Repères pour un monde numérique(4/7)
Cours donné le 7 janvier 2016 à l'Université du Temps Libre d'Orléans
Votre participation est souhaitée, soit directement lors du cours, soit après le cours.
Ces repères seront affinés, modifiés, complétés lors de nos trois prochaines lectures.
Les deux premiers repères mettent en perspective notre époque et notre monde.
Les deux suivants décrivent le système technique planétaire contemporain et son caractère pharmacologique.
Ils sont suivis de six repères. Les trois premiers pointent les principaux risques et les trois derniers les principales thérapies du pharmakon numérique.
L’artefact, l’artificiel, la technique est le ressort de l’hominisation
L’ évènement Anthropocène, l’activité humaine devenue un facteur tellurique, rend patent ce qui fut structurellement dénié par la philosophie durant des siècles. L’artefact est le ressort de l’hominisation[1], sa condition et son destin.
Comme l’ont montré André Leroi-Gourhan[2] et Georges Canguilhem[3] l’artificialisation du vivant est le point de départ de l’hominisation. L’hominisation commence avec et comme la technicisation de la vie. Les organes biologiques ne suffisant pas à garantir sa survie, cette nouvelle forme de vie qu’est l’homme doit inventer des organes artificiels qui, en retour, reconfigurent[4] l’organe cérébral. Elle fait ainsi apparaître la mémoire épiphylogénétique[5], technique et artificielle qui constitue les premières formes de rétentions[6] tertiaires il y a environ trois millions d’années.
À partir de la fin du Paléolithique supérieur[7] l’humanité apprend à discrétiser et à reproduire selon divers types de traces, sur des formes successives de rétention tertiaire, les flux temporels qui la traversent et qu’elle engendre. Les images mentales (inscriptions rupestres), les discours (écritures), les gestes (automatisation de la production), fréquences sonores et lumineuses (technologies analogiques d’enregistrement) et à présent les comportements individuels, les relations sociales et les processus de transindividuation (algorithmes de l’écriture réticulaire). Devenues numériques, ces traces sont aujourd’hui engendrées par des interfaces, capteurs et autres appareils sous forme de nombres binaires constituant les données calculables base de la société automatique. Les technologies numériques de la traçabilité constituent ainsi le stade le plus avancé de ce processus de grammatisation[8].
Parmi les transformations technologiques, certaines provoquent des changements de système technique. C’est le cas avec la technologie numérique. Et parmi les changements de système technique, certains provoquent des changements de civilisation. C’est le cas de l’écriture manuscrite et de l’imprimerie, et c’est aussi le cas du système technique numérique. Mais cette transformation fait, aussi, certainement apparaître une nouvelle forme de vie humaine au sens où en apparurent à l’époque du Paléolithique supérieur puis avec le Néolithique[9]. Une transformation d’une telle ampleur est tellurique au sens où elle bouleverse les fondements de la vie dans tous ses aspects, et pas seulement de la vie des êtres humains.
La part technique de l’individuation[10] humaine ne peut s’accomplir que dans la mesure où elle engendre des individuations psychiques formant elles-mêmes des individuations collectives. D’intégration elle devient désintégration lorsque elle se fait au détriment des individuations psychiques et collectives. C’est ce qui arrive et se généralise aujourd’hui.
[1] L'hominisation est le processus qui a progressivement transformé une lignée de primates en humains. (Wikipedia)
[2] 1911 – 1986. Ethnologue, archéologue et historien français, spécialiste de la Préhistoire. Penseur de la technologie et de la culture.(Wikipedia)
[3] 1904 – 1995. Philosophe et médecin français. Spécialiste d'épistémologie et d'histoire des sciences. (Wikipedia)
[4] « organologisent » écrit Stiegler
[5] Voir Concepts et vocabulaire pages 22 et 23 de ce document . Epiphylogénèse (les trois mémoires) : Il y a trois mémoires. La mémoire germinale ou génétique (notre génome). La mémoire somatique ou épigénétique, mémoire nerveuse ou neurologique (les traces de notre vécu dans notre organisme). La mémoire épiphylogénétique, qui n'est ni génétique, ni somatique, mais qui est constituée par l'ensemble des techniques et mnémotechniques nous permettant d’hériter d'un passé qui n'a pourtant pas été vécu.
[6] Voir Concepts et vocabulaire pages 20 et 21 de ce document. Attention/Rétention/Protention. Rétentions tertiaires. Elles sont le propre de l’espèce humaine. Ce sont les sédimentations hypomnésiques qui se sont accumulées au cours des générations en se spatialisant et en se matérialisant dans un monde d’artefacts, de supports de mémoire. Elles permettent de ce fait un processus d’individuation psycho-socio-technique.
[7] Entre -45 000 et -30 000 ans. Période de la Préhistoire caractérisée par l’arrivée de l’Homme anatomiquement moderne en Europe, le développement de certaines techniques et l'explosion de l'art préhistorique. (Wikipedia)
[8] Voir Concepts et vocabulaire page 23 de ce document. La grammatisation désigne la transformation d'un continu temporel en un discret spatial (des grammes). C'est un processus de description, de formalisation et de discrétisation des comportements humains (calculs, langages et gestes) qui permet leur reproductibilité. C'est une abstraction de formes par l'extériorisation des flux dans les rétentions tertiaires (exportées dans nos machines, nos appareils).
[9] Le Néolithique est une période de la Préhistoire marquée par de profondes mutations techniques, économiques et sociales, liées à l’adoption par les groupes humains d’un modèle de subsistance fondé sur l’agriculture et l’élevage, et impliquant le plus souvent une sédentarisation. Les principales innovations techniques sont la généralisation de l'outillage en pierre polie, la poterie, ainsi que le développement de l'architecture. Dans certaines régions, ces mutations sont telles que certains auteurs considèrent le Néolithique comme le début de la Protohistoire. (Wikipedia)
[10] Voir Concepts et vocabulaire pages 24 et 25 de ce document. L'individuation humaine est la formation, à la fois biologique, psychologique et sociale, de l'individu toujours inachevé. L'individuation humaine est triple, c'est une individuation à trois brins. Elle est toujours à la fois psychique (« je »), collective (« nous ») et technique (ce milieu qui relie le «je » au « nous », milieu concret et effectif, supporté par des mnémotechniques).
