La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Cours donné à l'Université du Temps Libre d'Orléans le 13 octobre 2016.

Introduction

Ce cours, ou plutôt cette recherche collective dirigée, a été précédé par deux saisons de recherche individuelle autour de La numérisation du monde présentée sous la forme de seize cours UTL d’octobre 2010 à mai 2012.

En octobre 2012 le thème proposé, Être citoyen dans un monde numérisé, n’a pas permis de rassembler les quinze inscrits nécessaires à l’ouverture d’un cours.

Surpris et déçu, j’ai mis à profit le temps ainsi libéré pour reprendre mon étude de l’œuvre de Hannah Arendt qui, fin 2010, avait débouché sur un petit livre publié aux toutes nouvelles éditions Utopia :  Réinventer la politique avec Hannah Arendt.

D’octobre 2013 à avril 2015 j’ai proposé, en quatorze cours,  regroupés sous le titre Voyage au XXe siècle avec Hannah Arendt, une étude, dans l’ordre chronologique de leur écriture, des sept livres politiques écrits et publiés de son vivant, par l’auteur de Condition de l’homme moderne.

Je suis revenu la saison dernière au thème de la numérisation avec sept cours sur la recherche de Repères pour un monde numérique, complété de trois cours de synthèse sur les deux saisons consacrées à Hannah Arendt : Lire Hannah Arendt, guide de voyage à travers une œuvre.

J’ai ainsi construit les bases à partir desquelles mener la recherche que je vous propose d’entamer cette année en nous questionnant, en écho à l’actualité, sur La condition humaine à l’époque numérique.

 

  • Que deviennent le travail, l’action politique et l’espace public ?

 

  • Avons-nous encore un monde commun, une vie privée ?

 

  • Savons-nous, pouvons-nous débattre politiquement des choix économiques et scientifiques ?

 

  • Que devient  notre rapport à la nature, à la terre ?

 

  • L’art assure-t-il encore la permanence du monde ?

 

 

 

Ce premier cours est consacré à la présentation d’une synthèse des cinq saisons précédentes.

La numérisation du monde

En deux saisons et seize cours, nous avons effectué deux voyages dans notre monde numérisé.

La numérisation du monde (saison 2010 – 2011)

Dans le premier voyage nous avons tenté d’acquérir une première vision en relief de notre monde numérisé, envahi par les outils, techniques et approches numériques, qui conditionnent de plus en plus notre travail, nos relations et notre vie.

En croisant une image du monde obtenue à partir de trois penseurs :

  • Quatre textes sur la condition humaine, la science et le langage, la vérité et le mensonge, l’identité et l’universalité, de la théoricienne politique américaine, d’origine allemande, Hannah Arendt.
  • Deux textes sur la science et la paix, la liberté et la justice, la violence et la non-violence de l’écrivain français Albert Camus.
  • Deux textes sur la science, la technologie et l’idéologie, les sciences naturelles (« dures ») et l’incertitude, de l’historien britannique Eric Hobsbawm, spécialiste du long XIXe siècle et du court XXe siècle.[1] 

Avec une image de la numérisation acquise en explorant ses principes, concepts et techniques lors de six cours :

  • De la télévision analogique à la télévision numérique, quel regard sur le monde ?
  • Du transistor au micro-ordinateur portable, quelle action sur le monde ?
  • La convergence numérique (textes, images, sons), tout peut-il se réduire à une suite de 0 et de 1 ?
  • Internet, mobile, quelle relation aux autres et au monde ?
  • Naître dans un monde numérisé : la prolifération des outils numériques
  • Un monde piloté par les chiffres et vu à travers les outils du tout numérique

Nous avons, en particulier, traité des avantages (insensibilité au « bruit » (parasites), information conservée intacte lors des copies successives, miniaturisation, compressibilité, modes de transport, communication avec les ordinateurs, convergence : langage et support, etc.) et des inconvénients de la numérisation  (moindre fidélité de restitution, perte totale de l’image et du son en cas de perturbation, artefacts, complexité du numérique, pérennité inconnue des supports, inaccessibilité directe aux cinq sens, etc.).

Nous avons abordé la notion de pharmakon, avec Bernard Stiegler, philosophe français, pour traiter des effets de la technologie numérique, à la fois poison et remède et effleuré une question : comment transformer ce poison en remède ?

Pour terminer par trois questions autour du travail et du monde :

  • Un monde numérisé est-il plus « robuste » face aux dégâts provoqués par l’extension du champ de la consommation marchande ?
  • Le travail retrouve-t-il des dimensions de l’œuvre et de l’action avec le développement des outils et technologies numériques ?
  • Le champ de la nécessité s’étend-il encore par rapport à ceux de l’utilité et de la pluralité ?

 

Sociétés numériques : démocratie réelle ou virtuelle ? (saison 2011 – 2012)

Ce second voyage s’est fait en huit cours après une année 2010 marquée par l’irruption à grande échelle des moyens numériques de communication (mobiles, Internet, réseaux sociaux,...) dans les vies politiques nationales et mondiale : affaire Wikileaks, révolutions tunisienne et égyptienne, mouvements sociaux liés à la crise financière et économique,...

À partir de six thèmes (révoltes et révolutions, la domination de l’économie, l’ouverture d’alternatives, la domination des experts, l’ouverture de l’espace public, la domination de « l’opinion publique ») nous avons échangé autour de trois questions :

  • Le processus de numérisation du monde accélère-t-il la démocratisation dans les pays soumis à des gouvernements autoritaires et provoque-il chez les citoyens un nouvel intérêt pour le politique dans les anciennes démocraties ?
  • Quelles sont les promesses et les limites de ce que certains appellent « La démocratie Internet » ?
  • La numérisation économique menace-t-elle la démocratie ?

Pour aboutir à un schéma permettant, autour du thème central du souci du monde, de dégager six angles de vue. 

 

[1] Ces 8 textes sont repris à la fin de ce support. 

La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

L’ampleur des champs couverts me faisait alors peur. Je ne devais pas être le seul dans ce cas puisque le cours proposé pour la saison suivante n’eut pas assez d’inscrits pour se tenir.

D’où mon choix de mettre à profit cette opportunité pour étudier en profondeur l’œuvre politique de Hannah Arendt, un des deux auteurs choisis pour m’accompagner dans la vie et dans le monde[1],  avant de revenir au thème de la numérisation à travers la recherche de repères pour un monde numérique.

 

[1] L’autre est Proust.

Lire Hannah Arendt (2013 – 2016)

Depuis 2002 l’œuvre de Hannah Arendt m’accompagne dans ma réflexion sur le monde et la vie. Malheureusement cette œuvre a été, et est, encore aujourd’hui, beaucoup maltraitée en France. Certains éléments intéressants mais tardifs, et donc non développés, sont mis en avant pour être portés aux nues ou, au contraire, voués aux gémonies, comme la soi-disant théorie sur la banalité du mal[1] alors que la cohérence et la profondeur de la recherche politique menée depuis les Origines du totalitarisme jusqu’à De la révolution en passant par Condition de l’homme moderne, son chef d’œuvre, et La crise de la culture sont encore largement ignorées.

C’est pourquoi j’ai choisi le thème du Voyage à travers le XXe siècle avec Hannah Arendt, pour, en fait, proposer une lecture, dans l’ordre chronologique de ses sept livres politiques. Lecture qui s’est faite d’octobre 2013 à mai 2015 pour se conclure par une synthèse présentée en mai 2016 sous le titre, Lire Hannah Arendt, guide de voyage à travers une œuvre.

Trois cartes mentales permettent de synthétiser ce travail. La première présente le plan du livre, en recherche actuellement d’éditeur, Lire Hannah Arendt, guide de voyage à travers une œuvre, présenté à l’UTL en mai 2016.

 

[1] Expression intéressante, si on ne fait pas de contresens, mais employée à seulement deux reprises dans Eichmann à Jérusalem, comme sous-titre et dans la phrase de conclusion. Thème repris dans la préface de la première partie de La vie de l’esprit, La Pensée, livre interrompu par la mort d’Arendt. 

La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

La deuxième permet d’acquérir une vision globale et précise des sept livres politiques d’Arendt. 

La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

La troisième présente, sous forme d’un glossaire, une sélection du vocabulaire et des principaux concepts rencontrés dans ces sept livres.

La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

De ces sept livres un a été  retenu dans ma recherche de Repères pour un monde numérique présentée sous la forme de sept cours d’octobre 2015 à avril 2016 : Condition de l’homme moderne.

Un seul livre donc, mais avec une vision précise de son inscription dans l’œuvre politique d’Arendt.

Repères pour un monde numérique (2015 – 2016)

Reformulation de la recherche

J’ai repris ,la saison dernière, mon travail sur la numérisation du monde en me mettant à la recherche de repères et en reformulant le travail effectuée d’octobre 2010 à mai 2012.

Notre monde est numérique. Nos vies, active et de l’esprit, sont de plus en plus conditionnées par les nombres et les chiffres. De deux façons qui sont en train de se rejoindre et de se renforcer.

