Avons nous encore une vie privée ? (La condition humaine à l'époque numérique (2/7))
Cours donné le 17 novembre 2016 à l'Université du Temps Libre d'Orléans.
La numérisation technologique (domination des chiffres) se traduit par la mise en place au niveau planétaire d’un système technique global basé sur le pouvoir d’intégration sans précédent du numérique. Cette technologie, qui amène un changement d’époque au moins équivalent à celui provoqué par l’invention de l’écriture alphabétique, est, comme toutes les techniques, un pharmakon (poison/remède/bouc émissaire). Elle appelle, de façon urgente, une politique traitant les principaux risques qui lui sont associés (robotisation, destruction de l’énergie libidinale, destruction de la temporalité et de la délibération sociales) et apportant les thérapies appropriées (formation de l’attention, utilisation de l’automatisation pour dégager des temps d’intermittence, réinvention du travail).
La numérisation économique (domination des nombres), s’appuie sur l’imaginaire cybernétique et numérique, pour réaliser le vieux rêve occidental de l’harmonie par le calcul et substituer la programmation au commandement. L’emprise de la gouvernance par les nombres, qui succède au vieux rêve commun du capitalisme et du communisme industriels d’étendre à l’ensemble de la société l’organisation scientifique du travail, s’étend à tous les niveaux (individus, entreprises, États, Europe, International). Les impasses auxquelles elle conduit (confusion de la carte et du territoire et remplacement de l’action par la réaction) ont provoqué, dans un monde voulu comme plat par certains et de plus en plus réticulaire, la résurgence d’une structure que l’on croyait disparue avec le féodalisme, l’allégeance, sous la forme de réseaux où chacun compte sur la protection de ceux dont il dépend et sur le dévouement de ceux qui dépendent de lui.
La révolution industrielle du XVIIIe siècle a conduit la Terre à un point de non-retour, l’Anthropocène. Cet évènement politique, qui voit l’activité humaine devenue facteur tellurique, bouscule nos représentations et mobilise, de façon transdisciplinaire, tous nos savoirs. Les risques sont grands de se limiter à une explication historique dominée par les nombres et les courbes, et à une vision systémique et déterrestrée traitant l’humanité comme un acteur global et indifférencié : l’espèce humaine. Il importe de construire des récits politiques de l’Anthropocène prenant en compte une vision différenciée de l’humanité et intégrant les empreintes écologiques et responsabilités très différentes des hommes et communautés humaines. Récits qui intègrent aussi les controverses existant autour des risques, connus depuis le début, de la révolution industrielle. La richesse de l'humanité et sa capacité d'adaptation future viennent de la diversité de ses cultures, qui sont autant d'expérimentations de façons d'habiter dignement la Terre.
Enfin, Hannah Arendt nous a montré, dès 1958, l’importance qu’il y a à reconsidérer la condition humaine du point de vue des expériences et des craintes les plus récentes. À un moment où s’achevait, avec les totalitarismes et l’utilisation de la bombe atomique, l’époque moderne et apparaissait une nouvelle époque, encore inconnue, et dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Arendt nous a légué une méthode, avec ses trois points de vue, distincts et reliés, sur la vie active (travail, œuvre, action) et montré l’exemple avec sa magistrale analyse de l’évolution de l’époque moderne.
À nous de marcher dans ses pas en nous questionnant sur la condition de l’homme numérique. Avons-nous encore un monde commun ?
Ce questionnement est l’objet de la recherche collective entamée cette saison autour de 8 questions :
Mettons-nous, d’abord, dans les pas de Hannah Arendt pour introduire la question : « Avons-nous encore une vie privée ? ».
Derrière ce nous, il s’agit des hommes et des femmes d’aujourd’hui environnés des approches et technologies numériques à un point tel que des magazines de réflexion politique ou philosophique consacrent des dossiers fouillés à des sujets comme ceux-ci : À quel point sommes-nous prévisibles ? (Philosophie Magazine n°103) ; Cet objet (le téléphone portable) vous veut-il du bien ? (Philosophie Magazine n°73) ; Souriez, vous êtes surveillés (Manière de Voir n°133) ; Facebook est-il notre ami ? (Le Un n°124) ; et qu’un philosophe et sociologue allemand, Wolfang Sofsky, parle du citoyen de verre dans un essai consacré à la défense des privés (Verteidigung des Privaten : Eine Streictschfrit). Époque et monde numériques pour lesquels nous avons cherché des repères, rappelés ci-dessus.
Arendt traitait, elle, en 1958 de la condition humaine « afin d’arriver à comprendre la nature de la société telle qu’elle avait évolué et se présentait au moment de l’avènement d’une époque nouvelle et encore inconnue[1] ». Époque inconnue dans laquelle nous vivons aujourd’hui et que nous ne savons toujours pas nommer et que je vous propose, à partir des travaux de Bernard Stiegler, de désigner sous le nom d’époque numérique, l’époque moderne s’étant achevée avec les totalitarismes et l’utilisation de la bombe atomique.
Condition de l’homme moderne, d’un côté, de l’homme numérique, de l’autre. En nous rappelant qu’il ne s’agit pas de l’homme avec un grand H, de l’homo economicus, ou de l’espèce humaine mais des hommes et des femmes qui, dans leur pluralité, vivent sur terre et habitent le monde.
[1] Lire Hannah Arendt, tapuscrit p. 40.
La confusion à laquelle s’attaque Arendt, en 1958, entre domaines privé, public, social et même intime, s’est encore accrue aujourd’hui. Comme chaque fois qu’elle se retrouve face à des concepts qui sont devenus vides de sens, Arendt remonte aux sources de la pensée occidentale pour y retrouver leur origine et pour les repenser. Donc à la Grèce antique.
La distinction entre la vie privée et la vie publique correspond aux domaines familial et politique, entités distinctes, séparées au moins depuis l'avènement de la cité antique. L'apparition du domaine social, ni privé ni public, est un phénomène relativement nouveau, dont l'origine a coïncidé avec la naissance des temps modernes et de l'État-nation. Ce qui intéresse Arendt, c'est l'extraordinaire difficulté qu'en raison de cette évolution nous avons à comprendre la division capitale entre domaine public et domaine privé, entre la sphère de la cité et celle du ménage et finalement entre les activités relatives à un monde commun et celles qui concernent l'entretien de la vie. Sur ces divisions, considérées comme des axiomes, reposait toute la pensée politique des Anciens. Le trait distinctif du domaine familial était que les humains y vivaient ensemble à cause des nécessités et des besoins qui les y poussaient. Le domaine de la cité, au contraire, était celui de la liberté. La famille assumait les nécessités de la vie comme condition de la liberté de la cité.
L'apparition de la société, c’est-à-dire la sortie du travail de la pénombre du foyer et son installation dans la lumière du domaine public a effacé l'antique frontière entre le politique et le privé. Elle a même si bien changé le sens de ces termes, leur signification pour la vie de l'individu et du citoyen, qu'on ne les reconnaît presque plus. Le privé, au sens moderne, dans sa fonction essentielle qui est d'abriter l'intimité, ne s'oppose plus d’abord au politique mais au social. Le premier explorateur-interprète de l'intimité fut Jean-Jacques Rousseau qui se révolta, non point contre l'oppression de l'État, mais contre la société, contre son intolérable perversion du cœur humain et son intrusion dans le for intérieur. De cette révolte du cœur naquirent l'individu moderne et ses perpétuels conflits, son incapacité à vivre dans la société comme à vivre en dehors d'elle, ses humeurs changeantes et le subjectivisme radical de sa vie émotive.
[1] Lire Hannah Arendt, tapuscrit p. 42 – 45.
Pour mesurer la victoire de la société aux temps modernes, substituant le comportement à l'action, il suffit de rappeler que sa science initiale, l'économie, qui n'instaure le comportement que dans le domaine d'activités relativement restreint qui la concerne, a finalement abouti à la prétention totale des sciences sociales qui, en tant que sciences du comportement, visent à réduire l'homme pris comme un tout, dans toutes ses activités, au niveau d'un animal conditionné à comportement prévisible.