Les époques successives de rétentions tertiaires et la prolétarisation
Quelles que soient sa forme et sa matière, la rétention tertiaire, retenue artificielle par duplication matérielle et spatiale d’un élément mnésique et temporel, modifie, en toute expérience humaine, les rapports entre les rétentions psychiques de la perception (les rétentions primaires) et les rétentions psychiques de la mémoire (les rétentions secondaires). Ces modifications du jeu entre rétentions primaire et secondaire, perception et mémoire, réalité et imagination, produisent des processus de transindividuation[1] chaque fois nouveau. Aux époques successives de rétentions tertiaires se forment des significations partagées par les individus psychiques, constituant des individus collectifs formant eux-mêmes des sociétés. Ces significations constituent le transindividuel comme ensemble de rétentions secondaires collectives au sein duquel se forment des protentions[2] collectives qui sont les attentes typiques d’une époque.
La prolétarisation[3] du travail manuel, la perte des savoir-faire, commence à la fin du XVIIIe siècle, lorsque apparaissent les rétentions tertiaires machiniques issues des formalisations automatiques du mouvement (Vaucanson) et de la motricité thermique(Watt). La transformation des matières[4], support des individuations psychiques, techniques et collectives se désintègre. Les rétentions produites par le travail ne passent plus par les cerveaux des producteurs, qui ne sont plus eux-mêmes individués par le travail, et qui ne sont donc plus porteurs et producteurs de savoir-faire. Pures forces de travail désingularisées, ils deviennent une marchandise substituable à une autre semblable sur le marché de l’emploi.
La télédiffusion de traces analogiques, permise par l’essor au XXe siècle des technologies d’enregistrement analogiques, provoque la prolétarisation des citoyens remplaçant leurs savoir-vivre (affects, sensibilités, relations sociales) par le conditionnement du consommateur. La télévision joue le rôle de mécanisme de régulation, introduisant des effets jusqu’alors inconnus d’assujettissement et de supervision, avec la captation destructrice de l’attention[5] et du désir[6] des consommateurs.
Fondées sur l’autoproduction et l’exploitation algorithmique de traces numériques, les sociétés hyperindustrielles[7] entrainent et subissent, aujourd’hui, la prolétarisation des savoir théoriques, des fonctions noétiques[8] telles que les concevait Kant : l’intuition, l’entendement et la raison.
« La révolution industrielle moderne est fatalement conduite à dévaloriser le cerveau humain » prédisait, il y près de soixante-dix ans, Norbert Wiener [9]. La bêtise systémique frappe aujourd’hui tout un chacun dans le capitalisme 24/7. Plus on monte dans la hiérarchie, plus cela semble frappant. Il semble n’y avoir plus que des hommes moyens, au moment même où de nouvelles oligarchies prétendent s’excepter de l’ordinaire par des voies purement technologiques.
La stupidité fonctionnelle, spécifique de ceux que l’on appela les ouvriers spécialisés, est désormais à l’œuvre, via la gouvernementalité algorithmique, chez les traders et autres professions intellectuelles. Elle caractérise tout employé qui ne peut pas et ne doit pas produire de rétentions secondaires collectives, mais simplement paramétrer les machines. Les rétentions secondaires collectives sont transformées en rétentions tertiaires machiniques ou technologiques et deviennent invisibles, impensables, sans pilote et sans raison.
[1] Voir Concepts et vocabulaire page 29 de ce document. La transindividuation est la transformation des « je » par le « nous » et du « nous » par les « je », elle est corrélativement la transformation du milieu techno-symbolique à l'intérieur duquel seulement les « je » peuvent se rencontrer comme un « nous ». Le social en général est produit par transindividuation, c'est-à-dire par la participation à des milieux associés où se forment des significations qui se jouent entre ou à travers les êtres qu'elles constituent.
[2] Voir Concepts et vocabulaire pages 20 et 21 de ce document. Attention/Rétention/Protention. La protention est le temps du désir ou le temps de la question, qui suppose le temps de l'attention et le temps des rétentions (tertiaires). Elle est le désir (et l'attente) de l'avenir, ce qui dans le devenir constitue la possibilité de l'avenir, étant entendu que le devenir peut n'engager aucun avenir.
[3] Voir Concepts et vocabulaire pages 26 et 27 de ce document. La prolétarisation consiste, d’une manière générale, à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser).
[4] L’œuvre dirait Arendt
[5] Voir Concepts et vocabulaire pages 20 et 21 de ce document. Attention/Rétention/Protention. L'attention est par excellence la modalité de la conscience. Être conscient, c'est être attentif. La formation de l'attention est toujours à la fois psychique et sociale, car l'attention est à la fois attention psychologique, perceptive ou cognitive (être attentif, vigilant, concentré) et attention sociale, pratique ou éthique (faire attention, prendre soin). L'attention qui est la faculté psychique de se concentrer sur un objet, de se donner un objet, est aussi la faculté sociale de prendre soin de cet objet.
[6] Voir Concepts et vocabulaire pages 21 et 22 de ce document. Désir/Pulsion. Le désir s'oppose à la pulsion. Plus exactement il est ce qui transforme la pulsion, ce qui la détourne à travers l'idéalisation de son objet et rend possible la sublimation.
[7] Voir Concepts et vocabulaire pages 23 et 24 de ce document. Hypermatière. Les technologies cognitives et culturelles ne sont pas immatérielles. La matière, devenue flux, est de moins en moins solide, elle n'en est pas pour cela immatérielle, et il faut au contraire, en outre, de plus en plus de matériels pour la transformer. Il n'y a ni société post-industrielle, ni économie de l'immatériel. Bien au contraire. Tout est de plus en plus industrialisé, c'est-à-dire aussi matérialisé. Dans l'économie de l'hypermatériel, tout devient industriel, y compris la reproduction des vivants humains.