La plus ancienne c'est la domination du nombre, du calcul. Venue de l'échange marchand, de la monnaie, elle s'est étendue à la vision de la nature, avec le projet moderne d'en devenir possesseur  et maître. C'est la mathématique universelle de Descartes et le développement des sciences de la nature puis des sciences humaines. Domination qui s’est élargie au domaine des affaires humaines, où, aujourd’hui,  la politique est mise au service de l'économie, l'économie au service de la finance et où le gouvernement des actions des hommes par la loi tend à être remplacé par la gouvernance des comportements humains par les nombres. J’ai donné à ce mode de numérisation le nom de numérisation économique.

La seconde, plus récente, c'est la domination des chiffres, la transcription et la reproduction numérique, le remplacement des technologies analogiques par les technologies digitales, le processus de convergence numérique, la domination d'une nouvelle langue, celle des machines, la numération binaire. Domination rendue possible par l'invention de l’informatique, du transistor, des circuits intégrés, du réseau Internet et de la toile numérique (le Web) permettant d’y naviguer, des techniques de numérisation des données, des textes, des images et des sons. J’ai donné à ce mode de numérisation le nom de numérisation technologique.

Nous ne vivons probablement ni une crise, ni une époque de changements mais plutôt un changement d’époque. Changement d’époque que pressentait Hannah Arendt, en 1958, dans Condition de l’homme moderne, lorsqu’elle distinguait âge moderne et monde moderne. Changement d’époque qu’un philosophe contemporain, Bernard Stiegler, rapproche notamment de celui provoqué par l’invention de l’écriture alphabétique, qui conduisit en Grèce l’invention de la philosophie.

Face à un tel changement rien de plus normal que nous soyons désorientés, perdus. Nous doter ensemble d’un cadre, et de quelques repères nous évitera de nous laisser submerger par les deux maux du rejet et de la fascination.

Nous commencerons en examinant quelques-unes des ressources dont nous pouvons disposer. Si la période actuelle, quand on regarde l’actualité,  peut souvent nous conduire à une forme de découragement et même de désespoir, elle est aussi porteuse, derrière le bavardage médiatique assourdissant, d’un grand nombre de réflexions porteuses de sens et donc d’avenir.

En premier lieu deux œuvres qui m’accompagnent aujourd’hui, avec leur vocabulaire, dans ma réflexion. Celle de Hannah Arendt depuis 2002 : blog(s), livres, cours. Celle de Bernard Stiegler que, depuis 2010,  je travaille au fur et à mesure de son avancée et à travers ses différents supports : livres, articles, site associatif, école de philosophie.

En second lieu quatre livres majeurs que nous lirons ensemble tout au long de cette saison. Les deux premiers consacrés à la numérisation de notre monde : La société automatique de Bernard Stiegler et La gouvernance par les nombres d’Alain Supiot. Les deux suivants ayant pour thème l’évolution de notre monde et de la condition humaine : L’évènement Anthropocène de Christophe Bonneuil et Bernard Fressoz et Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt.

Le travail mené pendant ces sept cours peut être résumé par quatre cartes mentales et une conclusion en forme d’ouverture

Cartes mentales

La première présente les repères obtenus à partir de l’étude de La société automatique[1] de Bernard Stiegler.

Les deux premiers repères mettent en perspective notre époque et notre monde.

Les deux suivants décrivent le système technique planétaire contemporain et son caractère pharmacologique.

Ils sont suivis de six repères. Les trois premiers pointent les principaux risques et les trois derniers les principales thérapies du pharmakon numérique. 

 

[1] Publié aux éditions Fayard en 2015.

La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

La deuxième carte résume les principaux enseignements de la lecture de La gouvernance par les nombres[1] d’Alain Supiot.

 


[1] Publié aux éditions Fayard en 2015

La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

La troisième présente six apports à la recherche de repères pour un monde numérique issus de la lecture de L’évènement Anthropocène[1] de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, livre dépassant le cadre de cette recherche.

 

[1] Publié aux éditions du Seuil en 2013. 

La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

La quatrième tente de synthétiser ce qu’il y a à retenir de l’étude de Condition de l’homme moderne[1] de Hannah Arendt, pour la recherche de repères pour un monde numérique et, plus largement, pour notre questionnement sur la condition de l’homme numérique.

 


[1] Publié aux États-Unis en 1958. Première publication en français en 1961. Disponible dans la collection de poche Agora/Pocket. 

La Condition humaine à l’époque numérique (1/7)

Conclusion provisoire en forme d’ouverture

Au terme de ce parcours de quels repères disposons-nous pour nous orienter dans notre monde numérique ?

La numérisation technologique (domination des chiffres) se traduit par la mise en place au niveau planétaire d’un système technique global basé sur le pouvoir d’intégration sans précédent du numérique. Cette technologie, qui amène un changement d’époque au moins équivalent à celui provoqué par l’invention de l’écriture alphabétique, est, comme toutes les techniques, un pharmakon (poison/remède/bouc émissaire). Elle appelle, de façon urgente, une politique traitant les principaux risques qui lui sont associés (robotisation, destruction de l’énergie libidinale, destruction de la temporalité et de la délibération sociales) et apportant les thérapies appropriées (formation de l’attention, utilisation de l’automatisation pour dégager des temps d’intermittence, réinvention du travail).

La numérisation économique (domination des nombres), s’appuie sur l’imaginaire cybernétique et numérique, pour réaliser le vieux rêve occidental de l’harmonie par le calcul et substituer la programmation au commandement. L’emprise de la gouvernance par les nombres, qui succède au vieux rêve commun du capitalisme et du communisme industriels d’étendre à l’ensemble de la société l’organisation scientifique du travail, s’étend à tous les niveaux (individus, entreprises, États, Europe, International). Les impasses auxquelles elle conduit (confusion de la carte et du territoire et remplacement de l’action par la réaction) ont provoqué, dans un monde voulu comme plat par certains  et de plus en plus réticulaire, la résurgence d’une structure que l’on croyait disparue avec le féodalisme, l’allégeance, sous la forme de réseaux où chacun compte sur la protection de ceux dont il dépend et sur le dévouement de ceux qui dépendent de lui.

La révolution industrielle du XVIIIe siècle a conduit la Terre à un point de non-retour, l’Anthropocène. Cet évènement politique, qui voit l’activité humaine devenue facteur tellurique, bouscule nos représentations et mobilise, de façon transdisciplinaire, tous nos savoirs. Les risques sont grands de se limiter à une explication historique dominée par les nombres et les courbes, et à une vision systémique et  déterrestrée traitant l’humanité comme un acteur global et indifférencié : l’espèce humaine.  Il importe de construire des récits politiques de l’Anthropocène prenant en compte une vision différenciée de l’humanité et intégrant les empreintes écologiques et responsabilités très différentes des hommes et communautés humaines. Récits qui intègrent aussi les controverses existant autour des risques, connus depuis le début, de la révolution industrielle. La richesse de l'humanité et sa capacité d'adaptation future viennent de la diversité de ses cultures, qui sont autant d'expérimentations de façons d'habiter dignement la Terre.

Enfin, Hannah Arendt nous a montré, dès 1958, l’importance qu’il y a à reconsidérer la condition humaine du point de vue des expériences et des craintes les plus récentes. À un moment où s’achevait, avec les totalitarismes et l’utilisation de la bombe atomique, l’époque moderne et apparaissait une nouvelle époque, encore inconnue, et dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Arendt nous a légué une méthode,  avec ses trois points de vue, distincts et reliés, sur la vie active (travail, œuvre, action) et montré l’exemple avec sa magistrale analyse de l’évolution de l’époque moderne.

À nous de marcher dans ses pas en nous questionnant sur la condition de l’homme numérique. Avons-nous encore un monde commun ?

Ce questionnement est l’objet de la recherche collective entamée cette saison.

Textes permettant d’interroger la numérisation du monde

À partir d’un triple point de vue : philosophique, politique et historique.

La condition humaine (Hannah Arendt) [1] 

Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l'œuvre et l'action. Elles sont fondamentales parce que chacune d'elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l'homme.

Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même.

L'œuvre est l'activité qui correspond à la non-naturalité de l'existence humaine, qui n'est pas incrustée dans l'espace et dont la mortalité n'est pas compensée par l'éternel retour cyclique de l'espèce. L'œuvre fournit un monde « artificiel » d'objets, nettement différent de tout milieu naturel. C'est à l'intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l'œuvre est l'appartenance-au-monde.

L'action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l'intermédiaire des objets ni de matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement  la condition –non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam –de toute vie politique. C’est ainsi que la langue des Romains, qui furent sans doute le peuple le plus politique que l’on connaisse, employait comme synonymes les mots « vivre » et « être parmi les hommes » (inter homines esse) ou « mourir » et « cesser d’être parmi les hommes » (inter homines esse desinere). Mais sous la forme la plus élémentaire, la condition humaine de l’action est déjà implicite dans la Genèse. (« Il les créa mâle et femelle ») si l’on admet que ce récit de la création est en principe distinct de celui qui présente Dieu comme ayant d’abord créé l’homme (Adam) seul, la multitude des humains devenant le résultat de la multiplication. L’action serait un luxe superflu, une intervention capricieuse dans les lois générales du comportement, si les hommes étaient les répétitions reproduisibles à l’infini d’un seul et unique modèle, si leur nature ou essence était toujours la même, aussi prévisible que l’essence ou la nature d’un objet quelconque. La pluralité est la condition de l'action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c'est- à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître.

