De la révolution (2/2)
Cours donné à l'Université du Temps libre d'Orléans le 12 février 2015
Pour ne pas alourdir cette séance je me contenterai de rappeler la place de ce livre dans l’œuvre d’Arendt et sa structure.
Dernier des quatre piliers de son œuvre, De la révolution est le résultat du travail de refondation radicale de la théorie politique entamée après Les origines du totalitarisme à travers deux livres bien connus en France : Condition de l’homme moderne et La crise de la culture (Entre passé et futur). D’où son importance essentielle pour la compréhension de la pensée politique d’Arendt.
Sa structure est simple. Une introduction qui analyse ce qui relie et distingue guerre et révolution avant de ne traiter que de la révolution.
Un premier chapitre s’attachant à rechercher et décrire l’arrivée dans le vocabulaire et la vie politiques du mot et du concept de révolution selon une approche très voisine de celle utilisée dans les essais d’Entre passé et futur.
Un deuxième chapitre traitant de la question sociale, ou plutôt de l’existence de la pauvreté. Problème dont l’importance introduit une distinction majeure entre les deux révolutions étudiées par Arendt, la Révolution américaine et la Révolution française.
Un troisième chapitre traitant de l’intérêt passionné pour la liberté publique partagé par les hommes des deux révolutions. Intérêt qui, en France, passera au second plan derrière l’urgence de la question sociale. Intérêt qui du fait de l’expression ambiguë de quête du bonheur dérivera de la recherche du bonheur public à celle du bonheur privé aux États-Unis.
Si l’on réussit à résister à la tentation d’assimiler révolte et révolution, lutte pour la libération et fondation de la liberté, il reste une difficulté plus sérieuse. La notion de gouvernement constitutionnel n’a rien de révolutionnaire ni par son origine, ni dans son contenu. Un gouvernement constitutionnel est, encore aujourd’hui, un gouvernement limité, au sens où le XVIIIe siècle parlait d’une monarchie limitée. Les libertés que garantissent ses lois ont toutes un caractère négatif y compris le droit de représentation instauré à des fins de taxation qui devint plus tard le droit de voter. Ce ne sont pas des pouvoirs en soi, mais seulement une exemption des abus de pouvoir.
Si nous nous repérons à partir, non plus des révolutions du XVIIIe siècle, mais des bouleversements qui suivirent tout au long du XIXe et XXe siècle, il nous reste l’alternative suivante : des révolutions permanentes incapables de fonder la liberté et des révolutions où un nouveau gouvernement constitutionnel vient finalement au jour, garantissant un nombre convenable de libertés civiles, qu’il prenne la forme d’une monarchie ou d’une république, ne méritant que le nom de gouvernement limité. Révolutions russe et chinoise pour le premier terme de l’alternative. Pour le second, les soulèvements révolutionnaires qui balayèrent presque tous les pays européens au sortir de la Première Guerre mondiale et, après la Seconde Guerre mondiale, un grand nombre de colonies qui gagnèrent leur indépendance vis-à-vis de la domination européenne.
Dans tous ces cas les constitutions ne furent nullement le résultat des révolutions. Elles signèrent leur défaite et non leur victoire. Elles furent généralement l’œuvre d’experts et eurent pour but d’endiguer la marée révolutionnaire.
Le terme de constitution est équivoque en ce qu’il désigne aussi bien l’acte d’élaborer une constitution que son contenu. Il est clairement impossible de donner le même nom et de demander les mêmes résultats aux « constitutions » qu’adopte un gouvernement non révolutionnaire parce que le peuple et sa révolution ont été incapables de constituer leur propre gouvernement, et aux autres « constitutions » qui furent le fruit d’une tentative délibérée menée par tout un peuple pour fonder un nouveau corps politique. Ce que résume la définition de Thomas Paine. Une constitution n’est pas l’acte d’un gouvernement, mais d’un peuple constituant un gouvernement.
Les constitutions rédigées par des experts qui finirent par s’imposer en Europe après la Première Guerre mondiale étaient fondées, dans une large mesure, sur le modèle de la Constitution américaine et elles auraient dû fonctionner de façon différente. Leur destin démontre l’écart immense, en matière de pouvoir et d’autorité, entre une constitution imposée au peuple par un gouvernement et une constitution par laquelle un peuple constitue son propre gouvernement.
L’absence de pouvoir et le manque d’autorité qui l’accompagne ont été le fléau des régimes constitutionnels de presque tous les pays européens, et les quatorze constitutions qu’a connues la France entre 1789 et 1875 ont fait de ce mot même un sujet de plaisanterie.
Une constitution est un étendard, un pilier et un lien quand elle est comprise, approuvée et aimée. Mais sans cette compréhension et cet attachement, elle pourrait aussi bien être un cerf-volant ou un ballon flottant dans les airs. (John Adams)
Le but des constitutions dont se dotèrent les États américains avant la constitution de l’Union fut de créer de nouveaux centres de pouvoir, après l’abolition par la Déclaration d’indépendance de l’autorité de la Couronne et du Parlement. Les fondateurs se tournèrent vers l’histoire pour découvrir « les formes et combinaisons de pouvoir dans les Républiques ». Ce qu’ils essayaient apprendre ce n’était pas les moyens de sauvegarder les libertés civiles, sujet sur lequel ils en savaient plus long que toutes les Républiques antérieures, mais la constitution du pouvoir.
D’où la fascination pour Montesquieu, dont l’influence sur la Révolution américaine égale presque celle de Rousseau sur la Révolution française. Car le grand œuvre de Montesquieu, étudié et cité dix ans avant la Révolution, avait pour sujet principal la constitution de la liberté politique, le mot constitution ayant perdu toute connotation négative de limitation du pouvoir.
Seul, parmi les sources des fondateurs, Montesquieu avait soutenu que pouvoir et liberté allaient de pair, que la liberté politique ne réside pas dans le « je veux » mais dans le « je peux » et que tout le domaine politique doit être constitué de telle sorte que liberté et pouvoir puissent se combiner.