[8] La noétique (terme dérivé de noèse) est une branche de la philosophie métaphysique concernant l'intellect et la pensée. Parmi ses centres d'intérêt on peut mentionner l'étude de la nature et du fonctionnement de l'intellect humain et les liens entre cet intellect et l'intellect divin. Dans la tradition occidentale et dans la philosophie arabe la noétique a été très influencée par les théories de philosophes tels que Anaxagore, Aristote ou Platon. (Wikipedia)
[9] Fondateur de la cybernétique, (1894 - 1964), mathématicien américain. La cybernétique (en anglais cybernetics) est la science des mécanismes autogouvernés et du contrôle, elle met essentiellement en relation les principes qui régissent les êtres vivants et des machines dites évoluées. La cybernétique est une science transdisciplinaire. (Wikipedia)
Un système technique planétaire basé sur la rétention tertiaire numérique
Depuis 1993 un système technique planétaire[1] se met en place. Basé sur la rétention tertiaire numérique, il constitue l’infrastructure d’une société automatique à venir. Société dont le destin serait fixé par la dynamique engendrée par l’économie des mégadonnées[2].
Avec les milliards de données analysables en temps réel par le calcul intensif, il n’y aurait plus besoin ni de théorie, ni de théoriciens, les spécialistes des mathématiques appliquées à de très grandes bases de données se substituant aux scientifiques des différentes disciplines.
Deux illustrations. Le modèle d’affaire de Google, basé sur ce que Kaplan appelle le « capitalisme linguistique »[3] et n’utilisant aucune théorie du langage. Les mathématiques financières et les systèmes de calcul automatisé du commerce numérique[4],[5] rendus responsables par Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine, de l’enchainement de catastrophes ayant suivi la crise des subprimes en août 2007.
Avec l’invention du World Wide Web[6] en 1993, l’Anthropocène est entrée dans une nouvelle époque. L’exploitation industrielle des traces numériques, qu’il a rendu possible, précipite la catastrophe entropique. Sous la forme d’un capitalisme 24/7 et d’une gouvernementalité algorithmique[7], le Web sert un fonctionnement hyper-entropique qui accélère la destruction consumériste du monde tout en installant une insolvabilité structurelle et insoutenable. Le tout basé sur une stupéfaction généralisée et une « stupidité fonctionnelle » destructrice des capacités néguentropiques que recèlent, au contraire des compétences, les savoirs.
Cet état de choc provoqué en 1993 par la création du Web généralisant l’écriture réticulaire entre tous les habitants solvables de la Terre a incommensurablement amplifié la stratégie du choc[8] affirmant en 1979 qu’il n’y aurait pas d’alternative à la destruction de la puissance publique.
[1] Notre époque se caractérise par un système technique mondialisé. À l’exception de certaines zones désertiques ou très défavorisées, il est possible de faire fonctionner les principaux appareils de n’importe quelle société dans n’importe quelle autre. Les infrastructures mondialisées fournissent énergies, informations, financements, droits d’accès et connexions en tous genres, mais aussi pièces détachées, etc. Les réseaux électriques, numériques, bancaires, et les interconnexions logistiques maritimes, autoroutières et aériennes se déploient partout sur le globe.
Cet accomplissement de la mondialisation par l’extension planétaire du système technique a été rendu possible par une mutation de l’écriture qui affecta en leur cœur les systèmes psychosociaux. Le système technique n’a pu se planétariser que parce que dans le mouvement même de son industrialisation, il est devenu un système mnémotechnique mondialisé à travers un processus de grammatisation généralisée.
Depuis l’apparition, au cours des années 1960, de l’informatique de gestion, devenue un aspect central de ce qu’on appelle aujourd’hui la numérisation, l’écriture constitue la principale fonction de la technologie industrielle. Elle a rendu possible l’intégration des fonctions de conception, de promotion, de distribution et de consommation au niveau planétaire. Ce fonctionnement numérique de l’écriture et par l’écriture est basé sur une double articulation fonctionnelle : celle qui permet de tirer parti des propriétés physiques du silicium, et celle qui permet de tirer parti des propriétés logico-logistiques du langage alphabétique binairement encodé.
Source : Technologiques, La pharmacie de Bernard Stiegler, éditions Cécile Defaut, 2013
[2] big data
[3]. Quand les mots valent de l’or, Le Monde Diplomatique, Novembre 2001
[4] digital trading
[5] Dont la forme la plus connue est le commerce haute fréquence (high frequency trading) : exécution à grande vitesse de transactions financières par des algorithmes informatiques.
[6] Le World Wide Web (WWW), littéralement la « toile (d’araignée) mondiale », communément appelé le Web, et parfois la Toile, est un système hypertexte public fonctionnant sur Internet. Le Web permet de consulter, avec un navigateur, des pages accessibles sur des sites. L’image de la toile d’araignée vient des hyperliens qui lient les pages web entre elles.
Le Web a été inventé par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau plusieurs années après Internet, mais c’est lui qui a rendu les médias grand public attentifs à Internet.
Depuis, le Web est fréquemment confondu avec Internet ; en particulier, le mot Toile est souvent utilisé dans les textes non techniques sans qu’il désigne clairement le Web ou Internet.
Source : Wikipedia
[7] Mettant en programme la gouvernance par les nombres que nous étudierons avec Alain Supiot.
[8] Titre du livre de la journaliste canadienne Naomi Klein.
Le numérique comme pharmakon
Le numérique, comme toute nouvelle forme de technique, constitue un nouveau pharmakon[1]. Il est nécessairement toxique tant que de nouvelles thérapeutiques ne sont pas prescrites. La prescription thérapeutique constitue les savoirs comme règles pour prendre soin du monde. Elle est de la responsabilité du monde scientifique, artistique, juridique, religieux, de la vie de l’esprit en général et des citoyens quels qu’ils soient, et, en premier lieu, de ceux qui prétendent les représenter.