Si l'économie est la science de la société à ses débuts lorsqu'elle ne peut imposer ses règles de conduite qu'à certains secteurs de la population et pour une partie de leurs activités, l'avènement des sciences du comportement signale clairement le dernier stade de cette évolution, quand la société de masse a dévoré toutes les couches de la nation et que le comportement social est devenu la norme de tous les domaines de l'existence.
Le mot «privé» quand il s'agit de propriété, même dans la pensée politique ancienne, perd son caractère privatif (privé de) et conserve des liens profonds avec le domaine public en général. Liens mal compris aujourd'hui en raison de la confusion moderne entre propriété et richesse. Historiquement, propriété et richesse ont joué à peu près le même rôle de principale condition d'admission au domaine public et au droit de cité. Mais elles sont de natures totalement différentes. Avant les temps modernes qui commencèrent par l'expropriation des pauvres, toutes les civilisations reposaient sur le caractère sacré de la propriété privée. À l'origine, être propriétaire signifiait, ni plus ni moins, avoir sa place en un certain lieu du monde et donc appartenir à la cité politique. Cette parcelle privée s'identifiait si complètement avec la famille qui la possédait que l'expulsion d'un citoyen pouvait entraîner non seulement la confiscation de ses biens, mais même la destruction de sa maison. D'origine toute différente et historiquement plus récente est la signification politique de la fortune privée d'où l'homme tire ses moyens de vivre. La richesse privée devint une condition d'admission à la vie publique non pas parce que son possesseur travaillait à l'accumuler, mais au contraire, parce qu'elle garantissait raisonnablement que ce propriétaire n'aurait pas à se consacrer à l'acquisition de ses moyens de consommation, qu'il était libre de s'adonner à des activités publiques. Être propriétaire, dans ce cas, signifiait que l'on dominait les nécessités de son existence, qu’on était libre de transcender sa vie individuelle et d'entrer dans le monde que tous ont en commun. Jusqu'au début de l'époque moderne, on n'avait jamais tenu pour sacrée la fortune privée. Les défenseurs modernes de la propriété privée, qui y voient unanimement la richesse privée et rien de plus, sont bien mal fondés à se réclamer d'une tradition pour laquelle il ne pouvait y avoir de domaine public libre sans statut et sans protection du domaine privé. L'énorme accumulation de richesse, toujours en cours, dans la société moderne, qui a commencé par l'expropriation de la classe paysanne, n'a jamais eu beaucoup d'égards pour la propriété privée, sacrifiée, au contraire, chaque fois qu'elle est entrée en conflit avec l'accumulation de richesses.
Avec l’avènement du social, la propriété moderne perd le caractère qui la rattache au monde et vient se localiser dans la personne, autrement dit dans ce qu'un individu ne peut perdre qu'avec la vie : ses talents et sa puissance de travail. Pour comprendre le danger de cette perte, Arendt considère les caractères non privatifs du privé, indépendants de la découverte de l'intimité et plus anciens qu'elle.
La différence entre ce que nous avons en commun et ce que nous possédons en privé, c'est d'abord que nos possessions privées, que nous utilisons et consommons quotidiennement, sont beaucoup plus nécessaires que tout ce qui relève du monde commun. La nécessité qui, au regard du domaine public, ne révèle que son aspect négatif de privation de liberté, possède une force infiniment supérieure à celle de tous les désirs de l'homme. Non seulement elle sera toujours au premier rang des besoins et des soucis, elle préviendra aussi l'apathie, la mort de l'initiative qui menace avec tant d'évidence les collectivités trop riches.
La seconde des grandes caractéristiques non privatives du privé, c'est que les quatre murs de la propriété privée offrent à l'homme la seule retraite sûre contre le monde public commun, la seule où il puisse échapper à la publicité, vivre sans être vu, sans être entendu. Une vie passée entièrement en public, en présence d'autrui, devient superficielle.
La façon dont les États prémodernes ont pratiquement traité la propriété privée fait bien voir que l'on a toujours eu conscience de l’existence de ces caractéristiques et de leur importance. On ne protégeait pas pour autant, directement, les activités du domaine privé mais plutôt les bornes séparant la propriété privée de toutes les autres parties du monde et surtout du monde commun lui-même. La marque distinctive de la théorie politique et économique moderne, au contraire, a été d'insister sur les activités privées des propriétaires et le besoin qu'ils ont d'être protégés par le gouvernement pour pouvoir accumuler de la richesse aux dépens de la propriété concrète.
Cependant, ce qui compte pour le domaine public, écrit Arendt, ce n'est pas l'énergie plus ou moins entreprenante des gens d'affaires, mais les barrières qui entourent les maisons et les jardins des citoyens.
Après ce retour à Arendt quelques textes pour nourrir notre débat issus de la bibliographie présentée à la fin de ce support.
Lorsque B. quitte son immeuble, le matin, c'est déjà la troisième fois qu'on inscrit son nom sur un fichier. Un ordinateur de son opérateur téléphonique a enregistré la conversation qu'il a eue avec ses parents. Dans le couloir, à peine ouverte la porte de l'appartement, c'est une caméra qui le prend dans sa ligne de mire. Alors qu'il se dirige à grands pas vers l'ascenseur avec son fils de quatre ans, le portier, au rez-de-chaussée, file vers la porte tambour. Une main dans le dos, tripotant de l'autre le bouton supérieur de sa livrée bleue, il salue B. en souriant et en hochant la tête. Avant de vérifier pour le tour suivant que sa cravate est bien droite, il note en vitesse sur sa main courante l'heure à laquelle B. a quitté l'édifice.
[1] Le citoyen de verre, p. 13 – 18.
Tandis qu'il roule vers l'école maternelle, B. constate que l'indicateur de la jauge d'essence se rapproche dangereusement de la zone rouge. Il semble que l'on ait installé pendant la nuit de nouvelles caméras au-dessus de plusieurs carrefours. B. ne reconnaît les anciens modèles qu'à la station-service. Le caissier regarde de temps en temps les petits écrans sur lesquels défilent en boucle voitures, pompes à essence, passagers qui s'ennuient et clients qui vont et viennent. B. paye son plein, comme d'habitude, avec sa carte de crédit. Sur la facture figurent, outre le prix de l'essence, celui du journal et d'un sac de friandises à la réglisse que B. donne à son rejeton pleurnichard. Dès son arrivée à la maternelle, quelques rues plus loin, le petit garçon, rayonnant
B. allume l'autoradio et met ses lunettes de soleil. Il est pressé, il appuie sur l'accélérateur et tourne à vive allure en direction de l'autoroute. Il connaît ce trajet depuis des années et sait précisément où le guette le radar. Il est d'autant plus surpris lorsqu'un flash se déclenche dès l'entrée. B. pousse un juron et tambourine sur son volant. Au péage, il se le rappelle, toutes les plaques d'immatriculation sont filmées et comparées à la liste des voitures volées. Il ne remarque pas l'éclair infrarouge près de la passerelle pour piétons. Avant même qu'il n'ait atteint le parking en sous-sol de son entreprise, presque chaque minute de son séjour dans l'espace public a été consignée. Il entre dans son bureau à l'aide d'une carte à puce qui enregistre son heure d'arrivée sur son compteur horaire.
Une fois à son poste, B. allume son ordinateur pour consulter son courrier professionnel. Entre l'unité centrale et le clavier, on a logé un petit appareil qui note chacune des commandes qu'il tape sur les touches. Bien qu'il occupe un poste élevé et de confiance, on a installé, chez lui aussi, un enregistreur de frappes. Le personnel est certes autorisé à utiliser Internet pour son usage privé, mais doit en contrepartie accepter que toutes les données fassent l'objet d'un protocole. Cet appareil anodin branché sur le clavier rappelle à chacun qu'il doit autant que possible garder ses secrets pour lui.