Les fondateurs trouvaient chez Montesquieu ce que l’expérience des colonies leur avait appris. La liberté est « un pouvoir matériel de faire ou de ne pas faire ce qu’on a à l’esprit ». Ce que l’on retrouve dans les plus anciens documents de l’époque coloniale avec, par exemple, l’expression, « les députés ainsi choisis auront pouvoir et liberté de désigner », dans laquelle les deux mots sont utilisés quasiment comme synonymes.
Aucune question ne joua un rôle comparable au problème de la séparation des pouvoirs. Idée très ancienne que l’on peut faire remonter à Aristote et même Polybe. La découverte de Montesquieu, même s’il ignorait ces antécédents, ne porte pas sur la séparation mais sur la nature du pouvoir. Elle établit le principe que seul le pouvoir arrête le pouvoir, sans le détruire, sans mettre l’impuissance à sa place. Le pouvoir ne peut être freiné par les lois, du moins de façon sûre. Le prétendu pouvoir du dirigeant que freine un gouvernement constitutionnel, limité et légal, n’est en réalité pas pouvoir mais violence. La force décuplée d’un seul a monopolisé le pouvoir de la multitude. Même si nous supposons que la loi est capable de freiner le pouvoir, la limitation qu’elle lui impose ne peut aboutir qu’à une diminution de sa puissance. Le pouvoir ne peut être arrêté et préservé que par le pouvoir.
C’est la tâche de fonder une Union qui conduisit les fondateurs américains à ériger un système de pouvoirs qui se contrôleraient et s’équilibreraient (check and balance) de telle sorte que ni le pouvoir de l’Union ni celui de ses parties, les États, ne s’amoindriraient ni ne se détruiraient l’un l’autre. De ce point de vue la grande innovation politique des Américains dans le domaine politique fut l’abolition constante de la souveraineté à l’intérieur du corps politique de la république, l’intuition que, dans le champ des affaires humaines, souveraineté et tyrannie sont une seule et même chose. La Constitution américaine consolida le pouvoir de la Révolution et finit par devenir la fondation de la liberté (constitutio libertatis).
Croire que les constitutions éphémères qui virent le jour en Europe, inspirées par la peur du pouvoir en général et du pouvoir révolutionnaire en particulier, pouvaient instituer la même forme de gouvernement que la Constitution américaine, c’est se laisser abuser par les mots.
Les révolutions, même quand, comme la Révolution américaine, elles n’avaient pas été obérées par l’héritage de l’absolutisme, se produisirent au sein d’une tradition en partie fondée sur un évènement où « Le verbe s’était fait chair », sur un absolu apparu dans le temps de l’histoire comme une réalité du monde. Puisque c’était la tâche des révolutions de fonder une nouvelle autorité, sans l’appui de la coutume et du précédent, elles mirent en relief, avec une acuité sans pareille, l’éternel problème de la source de la loi qui confère sa légalité aux lois positives établies, ainsi que le problème de l’origine du pouvoir conférant leur légitimité aux autorités constituées.
Sieyès crut résoudre ces deux problèmes en distinguant, d’abord, pouvoir constituant et pouvoir constitué et en plaçant, ensuite, le pouvoir constituant, la nation, dans un état de nature perpétuel. Le pouvoir et la loi étaient tous deux ancrés dans la volonté de la nation, laquelle restait elle-même en dehors et au-dessus de tous les gouvernements et de toutes les lois. L’histoire constitutionnelle de la France illustre que la prétendue volonté d’une multitude est instable et qu’un édifice auquel elle sert de fondation est bâti sur des sables mouvants. La volonté nationale fut manipulée, avec une extraordinaire facilité, chaque fois qu’un homme voulut, depuis Napoléon Bonaparte, se charger du fardeau de la dictature, devenant le pouvoir constituant, ce qui contribua à sauver l’État-nation.
La solution de Sieyès ne pouvait aboutir à l’établissement d’une république, un empire des lois et non des hommes (Harrigton). Elle avait remplacé la monarchie, règne d’un seul, par la démocratie, règne de la majorité. En Amérique les constitutions furent élaborées avec l’intention délibérée et consciente d’empêcher que les processus de décision à la majorité dégénèrent en un despotisme électoral, celui du règne de la majorité.
La bonne fortune de la Révolution américaine tint au fait que les habitants des colonies, avant le conflit avec l’Angleterre, étaient organisés en entités autogouvernées. Ce que proposa Madison pour la Constitution américaine, à savoir faire découler son autorité générale entièrement des autorités subordonnées, ne fit que reprendre, à l’échelle nationale, ce que les colonies avaient voulu quand elles avaient constitué leur gouvernement. Les délégués qui établirent les projets de constitution pour les États avaient tiré leur pouvoir constituant d’un certain nombre de corps constitués (districts, comtés, municipalités). Les fondateurs, en créant et constituant le nouveau pouvoir fédéral, sans restreindre et abolir les pouvoirs des États, évitèrent les difficultés que rencontrèrent leurs homologues français. Le système fédéral n’était pas simplement la seule alternative au principe de l’État-nation, c’était le seul moyen de ne pas s’enfermer dans le cercle vicieux du pouvoir constituant et du pouvoir constitué.
La Révolution américaine révéla au grand jour la nouvelle expérience et le nouveau concept du pouvoir des américains. Ce pouvoir, tel que les hommes de la Révolution américaine le concevait comme allant de soi parce qu’incarné dans toutes les institutions du gouvernement, était non seulement antérieur à la Révolution mais, en un certain sens, antérieur à la colonisation du continent, avec le Pacte du Mayflower, conçu en mer et signé une fois à terre (1620).
Ce pacte constitua rapidement un précédent et des colons du Massachussetts quand ils émigrèrent au Connecticut rédigèrent leurs propres Ordres fondamentaux et leur propre pacte de plantation(1639). La Charte Royale de 1662 lorsqu’elle unifia les nouvelles entités de peuplement ne fit qu’entériner et confirmer un système de gouvernement existant.
