Citoyen du monde ?
Dans ce second texte de Vies politiques que consacre Arendt à son ancien professeur, correspondant et ami, Karl Jaspers apporte, transmise par Arendt, sa « lumière incertaine et vacillante » sur son époque et notre époque.
Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays. Dans Origine et sens de l’histoire, Jaspers étudie longuement les implications d’un ordre mondial et d’un empire universel. Peu importe la forme que pourrait prendre un gouvernement centralisé s’exerçant sur tout le globe, la notion même d’une force souveraine dirigeant la terre entière, détenant le monopole des moyens de violence, sans vérification ni contrôle des autres pouvoirs souverains, n’est pas seulement un sinistre cauchemar de tyrannie, ce serait la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons. Les concepts politiques sont fondés sur la pluralité, la diversité et les limitations réciproques. Un citoyen est par définition un citoyen parmi des citoyens d’un pays parmi des pays. Ses droits et devoirs doivent être définis et limités non seulement par ceux de ses concitoyens mais aussi par les frontières d’un territoire. La philosophie peut se représenter la terre comme la patrie de l’humanité et d’une seule loi non écrite éternelle et valable pour tous. La politique a affaire aux hommes, ressortissants de nombreux pays et héritiers de nombreux passés ; ses lois sont les clôtures positivement établies qui enferment, protègent et limitent l’espace dans lequel la liberté n’est pas un concept mais une réalité politique vivante. L’établissement d’un ordre mondial souverain, loin d’être la condition préalable d’une citoyenneté mondiale, serait la fin de toute citoyenneté. Ce ne serait pas l’apogée de la politique mondiale mais très exactement sa fin.[1]
D’un point de vue philosophique, le danger inhérent à la nouvelle réalité de l’humanité semble être que cette unité, fondée sur les moyens techniques de communication et de violence, détruit toutes les traditions nationales et recouvre les origines authentiques de toute existence humaine. Ce processus destructeur peut même être considéré comme un préalable nécessaire à l’ultime compréhension entre les hommes de toutes les cultures, de toutes les civilisations, de toutes les races et de toutes les nations. Sa conséquence serait une superficialité qui transformerait l’homme que nous avons connu au cours de cinq mille ans d’histoire attestée au point de le rendre méconnaissable. Ce serait plus qu’une simple superficialité ; ce serait comme si la dimension de la profondeur toute entière, sans laquelle la pensée humaine ne peut exister même au simple niveau de l’invention technique, disparaissait purement et simplement. Cet arasement serait bien plus radical qu’une réduction au plus petit dénominateur commun, il en viendrait en fin de compte à un dénominateur dont il est difficile de se faire une idée à l’heure actuelle.[2]
Par opposition aux philosophies de l’histoire qui accueillent le concept d’une histoire universelle fondée sur l’expérience historique d’un peuple ou d’une région particulière du monde, Jaspers a trouvé empirement un axe historique qui donne à toutes les nations un cadre commun permettant à chacun de mieux comprendre sa réalité historique. Dans le développement spirituel qui s’est accompli entre 800 et 200 avant notre ère. Confucius et Lao-Tseu en Chine, les Upanishads et Bouddha aux Indes, Zarathoustra en Perse, les prophètes en Palestine, Homère, les philosophes tragiques en Grèce. La caractéristique des évènements qui eurent lieu pendant cette ère est qu’ils ne furent absolument pas reliés, qu’ils devinrent les origines des grandes civilisations historiques du monde. Toutes les catégories fondamentales de notre pensée et tous les principes fondamentaux de nos croyances furent créés durant cette période. C’était le temps où l’humanité découvrait la condition de l’homme sur terre. La simple suite chronologique des évènements pouvait devenir une histoire et les histoires être organisés en une Histoire. Cette période concrète devient l’incarnation d’un axe idéal autour duquel la condition humaine a trouvé sa cohésion.[3]
Dans cette perspective, la nouvelle unité de l’humanité pourrait acquérir un passé à elle grâce à ce que l’on peut appeler un système de communication où les différentes origines de de l’espèce humaine se révèleraient dans leur identité. Mais cette identité est loin d’être une uniformité ; tout comme l’homme et la femme ne peuvent être mêmes, à savoir humains, qu’en étant absolument différents l’un de l’autre, ainsi, le national de chaque pays ne peut entrer dans cette histoire universelle de l’humanité qu’en restant ce qu’il est et en s’y tenant obstinément. [4]
L’unité de l’humanité et sa solidarité ne peuvent consister dans un accord universel sur une seule religion, une seule philosophie, ou une seule forme de gouvernement mais dans la conviction que le multiple fait signe vers cette unité que la diversité cache et révèle en même temps.[5]