Pendant la pause déjeuner, B. reçoit deux coups de téléphone. Son conseiller fiscal l'informe que l'administration des impôts a demandé des précisions sur son virement à l'étranger. B. ne se rappelle pas avoir commis la moindre irrégularité. Hormis quelques contraventions pour stationnement illicite ou excès de vitesse, il n'a jamais eu affaire aux autorités. Un an plus tôt, cependant, il a payé avec sa carte de crédit l'hôtel où il passait ses vacances. La demande qu'il vient de recevoir laisse penser que le fisc connaît les moindres mouvements de son compte. Manifestement, un contrôleur est allé fouiner dans ses affaires sans l'en informer. Il ouvre la fenêtre et regarde la rue étroite en dessous de lui. Un haut-parleur diffuse de la musique douce. On entend de temps en temps un étrange bourdonnement. Il provient d'une sorte de moustique artificiel qui traque les bruits suspects dans les chemins latéraux et les rues adjacentes.
Le deuxième appel qu'il reçoit est celui de son médecin de famille. Il lui demande quelles données il veut voir stockées sur sa nouvelle carte de sécurité sociale. Pour faciliter les soins en cas d'urgence et réduire les coûts, les caisses maladie se sont mises, récemment, à éditer pour chaque patient une carte à puce sur laquelle, outre les données personnelles et le bloc d'ordonnances électronique, on doit aussi répertorier tous les diagnostics, traitements et prescriptions antérieurs, ainsi qu'un éventuel accord pour le don d'organes. Le médecin conseille à B. de n'entrer que les informations minimales et obligatoires, une proposition que B. approuve sans hésiter, bien qu'il juge inéluctable la tendance au stockage illimité des données personnelles.
Vers 13 h, B. se renseigne sur les horaires de train pour son épouse, partie rendre visite à ses parents. Son beau-père lui a solennellement promis, au téléphone, qu'il accompagnerait sa fille ponctuellement à la gare. Son employeur a aussi explicitement autorisé l'usage du téléphone de l'entreprise pour les conversations privées. Mais les premiers chiffres et les numéros d'utilisateur sont répertoriés pour la facture mensuelle. La minceur des parois du bureau interdit de toute façon les communications trop confidentielles et trop longues. Il y a déjà un certain temps que B. a perdu l'habitude de prononcer des noms au téléphone. Mais il ne faut pas être grand clerc pour les deviner en se fondant sur quelques expressions caractéristiques que l'on ne peut s'empêcher d'employer. À 16 h 30, il éteint l'ordinateur, glisse sa carte à puce dans le lecteur et rejoint le parking en sous-sol.
Dans le couloir et dans l'ascenseur, les caméras permettent au service de sécurité de l'entreprise de vérifier l'identité des personnes qui se trouvent dans l'immeuble. Sur l'autoroute, B. franchit de nouveau le péage et la passerelle avant de garer son véhicule devant le supermarché. Juste devant l'entrée se trouve un appareil discret, de la taille d'un réfrigérateur. Le backscatter[1] permet de scanner chaque client. On ne voit pas seulement sur l'écran ce que vous dissimulez derrière vos habits ou vos sous-vêtements : le scanner révèle les moindres détails de votre silhouette nue. Bien que B. aille régulièrement acheter à manger pour sa famille en rentrant du bureau et connaisse les moindres recoins du magasin, il erre ce jour-là, un peu désemparé, le long des rayonnages. À la caisse, il regarde son bon de réduction avec un certain malaise. Son bonus n'a rien de gratuit : à chacun de ses achats, on a enregistré les préférences de B., on a noté s'il essayait un nouveau produit et évalué son budget.
À la gare, des vigiles en uniforme bleu foncé fouillent toutes les valises, tous les sacs à dos et à main, parfois fugitivement, parfois avec une méticulosité gênante. Les caméras installées sur les quais sont de la toute dernière génération. Elles sont équipées de micros et de filtres d'identification qui déclenchent immédiatement l'alarme lorsqu'elles repèrent des mouvements et des visages suspects. Après les incidents récents, la compagnie de chemins de fer a fait installer en toute hâte ces nouveaux appareils. Même les yeux les mieux exercés, affirme le communiqué officiel, ne sont pas capables de surveiller des milliers de passants en même temps. La comparaison automatique des images avec une banque de photos et de vidéos ne prend en revanche qu'un millième de seconde. Les sourcils, l'écartement des yeux, l'extrémité du nez et un nombre incalculable d'autres fragments d'images permettent de reconnaître un visage suspect sans délai et sous n'importe quel angle. Ni des lunettes, ni une barbe ou une perruque ne peuvent empêcher l'authentification. B. a entendu parler de tout cela en lisant le journal. Il s'étonne tout de même en constatant la présence de quelques gardiens en uniforme qui ne patrouillent pas dans le hall, comme autrefois, mais se tiennent ostensiblement à l'écart. Il voit, du coin de l'œil, quatre d'entre eux encercler un jeune homme, le coincer contre une rambarde et le fouiller. Les passants continuent tranquillement leur chemin, certains regardent ailleurs, d'autres font comme s'ils ne remarquaient rien. On leur a expliqué qu' ils n'avaient pas à se mêler de ça : tout se passe dans les règles. Ces petites interpellations se font avec l'accord des autorités.
Sur le trajet du retour, B. et son épouse passent reprendre leur fils à la maternelle. Lorsque la famille entre dans son immeuble, l’équipe de surveillance vient d'être relayée. Le nouveau portier sourit aimablement et note le nom des arrivants dans son registre. Il balaie juste l'écran du regard avant de revenir à ses mots croisés. B. s'arrête un bref instant. Il lui est presque impossible d'entrer dans l'ascenseur : il croit tout d'un coup entendre une voix lui intimant l'ordre de patienter. Il faut que la porte de son appartement se soit refermée pour qu'il se sente enfin hors d'observation.
Après le dîner, il allume son ordinateur portable et va sur Internet. Il attire de nouveau aussitôt l'attention sur lui. Son fournisseur d'accès enregistre ses activités. Les gérants des sites qu'il visite retiennent ses données personnelles. Il a laissé son adresse électronique sur un fil d'information. L'hôtel des ventes virtuel auprès duquel il a l'habitude de compléter sa collection de jouets historiques a noté au fil des derniers mois chacune de ses transactions et les affiche à présent sur le site, visibles par tous ceux qui s'y intéressent. Toutes les dix minutes réapparaît sur l'écran une vignette l'invitant à actualiser d'urgence sa base de données antivirale. Des troyens inconnus espionnent son ordinateur. B. commande deux livres à une librairie à qui il a laissé le numéro de sa carte de crédit. Il compare dans des boutiques de VPC le prix des appareils photos digitaux. Sa boîte aux lettres électronique contient plusieurs courriers publicitaires d'entreprises dont il ne connaît même pas le nom.
Avant d'aller se coucher, Anton B. passe un moment à réfléchir à ce qu' il a vécu au cours de sa journée. La nausée s'empare un bref instant de lui lorsqu'il commence à pressentir qu'il n'a pas eu le moindre instant de véritable solitude.
[1] Scanner corporel à rayons x.
Lorsque, voilà deux décennies, un Digicode a remplacé la concierge qui, cerbère embusqué derrière le rideau de sa loge, surveillait l'escalier, vous avez soupiré, soulagé: vos allées et venues et fréquentations allaient enfin passer inaperçues. Erreur funeste. Au quotidien, l'historique de l'utilisation de vos cartes de crédit, comptes en banque, dossiers médicaux, fiches de paye, casiers judiciaires, relevés d'appels téléphoniques figurent désormais dans des dizaines de bases de données sur lesquelles vous n'avez aucun contrôle - sachant qu'il est presque impossible d'y corriger des informations erronées.
Partout où vous passez fleurissent les caméras : dans les halls d'immeuble (nous y revoilà), les rues, les parkings, les transports en commun, les boutiques, voire sur des drones destinés – bien sûr ! – à « déjouer les actes terroristes »... mais aussi et surtout à surveiller les manifestations et les banlieues.