Ce ne fut aucune théorie qui amena les colons à se laisser obnubiler par la notion de pacte et les incita à maintes reprises à se faire des promesses et à se lier les uns les autres. Simplement leur décision de quitter le vieux continent et de se risquer dans une entreprise commune. Ils découvrirent, comme par inadvertance, la grammaire de l’action politique et sa syntaxe dont les règles régissent l’ascension et la chute du pouvoir humain.
À la différence de la force, propriété de chacun face à tous les autres, le pouvoir ne nait que quand des hommes s’unissent en vue de l’action et disparait quand ils se séparent. Là où des hommes réussissent à préserver l’intégrité du pouvoir qui a émergé entre eux à l’occasion d’une action particulière, ils se trouvent déjà dans le processus de fonder un monde où loger ce pouvoir d’agir ensemble. La grammaire de l’action : l’action est la seule faculté humaine qui requiert une pluralité d’hommes. La syntaxe du pouvoir : le pouvoir est le seul attribut humain qui s’applique uniquement à l’espace commun ancré dans le monde grâce auquel les hommes sont mutuellement liés, s’associent dans l’acte de fondation en faisant et tenant des promesses, probablement la plus haute faculté humaine en politique.
C’est cette expérience qui guida les hommes de la Révolution américaine en leur ayant appris, ainsi qu’au peuple qui les avait délégués, comment établir et fonder des institutions. Expérience que les fondateurs, marqués par la pensée du siècle des Lumières, ne surent, malheureusement pas, traduire clairement en concept. Comme, par exemple, Thomas Jefferson lorsqu’il confond consentement du peuple et promesse mutuelle.
Ce qui confirme que la plaie de l’histoire occidentale depuis Périclès est la séparation des hommes d’action et des hommes de réflexion, l’émancipation de la pensée de la réalité, et en particuliers des faits et de l’expérience politiques.
En France la rupture entre le roi et le parlement plongea la nation française dans un « état de nature ». Elle détruisit automatiquement la structure politique du pays et les liens qui unissaient ses habitants, fondés non sur des promesses mutuelles mais sur les divers privilèges accordées à chaque ordre et chaque état. Le conflit des colonies avec le roi et le parlement d’Angleterre n’abolit rien d’autre que les chartes accordées aux colons et les privilèges dont ils jouissaient en vertu de leur nationalité anglaise. Il priva le pays de ses gouverneurs, mais pas de ses assemblées législatives, et le peuple, tout en renonçant à sa fidélité au roi, ne s’estima nullement délié de tous les pactes et accords qui lui étaient propres, ni de ses promesses mutuelles, ni de ses associations.
Ce que les hommes de la Révolution français entendaient par pouvoir, pouvoir du peuple, était une force « naturelle » dont l’origine était extérieure au domaine politique, et qui, tel un ouragan, avait balayé toutes les institutions de l’ancien régime. Ne sachant distinguer violence et pouvoir, ils ouvrirent les portes du domaine politique à cette force prépolitique de la multitude qui les balaya.
À contrario, pour les hommes de la Révolution américaine le pouvoir voyait le jour quand des hommes s’unissaient à travers des promesses et des pactes. Ce qui leur permettait de réussir c’était la puissance de la confiance qu’ils avaient les uns dans les autres et dans la masse du peuple, provenant non d’une idéologie commune mais de promesses mutuelles. Un pouvoir ainsi enraciné suffisait à mener à bien une révolution, sans laisser libre cours à la violence débridée des foules, mais nullement à établir une « union perpétuelle, c’est-à-dire à fonder une autorité nouvelle.
Le problème prit la forme de la « loi suprême » qui devait consacrer les lois établies positives. Si cette exigence ne conduisit pas les hommes de la Révolution américaine aux absurdités où elle mena ceux de la Révolution française et en particulier Robespierre, la raison en est que les premiers établirent clairement la distinction entre l’origine du pouvoir, qui vient d’en bas, des racines populaires, et la source de la loi qui siège en haut dans une région supérieure et transcendante.
Sur le plan historique la différence de principes la plus capitale entre les deux révolutions est la conviction unanimement partagée par les hommes de la Révolution française que la loi est l’expression de la volonté générale (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Nulle trace d’une telle affirmation dans la Déclaration d’indépendance ou la Constitution des États-Unis. Sur le plan pratique le déroulement de la Révolution devint la source de toutes les lois, de tous les décrets sitôt émis, sitôt balayés, par la loi suprême de la Révolution. Selon Condorcet, une loi révolutionnaire est une loi qui a pour objet de maintenir la révolution, d’en accélérer ou régler la marche. En théorie comme en pratique seule une contre-révolution pouvait arrêter un processus révolutionnaire devenu une loi en soi.
Pour Rousseau, le grand problème en politique, comparable à la quadrature du cercle est de trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme. Ce qui ressemble étroitement au cercle vicieux de Sieyès où ceux qui s’unissent pour constituer un nouveau gouvernement sont eux-mêmes inconstitutionnels. L’inconvénient, pour citer Rousseau, c’était que pour mettre des lois au-dessus de l’homme et établir des lois faites par l’homme, il faudrait des dieux. Problème qu’eurent à affronter les hommes des deux révolutions.
Parmi les théoriciens prérévolutionnaires, seul Montesquieu, ne jugea pas nécessaire d’introduire un absolu dans le domaine politique. Seul il employa le mot dans son acceptation ancienne, proprement romaine, en définissant la loi dès le premier chapitre de l’Esprit des lois comme le rapport, la relation entre deux entités différentes ce qui la rend relative par définition. Nul besoin alors d’une source d’autorité absolue.
Mais le modèle dont l’Occident avait tiré la quintessence de toutes les lois, y compris celles d’origine romaine, n’était nullement romain. Il était issu de la Bible et représenté par les dix Commandements. Modèle qui ne changea pas quand, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la loi naturelle prit la place de la divinité. Pour qu’elle fut source d’autorité et validât les lois faites par l’homme, Jefferson ajouta à « la loi de la nature », le « Dieu de la nature », que ce Dieu s’adressât, selon l’esprit du temps, à ses créatures par la voix de la conscience, la lumière de la raison plutôt que par la révélation de la Bible.