La prolétarisation des esprits, et plus précisément la prolétarisation des facultés noétiques de théorisation et de délibération scientifiques, morales, esthétiques et politiques caractérise aussi bien le facteur déclenchant que le facteur résultant de la crise de 2008. Cette métamorphose[2] semble rendre impossible le travail critique, les savoirs théoriques étant les savoirs critiques. Cette période de souffrance s’apparente au stade de la chrysalide.
Pour aboutir à une socialisation, c’est-à-dire à une individuation collective, tout nouveau pharmakon, nécessite la formation de nouveaux savoirs, qui sont de nouvelles thérapeutiques de ce nouveau pharmakon. Par ces savoirs se constituent de nouvelles façons et raisons de faire, de vivre et de penser.
Le problème avec le stade actuel de la prolétarisation est son caractère intrinsèquement entropique. Il épuise les ressources qu’il exploite : les individus psychiques et les individus collectifs. Au sens strict du terme, il les conduit à leur désintégration. Cette désintégration commença lorsque le consumérisme eut détruit les processus d’idéalisation et d’identification en soumettant toutes les singularités à la calculabilité. Le marketing fut contraint de solliciter et d’exploiter directement les pulsions[3], à défaut de pouvoir capter des désirs qui n’existaient plus parce que tous leurs objets, étant devenus des produits prêts à consommer[4], ils n’avaient plus aucune consistance, « ne consistaient plus ». La société automatique tente à présent de canaliser, de contrôler et d’exploiter ces dangereux automatismes que sont les pulsions en les soumettant à de nouveaux dispositifs eux-mêmes automatiques, qui capturent les automatismes pulsionnels en les prenant de vitesse, devenant des dispositifs de capture des expressions comportementales.
La destruction de la signification par le système technique numérique est fondée sur l’élimination des processus de disparation décrit comme suit par Simondon. Chaque rétine est couverte d’une image bidimensionnelle. L’image gauche et l’image droite sont disparates. Elles représentent le monde vu de deux points de vue différents. Certains détails masqués par un premier plan dans l’image gauche sont, au contraire, démasqués dans l’image droite, et inversement. Il n’y a pas une troisième image optiquement possible qui réunirait ces deux images. Elles sont par essence disparates et non superposables dans l’axiomatique de la bidimensionnalité. Pour qu’elles fassent apparaître une cohérence qui les incorpore, il faut qu’elles deviennent les fondements d’un monde perçu à l’intérieur d’une axiomatique en laquelle la disparation devient précisément l’indice d’une dimension nouvelle.
Face à ces toxicités du pharmakon numérique une thérapeutique, c’est-à-dire une politique, pourrait travailler sur selon trois axes pour transformer le poison en remède.
Passer du stade toxique où le pharmakon numérique détruit les systèmes sociaux qui l’ont engendré à un état de droit curatif suppose de développer, à la fois, de nouvelles notions de ce qui constitue le droit en toute discipline rationnelle[5] et de nouvelles notions de ce qui constitue le droit commun à tous les citoyens.
Dépasser le trouble planétaire actuel face à l’entropie numérique, implique de le considérer sous l’angle d’une nouvelle inquiétude qui, si elle ne tournait pas à la panique, pourrait être à l’origine d’une nouvelle intelligence de la situation. Cette nouvelle intelligence, renversant la logique toxique du pharmakon, en ferait l’avènement d’un nouvel âge industriel constituant une société automatique fondée sur la déprolétarisation[6]. La critique introduirait une bifurcation noétique dans la métamorphose, intervenant dans le processus métaphorique qu’est le vivant pour le dénaturaliser, le désautomatiser et, par-là, le néguanthropiser.
Surmonter la destruction de la disparation, du relief, nécessite de configurer le nouveau pharmakon que constitue la rétention tertiaire numérique, non seulement par des prescriptions thérapeutiques, mais par son paramétrage. L’écriture réticulaire du Web est définie par des protocoles, normes et standards issus de recommandations. Sur Internet, les choix d’infrastructures logicielles sont plus contraignants pour les utilisateurs que les interdits juridiques. Le Web a connu à ce jour deux époques. La première caractérisée par les liens hypertextuels et les sites Web. La deuxième, celle des blogs, des moteurs de recherche permettant de les valoriser, de la recommandation et de la réputation fondées sur l’effet de réseau et intégrées fonctionnellement par des plateformes. La réduction de la tridimensionnalité et du relief résulte de la stérilisation des technologies participatives et collaboratives. Une troisième époque du Web devrait apparaître. Fondée sur une organologie[7] nouvelle, elle mettrait en œuvre une invention supplémentaire conçue comme technologie politique. Elle aurait pour objet de faire réapparaître de la disparation, et de fournir les instruments d’interprétation de cette disparité.
Plus largement, l’avenir industriel constitue une nouvelle question hautement pharmacologique. Il requiert la définition d’une nouvelle thérapeutique elle-même fondée sur un nouveau critère de la valeur.[8] Et Stiegler affirme que ce nouveau critère est la néguentropie noétique concrétisée par des savoirs mis au service du Néguanthropocène.
[1] Voir Concepts et vocabulaire page 26 de ce document. En grec ancien, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison et le bouc émissaire .Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention. C'est une puissance curative dans la mesure et destructrice dans la démesure. Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d'appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve.
[2] Stiegler préfère employer le terme de métamorphose pour traduire l’esprit post-larvaire dans lequel nous laisse cette crise.
[3] Voir Concepts et vocabulaire pages 21 et 22 de ce document. Désir/Pulsion. Le capitalisme engendre de nos jours la destruction du désir, celui du consommateur, celui du travailleur. Il nourrit nos pulsions en même temps qu'il achève nos désirs. La pulsion, systémiquement installée par le consumérisme, repose sur la possession d'un objet voué à être consommé, c'est-à-dire consumé, c'est-à-dire détruit.