Un conseil : pour peu que vous ne soyez pas encore au chômage, demeurez soumis. D'après la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), le nombre des plaintes liées à la « vidéoprotection » et à d'autres techniques de « flicage » sur les lieux de travail ne cesse d'augmenter: pour ne citer que quelques marques connues, un centre commercial Édouard Leclerc, Ikea, Quick et Euro Disney ont été épingles pour avoir espionné leurs salariés[2].
Résolument moderne, vous vivez rivé à l'écran de votre «ordi». Là, n'étant concerné ni par les messages à connotation terroriste ou raciste, ni par ceux qui prônent la consommation de drogue ou d'images à caractère pédophile, vous pensez ne rien risquer. Adepte de la proximité et des contacts humains, vous vous contentez de fréquenter les réseaux dits sociaux et, en consommateur avisé, de pratiquer le e-commerce, qui n'a plus de secrets pour vous. Malheureusement, vous n'en avez pas non plus pour lui.
[1] Éditorial de Maurice Lemoine pour le numéro 133 de Manière de Voir : Souriez, vous êtes surveillés.
[2] En 2011, la CNIL a reçu plus de trois cent soixante plaintes relatives à la vidéo-surveillance ; 60% de celles-ci (soit deux cent quinze) concernaient les lieux de travail (+ 13% par rapport à 2010), www.cnil.fr, 21 juin 2012.
En citoyen informé, vous avez bien sûr suivi le feuilleton du moment : les révélations de M. Edward Snowden sur les écoutes planétaires de la National Security Agency (NSA) et des services de renseignement américains. Au nom de la lutte contre le terrorisme – et tout autant de l'espionnage des stratégies industrielles et politiques des pays ennemis et amis ! –, nul n'y a échappé : trente-cinq chefs d'État, les ministères, les ambassades, les institutions internationales – Union européenne, Nations unies, Banque mondiale – et même... vous ! À Paris, à Bruxelles, après quelques accès de «colère» et d'«indignation», nos représentants se sont tus et, à de rares exceptions près – des eurodéputés, la commissaire européenne à la justice Viviane Reding –, n'ont même pas envisagé de réagir en stoppant les négociations du partenariat transatlantique pour le commerce et l'investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP).
Il est vrai qu'entre-temps les États-Unis ont contre-attaqué avec un discours d'une grande simplicité: «Tout le monde le fait ! » Exact. Si, de notoriété publique, les services de renseignement anglo-saxons (et israéliens) collaborent avec la NSA, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) française, plus discrètement, le fait également. Promulguée le 19 décembre 2013, la loi de programmation militaire comporte un article 20 qui, traitant de l’«accès administratif aux données de connexion», prétend étendre la possibilité de se procurer les métadonnées des internautes sans passer par l'autorité judiciaire.
Mis en cause pour la complicité des géants de l'Internet dans cette surveillance globale, M.Vinton Cerf, vice-président de Google, s'est contenté de rétorquer :
«La vie privée peut être considérée comme une anomalie» [2].
[1] Philosophie Magazine n°102 (septembre 2016) : À quel point sommes-nous prévisibles ? Propos recueilli par Alexandre Lacroix.
Partons en 1989 : cette année-là, Tim Berners-Lee, aujourd’hui votre collègue au MIT, invente le Web. Savait-il ce qu’il faisait ?
Ethan Zuckerman : Berners-Lee a pensé le Web comme un outil de partage des connaissances académiques. De ce point de vue, son outil est bien conçu : il permet de publier des informations ou de communiquer avec une grande liberté. Cependant, Berners-Lee ne s’est pas beaucoup soucié des aspects économiques. Lorsque vous êtes chercheur, vous dépendez d’une université qui finance la publication de vos travaux. Il ne s’est donc pas vraiment demandé qui paierait pour le Web. Il n’a pas non plus anticipé ce qui se produirait quand de simples citoyens mais aussi de puissantes compagnies privées commenceraient à utiliser les outils qu’il avait créés. D’ailleurs, ces phénomènes ont mis quelque temps avant de se produire : le privé ne s’est intéressé au Web que vers 1993 ou 1994…
En 1994, Lou Montulli, qui travaillait pour Netscape (le grand navigateur de l’époque), est le premier à utiliser des cookies. C’est là que tout se gâte ?
Bien sûr, nous allons nous déchaîner contre l’horreur des cookies ! Mais avant, laissez-moi prendre leur défense. Au départ, les cookies permettent d’avoir des sessions. Sans cookie, chaque fois que vous vous connectez à un site Web, c’est comme si vous rencontriez une personne plusieurs fois et qu’elle ne se souvenait jamais de vous. L’échange est forcément limité. Le cookie est une solution technique à cet inconvénient : il s’agit d’un petit programme que le site Web que vous visitez implémente sur votre navigateur et qui lui permet de le reconnaître à chaque connexion. Peut-être qu’à votre deuxième visite sur Ethanzuckerman.com, je vous ferai grâce de ma page d’introduction. Ou, si vous m’avez acheté une paire de chaussettes, je vous informerai de la date d’expédition.
Où commencent les effets pervers ?
On entre dans une zone plus trouble quand je personnalise mon contenu pour vous. On sort de la conversation désintéressée. Je sais que vous êtes un journaliste, je vais donc essayer de vous vendre mon livre plutôt que des chaussettes…
Vous ne parlez pas du phénomène le plus inquiétant : les cookies tiers !
Ah ! mais je nous croyais encore en 1994 ! Vous avez raison, le véritable problème aujourd’hui, ce sont les cookies tiers. Rappelons comment est construite une page Web : il est possible d’y faire apparaître des blocs – textes, images ou vidéos – qui proviennent d’autres sites. C’est le cas des publicités. Maintenant, supposons que vous vous connectiez au site du Monde pour lire les informations. Non seulement Le Monde dépose un cookie sur votre navigateur, mais tous ses partenaires publicitaires en font autant. Au bout d’une dizaine de minutes de lecture, c’est une cinquantaine d’espions qui sont chez vous : les fameux cookies tiers. En 2001, il y a eu un important procès, le cas Double-Click, à l’issue duquel une cour fédérale américaine a estimé que l’usage du cookie tiers n’était pas une violation de la vie privée. C’est plutôt, a dit le juge, comme si vous téléphoniez à un ami qui mettrait votre conversation sur haut-parleur pour l’écouter avec d’autres. Ce n’est donc pas de l’écoute illégale. Cette jurisprudence a créé un gigantesque marché : lorsque vous naviguez sur le Web, votre profil est mis aux enchères automatiquement entre des annonceurs, qui veulent vous adresser des publicités ciblées. Ce marketing automatisé est l’une des principales sources de revenus du Web ! Et les journaux en ligne sont les pourvoyeurs les plus agressifs de ces outils de traque. Ainsi, vous lisez dans Le Monde ou The Guardian les révélations d’Edward Snowden sur les atteintes à la vie privée planifiées par la NSA, et pendant ce temps votre navigateur est truffé d’espions qui vous suivront partout ! C’est absurde et à en mourir de rire d’hypocrisie.
Vous-même en avez fait une belle : vous avez inventé la pop up ad, la « publicité surgissante » ! Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
De 1994 à 1999, je travaillais pour Tripod, un site d’informations pour étudiants. En 1998, quinze millions de jeunes avaient une page hébergée chez nous. Comme notre croissance avait été rapide, nous avions besoin de serveurs, de programmateurs… Nous avons donc cherché de la publicité. Un jour, l’un de nos annonceurs, constructeur automobile, s’est aperçu qu’une de ses publicités était visible sur une page hébergée chez nous, avec du contenu pornographique. Du porno gay, pour être précis. L’annonceur était furieux et le directeur de Tripod m’a demandé de trouver une solution. La bonne solution aurait sans doute été de bannir la pornographie de Tripod, mais je me suis demandé comment dissocier le contenu des pages et la publicité. C’est comme cela que j’ai écrit ce petit programme, sur Javascript, qui fait surgir une fenêtre, la pop-up ad… En moins de deux semaines, tous nos concurrents l’utilisaient. Et rapidement il y a eu ces cascades de fenêtres surgissantes que vous connaissez tous.
Vous n’avez pas gardé le contrôle de votre invention ?