Le préambule de la Déclaration d’indépendance contient une autre phrase. « Nous tenons ces vérités évidentes en soi ». Jefferson associe, d’une façon unique dans l’histoire, le fondement de l’accord, forcément relatif, entre les hommes qui se sont lancés dans la révolution avec l’absolu d’une vérité qui s’impose sans démonstration argumentée ni persuasion politique.
Ce n’est pas simplement la raison que Jefferson promeut au rang de loi suprême, c’est une raison informée par le divin, la lumière de la raison qui éclaire la conscience des hommes pour les rendre réceptifs à une voix intérieure qui est encore celle de Dieu. « Tu feras » et surtout, « tu ne feras pas ».
La Révolution américaine réussit là où toutes les autres devaient échouer, c’est-à-dire fonder un corps politique nouveau et assez stable pour survivre à l’assaut des siècles à venir. Ce fut l’autorité dont était porteur l’acte de fondation qui assura la stabilité de la nouvelle République. Et non l’absolu cherché par les hommes des révolutions comme source de la validité de leurs lois et de la légitimité de leur gouvernement. Ce fut, en définitive, le modèle romain qui s’imposa à l’esprit de ceux qui s’étaient tournés vers l’histoire et les institutions politiques romaines pour se préparer à leur propre mission.
Mais si la distinction institutionnelle américaine entre pouvoir et autorité présente quelques traits latins, la conception de l’autorité y est totalement différente. À Rome la fonction de l’autorité était politique, et consistait à donner des avis, alors que dans la République américaine, cette fonction est juridique et consiste à fournir des interprétations. La Cour suprême tire son autorité de la Constitution en tant que document écrit, alors que les pères de la République romaine, du Sénat, tiraient la leur des ancêtres qu’ils réincarnaient, les fondateurs de Rome. En vertu de l’autorité (auctoritas) la permanence et le changement étaient liés et tout au long de l’histoire romaine le changement ne pouvait signifier que l’accroissement ou l’extension du passé. La conquête de l’Italie était légitime dans la mesure où elle élargissait la fondation de la cité en y liant les territoires conquis.
Nourris de la culture classique et de leur étude de l’Antiquité romaine, les révolutionnaires américains adoptèrent cette étroite corrélation entre fondation, extension et conservation. Ainsi les amendements à la Constitution augmentent les fondements originaux de la République américaine, dont l’autorité réside dans cette capacité à être amendée et augmentée.
La vénération de la Constitution aux États-Unis a surmonté plus d’un siècle d’examen minutieux et de démystification très critique du texte, mais aussi des « vérités évidentes » qu’il contenait aux yeux des pères fondateurs. Le souvenir de l’évènement lui-même, un peuple fondant un corps politique nouveau de propos délibéré, entoure encore le résultat de cet acte, le document lui-même, d’une atmosphère déférente de crainte mêlée de respect qui a su protéger l’évènement et le document des assauts du temps et des circonstances changeantes. L’autorité de la république sera saine et sauve aussi longtemps que l’acte lui-même, le commencement en tant que tel, sera dans les mémoires si des problèmes constitutionnels au sens étroit du terme se présentaient.
Les hommes de la Révolution n’avaient pleinement conscience que de deux légendes fondatrices, le récit biblique de l’exode des tribus d’Israël hors d’Égypte et celui qu’a laissé Virgile des errances d’Énée après qu’il eut fui Troie. Deux récits de de libération axés sur une promesse de liberté à venir. De l’esclavage à la conquête d’une terre promise, de la destruction à la fondation d’une cité. Avec comme leçon que la liberté n’est pas davantage le résultat automatique de la libération que le nouveau commencement ne résulte automatiquement de la fin. La révolution apparaissait à ces hommes comme le hiatus légendaire entre fin et commencement, ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore.
Dater la révolution, c’est réaliser l’impossible, en l’espèce dater le hiatus dans le temps en termes de chronologie, de temps historique. Non seulement un commencement n’est pas relié à un enchainement de causes et d’effets, mais tout se passe comme s’il n’avait rien auquel se raccrocher, comme s’il venait de nulle part dans le temps et dans l’espace, comme si les acteurs étaient rejetés hors de l’ordre temporel et de sa continuité.
Fonder à nouveau un corps politique ou fonder un nouveau corps politique, Arendt consacre un long développement très érudit à cette question. Essentiellement à partir de deux poèmes de Virgile, l’Énéide et la IVe Bucolique. Dans l’Énéide la fondation de Rome n’est pas vue comme un commencement absolu mais comme la refondation de Troie, d’une cité qui avait existé et dont le fil conducteur de la continuité n’avait jamais été rompu. Ce que confirme le grand poème politique de Virgile, la IVe Bucolique, où avec le règne d’Auguste « un âge tout nouveau, un grand âge (magnus ordo saeclorum) va naître », non au sens d’un commencement absolument nouveau mais comme le retour à un commencement. Mais Arendt trouve aussi dans ce poème ce que saint Augustin devait, à sa manière, anticiper au Ve siècle de notre ère. « L’homme a été créé pour qu’il y ait un commencement ». Idée que les hommes sont outillés pour la création d’un nouveau commencement parce qu’ils sont eux-mêmes de nouveaux commencements. La capacité de commencer s’enracine dans le fait de naître, dans le fait pour l’être humain d’apparaître au monde par la naissance.
Quand les Américains décidèrent de modifier les vers de Virgile de magnus ordo saeclorum en novus ordo saeclorum, ils admirent qu’il ne s’agissait plus de fonder Rome à nouveau, mais de la fondation d’une nouvelle Rome. Admettant que le fil continu qui rattachait la politique occidentale à la fondation de la cité éternelle, et celle-ci au souvenir antéhistorique de la Grèce et de Troie, était rompu et ne pouvait être renoué.
La Révolution américaine, unique en son genre, jusqu’à la disparition du système colonial européen et l’émergence de nouvelles nations au XXe siècle, représente la fondation d’un nouveau corps politique et le début d’une histoire nationale spécifique.