[4] ready-made commodities
[5] Chaque discipline définit les critères de droit scientifiques, certifiés par les pairs, par lesquels elle transforme un état de fait en un état de droit, une donnée empirique en une donnée théorique. Les avancées de toute science consistent en inventions de nouveaux critères, par où s’opèrent des changements de paradigme, et constituent une invention catégoriale.
[6] Voir Concepts et vocabulaire pages 26 et 27 de ce document. Prolétarisation. La prolétarisation consiste, d’une manière générale, à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser). La déprolétarisation consisterait donc, pour un sujet, à reconstituer ses savoirs.
[7] Voir Concepts et vocabulaire page 25 de ce document. L’organologie générale est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. Elle décrit une relation transductive entre trois types d'organes : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d'un terme d'un type engage toujours la variation des termes des deux autres types.
[8]Voir Concepts et vocabulaire page 27 de ce document. Richesse et Valeur. La création de valeur induite par la contribution, que l'on peut nommer valeur sociétale, permet de redéfinir un calcul de coût comme un calcul d'investissement (éducation, santé, biens collectifs), puisqu'elle organise une mesure différente du bien-être des personnes en prenant en compte d'autres critères que celui de la valeur ajoutée dans le PIB. En articulant la mesure de l'activité à la mesure du bien-être, il s'agit de dépasser la représentation du seul rapport de la production avec la formation et la distribution des revenus.
Le pouvoir d’intégration sans précédent du numérique
Le numérique permet d’unifier tous les automatismes[1] en implantant du producteur au consommateur des capteurs et des actionneurs et les logiciels afférents par l’intermédiaire du produit. Les systèmes de conception assistée par ordinateur simulent et prototypent en images de synthèse et par impressions 3D sur la base d’automatismes cognitifs. Les robots sont commandés par des logiciels qui traitent des pièces détachées taguées par la radio-identification[2]. La conception[3] intègre la production participative[4] comme le marketing est fondé sur les technologies de réseau et leurs effets. La logistique et la distribution sont devenues des systèmes de téléguidage à partir de l’identification numérique via l’Internet des objets[5]. La consommation est basée sur le réseautage social[6], etc.
Cette complète intégration du système technique par le numérique rend possible l’intégration fonctionnelle des automatismes biologiques, psychiques et sociaux, et c’est dans ce contexte que se développent le neuromarketing comme la neuroéconomie.
Cette intégration fonctionnelle conduit du côté de la production à une robotisation totale qui ne désintègre pas seulement la puissance publique, les systèmes sociaux et éducatifs, les relations intergénérationnelles et conséquemment les structures psychiques. C’est le système économique industriel lui-même qui fut à la base du salariat en tant que critère répartiteur du pouvoir d’achat et formateur des marchés de masse capables d’absorber les produits du modèle consumériste, qui est en cours de désintégration, devenant fonctionnellement insolvable parce que fondamentalement irrationnel.
Cette intégration automatisée du système technique désormais numérique de part en part, à travers des standards, des normes de compatibilité, des formats d’échange, des formats de données, des modules d’extension[7], engendre la désintégration généralisée des savoirs, des pouvoirs, des modèles économiques, des systèmes sociaux, des structures psycho-relationnelles élémentaires et des relations intergénérationnelles, du système climatique, etc.
C’est ce qui se manifeste, de la façon sans doute la plus évidente, dans le développement conjugué des drones et des mégadonnées mis au service de la détection automatique des « suspects », c’est-à-dire de personnes dont le comportement est en corrélation[8], selon des calculs statistiques, avec celui de terroristes. Terroristes que ces nouvelles armes automatiques, les drones, permettent d’éliminer par une violence d’État qui, ne répondant à aucun droit de la guerre, répand le non-droit d’une police automatisée déterritorialisée et aveugle[9].
La liquidation du droit est elle-même directement liée à l’élimination du sacrifice, sans lequel il n’y a pas de guerrier, et par où le soldat qui a vaincu récolte plus que sa solde, la gloire. Le savoir suppose aussi la capacité d’un sacrifice de soi, qui n’est plus la mort qui trempe la gloire, mais un sacrifice noétique intermittent qui confère comme la mort ce que les Grecs appelaient le kléos, dont la soif de « réputation » contemporaine que les réseaux sociaux prétendent étancher chez leurs contributeurs est une version altérée.
L’automatisation intégrale, rendue possible par la rétention tertiaire numérique, en court-circuitant toutes les possibilités thérapeutiques de désautomatisation, désintègre cette double expérience sacrificielle. Elle opère cette désintégration à la fois et du même mouvement du côté des guerriers et du côté des scientifiques. Le savant ne combat plus pour aucune consistance, ni contre aucune inconsistance : il ne sait plus rien de consistant. Tout comme le soldat qui n’a plus besoin de se battre, devenant le contrôleur de systèmes automatiques de télé-action meurtrière.
[1] technologiques mécaniques, électromécaniques, photo-électriques, électroniques, etc.
[2] RFID
[3] Le design
[4] crowd sourcing
[5] L'Internet des objets représente l'extension d'Internet à des choses et à des lieux du monde physique. Il représente les échanges d'informations et de données provenant de dispositifs présents dans le monde réel vers le réseau Internet. Troisième évolution de l'Internet, baptisée Web 3.0. (Wikipedia)
[6] social networking
[7] Plug-in, aussi nommé module d'extension, module externe, greffon, plugiciel, ainsi que add-in ou add-on en France, est un paquet qui complète un logiciel hôte pour lui apporter de nouvelles fonctionnalités. (Wikipedia).
[8] En probabilités et en statistiques, étudier la corrélation entre deux ou plusieurs variables aléatoires ou statistiques numériques, c’est étudier l'intensité de la liaison qui peut exister entre ces variables. Le fait que deux variables soient « fortement corrélées » ne démontre pas qu'il y ait une relation de causalité entre l'une et l'autre. Le contre-exemple le plus typique est celui où elles sont en fait liées par une causalité commune.
[9] Voir Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, 2013.