Impossible ! Les lignes de code de mon petit programme sur Javascript étaient visibles par tous les internautes. C’est devenu un phénomène épistémique, incontrôlable, démentiel ! J’ai vraiment commis… une sorte de péché originel. Cependant, pour me consoler, je me dis que cette idée était si simple qu’un autre l’aurait sans doute eue.
En 1999 arrive un autre outil de surveillance : la géolocalisation, avec le lancement par Benefon du premier téléphone portable équipé d’un GPS. Mais c’est en 2007, avec l’iPhone, que la géolocalisation se généralise. Quelles en sont les conséquences ?
Il s’agit d’un bond en arrière ! Quand le Web a été lancé, il devenait possible d’échanger gratuitement sur toute la Terre : pas de visa, pas de droits de douane, pas d’import-export. La France a été la première à redemander des frontières en 2000, lorsque la Licra et l’Union des étudiants juifs de France ont porté plainte contre Yahoo!, au motif que le site permettait d’acheter des objets nazis. Mais il faut attendre, vous avez raison, l’accès du grand public à des smartphones équipés de GPS, pour que la segmentation géographique devienne hyperprécise. On ne raisonne plus en termes de frontières, car c’est encore bien trop large : aujourd’hui, tout propriétaire d’un smartphone est géolocalisé avec une précision de 15 à 100 mètres. Cela permet d’envoyer des contenus publicitaires liés au lieu où vous êtes, mais aussi, lorsque vous vous loguez sur un réseau social ou un site de rencontres, d’être géographiquement repérable pour les autres.
En quoi est-ce gênant ?
Un ami, Malte Spitz, membre des Grünen allemands, a poursuivi son opérateur, T-Mobile, pour obtenir l’ensemble des données de géolocalisation que ce dernier avait en sa possession. Il a publié le résultat, frappant, dans le Süddeutsche Zeitung : cela permettait de suivre ses déplacements sur plusieurs années. Dans un autre ordre d’idées, les compagnies d’assurances américaines proposent aux conducteurs une réduction s’ils acceptent de placer une balise GPS dans leur véhicule, afin de partager avec leur assureur leurs données de conduite. Imaginons qu’un conducteur refuse cette offre, qui paraît généreuse : cela éveille la suspicion. Ne commettrait-il pas trop d’excès de vitesse ?
Lorsque vous acceptez les conditions d’accès à un service WiFi gratuit, dans un café ou dans une gare, vous autorisez souvent un tiers à suivre votre navigation.
Oui, cependant, si vous utilisez TOR [The Onion Routeur, réseau et logiciel libre permettant de surfer anonymement], tout ce que l’opérateur WiFi peut voir, c’est que vous utilisez Tor.
Vous utilisez TOR ?
Oui, ainsi que Signal, une application pour smartphone qui permet de crypter sa voix et ses SMS. Je précise qu’il s’agit d’un choix citoyen : plus nous serons nombreux à les employer, plus nous permettrons à des dissidents ou des activistes d’en faire autant sans être soupçonnés… Il y a un effet de seuil.
Vous offrez une couverture à l’activiste, mais également au terroriste…
J’en suis conscient mais il y a là un enjeu qui dépasse la simple question du terrorisme : voulons-nous un monde où la vie privée est protégée, où il existe encore des possibilités de se soustraire au regard des pouvoirs économique et politique ? Je souhaite que de telles protections existent, même si elles bénéficieront aussi aux terroristes. C’est la logique des droits de l’homme ou de la présomption d’innocence : ces derniers ne valent pas seulement pour les bonnes personnes, mais pour tout le monde.
Seule une minorité emploie Tor et Signal. Voyez-vous des moyens de protéger la vie privée à plus grande échelle ?
Sur ces questions, je dois dire que je suis très déçu par l’attitude de l’Union européenne. Nous, Américains, sommes par tradition hostiles à toute régulation étatique. C’est dans notre espace dérégulé qu’ont prospéré Google, Facebook ou Apple. Mais j’espérais que les pays européens, plus interventionnistes, imposeraient des normes de protection de la vie privée plus exigeantes à ces entreprises. Ou qu’ils interdiraient les pratiques d’espionnage systématique de la NSA. Ils ne l’ont pas fait, bien au contraire… En l’absence d’intervention du pouvoir politique, je songe à des solutions assez simples : Google ou Facebook pourraient proposer un forfait mensuel, en échange duquel ils s’engageraient à ne pas stocker vos données. Cela me paraît un deal équitable. Vous souhaitez utiliser ces services sans être traqué ? Si vous êtes prêt à dépenser quelques dollars par mois, la compagnie rentre dans ses frais et n’a plus besoin de vendre votre profil à des tiers. Pourquoi ne le font-ils pas ?
Sans doute parce que leur capitalisation en bourse est liée à la masse de données personnelles qu’ils possèdent. Selon vous, à quel point sommes-nous prévisibles ?
Voilà une question superintéressante ! Des chercheurs du MIT se sont penchés dessus et ont conclu que nous étions prévisibles 80 % du temps. C’est très élevé pour le marché. Imaginez que vous jouiez à la roulette et que, dans 80 % des cas, vous sachiez si c’est le rouge ou le noir qui sortira… Les géants du Web essaient aujourd’hui de se présenter à l’industrie publicitaire comme des joueurs de ce type, capables de deviner dans 80 % des cas ce que va acheter le consommateur.
Mais vous n’êtes pas convaincu ?
Pas tout à fait. J’ai étudié l’un de ces algorithmes prédictifs de pointe. Je me le suis appliqué à moi-même – qui suis hyperactif en ligne. Cet algorithme a commis plusieurs erreurs grossières : il s’est trompé sur ma profession, a divisé par cinq mon salaire, n’a pas vu que j’avais un enfant et m’a classé politiquement comme conservateur – alors que je suis progressiste. De même, allez voir vos « préférences pour les annonces », que Google met à votre disposition : un ami a ainsi appris en les consultant qu’il était une femme.
Mais alors, toutes ces prédictions sont fausses ?
En l’état actuel, les outils informatiques font de mauvaises prédictions individuelles. En revanche, il est possible d’établir des tendances, de comprendre si le noir va être à la mode chez les femmes de 30 ans ou quelle marque automobile préfèrent les cadres de plus de 50 ans. Ces tendances suffisent pour générer pas mal d’argent : en fait, à titre personnel et nominal, vous n’intéressez que médiocrement le marché, car celui-ci a besoin de tendances davantage que d’informations personnalisées. Nous en sommes là.
[1] Éditorial d’Alexandre Lacroix pour le n°102 de Philosophie Magazine : À quel point sommes-nous prévisibles ?
Quant à votre mode de vie, il est observé aussi… On note sur quel site vous consultez des informations (et donc si vous êtes de gauche ou de droite), ce que vous achetez en ligne. Si vous êtes sur Facebook ou Instagram ou un quelconque réseau social, et que vous postez des photographies de votre vie intime, de vos enfants, de vos parents, de vos amours, ils sont aussi répertoriés. Facebook sait si vous fumez. Facebook a aussi une estimation de votre probabilité d’arrêter de fumer. Comment font-ils ? C’est simple. Si vous avez des proches qui ont décroché du tabac, vous finirez par les imiter. Un algorithme le calcule. Un autre signale quand vous tombez malade. Comment est-ce possible ? Oh ! c’est tout bête : tout malade googlise le nom de sa maladie. Plus la maladie est grave, plus on retourne souvent s’informer dessus. Le comportement en ligne d’un être humain qui a un cancer du foie est aussi obsessionnel que typique.