Ces trois activités et leurs conditions correspondantes sont intimement liées à la condition la plus générale de l'existence humaine : la vie et la mort, la natalité et la mortalité. Le travail n'assure pas seulement la survie de l'individu mais aussi celle de l'espèce. L'œuvre et ses produits - le décor humain - confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L'action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c'est-à-dire de l'Histoire. Le travail et l'œuvre, de même, que l'action, s'enracinent aussi dans la natalité dans la mesure où ils ont pour tâche de procurer et sauvegarder le monde à l'intention de ceux qu'ils doivent prévoir, avec qui ils doivent compter : le flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers. Toutefois, c'est l'action qui est le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité ; le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d'entreprendre du neuf, c'est-à-dire d'agir. En ce sens d'initiative un élément d'action, et donc de natalité, est inhérent à toutes les activités humaines. De plus, l'action étant l'activité politique par excellence, la natalité, par opposition à la mortalité, est sans doute la catégorie centrale de la pensée politique, par opposition à la pensée métaphysique.

Dans sa compréhension, la condition humaine dépasse les conditions dans lesquelles la vie est donnée à  l'homme. Les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu'ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence. Le monde dans lequel s'écoule la vita activa consiste en objets produits par des activités humaines; mais les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs. Outre les conditions dans lesquelles la vie est donnée à l'homme sur terre, et en partie sur leur base, les hommes créent constamment des conditions fabriquées qui leur sont propres et qui, malgré leur origine humaine et leur variabilité, ont la même force de conditionnement que les objets naturels. Tout ce qui touche la vie humaine, tout ce qui se maintient en relation avec elle, assume immédiatement le caractère de condition de l'existence humaine. C'est pourquoi les hommes, quoi qu'ils fassent, sont toujours des êtres conditionnés. Tout ce qui pénètre dans le monde humain, ou tout ce que l'effort de l'homme y fait entrer, fait aussitôt partie de la condition humaine. L'influence de la réalité du monde sur l'existence humaine est ressentie, reçue comme force de conditionnement. L'objectivité du monde - son caractère d'objet ou de chose - et la condition humaine sont complémentaires ; parce que l'existence humaine est une existence conditionnée, elle serait impossible sans les choses, et les choses seraient une masse d'éléments disparates, un non-monde, si elles ne servaient à conditionner l'existence humaine.

Évitons tout malentendu : la condition humaine ne s'identifie pas à la nature humaine, et la somme des activités et des facultés humaines qui correspondent à la condition humaine ne constitue rien de ce qu'on peut appeler nature humaine. Car ni celles que nous examinons ici, ni celles que nous laissons de côté, comme la pensée, la raison, ni même leur énumération la plus complète et la plus méticuleuse, ne constituent des caractéristiques essentielles de l'existence humaine en ce sens que, sans elles, l'existence ne serait plus humaine. Le changement le plus radical que nous puissions imaginer pour la condition humaine serait l'émigration dans une autre planète. Un tel événement, qui n'est plus tout à fait impossible, signifierait que l'homme aurait à vivre dans des conditions fabriquées, radicalement différentes de celles que lui offre la Terre. Le travail, l'œuvre, l'action, la pensée elle-même telle que nous la connaissons, n'auraient plus de sens. Et pourtant, ces hypothétiques voyageurs échappés à la Terre seraient encore humains ; mais tout ce que nous pourrions dire quant à leur « nature », c'est qu'il s'agirait encore d'êtres conditionnés, bien que leur condition fût alors, dans une mesure considérable, faite par eux-mêmes.

Le problème de la nature humaine, problème augustinien (quaestio mihi factus sum, « je suis devenu question pour moi-même »), parait insoluble aussi bien au sens psychologique individuel qu'au sens philosophique général. Il est fort peu probable que, pouvant connaître, déterminer, définir la nature de tous les objets qui nous entourent et qui ne sont pas nous, nous soyons jamais capable d'en faire autant pour nous-mêmes : ce serait sauter par-dessus notre ombre. De plus, rien ne nous autorise à supposer que l'homme ait une nature ou une essence comme en ont les autres objets. En d'autres termes, si nous avons une nature, une essence, seul un dieu pourrait la connaître et la définir, et il faudrait d'abord qu'il puisse parler du « qui » comme d'un « quoi ». Notre perplexité vient de ce que les modes de connaissance applicables aux objets pourvus de qualités « naturelles », y compris nous-mêmes dans la mesure restreinte où nous sommes des spécimens de l'espèce la plus évoluée de la vie organique, ne nous servent plus à rien lorsque nous posons la question : Et qui sommes-nous? C'est pourquoi les tentatives faites pour définir la nature humaine s'achèvent presque invariablement par l'invention d'une divinité quelconque, c'est-à-dire par le dieu des philosophes qui, depuis Platon, s'est révélé à l'examen comme une sorte d'idée platonicienne de l'homme. Certes, en démasquant ces concepts philosophiques du divin, en y montrant les conceptualisations de qualités et de facultés humaines, on ne prouve pas, on ne fait même rien pour prouver la non-existence de Dieu; mais le fait que les essais de définition de la nature de l'homme mènent si aisément à une idée qui nous frappe comme nettement «surhumaine» et s'identifie par conséquent avec le divin, peut suffire à rendre suspect le concept même de «nature humaine».

D'autre part, les conditions de l'existence humaine – la vie elle-même, natalité et mortalité, appartenance au monde, pluralité, et la Terre – ne  peuvent jamais «expliquer» ce que nous sommes ni répondre à la question de savoir qui nous sommes, pour la bonne raison qu'elles ne nous conditionnent jamais absolument. Telle a toujours été l'opinion de la philosophie, distincte des sciences (anthropologie, psychologie, biologie, etc.) qui s'occupent aussi de l'homme. Mais aujourd'hui, nous pouvons presque dire que nous avons démontré, voire scientifiquement prouvé, que, si nous vivons maintenant et devons probablement toujours vivre dans les conditions d'ici-bas, nous ne sommes pas de simples créatures terrestres. La science moderne doit ses plus grandes victoires à sa décision de considérer et de traiter la nature terrestre d'un point de vue véritablement universel, c'est-à-dire d'un point d'appui digne d'Archimède, choisi volontairement et explicitement hors de la Terre.

Science et langage (Hannah Arendt) [2]

Peut-être ces possibilités relèvent-elles encore d'un avenir lointain; mais les premiers effets de boomerang des grandes victoires de la science se sont fait sentir dans une crise survenue au sein des sciences naturelles elles-mêmes. Il s'agit du fait que les «vérités» de la conception scientifique moderne du monde, bien que démontrables en formules mathématiques et susceptibles de preuves technologiques, ne se prêtent plus à une expression normale dans le langage et la pensée. Lorsque ces «vérités» peuvent s'exprimer en concepts cohérents, l'on obtient des énoncés «moins absurdes peut-être que cercle triangulaire, mais beaucoup plus que lion ailé» (Erwin Schrödinger). Nous ne savons pas encore si cette situation est définitive. Mais il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d'agir en habitants de l'univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est-à-dire de penser et d'exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire. En ce cas tout se passerait comme si notre cerveau, qui constitue la condition matérielle, physique, de nos pensées, ne pouvait plus suivre ce que nous faisons, de sorte que désormais nous aurions vraiment besoin de machines pour penser et pour parler à notre place. S'il s'avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils.

Toutefois, en dehors même de ces dernières conséquences, encore incertaines, la situation créée par les sciences est d'une grande importance politique. Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition, puisque c'est le langage qui fait de l'homme un animal politique. Si nous suivions le conseil, si souvent répété aujourd'hui, d'adapter nos attitudes culturelles à l'état actuel des sciences, nous adopterions en toute honnêteté un mode de vie dans lequel le langage n'aurait plus de sens. Car les sciences ont été contraintes d'adopter une «langue» de symboles mathématiques  qui, uniquement  conçue  à l'origine comme abréviation de propositions appartenant au langage, contient à présent des propositions absolument intraduisibles dans le langage. S'il est bon, peut-être, de se méfier du jugement politique des savants en tant que savants, ce n'est pas principalement en raison de leur manque de «caractère» (pour n'avoir pas refusé de fabriquer les armes atomiques), ni de leur naïveté (pour n'avoir pas compris qu'une fois ces armes inventées ils seraient les derniers consultés sur leur emploi), c'est en raison précisément de ce fait qu'ils se meuvent dans un monde où le langage a perdu son pouvoir. Et toute action de l'homme, tout savoir, toute expérience n'a de sens que dans la mesure où l'on en peut parler. Il peut y avoir des vérités ineffables et elles peuvent être précieuses à l'homme au singulier, c'est-à-dire à l'homme en tant qu'il n'est pas animal politique, quelle que soit alors son autre définition. Les hommes au pluriel, c'est-à-dire les hommes en tant qu'ils vivent et se meuvent et agissent en ce monde, n'ont l'expérience de l'intelligible que parce qu'ils parlent, se comprennent les uns les autres, se comprennent eux-mêmes.