Capitalisme 24/7 et destruction de la temporalité et la délibération sociales
Le Léviathan[1] contemporain est planétaire, fruit de la traçabilité réticulaire et interactive du capitalisme 24/7. Cette traçabilité s’opère en prenant de vitesse les rétentions que produit la conscience, en lui proposant des protentions préfabriquées et cependant individualisées ou personnalisées. C’est une rupture radicale et sans précédent.
Les sélections rétentionnelles sont prises de vitesse par des rétentions et des protentions tertiaires préfabriquées sur mesure via les technologies d’établissement de profils[2] et de saisie automatique[3], et par les traitements en temps réel et les effets de réseau associés. En effet, si la vitesse moyenne d’un influx nerveux circulant entre l’organe cérébral et la main tourne autour de 50 mètres par seconde, les rétentions tertiaires numériques réticulées peuvent circuler à 200 millions de mètres par seconde sur les réseaux de fibres optiques, soit quatre millions de fois plus rapidement.
Il y a destruction de la causalité sociale et délibérative, c’est-à-dire noétique, lorsque les technologies de calculs de corrélations anticipent automatiquement les comportements individuels et collectifs qu’elles provoquent et autoréalisent en court-circuitant toute délibération. Avec elles, c’est la temporalité sociale tout aussi bien que rationnelle qui est détruite. Si la société est ce qui délibère, et si les automatismes algorithmiques prennent de vitesse une telle possibilité de délibération, à quelles conditions une société automatique est-elle encore possible ?
La réponse de Stiegler est simple. Elle n’est possible que par-dessus le marché[4]. Ce n’est que par-dessus le marché (ce qui ne veut pas dire contre lui) qu’il est possible de mettre les automatismes au service de la raison, c’est-à-dire de la décision, et donc du temps individuel participant à la formation d’un temps historique. C’est à partir de cet encastrement impératif du negotium dans l’otium[5] qu’il faut concevoir une économie contributive fondée sur une pollinisation noétique.
Dans les territoires numériques[6], et en particulier dans les villes intelligentes[7] qui infrastructureront demain l’hypermatérialisation digitale (à la fois tactile et numérique) des objets urbains et des choses publiques, la gouvernementalité algorithmique peut tout aussi bien court-circuiter intégralement les populations et leurs représentants que générer un nouvel âge de la res publica, de la chose publique, de la république. Cela suppose que les localités deviennent pollinisatrices, c’est-à-dire sources de néguanthropie, en cultivant des champs d’externalités positives[8], faute de quoi elles deviendront des fourmilières numériques.
[1] Le Léviathan, ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d'une république ecclésiastique et civile, est une œuvre écrite par Thomas Hobbes, publiée en 1651, qui constitue un des livres de philosophie politique les plus célèbres. Il tire son titre du monstre biblique. Cet ouvrage traite de la formation de l'État et de la souveraineté.
[2] User profiling
[3] Autocompletion. En informatique, le terme complétion est l'anglicisme employé pour le complètement automatique de la saisie au clavier, c'est-à-dire l'aide à la saisie d'informations dans un champ lié à une source de données. Exemple : en tapant dans le champ, une suite de lettres, une liste de mots commençant par cette séquence sera proposée à l'utilisateur. (Wikipedia)
[4] le negotium
[5] [5] Voir Concepts et vocabulaire pages 25 et 26 de ce document. Otium/Negotium. Le negotium est le nom que les Romains donnaient à la sphère de la production, elle-même soumise au calcul. Ce n'est pas seulement le commerce des marchandises au sens du plan comptable, c'est le commerce au sens large des affaires, le business, l'affairement, c'est aussi le lieu des usages. À l'inverse, l’otium est le temps du loisir libre de tout negotium, de toute activité liée à la subsistance. Il est en cela le temps de l'existence.
[6] et tous les territoires sont devenus plus ou moins numériques, s’il est vrai que la diffusion des smartphones est à présent planétaire
[7] Smart cities
[8] L’externalité caractérise le fait qu'un agent économique crée, par son activité, un effet externe en procurant à autrui, sans contrepartie monétaire, une utilité ou un avantage de façon gratuite, ou au contraire une désutilité, un dommage sans compensation. (Wikipédia)
Capitalisme 24/7 et destruction des énergies de combustion et libidinale
Le capitalisme 24/7, totalement computationnel, est conçu comme pouvoir de totalisation. Il prétend imposer par ses opérations une société automatique sans possibilités de désautomatisations, sans possibilités de théories, sans pensées. Toute pensée est un pouvoir effectivement exercé de désautomatiser et, en cela, un pouvoir de rêver exercé à travers des exercices dont relèvent les techniques de soi[1] en général, et en particulier comme pratiques disciplinées des supports de mémoire[2], mais aussi les songes scientifiques tels que Bachelard les rêve, les conçoit et les pratique.
L’intégration des individus psychiques dans le système technique dont ils deviennent une fonction, comme foules conventionnelles numériques au sein d’un milieu techno-géographique où l’humain est devenu un organe fonctionnel, est une dissolution du psychique dans le collectif. Une participation réciproque du psychique et du collectif n’est possible qu’à la condition que l’individuation psychique ne puisse pas être réduite à l’individuation collective, que le singulier ne puisse pas être réduit au particulier (au calculable ), ne puisse pas être court-circuité, devancé et nié par l’opération de calcul effectuée sur ses traces. C’est cette réduction, dissolution, qui se produit dans les foules conventionnelles numériques.
Le mal-être contemporain procède de l’épuisement de deux formes d’énergie : l’énergie de combustion et l’énergie libidinale.
L’énergie de combustion en fournissant, avec le machinisme industriel, leur puissance aux moteurs remplace le travail de subsistance. L’influx nerveux du prolétaire ne fournit qu’une motricité d’appoint, tant que l’automatisation qui peut aller quatre millions de fois plus vite que lui n’est pas totalement accomplie.