Alors, oui, vous êtes encore libre, mais vous évoluez dans le monde de la traçabilité accrue. C’est pourquoi l’étroitesse du maillage des sociétés de contrôle doit nous inviter à revoir nos définitions traditionnelles de l’aliénation et de la liberté. Les critères traditionnels – mobilité spatiale et libre arbitre – ne suffisent plus. L’habeas corpus et l’autonomie du jugement ne font plus tout. Aux normes s’est ajouté l’étage des prévisions. En milieu connecté, il est correct de dire : l’aliénation, c’est le fait d’être prévisible par d’autres mais non par soi-même. Si les spécialistes de l’e-marketing anticipent correctement que vous allez acheter une planche de surf, partir à Biarritz l’été prochain, devenir végane et changer de voiture dans les six mois, alors que vous-même en êtes encore inconscient, ils ont gagné. Vous êtes devenu étranger à vous-même et familier à des tiers. Au jeu du chat et de la souris, vous avez le second rôle. Inversement : si vous n’êtes pas prévisible pour les autres mais que vous l’êtes pour vous-même, vous êtes libre. En d’autres termes : s’il est des désirs et de grands desseins que vous couvez en vous-même, que vous réaliserez envers et contre tous, bien que vous n’en ayez rien laissé paraître, si vous savez où vous en serez dans six mois, mais que rien ne permet aux instances des pouvoirs économique et politique de le deviner, c’est que vous avez un lien avec vous-même plus fort que tous les pronostics. Tel est le dernier cri de la liberté.
[1] Editorial d’Alexandre Lacroix pour le numéro 73 (octobre 2013) de Philosophie Magazine : Cet objet vous veut-il du bien ?
L’un des rituels qui m’unit à cet objet magique est celui dans lequel je presse, sur son écran tactile, la case « Actualiser » de la boîte de réception des messages émis par les esprits lointains : alors je sais qu’il faut au portable un temps inégal, compris entre cinq et trente secondes, pour faire apparaître la précieuse moisson d’injonctions, de paroles affectueuses et d’oracles. Chaque fois, durant cette attente, je contemple l’écran immobile comme l’œil d’un poisson mort, avec une fascination mêlée d’espoir. Souvent, il y a au moins un mail, ne serait-ce qu’un spam damné. Parfois, c’est le néant. Je crois que ce sont ces petites attentes qui me lient le plus étroitement à lui.
Mais l’ambiguïté de ma relation avec le téléphone portable est particulièrement manifeste dans mes démêlés, pour le moins embrouillés, avec les oreillettes et le micro pendouillant au bout de câbles minces que j’ai la plupart du temps dans mon sac. J’ai conscience, comme je le disais, qu’on ne peut prendre langue avec le démon sans précaution. Et j’estime, même si rien ne me l’assure sur le plan scientifique, qu’il est préférable de ne pas poser le petit galet grésillant contre mon oreille elle-même, de peur que par son magnétisme il n’instille en moi des pathologies. Et pourtant, faute de rigueur, je n’utilise pas systématiquement le dispositif mains libres : tantôt je l’oublie chez moi ou sur mon bureau, tantôt ses fils s’emmêlent à tel point qu’ils m’en dissuadent, tantôt encore, je trouve cette mesure préventive peu virile et n’ai pas envie d’édulcorer l’étreinte ni de louvoyer avec le démon ; je préfère au contraire l’affronter à la loyale, en l’empoignant solidement dans ma main.
Que conclure de ces rituel téléphoniques ? Rien, sinon que je ne me comporte pas avec mon portable comme s’il était une machine, un simple appareil technologique, et pas non plus comme s’il était un prolongement de mon corps, une prothèse en voie d’intégration. Ma vie est trop intimement mêlée à sa présence pour que je n’y voie qu’un pur mécanisme – et je le vis bien trop comme un intrus pour le considérer comme incorporable. Je dirai que sa fonction correspond à ce que les Aborigènes appelaient leur « animal totem » – il est l’esprit de la tribu, surplombant et redoutable, dont dépendent l’identité, la récolte et la santé.
Facebook : un espace où 1,7 milliard d’humains échangent quotidiennement. Un outil qui rapproche l’humanité comme jamais par le passé. Des « six degrés »[2] qui jadis nous séparaient de n’importe quel humain situé n’importe où sur terre, il n’en restera bientôt pas plus d’un ou deux tant le développement de cette plateforme est impressionnant.
[1] Article de Gilles Babinet dans le numéro 124 de Le Un : Facebook est-il notre ami ?
[2] Les six degrés de séparation (aussi appelée Théorie des 6 poignées de main) est une théorie établie par le hongrois Frigyes Karinthy en 1929 qui évoque la possibilité que toute personne sur le globe peut être reliée à n'importe quelle autre, au travers d'une chaîne de relations individuelles comprenant au plus six maillons. (Wikipedia)
Facebook : une entreprise qui cherche à permettre aux populations les plus pauvres d’accéder aux services numériques essentiels et tente d’amener l’Internet haut débit dans les zones les plus reculées avec son projet de drone solaire Aquila. Facebook, une société à la pointe de la recherche sur l’intelligence artificielle (où travaille notamment le célèbre chercheur Yann LeCun), une entreprise qui a lourdement investi dans la réalité virtuelle (avec Oculus Rift).
Facebook donc, entreprise démiurge et sans limites. Mais qu’est réellement cette multinationale ? Faut-il la juger uniquement sous l’angle de sa démesure ? Elle n’est à cet égard pas différente de Google, Apple ou Alibaba : le premier a indexé 30 000 milliards de pages Internet ; le chiffre d’affaires du second est supérieur au PIB de pays comme les Philippines ou l’Égypte ; le troisième livre un milliard de colis tous les deux jours.
Certes, on pourrait faire grief à Facebook des profils publicitaires qu’il permet de créer et qui sont tellement ciblés qu’ils en deviennent intrusifs, ou lui reprocher sa volonté supposée de devenir l’Internet à la place de l’Internet en faisant tout pour éviter que l’on ne « sorte » de sa plateforme et que l’on aille papillonner ailleurs.
Mais, face à un réseau social de cette ampleur, il n’y a finalement qu’une question fondamentale : Facebook nous rapproche-t-il réellement de l’humanité au sens empathique du terme ? Nous permet-il réellement de mieux comprendre l’autre, et donc nous-mêmes ? Nous donne-t-il les outils pour développer notre esprit critique ? Nous offre-t-il une plus grande liberté de choix ?
Récemment, le site humoristique Le Gorafi titrait l’un de ses articles « Un homme affirme avoir changé d’avis après un débat sur Facebook ». Il est vrai que le débat n’y est souvent qu’un défouloir. De là vient la première critique : Facebook n’est, tout compte fait, qu’un outil et il peut servir à propager les pires rumeurs ou les théories du complot les plus navrantes ; il ne s’y construit que peu de débats « dialectiques », c’est-à-dire d’échanges qui permettent de révéler une forme de vérité consensuelle.
Pour l’instant, ces réseaux sociaux présentent une nature fortement autistique : en structurant notre engagement, en le limitant à des interfaces qui, à l’échelle des capacités de perception humaine, restent rudimentaires, ils obèrent une part significative des influx issus de la confrontation avec le « réel », ou ce qu’il est convenu d’appeler ainsi.
Mais, au-delà même des interactions entre humains, il faut d’abord nous interroger sur les algorithmes dont nous sommes le jeu. Ne nous méprenons pas : en interagissant avec des machines douées de pouvoirs dialectiques, comme c’est désormais le cas, l’humanité entre dans sa troisième phase anthropologique.
Il y a eu d’abord l’homme préhistorique : un être d’émotions, façonné par un « cosmos » – la nature, le cycle des saisons… Son langage, et donc sa capacité à concevoir le monde, paraissent bien faibles au regard de leur développement ultérieur. Ensuite, justement, est venu Sumer : la Mésopotamie antique inventa la Cité, la civilisation telle que nous la connaissons, avec la normalisation du langage, l’émergence des codes religieux et des lois, l’apparition des techniques agricoles. Avec aussi des environnements normatifs en grand nombre – des contraintes, donc, permettant de vivre ensemble de façon pragmatique, de délier le potentiel prométhéen de l’Homme, lié principalement à sa capacité analytique.