La lecture de la IVe Bucolique de Virgile aurait pu suggérer aux hommes de la Révolution américaine une solution pour résoudre les difficultés du commencement, sans recours à un absolu pour rompre le cercle vicieux dans lequel toutes les choses premières sont prises.
Ce qui préserve le commencement de son arbitraire intrinsèque, c’est qu’il porte en lui son principe, que commencement et principe, sont non seulement liés l’un à l’autre, mais contemporains l’un de l’autre. La voie qu’emprunte l’initiateur, quoi qu’il ait l’intention d’entreprendre, dicte son principe d’action à ceux qui se sont joints à lui pour prendre part à l’entreprise et la mener à son accomplissement. En tant que tel, le principe inspire les actes qui doivent suivre, et il reste apparent aussi longtemps que dure l’action.
Le cours de la Révolution américaine raconte une histoire inoubliable et digne d’enseigner une leçon irremplaçable. Cette révolution n’a pas éclaté mais a été conduite par des hommes qui en avaient délibéré ensemble et sur la foi de serments mutuels.
Au cours de ces années décisives où l’on jeta les fondations, reposant sur la puissance de la multitude, le principe combiné de la promesse mutuelle et de la délibération collective se fit jour.
L’évènement devait prouver que les hommes sont réellement capables d’établir un bon gouvernement, en se fondant sur la réflexion et le choix et qu’ils ne sont pas destinés, à tout jamais, à dépendre pour leurs constitutions politiques d’un accident et de la force.
La pensée politique révolutionnaire des XIXe et XXe siècles a fait comme s’il ne s’était jamais produit de révolution au Nouveau Monde et comme si aucune des idées et des expériences américaines en matière de politique et de gouvernement n’étaient dignes de réflexion. Cette incapacité à incorporer la Révolution américaine dans la tradition révolutionnaire s’est répercutée sur la politique étrangère des États-Unis. Leur incapacité à se souvenir que c’est une révolution qui a donné naissance aux États-Unis explique la peur panique de la révolution chez les Américains. Peur qui prouve au monde entier qu’il a raison de penser la révolution uniquement à travers la Révolution française. Peur constituant le ressort de la politique étrangère américaine avec les tentatives acharnées de maintenir le statu quo en soutenant des régimes politiques obsolètes, corrompus et rejetés par leurs propres citoyens.
En affirmant, dans les rares moments où le dialogue hostile avec l’Union soviétique touchait à des questions de principe, qu’ils entendaient par liberté, la liberté d’entreprise, les américains ont agi comme si la richesse et l’abondance étaient seules en jeu dans le conflit entre les pays « révolutionnaires » de l’Est et de l’Ouest. Alors que les colonies anglaises, sous un « gouvernement modéré » et grâce à l’abondance naturelle, jouissaient de ce genre de « bonheur » avant la Révolution. Richesse et bien-être n’émanant, donc, pas du tout de la liberté politique ni de l’initiative privée débridée et sans frein du capitalisme, lesquelles, en l’absence de richesses naturelles ont partout mené au malheur et à la misère de masse.
La croissance économique se révèlera peut-être un jour un fléau plutôt qu’un bienfait mais en aucune circonstance elle ne pourra mener à la liberté ou constituer une preuve de son existence.
Alors qu’une connaissance livresque et une réflexion théorique de grande envergure ont construit le cadre de la République américaine, cet intérêt porté à la pensée et à la théorie politiques s’est tari dès la tache entreprise achevée. D’où la stérilité au niveau mondial de la Révolution américaine. À l’opposé de l’intérêt manifesté par les penseurs et les philosophes de l’Europe entière pour la Révolution française malgré son issue désastreuse. De ce moment date le défaut de mémoire des américains par rapport à leur propre révolution. Car s’il est vrai que la pensée commence avec la mémoire, il est tout aussi vrai qu’aucune mémoire n’est préservée si ce n’est condensée, distillée dans un cadre de notions et de concepts à l’intérieur duquel elle peut continuer à s’exercer.
L’incapacité à penser et à se souvenir a entrainé la perte de l’esprit révolutionnaire et des principes qui ont inspiré, de part et d’autre de l’Atlantique, les hommes des révolutions. La liberté publique, le bonheur public, le sens civique. La tradition de la Révolution française, la seule qui possède un certain poids, ne les a pas mieux préservés que la pensée politique américaine, dans l’ensemble antirévolutionnaire. Les révolutionnaires professionnels ont appris que ces principes initiaux avaient été rejetés par la force nue de la misère. Obsédés par la question sociale ils se focalisèrent sur les épisodes les plus violents de de la Révolution française, espérant contre tout espoir que la violence permettrait de vaincre la misère. Ces révolutionnaires devinrent, contrairement à leurs prédécesseurs des hommes désespérés.
La terreur, en tant que voie vers le bonheur, entraine les révolutions à leur perte. Aucune fondation d’un corps politique nouveau n’est possible là où les masses ploient sous la misère.
L’esprit révolutionnaire recèle deux éléments paraissant inconciliables. Le souci de la stabilité, avec l’acte de fondation. L’esprit novateur avec l’expérience de l’aptitude humaine au commencement. Pour retrouver cet esprit, perdu dans le vocabulaire politique moderne où ces deux éléments sont devenus antinomiques il faut les penser ensemble et les associer. Ce que permet la forme républicaine de gouvernement.
La démocratie était, quant à elle, honnie au XVIIIe siècle car accusée de favoriser le règne de l’opinion là où le sens civique doit prévaloir. Traduisant l’incompatibilité décisive entre le règne de ce que l’on tient pour « l’opinion publique » et la liberté d’opinion. Le gouvernement représentatif, selon les hommes de la révolution, était censé servir d’agent purificateur des intérêts et de l’opinion, et de garantie contre la « confusion de la multitude ». Intérêts et opinons sont deux phénomènes politiques différents. Les premiers n’existent que comme groupes et pour les purifier il suffit, semble-t-il, qu’ils soient représentés de manière à sauvegarder leur caractère partiel, y compris quand l’intérêt d’un groupe s’avère celui de la majorité. Les opinions, au contraire, n’appartiennent qu’à des individus. Elles naissent partout où les hommes communiquent librement et ont le droit de rendre publique leurs idées. Par leur infinie variété, celles-ci ont également besoin d’une purification et d’une représentation. C’était, à l’origine, la fonction du Sénat américain.