L’énergie libidinale configure toutes les formes de la vie noétique, manuelles aussi bien qu’intellectuelles. La vie noétique est la forme psychosociale de l’individuation. Manuel ou intellectuel, un travailleur est d’abord et avant tout une âme noétique, c’est-à-dire un corps noétique. C’est pourquoi tout bon professionnel est d’abord un amateur, et tout travailleur qui n’est pas désintégré comme une pure force d’un travail réduit à l’emploi forcé de son temps aime son travail.
La déprolétarisation est la condition d’une reconstitution de l’énergie libidinale, qui n’est renouvelable qu’à la condition d’être soignée de ses multiples tendances destructrices. Depuis la destruction destructrice du capitalisme jusqu’aux « martyrs » intégristes.
Pour Ars Industrialis, la refondation d’une économie libidinale[3] suppose l’installation d’un nouveau modèle industriel fondé sur l’économie de la contribution, c’est-à-dire sur un vaste processus de déprolétarisation.
[1] Voir note 67 page 19 de ce document
[2] hypomnémata
[3] Voir Concepts et vocabulaire page 22 de ce document. L'économie libidinale est un concept freudien fondamental qui nomme l'énergie produite par une économie des investissements sexuels constituée par leur désexualisation. L'économie de cette énergie (la libido) transforme les pulsions (dont la pulsion sexuelle) en les mettant en réserve (comme investissement). Toute société repose sur une économie libidinale qui transforme la satisfaction des pulsions, par essence asociales, en un acte social.
La nécessité de former l’attention
Comme l’énergie solaire, l’énergie libidinale parait inépuisable et intrinsèquement renouvelable. Et pourtant, l’énergie libidinale n’est pas donnée. Elle est le fruit d’un travail social de formation de l’attention que la déformation contemporaine de l’attention délie et libère sous forme d’automatismes pulsionnels extrêmement dangereux. La prolétarisation est aussi ce qui détruit l’attention, rendant inaccessibles non seulement les consistances, mais la jouissance de l’existence, c’est-à-dire aussi de la reconnaissance.
Éduquer ses enfants, c’est ce qu’une mère et un père ou un parent font pour le bonheur de vivre, pour le leur et pour celui de leur enfant. Mais c’est ce qu’à notre époque ils peuvent de moins en moins faire. Ils en sont empêchés par la prise de contrôle des protentions dès les premiers âges de la vie, à travers des dispositifs qui captent l’attention de leurs enfants comme la leur, instaurant une prolétarisation précoce ruinant l’attention et générant une misère immense affective, symbolique, sexuelle, intellectuelle, économique, politique et spirituelle.
Dans la gouvernementalité algorithmique, l’espace de publication est le Web qui rend le réseau Internet accessible à tous. Pour qu’un état de droit spécifique se constitue, il faut que le Web, à travers ses formats et langages d’édition, devienne non seulement sémantique[1] mais herméneutique[2] (c’est-à-dire axé sur l’interprétation et permettant de confronter les points de vue et de valoriser les différences[3]).
La nécessité qui s’impose est la formation de l’attention à ce qui constitue cette différenciation entre calculable et incalculable[4] et la protection contre sa déformation.
Formation et protection de l’attention, dans une économie contributive, devraient devenir un travail constant et libre reposant sur un otium du peuple basé sur la culture des externalités positives qui ne sont pas issues d’une génération spontanée, comme voudraient nous le faire croire les libertariens de tout poil et de gauche à droite, mais d’une institution : l’institution du droit, déclinable en tout régime de vérité constitutif des circuits de transindividuation de l’époque.
[1] Le Web sémantique, ou toile sémantique, est un mouvement collaboratif mené par le World Wide Web Consortium (W3C) qui favorise des méthodes communes pour échanger des données (Wikipedia).
[2] Herméneutique : théorie, science de l'interprétation des signes, de leur valeur symbolique. « Appelons herméneutique l'ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens » (M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 44).
[3] C’est moi qui précise
[4] incalculable qui peut être cependant codifié
L’enjeu de faire que l’automatisation dégage des temps d’intermittence
Toutes les choses que les automatismes nous dispensent de faire et qu’ils nous désapprennent sont autant d’occasions perdues de venir à notre propre rencontre tout en venant à la rencontre du monde. Il en résulte le sentiment d’une insipidité de l’existence sans nom ni précédent[1]. C’est découvrir que tout acte, tout « être au monde », tout « être ensemble » est privé de ces savoirs (faire, vivre, concevoir). Savoirs qui font le monde comme ensemble de ceux qui savent y être et y devenir, en projetant ce qui, au-delà du devenir entropique, ouvre un avenir néguentropique[2].
La performativité[3] des automatismes algorithmiques conduit à une destruction des circuits de transindividuation formés par le concert des individus psychiques. Elle aboutit à la liquidation de ce que Simondon décrivait comme des processus fondés sur ce qu’il appelle la disparation. En physiologie de la perception optique, la disparation désigne la différence entre les images rétiniennes de chaque œil, cette différence entre deux sources bidimensionnelles formant une troisième dimension par où l’organe de la vision perçoit le relief. Cette mise en relief est essentielle aux processus d’individuation collective, et plus généralement à la formation du transindividuel.
L’enjeu noétique devient alors de faire que l’automatisation (de mes appareils techniques aussi bien que des gestes automatiques qu’ils m’imposent d’intérioriser comme circuits neuronaux et d’accomplir en situation[4]) soit conçue, étudiée et cultivée pour dégager des temps d’intermittences plus riches en expériences et en apprentissages que les pratiques auxquelles elle substitue un automate. Temps nous permettant de conserver la mémoire des expériences pratiques disparues sur un mode transformé en expérience nouvelle par la nouvelle époque.
Le capitalisme 24/7 canalise et déforme un temps beaucoup plus aliéné que celui de l’emploi salarié et que celui des loisirs configuré par les industries culturelles. C’est pourquoi la question n’est pas simplement de donner du temps libre.
Il faut défendre le modèle de l’intermittence, où il ne s’agit plus de faire de sa vie une œuvre d’art, mais de faire de la vie organologique une œuvre néguanthropique, par la réinvention du travail reconstituant une solvabilité globale différant l’entropie cosmique.