Science, technologie et idéologie (Eric Hobsbawm) [3]

Aucune période de l'histoire n'a été plus envahie par les sciences naturelles ni plus dépendante  d'elles que le XXe siècle. Mais aucune, depuis la rétractation de Galilée, n'a été moins à l'aise avec  elles. Tel est le paradoxe auquel doit s'attaquer l'historien du siècle. Mais avant de m'y essayer, il  importe de bien prendre la mesure du phénomène. 

En 1910, le nombre total de physiciens et de chimistes allemand et britanniques ne dépassait sans  doute pas 8000. À la fin des années 1980, on estimait le nombre des scientifiques et des ingénieurs  effectivement engagés dans la recherche et le développement expérimental à près de cinq millions,  dont près d'un million aux États-Unis , première puissance scientifique du monde, et un peu plus  dans les États européens. Même dans les pays développés, la communauté scientifique est certes  demeurée une toute petite fraction de la population, mais ses effectifs ont poursuivi une croissance  tout à fait spectaculaire doublant plus ou moins en vingt ans après 1970, même dans les économies  les plus avancées. (...) Dans les années 1980, le pays occidental avancé type produisait entre 130 et  140 doctorats es sciences par an pour chaque million d'habitants. (...)  (...)

Que le XXe siècle ait reposé sur la science n'a guère besoin de preuves. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la  science avancée» -c'est-à-dire le genre de connaissance qui ne pouvait ni s'acquérir par une  expérience quotidienne, ni se pratiquer, ni même se comprendre sans de longues années d'études  couronnées par une formation supérieure ésotérique - n'avait qu'une gamme d'applications  pratiques relativement restreinte. La physique et les mathématiques du XVIIe siècle continuaient à  gouverner les ingénieurs. (...) 

Cela avait commencé à changer quelque part au cours du dernier tiers du siècle. À l'Ère des empires, commencent à apparaître non seulement les grandes lignes de la technologie de pointe moderne – il suffit de penser aux automobiles, à l'aviation, à la radio et au cinéma -, mais aussi celles de la théorie  scientifique moderne : la relativité, la physique quantique et la génétique. De surcroît, on percevait  désormais le potentiel technique immédiat des découvertes les plus ésotériques et les plus  révolutionnaires – de la télégraphie sans fil à l'utilisation médicale des rayons X, toutes deux fondées  sur des découvertes des années 1890. Néanmoins, alors que la science de pointe du court XXe siècle était visible dès avant 1914, et que la haute technologie du XXe siècle était déjà implicite, la  science de pointe n'était pas encore devenue cette chose sans laquelle la vie quotidienne était  inconcevable partout dans le monde.

Tel est aujourd'hui le cas alors que le millénaire touche à sa fin. La technologie fondée sur la théorie  et la recherche scientifiques de pointe (...) aura dominé l'essor économique de la seconde moitié du  XXe siècle, et plus seulement dans le monde développé. Sans la génétique moderne, l'Inde et l'Indonésie n'auraient pu produire suffisamment de vivres pour leurs populations en pleine explosion  démographique. À la fin du siècle, la biotechnologie est devenue un élément significatif de  l'agriculture et de la médecine. Et ces technologies reposaient sur des découvertes et des théories si  éloignées de l'univers du citoyen ordinaire, même dans les pays développés les plus sophistiqués,  qu'à peine quelques douzaines de personnes, tout au plus quelques centaines, pouvaient  initialement en deviner les applications pratiques. Quand le physicien allemand Otto Hahn découvrit  la fission nucléaire en 1937, il se trouva même quelques-uns des scientifiques les plus actifs en ce  domaine, comme le grand Niels Bohr (1885-1962), pour douter qu'elle puisse avoir des applications  pratiques dans la paix ou dans la guerre, tout au moins dans un avenir prévisible. Et si les physiciens  qui en saisirent les potentialités n'en avaient rien dit à leurs généraux et à leurs hommes politiques,  ceux-ci seraient eux-mêmes restés dans l'ignorance – sauf à avoir fait des études supérieures de  physique, ce qui était peu probable. De même, le célèbre article, dans lequel, en 1935, Alan Turing  exposa les fondements de la théorie informatique moderne, était à l'origine une spéculation destinée  aux spécialistes de logique mathématique. C'est la guerre qui lui offrit l'occasion, ainsi qu'à d'autres,  de donner à cette théorie une ébauche de traduction concrète afin de déchiffrer les codes de  l'ennemi ; mais lorsque ce texte était paru, personne ne l'avait lu, encore moins remarqué, hormis  une poignée de mathématiciens. Même dans son propre collège, ce génie pâle et empoté, alors  simple chargé de cours qui se distinguait par son goût du jogging et qui devint à titre posthume  quelque chose comme une icône des homosexuels, n'avait rien de très remarquable. Du moins n'en  ai-je pas gardé le souvenir. Alors même que des scientifiques tâchaient manifestement de résoudre  des problèmes d'une importance capitale avérée, seul un petit comité de cerveaux d'un milieu  intellectuel isolé comprenaient ce qu'ils faisaient. L'auteur du présent ouvrage était ainsi Fellow d'un  collège de Cambridge à l'époque où Crick et Watson préparaient leur triomphale découverte de la  structure de l'ADN (la «Double Hélice»), aussitôt saluée comme l'une des percées cruciales du  siècle. Pourtant, alors même que je me souviens avoir rencontré Crick en société, la plupart d'entre nous ignorions purement et simplement que ces extraordinaires développements couvaient à  quelques dizaines de mètres des portes de mon collège, dans des laboratoires devant lesquels nous  passions régulièrement ou dans les pubs que nous fréquentions. Ceux qui poursuivaient ces  recherches ne voyaient pas l'intérêt de nous en parler, puisque nous n'aurions pu les aider dans leur  travail ni probablement comprendre au juste quelles étaient leurs difficultés.

Néanmoins, si ésotériques et incompréhensibles qu'aient été les innovations de la science, elles  devaient trouver une traduction technologique concrète presque immédiatement. Ainsi l'apparition  des transistors, en 1948, fut-elle un sous-produit des recherches sur la physique des états solides,  c'est-à-dire sur les propriétés électromagnétiques de cristaux légèrement imparfaits (leurs inventeurs  reçurent le prix Nobel huit ans plus tard) ; il en va de même des lasers (1960), issus non pas d'études  optiques, mais de recherches pour faire vibrer les molécules en résonance avec un champ électrique.  Leurs inventeurs furent aussi rapidement reconnus par le Nobel, tout comme - un peu tard - le  physicien cambridgien et soviétique Peter Kapitsa (1978) pour son travail sur la physique des basses  températures à l'origine des supraconducteurs. L'expérience de la recherche menée au cours des  années 1939-1946 a démontré - du moins aux Anglo-américains - qu'une importante concentration  de ressources permettait de résoudre les problèmes technologiques les plus délicats, dans un temps  record, et d'encourager les innovations technologiques de pointe sans égard pour les coûts, que ce  soit à des fins militaires ou de prestige national (par exemple, l'exploration de l'espace). Cela ne fit  qu'accélérer, à son tour, la transformation de la science de laboratoire en technologie, parfois avec un large champ d'application possible pour les besoins de la vie quotidienne. Les lasers sont un  exemple de cette rapidité. Vus pour la première fois en laboratoire en 1960, ils avaient atteint le  consommateur au début des années 1980 sous la forme du compact disc. Dans le domaine de la  biotechnologie, le mouvement fut encore plus rapide. C'est en 1973 que les techniques de  recombinaison de l'ADN, de mélange de gènes d'une espèce avec ceux d'une autre, apparurent pour  la première fois relativement praticables. Moins de vingt ans plus tard, la biotechnologie était l'un  des grands postes d'investissement médical et agricole.

De surcroît, essentiellement du fait de l'étonnante explosion de l'informatique théorique et pratique,  les nouvelles avancées de la science devaient être traduites, dans des délais toujours plus courts, en  une technologie que les utilisateurs finaux n'avaient aucun besoin de comprendre. Le résultat  consistait en une série de boutons ou un clavier permettant au premier imbécile venu, pour peu qu'il  appuyât au bon endroit, d'activer une procédure automatique, autocorrectrice et, autant que  possible, capable de prendre des décisions, sans exiger d'inputs supplémentaires de l'être humain  ordinaire, avec ses compétences et son intelligence limitées et peu fiables. Dans l'idéal, la  programmation permettait de se passer de toute intervention humaine, sauf défaillance. Les caisses  des supermarchés des années 1990 illustrent cette élimination. Il suffît désormais à l'opérateur humain  de reconnaître les billets et les pièces de monnaie locale et d'entrer la quantité offerte par le client.  Un scanner automatique traduit le code-barres en prix, calcule le montant total des achats, établit la  différence entre la somme donnée par le client et la somme due et indique à la caissière la monnaie à  rendre. La procédure permettant d'y parvenir est d'une extraordinaire complexité et repose sur  l'association d'un matériel terriblement sophistiqué et d'une programmation très élaborée. Reste  que, sauf pépin, ces miracles de la technologie scientifique de la fin du XXe siècle n'exigent pas plus  de la caissière que la reconnaissance des nombres cardinaux, un minimum d'attention et une plus  grande capacité de tolérance à l'ennui. Il n'est même pas nécessaire de savoir lire et écrire. Pour la  plupart des opérateurs concernés, les forces qui leur indiquent de dire au client qu'il doit 2,15 £ et de  lui rendre 7,85 £ sur un billet de 10 £ sont aussi dénuées d'intérêt qu'incompréhensibles. Ils n'ont nul  besoin d'y comprendre quoi que ce soit pour les faire marcher. L'apprenti sorcier n'a plus à  s'inquiéter de son manque de connaissance.

