout les médias rappellent que l’on peut aussi être discriminés à cause de celle-ci. Depuis quelques temps j’ai l’impression que beaucoup participent de ce triste jeu qui consiste à faire monter les haines parce qu’elles vendent mieux, à tuer toute expression calme, modérée. Nuancée surtout.
Trois à quatre fois par semaine je pars à Bondy enseigner l’histoire et la géographie. Mes élèves y sont musulmans, catholiques, juifs, de toutes les couleurs possibles et imaginables. Nos trombinoscopes rendent folles les photocopieuses noir et blanc. Mes élèves vivent pour la plupart dans un monde qui m’apparaît à moi, l’athée, comme hyperreligieux. Où la religion est venue occuper toute la place que l’Etat n’a pas prise. Lorsque le sujet vient sur la table beaucoup ne comprennent pas que l’on puisse être athée. Moi j’ai parfois du mal à les comprendre quand la religion entraine l’irrationnel, ou sert de prétexte à la paresse. Cela ne nous empêche pas de nous apprécier, de vivre, d’apprendre et de réfléchir ensemble. Cela me rappelle simplement que le monde de mon enfance est rare et précieux, qu’il s’agit pour l’instant d’une parenthèse dans l’histoire de l’humanité.
Charlie pour moi c’était ça. Un monde débarrassé des dogmes idiots. De tous les dogmes. Un monde où on est libres de rire, de réfléchir, de se tromper parfois, souvent, de s’aimer, surtout. Quand on parle de Charlie on dit irrévérence, provocation. On devrait surtout dire tolérance, humour, amour. A Charlie j’avais l’impression que comme moi, comme beaucoup d’entre nous, ils étaient offensés par la bêtise humaine, les appels à la haine, l’intolérance. Certains intégristes se disent offensés par la publication de telle ou telle caricature. On sait désormais que pour certains il peut même être légitime de tuer pour cela. Moi je me sens offensé par leur bêtise, leur intolérance. Je me sens offensé quand je croise une femme voilée de la tête aux pieds. Je me sens offensé quand je croise un homme coincé devant un digicode un vendredi soir. Pourtant je n’agresse personne, je reste poli, je souris. De temps en temps je le reconnais je me permets une blague ou deux avec ma famille, mes amis. Et parfois, je vois la couverture de Charlie Hebdo avec un petit Jésus qui sort d’une vierge Marie les jambes écartées et je ris.
Charlie pour moi c’est ça : le droit d’être athée. Le droit de rire de la bêtise qui, trop souvent, émane des dogmes, des religions, des idéologies. Comme beaucoup je regrette de ne pas avoir davantage soutenu Charlie. D’avoir cru que Charlie était là, acquis, qu’on pouvait s’en détourner pour y revenir plus tard. J’ai été con. Oui, toi aussi Charlie tu es aimé par des cons. Qui espèrent simplement l’être moins souvent que les autres.
Je t’embrasse parce que ça fait pas de mal par les temps qui courent
Un con qui t’aime"