Les deux éléments totalement nouveaux de la République américaine, le Sénat et la Cour suprême, sont considérés comme les éléments les plus conservateurs du corps politique. Ce qui en faisait la stabilité et répondait à la préoccupation moderne de permanence suffit-il à préserver l’esprit manifesté durant la Révolution ? Pour Arendt, à l’évidence, ce n’est pas le cas.
AAvec l’incapacité de la pensée révolutionnaire à conserver la mémoire de l’esprit révolutionnaire, il y eut l’incapacité de la République à se doter d’une institution durable où exercer les qualités qui avaient permis son établissement. Tout se passa comme si ceux qui agirent en faveur de la République, des libertés du citoyen, du jugement, de l’opinion, des intérêts et des droits, avaient tout bonnement oublié ce qui leur tenait particulièrement à cœur : les potentialités de l’action et le privilège d’engager une œuvre sans précédent.
Étrangement les hommes de la Révolution américaine, à l’exception de Jefferson, ne se posèrent pas une question évidente. Comment préserver l’esprit révolutionnaire une fois la révolution arrivée à son terme ? C’est qu’ils tenaient cet esprit pour acquis, esprit qui s’était formé et nourri tout au long de l’époque coloniale. Comme le peuple restait en possession des institutions qui avaient formé le terreau de la révolution ils pouvaient difficilement prendre conscience de l’incapacité fatidique de la Constitution à incorporer les municipalités et les assemblées municipales, sources originelles du bonheur public.
Si paradoxal que cela puisse paraître, c’est en fait sous l’impact de la révolution que l’esprit révolutionnaire finit par s’atrophier. Ce fut la Constitution elle-même, la plus grande réussite du peuple américain qui devait ensuite lui ravir les acquis dont il était le plus fier.
Jefferson savait lui, certes confusément, que la révolution, si elle avait donné la liberté au peuple, n’avait pas réussi à lui ménager un espace où cette même liberté pût s’exercer. Seuls ses représentants avaient l’occasion de s’investir dans ces activités que sont l’expression, la discussion et la décision, activités qui, au sens positif du terme, caractérisent la liberté. Sa plus grande crainte était que le système politique, abstrait de la démocratie manquât d’organes concrets.
Ce qui pour le peuple américain avait été une expérience prérévolutionnaire ne semblant nécessiter ni reconnaissance, ni fondation formelles, fut, en France, le résultat en grande partie spontané, de la Révolution elle-même. Les quarante-huit sections de la Commune de Paris naquirent du manque d’organes populaires dûment constitués. Corps autogouvernés, elles ne désignèrent pas de délégués à l’Assemblée nationale issus de leurs rangs, mais formèrent le conseil municipal révolutionnaire. À côté de ces organes municipaux une multitude de club et de sociétés avec pour seul but d’instruire, d’éclairer et de développer le sens civique des citoyens en s’occupant des questions d’intérêt public, en même temps que des intérêts les plus chers de la patrie. Commune de Paris, sections et sociétés populaires formèrent le groupe de pression des pauvres. Germes naissant d’un système qui permettrait au peuple de devenir ces participants au gouvernement définis par Jefferson.
Le conflit avec le gouvernement jacobin s’engagea sur trois fronts. La lutte de la République pour sa survie face à la pression des sans-culottes ; de la liberté contre la menace toute-puissante de la misère publique. La lutte de la faction jacobine visant le pouvoir absolu contre le civisme des sociétés ; d’une opinion unifiée, d’une « volonté générale » contre le sens civique et la diversité inhérente à la liberté d’opinion et d’expression ; du parti et de ses intérêts contre la chose publique, le bien public. Enfin, la lutte du monopole du pouvoir contre le fédéralisme et son principe de séparation des pouvoirs ; de l’État-nation contre les commencements d’une république véritable.
Quand Robespierre instaura la tyrannie de la faction jacobine il brisa l’ambition politique la plus affirmée du peuple telle qu’elle s’était traduite dans les sociétés dont les pétitions se concluaient sur cette fière expression : « nos Égaux ». L’égalité.
Là où l’abime entre gouvernants et gouvernés se trouve comblé, la ligne qui sépare ce qui est public de ce qui est privé peut toujours se brouiller et s’effacer. Avant l’époque moderne et l’émergence de la société, ce péril, inhérent au gouvernement républicain, provenait de la sphère publique et de sa tendance à envahir la sphère privée. La Déclaration des droits de la Constitution américaine constitue un exemple du remède traditionnel : l’élaboration d’un arsenal de lois, ici d’amendements, grâce auxquelles les droits de la vie privée sont publiquement garantis et la ligne de partage entre le public et le privé légalement protégée. Avec la croissance économique continue de l’époque moderne et l’expansion associée de la sphère privée, les risques de brouillage entre privé et public et de corruption, proviennent davantage des intérêts privés que de la puissance publique.
Aux yeux de Jefferson le péril mortel était que la Constitution avait conféré tout pouvoir aux citoyens sans leur fournir l’occasion d’être républicain et d’agir en citoyens. Il pressentait que danger résidait dans le fait d’accorder au peuple une part de la puissance publique sans lui fournir un espace public plus vaste que l’isoloir et d’autres occasions de se faire entendre que le jour du scrutin. Jefferson considérait comme dégénéré tout gouvernement où l’ensemble des pouvoirs se trouvaient concentrés dans les mains d’un seul, d’un petit nombre de gens bien nés ou de la multitude. Il proposait une gradation d’autorités toutes fondées sur la loi et chacune détenant sa part de pouvoir délégué et constituant : districts, comtés, états, union.
Avec comme conviction que nul ne peut être heureux sans avoir sa part de bonheur public, libre sans expérience de la liberté publique, heureux et libre sans participer à la puissance publique.