La situation de la caissière de supermarché représente la norme humaine de la fin du XXe siècle,  l'accomplissement de miracles de la technologie scientifique d'avant-garde, qu'il n'est pas  nécessaires de comprendre ou de modifier, quand bien même saurions-nous, ou croirions-nous  savoir ce qui se passe. Un autre le fera ou l'a fait pour nous. Car même si nous nous croyons expert  dans tel ou tel domaine particulier - c'est-à-dire être du genre à savoir arranger les choses si ça se  passe mal, à concevoir ou à construire le dispositif en question -, nous sommes des profanes, des  ignorants face à la plupart des autres produits quotidiens de la science et des techniques. Et même si  tel n'est pas le cas, notre compréhension de ce qui fait marcher l'objet que nous utilisons, et des  principes qui en sont à la base, présente tout aussi peu d'intérêt que le processus de fabrication des  cartes à jouer pour le joueur de poker (honnête). Les télécopies sont destinées à des gens qui n'ont  aucune idée des raisons pour lesquelles un appareil de Londres ressort un texte entré dans un  appareil semblable à Los Angeles. Ils ne fonctionnent pas mieux quand ce sont des professeurs  d'électronique qui y recourent.

À travers le tissu de la vie humaine saturé de technologie, la science fait donc une démonstration  quotidienne de ses miracles dans le monde de la fin du XXe siècle. Elle est aussi indispensable et omniprésente - car même les coins de la planète les plus reculés connaissent le transistor et la  calculette électronique - qu'Allah pour le pieux musulman. Nous pouvons nous interroger sur le  moment où cette capacité de certaines activités humaines à produire des résultats surhumains est  entrée dans la conscience collective, tout au moins dans celle des zones urbaines des sociétés  industrielles «développées». C'est certainement après l'explosion de la première bombe nucléaire  en 1945. On ne saurait cependant douter que le XXe siècle est celui où la science a transformé à la  fois le monde et la connaissance que nous en avons.

(...)

Pourtant, le XXe siècle n'aura jamais été à l'aise avec la science qui a été sa réalisation la plus  extraordinaire et dont il est devenu si dépendant. Le progrès des sciences naturelles s'est fait sur  fond général de méfiance et de crainte, provoquant à l'occasion des flambées de haine et de rejet de  la raison et de toutes ses productions. Et dans l'espace indéfini qui sépare la science de l'antiscience,  parmi les chercheurs de la vérité ultime par l'absurde et les prophètes d’un monde composé  exclusivement de fictions, nous trouvons de plusen plus ce produit caractéristique et largement anglo-américain  du siècle, en particulier de sa seconde moitié : la « science-fiction ». Anticipé par Jules  Verne (1828-1905), le genre fut lancé par H. G. Wells (1866-1946) à la fin du XIXe siècle. Tandis que  ses formes plus juvéniles, comme les westerns spatiaux familiers de la télévision ou du grand écran,  avec les capsules cosmiques à la place des chevaux et les rayons de la mort en guise de revolvers à six  coups, ont perpétué la vieille tradition des aventures fabuleuses avec des gadgets high-tech, les  contributions plus sérieuses de la seconde moitié du siècle ont cultivé une vision plus sombre ou, en  tout cas, plus ambiguë de la condition humaine et de ses perspectives.

Quatre sentiments ont nourri cette méfiance et cette peur. La science est incompréhensible. Ses  conséquences tant morales que pratiques sont imprévisibles et probablement catastrophiques. Elle  souligne l'impuissance de l'individu et sape l'autorité. Enfin, il ne faut pas oublier le sentiment que,  dans la mesure où elle interférait avec l'état naturel des choses, la science était intrinsèquement  dangereuse.

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Dans la première moitié du siècle, cependant, les grands dangers auxquels la science a été exposée  ne sont pas venus de ceux qui se sentaient humiliés par ses pouvoirs illimités et incontrôlables, mais  de ceux qui croyaient pouvoir les contrôler. Les deux seuls types de régimes politiques (hormis les  retours, alors rares, au fondamentalisme religieux) qui devaient s'immiscer dans la recherche  scientifique pour des raisons de principe, étaient tous deux profondément attachés au progrès  technique illimité. Dans un cas, l'idéologie identifiait même le régime à la «science» et saluait la  conquête du monde par la raison et l'expérience. De manières différentes, le stalinisme et le nazisme  n'en devaient pas moins rejeter la science alors même qu'ils la mettaient au service de leurs desseins  technologiques. Ils lui reprochaient en fait de contester des visions du monde et des valeurs  exprimées sous forme de vérités a priori.

Ainsi, les deux régimes eurent du mal à se faire à la physique post-einsteinienne. Les nazis la  rejetaient comme une science «juive», tandis que les idéologues soviétiques la jugeaient  insuffisamment «matérialiste» au sens léniniste du mot. En pratique, les uns et les autres devaient la tolérer, puisque les États modernes ne pouvaient se passer des physiciens post-einsteiniens. Les nazis se privèrent cependant de la fine fleur des physiciens de l'Europe continentale en obligeant à  l'exil les Juifs et leurs adversaires idéologiques, ruinant au passage la suprématie scientifique qu'avait  exercée l'Allemagne au début du siècle. Entre 1900 et 1933, vingt-cinq des trente-six prix Nobel de  physique et de chimie avaient couronné des Allemands. Depuis 1933, ceux-ci ne devaient plus  recevoir qu'un prix sur dix. Aucun des deux régimes ne fut non plus en phase avec les sciences  biologiques. La politique raciale de l'Allemagne nazie horrifiait les généticiens dignes de ce nom, qui -  essentiellement du fait des enthousiasmes eugéniques des racistes - avaient commencé, au  lendemain de la Première Guerre mondiale, à prendre leurs distances vis-à-vis des politiques de  sélection génétique appliquées à l'homme (et impliquant l'élimination des « inaptes »). Mais il faut  hélas admettre que le racisme nazi trouva tout de même de nombreux soutiens dans les milieux  biologiques et médicaux allemands. Sous Staline, le régime soviétique se trouva en désaccord avec la  génétique pour des raisons idéologiques et parce que la politique officielle était attachée au principe  suivant lequel, moyennant un effort suffisant, tout changement était réalisable, alors que cette  science faisait valoir que, dans le champ de l’évolution en général et dans l'agriculture en particulier,  tel n'était pas le cas. En d'autres circonstances, la controverse, parmi les biologistes évolutionnistes,  entre darwiniens (pour qui l'hérédité était génétique) et lamarckiens (qui croyaient à l'hérédité des  caractères acquis et pratiqués par une créature de son vivant) aurait été réglée dans le cadre de  séminaires et en laboratoire. En fait, la plupart des hommes de science estimaient l'affaire réglée en  faveur de Darwin, ne serait-ce que parce que l'on n'avait trouvé aucune preuve concluante de  l'hérédité des caractères acquis. Sous Staline, un biologiste marginal, Trofim Denisovitch Lyssenko  (1898-1976) avait obtenu l'appui des autorités politiques en expliquant qu'il était possible de  multiplier la production agricole par des méthodes lamarckiennes qui court-circuitaient les  procédures orthodoxes de reproduction végétale et animale. En ce temps-là, il était mal venu de  contester l'autorité. L'académicien Nikolaï Ivanovitch Vavilov (1885-1943), le plus célèbre des  généticiens soviétiques, trouva la mort dans un camp de travail pour avoir critiqué Lyssenko (les  autres généticiens soviétiques dignes de ce nom partageaient son point de vue). Mais ce n'est qu'au  lendemain de la Seconde Guerre mondiale que la biologie soviétique se prononça officiellement pour  le rejet obligatoire de la génétique, telle qu'on la comprenait dans le reste du monde, et ce au moins  jusqu'à la disparition du dictateur. Comme il était à prévoir, cette politique eut des effets désastreux  pour la science soviétique.