Six mille ans plus tard, Facebook, en donnant une large part aux interactions algorithmiques – par exemple, en choisissant ce que nous pouvons observer sur notre « mur », ou page principale – soumet, à un stade sensiblement supérieur, l’humanité à de nouvelles normes. Facebook et ses équivalents modèlent notre vision du monde, beaucoup plus que nous ne le pensons. En analysant les messages que nous apprécions et en favorisant, à l’aide de ces analyses, l’apparition sur notre mur de messages susceptibles de nous plaire, ces réseaux concentrent notre attention sur nos centres d’intérêt et alimentent nos passions. Ils normalisent nos interactions avec les likes, les commentaires, les partages…
De l’immense diversité qui la caractérisait, de la part poétique et subconsciente que l’humanité exprimait dans l’art comme dans la guerre, il risque de ne rester bientôt que des ersatz produits par une humanité hybridée avec des algorithmes, avant même l’avènement de l’humain augmenté promis par les technologies transhumanistes. Cette humanité, par-delà la télévision, aura passé des milliers d’heures à s’essayer à la « loi du sucre » : une boucle de rétroaction dont l’objet est de récompenser l’utilisateur le plus vite possible en créant des stimuli agréables et en cherchant à lui éviter toute situation d’inconfort. Une loi reposant sur un mixte d’interactions sociales dégradées et d’algorithmes.
Bien sûr, il serait injuste d’instruire uniquement à charge le procès de Facebook (et de l’ensemble des réseaux sociaux). Ceux-ci nous ouvrent un champ d’opportunités inégalé. On découvre ici une jeune femme qui s’est épanouie après avoir rencontré un groupe de danseurs de salsa ; là, un passionné d’apiculture qui a perfectionné ses techniques grâce au réseau ; ailleurs encore, quelqu’un qui a trouvé sa moitié ; et ainsi de suite. Car, il faut le rappeler, ces technologies ont le pouvoir de nous « augmenter », de créer des opportunités économiques, de nous faire vivre en meilleure santé… tout cela, en multipliant les interactions pertinentes.
Mais si ces opportunités sont remarquables, et si l’adoption de ces réseaux est aussi inéluctable que l’est la révolution digitale, il ne faut pas oublier combien le transhumanisme, qu’il soit numérique, algorithmique ou biotechnologique, nous éloigne de ce que nous étions naguère, en nous privant d’une part – sans doute plus grande que nous ne pouvons l’imaginer – de notre nature émotionnelle et sensible.
Êtes-vous un utilisateur de Facebook ?
Non. Je n’ai jamais voulu aller sur Facebook, bien qu’il existe des pages Facebook à mon nom qui ne sont pas de moi. Des amis américains en avaient ouvert une et je leur ai demandé de la fermer.
[1] [1] Entretien de Bernard Stiegler avec Eric Fottorino dans le numéro 124 de Le Un : Facebook est-il notre ami ?
Pour ne pas devenir une fourmi numérique. Avant que Facebook n’existe, dans mon livre De la misère symbolique publié en 2004, j’ai écrit que, compte tenu du développement du web et de la probable apparition des smartphones, on devrait voir se constituer une sorte de « fourmilière numérique ».
Qu’entendez-vous par là ?
Il y a plus de vingt-cinq ans, j’ai travaillé avec des entomologistes spécialistes de fourmis des forêts mexicaines – de très grosses fourmis, comptant moins de cent individus par groupe. On peut les filmer, les étiqueter, les observer. Les chercheurs ont soustrait toutes les fourragères, chargées de l’approvisionnement de la colonie, pour voir ce qui se passerait. Ils ont constaté que toutes les fourmis de la fourmilière tendaient à devenir des fourragères. Puis le processus s’est atténué. Quand ces fourmis ont une activité, elles émettent des messages chimiques qui disent « je fais ceci ou cela ». Pour moi, il était imaginable qu’avec les réseaux et les équipements dont on disposerait, nous allions devenir des fourmis numériques produisant des traces signalant ce que nous faisions. C’est ce qui s’est passé avec Facebook. 1,7 milliard d’individus se plient non à un programme génétique mais au business model d’une entreprise. Résultat : on se retrouve pris dans un dispositif comme une fourmi dans une fourmilière.
Quelles sont les conséquences de ce phénomène ?
D’abord, la grégarité de l’effet de réseau, renforcée par le fait que, si je reçois un message sur Facebook, je ne peux le lire que si je m’inscris sur Facebook : c’est un système de capture. Plus il y a de gens inscrits, plus je suis obligé d’aller sur ce réseau. Ce système qui nous incite à nous exprimer en postant des photos ou des messages, paraît au départ être à notre service. Mais je découvre vite que je suis au contraire au service du réseau, que je travaille pour lui et que je me plie à lui. On a dit des médias audiovisuels de masse : « Quand c’est gratuit, vous êtes le produit. » Sur Facebook, non seulement vous êtes le produit, mais vous êtes aussi le producteur. Vous travaillez gratuitement pour le système. Ce pourrait être très bien. Mais le système est orienté par un business model fondé sur la calculabilité, la data economy : le principe est de capturer des données sur vous pour le compte de l’opérateur qui les renforce et vous enferme ainsi dans ses propres calculs. Les plateformes nous font produire de telles traces modélisées et formatées en vue d’être calculables. Grâce à des algorithmes, ces entreprises créent des doubles de nos comportements qu’elles articulent avec d’autres modèles, par exemple ceux des « amis », afin de construire des modèles de groupe.
Que fait le système de ces données ?
J’utilise énormément Google qui doit posséder des centaines de milliers de traces de mes comportements passés. En les corrélant avec d’autres traces comparables, le système analyse mes interactions sur la plateforme à travers les algorithmes de big data[1]. Il s’agit de calculs dits intensifs, capables d’analyser en temps réel des milliards de données. La clé de compréhension du système réside dans le différentiel des vitesses : quand j’utilise mon clavier, le temps qui s’écoule entre l’instant où mon néocortex veut taper la lettre « a » et celui où je la tape est d’un cinquantième de seconde. Les traitements des informations que j’émets se font parfois à deux cents millions de mètres par seconde. Le problème posé est simple : la captation éclair de mes données permet à la machine d’anticiper mes probables comportements et de me proposer des offres. Lentement mais sûrement, je vais me trouver téléguidé par le système. J’ai de moins en moins de véritables désirs, de volonté, d’anticipations personnelles. J’ai davantage de projections produites par le système qui se substitue à moi. L’ordinateur ne m’aide pas pour le plaisir de m’aider. Son aide est fonction du business model de l’entreprise. Nous sommes devenus les serviteurs des réseaux pour des entreprises planétaires qui peuvent mobiliser des milliards de personnes. En attirant les fourmis que nous sommes, le système crée ce phénomène inouï : Facebook est une communauté immense, au même niveau que l’Islam, et Google est la première entreprise du monde qui s’attaque à tous les domaines sur la base de ses algorithmes.
C’est ce fonctionnement qui vous a dissuadé d’ouvrir une page Facebook ?
Pas seulement. Je considère qu’à la différence de Google, Facebook ne produit aucune valeur ajoutée d’usage. Avec Google, j’ai considérablement augmenté ma productivité. Je critique beaucoup Google mais c’est une machine fantastique, un dispositif très efficient, admirable même. Facebook est foncièrement toxique et avilissant. Ce réseau détruit massivement les relations sociales, en particulier chez les jeunes. Il est antisocial : il court-circuite et parasite les relations sociales en les télécommandant. Dès l’âge de dix ans, et même avant pour certains, des enfants rencontrent Facebook. C’est une folie, s’agissant en particulier de l’amitié infantile. Un enfant a besoin d’un ami pour développer ce qu’il ne pourra jamais développer avec ses parents ou avec ses frères : des confidences, des jeux, la découverte de la sexualité, essentiels à son appareil psychique. Cette relation d’amitié doit être absolument libre. C’est l’espace de jeu de la spontanéité, qui ne dépend pas d’une autorité familiale, parentale, ecclésiale ou scolaire. Je suis avec mon pair, d’égal à égal, je suis avec un autre enfant et, ensemble, nous pouvons jouer à apprendre à grandir. Or les enfants d’aujourd’hui ont de moins en moins le droit à cela. Il est faux de dire que Facebook permet de constituer des communautés de ce type. Facebook crée des communautés qu’il pilote de l’extérieur. L’argument de ces réseaux pour défendre leur utilité et leur attractivité, c’est de se présenter comme horizontaux. Les gens qui appartiennent au réseau feraient soi-disant le réseau. C’est tout à fait faux. Il y a un top-down caché, mais très efficace : la machine qui pilote tout. C’est une manipulation par les algorithmes. Je ne dis pas qu’il y a une malveillance. Facebook s’est inventé par accident. Zuckerberg n’avait pas l’intention de créer un réseau social. Il a établi un trombinoscope des jolies filles de Harvard, ça a commencé ainsi. Mais je soutiens qu’il y a des effets très pervers et très toxiques, et ce n’est pas une fatalité. On pourrait faire des réseaux sociaux d’un genre très différent.