Arendt termine ce chapitre et son livre en « racontant une étrange et triste histoire ». Celle de l’apparition régulière, au cours des révolutions, d’une forme nouvelle de gouvernement qui ressemble de façon surprenante aux districts de Jefferson, et aux sociétés populaires et conseils municipaux de la France de 1789.
Phénomène qui impressionna Marx, avec la Commune de Paris de 1871, et Lénine, avec la première révolution russe de 1905. Alors qu’ils concevaient la révolution comme un moyen de s’emparer du pouvoir identifié au monopole de la violence, ils assistèrent, dans les faits, à la désintégration accélérée du pouvoir et, simultanément, à la formation d’une structure nouvelle de pouvoir qui ne devait son existence qu’au peuple et à ses élans organisateurs. Plaçant les révolutionnaristes professionnels face à une alternative inconfortable. Installer leur propre pouvoir révolutionnaire, l’appareil du parti, au centre du pouvoir laissé vacant, ou intégrer simplement les nouveaux centres de pouvoir révolutionnaire nés sans leur soutien.
Dans un premier temps Marx, puis Lénine, exaltèrent la nouvelle forme de gouvernement et la créativité révolutionnaire du peuple. Lénine, en particulier, avec sa formule « Tout le pouvoir aux soviets ». Pour considérer ensuite que conseils et soviets n’étaient que des organes provisoires de la révolution.
Face à l’alternative d’adapter idées et actes à l’inédit et l’attendu ou d’en venir à la tyrannie et la répression, Lénine et les Bolchevicks n’hésitèrent guère à se décider en faveur de ces dernières. Tout en maintenant la fiction du pouvoir des soviets (voir Les origines du totalitarisme).
L’incapacité de la tradition révolutionnaire à réfléchir sérieusement à la seule forme de gouvernement née de la révolution s’explique en partie par l’obsession de la question sociale chez Marx et son refus de prêter une attention sérieuse aux questions de l’État et du gouvernement. Mais surtout, pour Arendt, par l’histoire du rôle tenu par les révolutionnaires professionnels dans toutes les révolutions modernes. Rôle qui ne consiste pas à faire la révolution mais à accéder au pouvoir une fois qu’elle a éclaté. Avec pour atout non leurs théories mais leur préparation, leur organisation, leur renommée. Avec une influence insignifiante sur le déclenchement mais prépondérante sur le cours de la révolution. Influence exercée en faveur non de l’inattendu et de la nouveauté, mais d’une action qui reste conforme aux révolutions passées, sources de leur apprentissage. Même si une sensibilité au système de conseils peut être trouvée chez des penseurs politiques anarchistes comme Proudhon et Bakounine mal équipés, par ailleurs, pour traiter d’un phénomène démontrant que la révolution n’aboutit pas à la destruction de l’État et du gouvernement mais à fonder un nouvel état et un nouveau type de gouvernement.
Nulle tradition révolutionnaire et prérévolutionnaire ne peut donc être évoquée pour rendre compte de l’apparition et de la réapparition depuis la Révolution française de ce système de conseils, organes d’action et germes d’un état nouveau. Fédération « miniature » de la Commune de Paris de 1871. Soviets de 1905 et 1917. Ratesystem de la révolution allemande de 1918 et 1919. Système des conseils de la Révolution hongroise de 1956. Sans continuité entre ces évènements mais avec apparition spontanée à chaque fois. Partout où la révolution ne fut pas vaincue ou suivie par une restauration, la dictature du parti unique l’emporta après une lutte violente contre ces organes et institutions nés de la révolution elle-même.
RLe fait remarquable aux conseils, en plus d’être à la fois des organes d’action et d’ordre, était qu’ils dépassaient les clivages partisans. Ils entraient ainsi inévitablement en conflit avec les institutions qui restaient les enfants du système des partis, assemblées et anciens parlements, aussi bien qu’avec les nouvelles assemblées constituantes. Au cœur de la révolution, les programmes des partis les séparaient des conseils. Programmes, révolutionnaires ou non, faits de formules toutes faites qui n’exigeaient aucune action mais une exécution à mener énergiquement, comme Rosa Luxemburg le soulignait avec une surprenante clarté de vue. Le clivage entre les experts du parti qui « savaient » et les masses populaires censées appliquer ce savoir, ne prenait pas en compte la capacité du citoyen ordinaire à agir et se forger une opinion. En d’autres termes, si l’esprit du parti révolutionnaire prévalait, les conseils étaient voués à devenir superflus. Là où savoir et pouvoir se sont faussé compagnie, l’espace de la liberté est perdu.
Ce fut l’espoir d’une transformation de l’État, d’une nouvelle forme de gouvernement qui eût permis à chaque membre de la société égalitaire moderne de devenir participant aux affaires publiques que l’on enterra avec le désastre des révolutions du XXe siècle. La dictature du parti unique n’est, pour Arendt, que le dernier stade de développement de l’État-nation en général et du système multipartite en particulier.
Dès 1871, Odyssée Barrot formula la différence principale entre la Commune et l’Ancien régime. « En tant que révolution politique, 1871 est réaction contre 1793, et retour à 1789. Il a effacé les mots « une et indivisible » et rejeté l’idée autoritaire qui est toute monarchique pour se rallier à l’idée fédérative qui est par excellence libérale et républicaine ».
Ceux qui siégeaient dans les conseils élémentaires, qui surgirent partout où l’on vivait et travaillait ensemble, s’étaient choisis eux-mêmes en prenant l’initiative et en s’organisant. Ils formaient l’élite du peuple révélée au grand jour par la révolution. Au sein de ces « républiques élémentaires » les membres des conseils choisissaient leurs délégués au niveau immédiatement supérieur, à leur tour sélectionnés par leurs pairs, sans être assujettis à aucune pression, ni d’en haut ni d’en bas. Leur mandat ne reposait que sur la confiance de leurs égaux et cette égalité n’était pas naturelle mais politique. C’était l’égalité de ceux qui s’étaient engagés dans une entreprise commune. Si une telle forme de gouvernement s’était pleinement développée elle aurait, sans aucun doute, pris la forme d’une pyramide. Mais avec une autorité générée ni par le sommet, ni par la base, mais à chaque niveau de la pyramide. Fournissant la solution à l’un des problèmes les plus épineux de la politique moderne qui n’est pas de concilier liberté et égalité, mais égalité et autorité.