Si totalement différents qu'ils fussent à maints égards, les régimes de type national-socialiste et  communiste soviétique se rejoignaient sur ce point : leurs citoyens étaient censés approuver une « doctrine vraie», cependant formulée et imposée par les autorités politico-idéologiques séculières.  Dès lors, l'ambiguïté et la gêne à l'égard de la science, éprouvée dans tant de sociétés, trouvèrent  dans ces États une expression officielle - à la différence des régimes politiques dont les  gouvernements laïques avaient appris au cours du XIXe siècle à faire profession d'agnosticisme face  aux convictions personnelles de leurs citoyens. La montée des régimes d'orthodoxie séculière fut un  sous-produit de l'Ère des catastrophes, et ils n'eurent qu'un temps. En tout état de cause, la volonté  de faire entrer la science dans le carcan de l'idéologie fut manifestement contre-productive, partout  où l'on s'y essaya sérieusement (comme dans la biologie soviétique), ou ridicule, quand on laissa la  science suivre son cours tout en se bornant à proclamer la supériorité de l'idéologie (comme dans le  cas de la physique tant allemande que soviétique). À la fin du XXe siècle, l'imposition officielle de  divers critères à la théorie scientifique sont à nouveau l'apanage de régimes se réclamant d'un  fondamentalisme religieux. Le malaise n'en persiste pas moins, ne serait-ce que parce que la science elle-même devient toujours plus incroyable et incertaine. Jusqu'à la seconde moitié du siècle,  cependant, elle ne devait rien à la peur de ses résultats pratiques.

Certes, les scientifiques eux-mêmes surent mieux et plus tôt que quiconque quelles pouvaient être  les conséquences potentielles de leurs découvertes. Depuis que la première bombe atomique était  devenue opérationnelle (1945), certains d'entre eux avaient prévenu leurs maîtres — leurs  gouvernements — des forces de destruction que le monde avait désormais à sa disposition. Mais  l'idée que la science est synonyme de catastrophe en puissance appartient fondamentalement à la  seconde moitié du siècle : dans sa première phase - le cauchemar de la guerre nucléaire - à l'ère de la  confrontation des superpuissances qui commença après 1945 ; dans sa phase ultérieure et plus  universelle, à l'ère de la crise qui s'est déclarée dans les aimées 1970. Mais, peut-être parce qu'elle a  sensiblement ralenti la croissance économique mondiale, l'Ère des catastrophes était encore une ère  d'autosatisfaction ; celle d'une science assurée de la capacité de l'homme à maîtriser les forces de la  nature ou, plus grave, de la capacité de la nature à s'adapter aux pires choses que l'homme pourrait  faire. En revanche, les scientifiques eux-mêmes devaient être de plus en plus gênés par l'incertitude  entourant l'usage potentiel de leurs théories et de leurs découvertes.

Vérité et mensonge (Hannah Arendt) [4]

Le secret — ce qu'on appelle diplomatiquement la « discrétion », ou encore arcana imperii, les mystères du pouvoir — la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d'objectifs politiques, font partie de l'histoire aussi loin qu'on remonte dans le passé. La véracité n'a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. Qui prend la peine de réfléchir à ce propos ne pourra qu'être frappé de voir à quel point notre pensée politique et philosophique traditionnelle a négligé de prêter attention, d'une part à la nature de l'action et, de l'autre, à notre aptitude à déformer, par la pensée et par la parole, tout ce qui se présente clairement comme un fait réel. Cette sorte de capacité active, voire agressive, est bien différente de notre tendance passive à l'erreur, à l'illusion, aux distorsions de la mémoire, et à tout ce qui peut être imputé aux insuffisances des mécanismes de la pensée et de la sensibilité.

Un des traits marquants de l'action humaine est qu'elle entreprend toujours du nouveau, ce qui ne signifie pas qu'elle puisse alors partir de rien, créer à partir du néant. On ne peut faire place à une action nouvelle qu'à partir du déplacement ou de la destruction de ce qui préexistait et de la modification de l'état de choses existant. Ces transformations ne sont possibles que du fait que nous possédons la faculté de nous écarter par la pensée de notre environnement et d'imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu'elles sont en réalité. Autrement dit, la négation délibérée de la réalité — la capacité de mentir —, et la possibilité de modifier les faits — celle d'agir — sont intimement liées ; elles procèdent l'une et l'autre de la même source : l'imagination. Car il ne va pas de soi que nous soyons capables de dire : « le soleil brille », à l'instant même où il pleut (certaines lésions cérébrales entraînent la perte de cette faculté) ; ce fait indique plutôt que, tout en étant parfaitement aptes à appréhender le monde par les sens et le raisonnement, nous ne sommes pas insérés, rattachés à lui, de la façon dont une partie est inséparable du tout. Nous sommes libres de changer le monde et d'y introduire de la nouveauté. Sans cette liberté mentale de reconnaître ou de nier l'existence, de dire « oui » ou « non » — en exprimant notre approbation ou notre désaccord non seulement en face d'une proposition ou d'une déclaration, mais aux réalités telles qu'elles nous sont données, sans contestation possible, par nos organes de perception et de connaissance — il n'y aurait aucune possibilité d'action ; et l'action est évidemment la substance même dont est faite la politique.

Il faut ainsi nous souvenir, quand nous parlons de mensonge, et particulièrement du mensonge chez les hommes d'action, que celui-ci ne s'est pas introduit dans la politique à la suite de quelque accident dû à l'humanité pécheresse. De ce fait, l'indignation morale n'est pas susceptible de le faire disparaître. La falsification délibérée porte sur une réalité contingente, c'est-à-dire sur une matière qui n'est pas porteuse d'une vérité intrinsèque et intangible, qui pourrait être autre qu'elle n'est. L'historien sait à quel point est vulnérable la trame des réalités parmi lesquelles nous vivons notre existence quotidienne ; elle peut sans cesse être déchirée par l'effet de mensonges isolés, mise en pièces par les propagandes organisées et mensongères de groupes, de nations, de classes, ou rejetée et déformée, souvent soigneusement dissimulée sous d'épaisses couches de fictions, ou simplement écartée, aux fins d'être ainsi rejetée dans l'oubli. Pour que les faits soient assurés de trouver durablement place dans le domaine de la vie publique, il leur faut le témoignage du souvenir et la justification de témoins dignes de foi. Il en résulte qu'aucune déclaration portant sur des faits ne peut être entièrement à l'abri du doute — aussi invulnérable à toute forme d'attaques que, par exemple, cette affirmation : deux et deux font quatre.

C'est cette fragilité qui fait que, jusqu'à un certain point, il est si facile et si tentant de tromper. La tromperie n'entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à entendre. Sa version a été préparée à l'intention du public, en s'attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l'inattendu, auquel nous n'étions nullement préparés.

En temps normal, la réalité, qui n'a pas d'équivalent, vient confondre le menteur. Quelle que soit l'ampleur de la trame mensongère que peut présenter le menteur expérimenté, elle ne parviendra jamais, même avec le concours des ordinateurs, à recouvrir la texture entière du réel. Le menteur, qui pourra peut-être faire illusion, quel que soit le nombre de ses mensonges isolés, ne pourra le faire en ce qui concerne le principe même du mensonge. C'est là une des leçons que l'on pourrait tirer des expériences totalitaires, et de cette effrayante confiance des dirigeants totalitaires dans le pouvoir du mensonge — dans leur aptitude, par exemple, à réécrire sans cesse l'histoire, à adapter l'interprétation du passé aux nécessités de la « ligne politique » du présent, ou à éliminer toutes les données qui ne cadrent pas avec leur idéologie. Ainsi, ils prouveront que, dans un système d'économie socialiste, il n'existe pas de chômage en refusant de reconnaître son existence ; dès lors, un chômeur n'est plus qu'une entité non existante.

Les résultats de telles expériences, effectuées par des hommes disposant des moyens de la violence, sont assez effrayants, mais ils ne disposent pas du pouvoir d'abuser indéfiniment. Poussé au-delà d'une certaine limite, le mensonge produit des résultats contraires au but recherché ; cette limite est atteinte quand le public auquel le mensonge est destiné est contraint, afin de pouvoir survivre, d'ignorer la frontière qui sépare la vérité du mensonge. Quand nous sommes convaincus que certaines actions sont pour nous d'une nécessité vitale, il n'importe plus que cette croyance se fonde sur le mensonge ou sur la vérité ; la vérité en laquelle on peut se fier disparaît entièrement de la vie publique, et avec elle disparaît le principal facteur de stabilité dans le perpétuel mouvement des affaires humaines.

Science et Paix (Albert Camus) [5]

Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

 En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.

Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.

Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.

Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Königsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.

Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d'Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

 Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison.

Identité et universalité (Hannah Arendt) [6]

Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen son pays. Dans Origine et sens de l'histoire, Jaspers étudie longuement les implications d'un ordre mondial et d'un empire universel. Peu importe la forme que pourrait prendre un gouvernement du monde doté d'un pouvoir centralisé s'exerçant sur tout le globe, la notion même d'une force souveraine dirigeant la terre entière, détenant le monopole de tous les moyens de violence, sans vérification ni contrôle des autres pouvoirs souverains, n'est pas seulement un sinistre cauchemar de tyrannie, ce serait la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons. Les concepts politiques sont fondés sur la pluralité, la diversité et les limitations réciproques. Un citoyen est par définition un citoyen parmi des citoyens d'un pays parmi des pays. Ses droits et ses devoirs doivent être définis et limités, non seulement par ceux de ses concitoyens mais aussi par les frontières d'un territoire. La philosophie peut se représenter la terre comme la patrie de l'humanité et d'une seule loi non écrite éternelle et valable pour tous. La politique a affaire aux hommes, ressortissants de nombreux pays et héritiers de nombreux passés ; ses lois sont les clôtures positivement établies qui enferment, protègent et limitent l'espace dans lequel la liberté n'est pas un concept mais une réalité politique vivante. L’établissement  d'un ordre mondial souverain, loin d'être la condition préalable d'une citoyenneté mondiale, serait la fin de toute citoyenneté . Ce ne serait pas l'apogée de la politique mondiale mais très exactement sa fin. (...)