Que voulez-vous dire ?
Des réseaux sociaux vraiment sociaux. J’y ai travaillé moi-même avec l’aide de l’armée américaine ! J’ai présenté un projet semblable en France, mais il a été refusé… L’armée américaine investit d’immenses crédits de recherche dans ces domaines depuis cinquante ans. C’est ce qui fait la force de la Californie. On nous dit ici qu’il faut renoncer aux investissements publics pour ne pas distordre le marché. Ce n’est pas du tout ce qui se passe outre-Atlantique pour les secteurs stratégiques. Dans les années 1980-1990, l’armée a ainsi injecté mille milliards de dollars dans le multimédia – comme l’a montré Ernst Schiller, professeur à l’université de San Diego. Avec deux chercheurs philosophes et informaticiens, Yuk Hui et Harry Halpin, nous avons conçu des architectures de réseaux vraiment sociaux. Ceux d’aujourd’hui sont inspirés des graphes de Moreno, un psychiatre des années trente qui avait une vision très pauvre du social. Dans une relation sociale, il y a toujours un tiers qui est la société elle-même. Dans le cas de Facebook, ce tiers est remplacé par Facebook, qui s’en cache et qui nous manipule avec ses automates, les serviteurs du réseau.
Comment y échapper ?
Ce tiers devrait être constitué en tant que tel par la communauté, et non par le business. Notre modèle fait que pour entrer dans un réseau social, vous devez vous affilier à une communauté d’intérêts ou à un groupe d’affinités par exemple pour défendre une idée, un savoir, un mode de vie, une proposition de loi, etc., et en participant à la prescription des règles du groupe. Nous travaillons dans ce sens à travers un programme à long terme avec Plaine Commune, en Seine-Saint-Denis, en coopération avec Orange et Dassault Systèmes, et avec le soutien de Thierry Mandon, secrétaire d’État à la Réforme de l’État, et du ministère de la Recherche. Notre but est de spécifier une plateforme où il s’agit de valoriser les différences, et non de les anéantir. Ce programme a d’abord pour but de repenser l’enseignement et la recherche à l’ère du numérique, puis de migrer vers tous les aspects de la vie sociale quotidienne.
Qu’est-ce qui vous inquiète dans Facebook ?
Facebook massifie des comportements et les caractérise de manière calculable. Le but est de vendre à des annonceurs publicitaires le maximum d’audience. À l’INA, j’ai combattu le « modèle » TF1 et M6 de la télévision qui devenait de plus en plus agressif et massifiant. Cet effet est encore plus puissant sur les réseaux antisociaux car ils sont très individualisés. Ce n’est pas le cas de la télévision qui dispose seulement de calculs d’audimat. En outre, Facebook est une machine mimétique qui crée des comportements grégaires d’échelle planétaire. On assiste à une captation de l’attention téléguidée. Passe encore si c’est pour vendre de l’eau de toilette. Mais s’il s’agit de s’emparer d’une émotion nationale comme après les attentats de Charlie, c’est très grave et choquant. Cela pourrait devenir demain une manipulation politique. Si Facebook n’est certes pas totalitaire, il est évidemment totalisant.
En quoi les algorithmes nous coupent-ils de la diversité ?
Les algorithmes fonctionnent sur la base du renforcement comportemental des individus et des groupes. Plus on renforce un comportement, plus on peut le calculer, plus il est prévisible. On devient des marionnettes numériques. On croit tirer les fils, on est tiré par eux. D’un point de vue formel, conceptuel, il se produit des « protentions » automatiques, un terme développé par le philosophe Edmund Husserl : les souvenirs sont des rétentions, et les désirs, attentes, sont des protentions. Nous ne sommes que des attentes. Nous passons notre vie à attendre. Notre attente, c’est ce que les technologies algorithmiques savent capter et détourner à travers des protentions automatiques qui se font passer pour les nôtres et qui provoquent un sentiment diffus mais délétère de frustration.
[1] Données massives
[1] Article de Manon Paulic dans le numéro 124 de Le Un : Facebook est-il notre ami ?
Grâce à la démarche de Max Schrems, le monde découvre que Facebook en sait beaucoup plus sur ses utilisateurs qu’il ne veut le laisser croire. Pour peser davantage face à la firme américaine, il crée avec l’aide de ses amis un site baptisé Europe versus Facebook, sur lequel il encourage les utilisateurs à réclamer eux aussi leur dossier. Facebook ne prend pas la menace à la légère et lui envoie l’un de ses plus importants responsables pour l’Europe, Richard Allan, afin de discuter. Max Schrems ne lâche rien. Mieux : en octobre 2015, il réalise l’exploit d’obtenir l’invalidation par la Cour de justice de l’Union européenne d’un accord baptisé Safe Harbor. Ce dernier permettait à une entreprise américaine ayant adhéré à un certain nombre de principes de protection, que l’étudiant juge insuffisants, de transférer vers les États-Unis les données personnelles d’utilisateurs européens.
Le combattant solitaire n’en a pourtant pas terminé. Toujours en 2015, il dépose vingt-deux plaintes en son nom auprès de la commission nationale de protection des données d’Irlande (pays où Facebook a installé son siège européen) afin que cette dernière interdise le transfert de données. « C’est aux commissions de protéger les droits des Européens, si seulement elles pouvaient faire leur fichu travail ! » dit-il en laissant échapper un rire. L’évolution de Facebook est pourtant loin de l’amuser : « C’est de pire en pire. On vous dit, dans un flot de communiqués, que vous pouvez contrôler de mieux en mieux vos données. En réalité, vous pouvez les cacher aux yeux des autres utilisateurs mais, de son côté, Facebook en sait chaque jour un peu plus sur vous. »
Suite d’opérations destinée à résoudre un problème. Par exemple, l’algorithme de classement des pages sur Internet conçu par Google navigue parmi des milliards de pages qu’il hiérarchise en fonction de la question posée, selon des critères préalablement définis.
Petit fichier d’informations subrepticement envoyé au visiteur d’un site Internet et qui reste stocké dans son ordinateur. Il contient des données sur les pages vues, le temps passé sur ce site, etc. Il est possible d’effacer ou de régler son navigateur pour en limiter la présence.
« Réseau social » fondé en 2004 aux États-Unis, ce site permet de se connecter à travers informations, photos et vidéos avec ses « proches », ses « amis ». Facebook revendique 1,7 milliard d’utilisateurs actifs. 60% se connectent à travers leur mobile, 84% vivent hors des États-Unis et du Canada. Facebook est devancé par des créations locales en Russie, Chine, Japon et Corée du Sud.
· Facebook est-il notre ami ? Le Un n° 124, 5 octobre 2016.
· À quel point sommes-nous prévisibles ? Dossier de Philosophie Magazine n° 102, Septembre 2016.
· Souriez, vous êtes surveillés, Manière de Voir n°133, février – mars 2014.
· Cet objet (le portable) vous veut-il du bien ?, dossier de Philosophie Magazine n°73, octobre 2013.
· Le citoyen de verre, entre surveillance et exhibition, Wolfang Sofsky, L’Herne, 2008 pour l’édition originale et 2011 pour la traduction.
· Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, Agora Pocket, 1958 pour l’édition originale, 1961 pour la traduction.