Le trésor qui s’est perdu quand l’esprit de la révolution n’a pas réussi à trouver d’institution appropriée, c’est chez deux poètes qu’Arendt va, en conclusion, en chercher l’expression. René Char, d’abord. « Si j’en réchappe je devrais renoncer à l’arôme de ces années essentielles, rejeter, silencieusement, loin de moi mon trésor. » Le trésor de s’être trouvé lui-même, de ne plus se soupçonner d’insincérité, de plus avoir ni masque ni faux semblant pour se montrer, d’apparaître partout tel qu’il était aux autres et à lui-même, de pouvoir se permettre d’aller nu. Sophocle et l’Œdipe à Colonne, ensuite. « Le mieux pour l’homme serait de ne pas naître ; le second bonheur serait de rentrer au plus tôt dans le néant d’où il serait sorti ». Faisant connaître par la bouche de Thésée, fondateur d’Athènes ce qui permet à l’homme, jeune ou vieux, de supporter le poids de la vie : la cité (polis), l’espace des exploits libres de l’homme et de ses paroles vivantes qui donne sa splendeur à la vie.
Extrait de la préface de Jonathan Schell à la réédition américaine de 2006 de On Revolution (traduction personnelle).
Dans Les Origines du Totalitarisme, publié en 1951, Arendt porte son regard avec chagrin et colère sur le régime totalitaire, récemment vaincu, d’Adolphe Hitler en Allemagne et sur celui, encore existant, de Joseph Staline en Union Soviétique. Dans De la révolution, publié douze ans plus tard, elle jette un œil avec espoir, sans le savoir, sur un futur proche encore invisible, à savoir la vague de mouvements non violents qui, entre le milieu des années 1970 et aujourd’hui (2006), amenèrent au pouvoir des gouvernements démocratiques dans une douzaine de nations sur tous les continents, de la Grèce à l’Afrique du Sud, du Chili à la Pologne et, enfin, en Union Soviétique elle-même. Ces révolutions pourraient être qualifiées d’arendtiennes, mais pas dans le sens où les précédentes étaient dites marxistes. Les nouveaux révolutionnaires, à quelques notables exceptions, n’ont pas étudié Arendt comme les marxistes avaient étudié Marx ; cependant, à un degré remarquable, les révolutions qu’ils ont faites ont suivi, d’une façon ou d’une autre, les sentiers défrichés en pensée pour la première fois par Arendt. N’ayant aucune ambition comme prophète, elle s’est révélée en être un.
(…)
L'importance de la révolution hongroise dans le développement de la pensée d'Arendt suggère une nouvelle périodisation pour la vague des révolutions démocratiques de la fin du XXe siècle. Son commencement devrait peut-être être daté de 1956 plutôt que, comme cela est usuellement fait, du milieu des années 1970, quand la série a semblé commencer en Europe du Sud avec le renversement de la junte grecque en 1974, de l'autocratie du Portugal la même année et la transition vers la démocratie en Espagne en 1975. La longue parade des révolutions qui ont suivi inclut, parmi d'autres, le mouvement Solidarité en Pologne dans les années 1980, le renversement de la junte argentine en 1982, la chute de la dictature militaire au Brésil voisin en 1985, l'expulsion du dictateur Fernando Marcos des Philippines en 1986, par la révolution du "Pouvoir du Peuple", la chute de l'autocrate Chun Doo-hwan en Corée du Sud, l’effondrement de l'Union soviétique et de son empire à la fin des années 1980 et au début des années 1990, le remplacement du régime d'apartheid de l'Afrique du Sud avec la règle de la majorité au début des années 1990, la chute de Slobodan Milosevic en 2003, "la Révolution des roses" en Géorgie en 2003 et "la Révolution Orange" en Ukraine en 2005. La grande majorité de ces mouvements et révolutions affichent un nombre remarquable de caractéristiques arendtiennes. La plupart visent à établir des conditions de liberté plutôt qu’à résoudre des questions sociales. (En conséquence ces questions sociales sont malheureusement laissées sur la table dans le nouveau monde de mondialisation du marché, qui s’étant montré incapable ou peu disposé à les traiter, fait maintenant face à un retour de manivelle puissant, en Amérique du Sud et ailleurs.) La plupart de ces mouvements ont tendance à ne plus se tourner vers les modèles de révolution français, russe, ou chinois mais plutôt vers l’un ou l’autre d’entre eux ou vers la Révolution américaine, qui soudainement récupère l'attention internationale et la respectabilité. Tous sont fondamentalement non violents, abandonnant délibérément la violence révolutionnaire, sans parler de la terreur. Peut-être le plus intéressant et le plus important, ils justifient la nouvelle conception du pouvoir d'Arendt et sa relation à la violence. Non seulement «non violents», ils représentent aussi, dans un sens positif, un terrain propice pour ce qu'elle avait identifié comme étant la véritable source du pouvoir : une action vigoureuse et concertée entres pairs prêts à se sacrifier pour leurs convictions. À maintes reprises, comme en Hongrie en 1956, les mouvements ont convaincu les cœurs et les esprits de majorités nationales, privant les gouvernements répressifs de légitimité et à maintes reprises ces gouvernements se sont effondrés, dans un processus décrit avant les faits par Arendt : Que toute autorité repose en dernière analyse sur l’opinion, rien ne le démontre avec plus de force que le refus d’obéissance qui, soudain et de manière inattendue, déclenche ce qui va se transformer en révolution.[1]
Texte complet de la préface sur mon blog.
http://www.ttoarendt.com/2014/08/on-revolution-de-la-revolution.html
[1] De la révolution, Hannah Arendt, folioessais n°581, p. 348.