(...)

Par opposition à de telles philosophies de l'histoire qui accueillent le concept d'une histoire universelle fondé sur l'expérience historique d'un peuple ou d'une région particulière du monde, Jaspers a trouvé un axe historique empiriquement donné qui donne à toutes les nations un cadre commun permettant à chacun de mieux comprendre sa réalité historique. Or cet axe de l'histoire nous paraît se situer vers 500 avant Jésus-Christ dans le développement spirituel qui s'est accompli entre 800 et 200 avant notre ère. Confucius et Lao-Tseu en Chine, les Upanishads et Bouddha aux Indes, Zarathoustra en Perse, les prophètes en Palestine,  Homère, les philosophes, les tragiques en Grèce. La caractéristique des événements qui eurent lieu pendant cette ère est qu'ils ne furent absolument pas reliés, qu'ils devinrent les origines des grandes civilisations historiques du monde, et que ces origines, dans leur différenciation même, avaient une chose seulement en commun. On peut cerner et définir cette identité particulière de bien des manières : c'est le moment où les mythologies furent mises au rancart ou bien servirent à fonder les grandes religions du monde et leur concept d'un unique Dieu transcendant ; le moment où la philosophie fait partout son apparition : l'homme a la révélation de l'Être comme tout, et se découvre lui-même comme radicalement différent de tous les autres êtres ; le moment où, pour première fois, l'homme devient (selon les termes de saint Augustin) une question pour lui-même, prend conscience de son être-conscient, commence à penser sur la pensée ; le moment où apparaissent partout de fortes personnalités qui n'accepteront plus d'être et ne seront plus admises comme de simples membres de leurs communautés respectives mais qui se penseront eux-mêmes comme des individus et proposeront de nouveaux modes de vie individuels : la vie du sage, la vie du prophète, la vie de l'ermite qui rompt avec toute forme de société pour se plonger dans une vie intérieure et spirituelle entièrement nouvelle. Toutes les catégories fondamentales de notre pensée et tous les principes fondamentaux de nos croyances furent créés au cours de cette période. C'était le temps où l'humanité découvrait la condition de l'homme sur la terre de telle sorte que dès lors la simple suite chronologique des événements pouvait devenir une histoire et que les histoires pouvaient être organisées en une Histoire, en un objet pourvu de sens, un objet de réflexion, d'entendement. L'axe historique de l'humanité est alors le temps qui se situe vers le milieu du dernier millénaire avant l'ère chrétienne, à quoi se rapporte tout ce qui l'a précédé et pratiquement tout ce qui l'a, souvent très consciemment, suivi. C'est lui qui donne sa structure à l'histoire universelle. Ce n'est pas là une réalité dont nous devions certifier la durée et l'unicité absolue, mais c'est l'axe de notre brève histoire. C'est ce qui, pour tous les hommes, fait la base de l'unité historique qu'ils reconnaissent solidairement être la leur. Alors cette période axiale concrète devient vraiment l'incarnation d'un axe idéal autour duquel la condition humaine a trouvé sa cohésion.

Dans cette perspective, la nouvelle unité de l'humanité pourrait acquérir un passé à elle grâce à ce que l'on peut appeler un système de communication où les différentes origines de l'espèce humaine se révéleraient dans leur identité. Mais cette identité est loin d'être une uniformité ; tout comme l'homme et la femme ne peuvent être eux-mêmes, à savoir humains, qu'en étant absolument différents l'un de l'autre, ainsi, le national de chaque pays ne peut entrer dans cette histoire universelle de l'humanité qu'en restant ce qu'il est et en s'y tenant obstinément. Un citoyen du monde qui vivrait sous la tyrannie d'un empire universel, parlerait et penserait dans une sorte de super espéranto ne serait pas moins monstre qu'un hermaphrodite. Le lien entre les hommes est, subjectivement, « l'appel à une communication illimitée » et, objectivement, le fait de la compréhensibilité universelle. L'unité de l'humanité et sa solidarité ne peuvent consister dans un accord universel sur une seule religion, une seule philosophie, ou une seule forme de gouvernement mais dans la conviction que le multiple fait signe vers une unité que la diversité cache et révèle en même temps.

Sciences naturelles (« dures ») et incertitude (Eric Hobsbawm) [7]

Aucun domaine des sciences ne paraissait plus solide, cohérent et méthodologiquement certain que la physique newtonienne, dont les fondations mêmes devaient être minées par les théories de Planck et d'Einstein ainsi que par la transformation de la théorie atomique consécutive à la découverte de la radioactivité dans les années 1890. Elle était objective : elle se prêtait à des observations convenables. Elle était sujette à des contraintes techniques résultant du matériel d'observation : par exemple, le microscope optique et le télescope. Elle était dénuée d'ambiguïté : un objet ou un phénomène était soit une chose, soit une autre, et la distinction était nécessairement claire. Ses lois étaient universelles, également valables au niveau cosmique et au niveau microcosmique. Les mécanismes liant divers phénomènes étaient compréhensibles : par exemple, susceptibles d'être exprimés sous la forme de relations de « cause à effet ». En conséquence, le système tout entier était en principe déterministe, et la fin de toute expérience en laboratoire était de démontrer cette détermination en éliminant autant que possible le fouillis complexe de la vie ordinaire qui la dissimulait. Seul un fou ou un enfant prétendrait que le vol des oiseaux ou des papillons nient les lois de la gravitation. Les hommes de science savaient fort bien l'existence d'énoncés « non scientifiques », mais en tant que scientifiques, ils n'en avaient rien à faire.

Toutes ces caractéristiques allaient être remises en question entre 1895 et 1914. La lumière était-elle un mouvement ondulatoire continu ou une émission de particules discrètes (photons) ainsi que l'affirmait Einstein à la suite de Planck ? Il était plus fécond d'adopter tantôt la première approche, tantôt la seconde, mais comment les lier, à supposer que la chose fût possible ? (...)

En vérité, ce sont les certitudes mêmes de la science qui furent ébranlées lorsqu'il apparut que le processus même d'observation affecte les phénomènes au niveau subatomique : ainsi, plus nous voulons connaître avec précision la position d'une particule subatomique, plus sa vitesse doit être incertaine. « L'observer, c'est le knockouter », a-t-on pu dire à propos de tout moyen d'observation minutieux pour découvrir où est « vraiment » un électron. Tel est le paradoxe que Werner Heisenberg, jeune et brillant physicien allemand, devait généraliser en 1927 sous la forme du fameux « principe d'incertitude » qui porte son nom. L'insistance même sur le terme incertitude est significative, puisqu'elle indique ce qui préoccupait les explorateurs du nouvel univers scientifique lorsqu'ils laissèrent derrière eux les certitudes de l'ancien. Non qu'eux-mêmes fussent incertains ou que leurs résultats fussent douteux. Si invraisemblables et bizarres fussent-elles, leurs prédictions théoriques devaient être au contraire confirmées par l'observation et les expériences banales - à commencer par la théorie de la relativité générale d'Einstein (1915) que sembla corroborer en 1919 une expédition britannique : étudiant une éclipse, elle constata en effet que la lumière venue d'étoiles lointaines était déviée vers le soleil ainsi que le prédisait la théorie. En pratique, la physique des particules était aussi sujette à des régularités et aussi prévisible que la physique newtonienne, bien que de façon différente. Au niveau supra-atomique, en tout cas, Newton et Galilée demeuraient parfaitement valables. C'est le fait de ne pas savoir comment faire cadrer l'ancien et le nouveau qui inquiétait les hommes de science.

Entre 1924 et 1927, un brillant coup de physique mathématique - la construction de la «mécanique quantique», élaborée presque simultanément dans plusieurs pays - devait éliminer, ou plutôt esquiver, les dualités qui avaient tant troublé les physiciens du premier quart du siècle. La « réalité » vraie, à l'intérieur de l'atome, n'était ni l'onde ni la particule, mais des « états quantiques » indivisibles, qui pouvaient se manifester sous l'une et l'autre forme, voire sous les deux. Il ne rimait à rien d'y voir un mouvement continu ou discontinu, parce qu'il nous serait à jamais impossible de suivre la trajectoire d'un électron « pas à pas ». Le fait est simplement que les concepts de la physique classique comme la position, la vitesse ou l'élan ne s'appliquent pas au-delà de certains points, marqués par le «principe d'incertitude» d'Heisenberg. Au-delà de ces points, bien entendu, d'autres concepts s'appliquent, qui sont loin de donner des résultats incertains(...)

(...)