[1] déjà notée par Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958).
[2] et néguanthropologique
[3] La performativité est le fait pour un signe linguistique (énoncé, phrase, verbe, etc.) d'être performatif, c'est-à-dire de réaliser lui-même ce qu'il énonce, c'est-à-dire que produire (prononcer, écrire) ce signe produit en même temps l'action qu'il décrit. Par exemple, le simple fait de dire « je promets » constitue une promesse.
[4] par exemple en situation de conduite automobile
Réinventer le travail
L’automatisation intégrale et généralisée remet en cause le droit et le devoir de travailler, sous la forme, prise depuis le XXe siècle, de l’emploi, du salariat et du pouvoir d’achat garantissant la pérennité du système de production fondé sur le modèle taylorien.
Il y a une véritable omerta quant à la fin de l’emploi. Parce que rien n’est dit de ce qui vient, mais que tout le monde sent, même si personne ne le sait positivement, en France en particulier, et surtout depuis deux ans, l’extrême droite avance à grands pas. Tant que ce bouleversement ne sera pas projeté collectivement, celle-ci (et ses répondants intégristes) continuera d’avancer partout dans le monde à mesure que se concrétiseront les effets non pensés et subis du bouleversement anthropologique et sociologique le plus colossal que l’humanité ait jamais connu .
La fin de l’emploi constitue la question première qui se pose aux forces politiques, qu’elles le veuillent ou non, au capital et aux représentants du monde du travail.
L’enjeu de la libération du travail, ce n’est pas de réduire le temps de travail pour le partager et diminuer le taux de chômage. C’est de supprimer le chômage en supprimant l’emploi comme statut-clé et fonction-clé du système macro-économique tel que Keynes et Roosevelt l’avaient conçu et mis en place, et dont les effets se sont renversés. Le maintien du discours sur le salaire et le pouvoir d’achat permet à ceux qui prélèvent de la plus-value de faire sans cesse pression à la baisse du coût du travail sur le marché de l’emploi pour toujours plus augmenter cette plus-value. Les partenaires sociaux sont complices de cet état de fait en le perpétuant eux-mêmes
La fin de l’emploi peut et doit mener à la déprolétarisation du travail, et à sa réinvention, inspirée à la fois par l’organisation du travail dans les communautés du logiciel libre et par le statut de l’intermittence, dans une société où l’emploi tend à devenir le vestige d’une époque révolue, et où le savoir néguanthropique devient la source de la valeur à la fois comme savoir-vivre, savoir-faire et savoir-conceptualiser.
L’unique secteur émergent est celui du savoir, mais il ne va pas créer des emplois. La question est de savoir si le savoir va recréer de la richesse[1]. Une richesse durable, en remplaçant le travail aliéné et salarié par le savoir matérialisé par les machines[2], et en transformant profondément les savoirs dans leur ensemble. Une richesse comme temps libéré par un travail de désautomatisation, transformant ainsi la valeur de la valeur elle-même.
La fin de l’emploi exige que la réticulation numérique soit mise au service d’un processus massif de pollinisation noétique, c’est-à-dire d’un otium du peuple reconstituant une solvabilité à long terme et basé sur la néguanthropie comme valeur de la valeur.
Le travail libéré et désaliéné, libre de toute condition salariale et de tout emploi du temps associé, doit être un temps libre pour la transindividuation. Il doit consister dans la généralisation des pratiques de loisirs au sens ancien du mot loisir, qui se dit en latin otium et en grec skholè[3]. Il doit consister en la généralisation des techniques de soi[4] et des autres, qui sont un travail du soi pour les autres.
Dans une économie contributive fondée sur un revenu contributif, l’otium et la skholè doivent être cultivés à tous les âges de la vie. Une telle culture est un travail, s’il est vrai que toute activité est une transformation de soi. Et parce que l’individuation psychique en quoi elle consiste n’est effective que si elle participe à la transindividuation collective, c’est nécessairement une transformation des autres.
[1] Voir Concepts et vocabulaire page 27 de ce document. Richesse et Valeur. Depuis 2008, et après divers travaux tels ceux d'Amartya Sen, de Dominique Méda, de Patrick Viveret et de Jean Gadrey, notamment, il est largement admis qu'il nous faut définir de nouveaux indicateurs de richesse, c'est-à-dire donner un nouveau sens économique à la valeur. Ni la croissance, ni le PIB qui est censé la mesurer, ne tiennent compte des productions qui se passent par-dessus le marché, c'est-à-dire des externalités, positives ou négatives. Ars Industrialis tente à sa manière de contribuer à cette réévaluation de la richesse économique dans le cycle élargi de la création de valeur.
[2] produisant une hypermatière d’un type très spécifique
[3]Voir Concepts et vocabulaire pages 27 et 28 de ce document. Skholè est un terme grec, voisin de l’otiom latin, dont dérivent les termes école, school, scholars, etc. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, skholè signifie loisir. Ce paradoxe n’est qu’apparent en cela que le loisir veut d’abord dire la liberté par rapport à la nécessité de subvenir à ses besoins, c’est-à-dire à ce que nous nommons la subsistance, et qui lorsqu’elle n’est pas satisfaite, ferme l’accès aux objets de la skholè, qui sont les objets de la pure contemplation.
[4]Voir Concepts et vocabulaire pages 28 et 29 de ce document. Ce que Michel Foucault appelait le souci de n'est pas un simple état d'esprit. C'est ce qui se constitue à travers des pratiques. L'attention est à la fois une orientation générale des pratiques de soi et une technique particulière. La méditation joue un rôle central dans les techniques de soi. La méditation, le plus souvent associée à la mémorisation, est l'exercice spirituel par excellence. Les techniques de soi constituent une tradition critique de l'attention. Elles permettent aujourd'hui d'interroger le type d'attention caractéristique d'une majorité qui s'oppose au dressage c'est-à-dire à la destruction des savoirs et du travail par l'emploi et au formatage par le psychopouvoir.