Les physiciens pourraient-ils s'accommoder de la contradiction permanente ? Étant donné la nature du langage humain, il n'y avait pas moyen d'exprimer la totalité de la nature dans une seule description. Il ne pouvait y avoir de modèle unique, d'emblée complet. La seule manière de saisir la réalité était d'en rendre compte de différentes façons, de les réunir afin qu'elles se complètent en une « superposition exhaustive de descriptions divergentes qui intègrent des notions en apparence contradictoires ». Tel était le principe de « complémentarité » de Bohr, concept métaphysique proche de la relativité qu'il dériva d'auteurs très éloignés de la physique et auquel il prêtait un champ d'application universel. La « complémentarité » de Bohr n'était pas destinée à faire avancer les recherches des spécialistes de l'atome, mais plutôt à les réconforter en justifiant leurs confusions. Son attrait sort du champ de la raison. Car si nous savons tous, et les hommes de science intelligents les premiers, qu'il est différentes façons de percevoir la même réalité, qu'elles sont même parfois incomparables, voire contradictoires, nous savons aussi qu'il est toujours nécessaire de la saisir dans sa totalité, mais nous n'avons encore aucune idée de la manière de les rattacher les unes aux autres. L'effet d'une sonate de Beethoven est passible d'une analyse physique, physiologique et psychologique ; on peut aussi l'assimiler en l'écoutant : mais comment se rattachent ces divers modes de compréhension ? Nul ne le sait.

Liberté, justice, violence et non-violence (Albert Camus) [8]

« Une action révolutionnaire qui se voudrait cohérente avec ses origines devrait se résumer dans un consentement actif au relatif. Elle serait fidélité à la condition humaine. Intransigeante sur ses moyens, elle accepterait l'approximation quant à ses fins et, pour que l'approximation se définisse de mieux en mieux, laisserait libre cours à la parole. Elle maintiendrait ainsi cet être commun qui justifie son insurrection. Elle garderait, en particulier, au droit la possibilité permanente de s'exprimer. Ceci définit une conduite à l'égard de la justice et de la liberté. Il n'y a pas de justice, en société, sans droit naturel ou civil qui la fonde. Il n'y a pas de droit sans expression de ce droit. Que le droit s'exprime sans attendre et c'est la probabilité que, tôt ou tard, la justice qu'il fonde viendra au monde. Pour conquérir l'être, il faut partir du peu d'être que nous découvrons en nous, non le nier d'abord. Faire taire le droit jusqu'à ce que la justice soit établie, c'est le faire taire à jamais puisqu'il n'aura plus lieu de parler si la justice règne à jamais. À nouveau, on confie donc la justice à ceux qui, seuls, ont la parole, les puissants. Depuis des siècles, la justice et l'être distribués par les puissants se sont appelés bon plaisir. Tuer la liberté pour faire régner la justice, revient à réhabiliter la notion de grâce sans l'intercession divine et restaurer par une réaction vertigineuse le corps mystique sous les espèces les plus basses. Même quand la justice n'est pas réalisée, la liberté préserve le pouvoir de protestation et sauve la communication. La justice dans un monde silencieux, la justice asservie et muette, détruit la complicité et finalement ne peut plus être la justice. La révolution du XXe siècle a séparé arbitrairement, pour des fins démesurées de conquête, deux notions inséparables. La liberté absolue raille la justice. La justice absolue nie la liberté. Pour être fécondes, les deux notions doivent trouver, l'une dans l'autre, leur limite. Aucun homme n'estime sa condition libre, si elle n'est pas juste en même temps, ni juste si elle ne se trouve pas libre. La liberté, précisément, ne peut s'imaginer sans le pouvoir de dire en clair le juste et l'injuste, de revendiquer l'être entier au nom d'une parcelle d'être qui se refuse à mourir. Il y a une justice, enfin, quoique bien différente, à restaurer la liberté, seule valeur impérissable de l'histoire. Les hommes ne sont jamais bien morts que pour la liberté : ils ne croyaient pas alors mourir tout à fait.

Le même raisonnement s'applique à la violence. La non-violence absolue fonde négativement la servitude et ses violences ; la violence systématique détruit positivement la communauté vivante et l'être que nous en recevons. Pour être fécondes, ces deux notions doivent trouver leurs limites. Dans l'histoire considérée comme un absolu, la violence se trouve légitimée ; comme un risque relatif, elle est une rupture de communication. Elle doit conserver, pour le révolté, son caractère provisoire d'effraction, être toujours liée, si elle ne peut être évitée, à une responsabilité personnelle, à un risque immédiat. La violence de système se place dans l'ordre ; elle est, en un sens, confortable. Führerprinzip ou Raison historique, quel que soit l'ordre qui la fonde, elle règne sur un univers de choses, non d'hommes. De même que le révolté considère le meurtre comme la limite qu'il doit, s'il s'y porte, consacrer en mourant, de même la violence ne peut être qu'une limite extrême qui s'oppose à une autre violence, par exemple dans le cas de l'insurrection. Si l'excès de l'injustice rend cette dernière impossible à éviter, le révolté refuse d'avancer la violence au service d'une doctrine ou d'une raison d'État. Toute crise historique, par exemple, s'achève par des institutions. Si nous n'avons pas de prise sur la crise elle-même, qui est le risque pur, nous en avons sur les institutions puisque nous pouvons les définir, choisir celles pour lesquelles nous luttons et incliner ainsi notre lutte dans leur direction. L'action révoltée authentique ne consentira à s'armer que pour des institutions qui limitent la violence, non pour celles qui la codifient. Une révolution ne vaut la peine qu'on meurt pour elle que si elle assure sans délai la suppression de la peine de mort ; qu'on souffre pour elle la prison que si elle refuse d'avance d'appliquer des châtiments sans terme prévisible. Si la violence insurrectionnelle se déploie dans la direction de ces institutions, les annonçant aussi souvent que possible, ce sera la seule manière pour elle d'être vraiment provisoire. Quand la fin est absolue, c'est-à-dire, historiquement parlant, quand on la croit certaine, on peut aller jusqu'à sacrifier les autres. Quand elle ne l'est pas, on ne peut sacrifier que soi-même, dans l'enjeu d'une lutte pour la dignité commune. La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin? À cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens.

Que signifie une telle attitude en politique ? Et d'abord est-elle efficace ? Il faut répondre sans hésiter qu'elle est seule à l'être aujourd'hui. Il y a deux sortes d'efficacité, celle du typhon et celle de la sève. L'absolutisme historique n'est pas efficace, il est efficient ; il a pris et conservé le pouvoir. Une fois muni du pouvoir, il détruit la seule réalité créatrice. L'action intransigeante et limitée, issue de la révolte, maintient cette réalité et tente seulement de retendre de plus en plus. Il n'est pas dit que cette action ne puisse vaincre. Il est dit qu'elle court le risque de ne pas vaincre et de mourir. Mais ou bien la révolution prendra ce risque ou bien elle confessera qu'elle n'est que l'entreprise de nouveaux maîtres, justiciables du même mépris. Une révolution qu'on sépare de l'honneur trahit ses origines qui sont du règne de l'honneur. Son choix en tout cas se limite à l'efficacité matérielle, et le néant, ou le risque, et la création. Les anciens révolutionnaires allaient au plus pressé et leur optimisme était entier. Mais aujourd'hui l'esprit révolutionnaire a grandi en conscience et en clairvoyance ; il a derrière lui cent cinquante années d'expérience, sur lesquelles il peut réfléchir. De plus, la révolution a perdu ses prestiges de fête. Elle est, à elle seule, un prodigieux calcul, qui s'étend à l'univers. Elle sait, même si elle ne l'avoue pas toujours, qu'elle sera mondiale ou ne sera pas. Ses chances s'équilibrent aux risques d'une guerre universelle qui, même dans le cas d'une victoire, ne lui offrira que l'Empire des ruines. Elle peut alors rester fidèle à son nihilisme, et incarner dans les charniers la raison ultime de l'histoire. Il faudrait alors renoncer à tout, sauf à la silencieuse musique qui transfigurera encore les enfers terrestres. Mais l'esprit révolutionnaire, en Europe, peut aussi, pour la première et la dernière fois, réfléchir sur ses principes, se demander quelle est la déviation qui l'égaré dans la terreur et dans la guerre, et retrouver, avec les raisons de sa révolte, sa fidélité.

 

[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1961 et 1983, Pocket/Agora. pp.41-57

[2] Extrait du prologue de Condition de l’homme moderne

[3] Eric Hobsbawm, L’âge des extrêmes, André Versaille éditeur, 2008, extraits du chapitre Sorciers et

apprentis : les sciences naturelles p. 673-715

[4] Extrait du texte « Du mensonge en politique »

[5] Éditorial non signé publié, sans titre, dans Combat le 8 août 1945

[6] Extrait de « Karl Jaspers, citoyen du monde ? » dans Vies politiques, Gallimard.

[7] Extrait du chapitre  Sorciers et apprentis : les sciences naturelles de l’Âge des extrêmes

[8] Albert Camus, L’homme révolté, 1951, Folio essais, p. 362-366

Publié dans Numérique, Cours

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