Que deviennent l’action politique et l’espace public ? (La condition humaine à l'époque numérique 4 et 5/7)
Cours donné à l'Université du Temps Libre d'Orléans les 12 janvier et 2 février 2017.
Pour éclairer et compléter ce que je vous ai proposé les saisons précédentes sur la vision de l’action politique par Hannah Arendt, je vous propose un texte issu d’un article d’une des personnes ayant introduit sa pensée et son œuvre en France : Étienne Tassin.
Hannah Arendt suggère que si l'on veut comprendre, à l'inverse de cette idée reçue, ce qu'est une action politique, il ne faut pas partir de l'idée d'action en général pour tenter ensuite de qualifier ce qu'elle a de politique, mais au contraire inverser cette qualification. Dire que l'action est politique, cela ne signifie pas qu'une action pourrait être ou ne pas être politique, mais qu'il n'y a d'action que politique.
Ce n'est pas l'action qui est accidentellement politique. C'est le politique qui est tout entier de l'ordre de l'agir.
Pour caractériser l'action politique, il faut comprendre qu'elle n'est ni une réaction, ni une fabrication, ni une opération, ni une appropriation et une organisation du social.
L'action politique n'est pas un comportement humain parce que, par définition, elle est libre. À strictement parler, aucune action ne saurait être « conforme », ni à des stéréotypes plus ou moins déterminants, ni à un plan intentionnel. L'action ne se comprend pas en termes de mobiles ou d'intentions, mais de sens.
La liberté, en son concept politique, est à entendre non pas comme un attribut de la volonté ou une faculté du sujet, capacité de s'affranchir de toutes les déterminations sociales, mais comme spontanéité (ce que Hannah Arendt appelle natalité) : pouvoir de commencer quelque chose de neuf, d'initier une histoire, de ne pas subir le cours des choses comme une fatalité, mais d'en tenir compte pour y introduire un changement.
Cette liberté n'est pas non plus la capacité d'exécuter souverainement ses intentions, parce qu'il n'y a d'action que devant des hommes pour lesquels l'initiative est porteuse d'un sens qui les concerne et à la manifestation duquel ils voudront contribuer. L'action échappe toujours à celui qui l'a initiée, car le sens que lui donneront les spectateurs, et la manière dont d'autres acteurs la poursuivront, sont imprévisibles.
La liberté et la pluralité sont donc indissociables, l'action politique est toujours action publique et commune.
Faire, c'est fabriquer un objet – une œuvre, extérieure à l'activité de fabrication et au fabriquant qui l'a produite. L'activité de fabrication n'a pas sa fin en elle-même, mais dans un résultat, extérieur à l'œuvrer et à l'ouvrier. En faisant, nous procédons à l'objectivation, à la réification du monde. Cette fiction du monde (l'artificialisation constitutive d'un monde humain) mobilise des intentions, des projets, des techniques de fabrication, et donc l'emploi de moyens au service des buts projetés. Le domaine du faire est celui de l'instrumentalité.
Aucun de ces caractères ne convient pour déterminer le concept d'action, qui désigne une activité qui ne produit rien d'extérieur à l'action et à l'agent, ne vise aucun but, ne procède à aucune réification. En un sens, si faire, c'est fabriquer, agir c'est ne rien faire. L'action est à elle-même sa propre fin, ou son « œuvre propre » : ses « résultats » immanents sont la révélation de l'agent (sa naissance en tant qu'acteur, individu unique, à l'histoire singulière, et son exhibition publique) et non pas la production d'une chose extérieure à lui-même ; et l'instauration de relations humaines entre l'acteur et tous ceux qui ont un égal souci du monde commun manifesté par l'action.
Nous agissons dans le monde alors que nous fabriquons des mondes. L'immanence du résultat à l'activité fait que l'on ne saurait rendre compte de l'action en recourant à l'instrumentalité, aux catégories de moyens et de fin.
Agir ne consiste donc pas à instrumentaliser une situation ou un rapport, ni à opérer sur une matière, fût-elle une matière sociale. Pour le faire comprendre, analysons ce que peut signifier l'idée que l'action politique ait pour fin la justice ou l'égalité.
L'égalité ne saurait être ce qu'une action politique entendrait produire, fabriquer, au titre de rapports sociaux. Car alors l'égalité comme fin (à venir) justifierait le recours à des moyens coercitifs (présents), inévitablement violents et inégaux ; elle se contredirait dans sa « mise en œuvre ».
L'égalité peut être ce que l'action vise à rendre visible dans son effectuation même, dans son accomplissement. Elle ne saurait alors recourir à des moyens inégaux, elle doit être manifestation d'égalité. L'action politique ne peut promouvoir l'égalité qu'en la rendant visible et en manifestant par-là l'exigence qu'en a l’acteur.
L'action coercitive, potentiellement totalitaire, qui prétend fabriquer de l'égalité, ne manifeste au présent que de la violence. Seule l'action qui exhibe, immanente à elle-même, un principe d'égalité, introduit effectivement de l'égalité dans le monde des hommes.
Comme l'action ne saurait être pensée comme une opération, c'est-à-dire comme une application du schème de la fabrication aux rapports sociaux sur lesquels il faudrait « opérer » pour les transformer, elle doit être conçue comme une manifestation. Manifestation des acteurs dans l'exposition de leurs actes, et d'un monde commun auquel l'action donne sens.
Les manifestations sont l'action politique par excellence : le rassemblement et l'exposition publics, visibles, d'un peuple d'acteurs, peuple en acte rendu présent et actuel dans sa présentation aux regards. Non que la manifestation soit la seule action politique, mais c'est celle qui porte le politique à son essence la plus pure : un agir avec d'autres qui déploie une scène d'apparition où un principe est rendu visible dans sa présence même, évanescente et fragile, au sein d'une communauté d'acteurs précaire.
L'interprétation des manifestations selon le schème de l'instrumentalité (comme moyens de pression...) conduira à les critiquer pour leur inefficacité ou leur inutilité. Mais c'est manquer leur sens proprement politique, qui consiste à cristalliser la constitution d'une communauté d'acteurs sur le principe de toute action politique : l'instauration d'une scène de visibilité commune où la liberté peut paraître et les principes d'un vivre-ensemble, pour lesquels les hommes ont un intérêt qui les rassemble, se manifester.
La manifestation est le lieu du sens.
En conséquence des différenciations précédentes, on peut maintenant distinguer l'action politique, en spécifiant son contenu proprement politique, des conduites auxquelles elle a été assimilée et par lesquelles on se représente ordinairement ce qu'est une entreprise politique : la négociation, la délibération ou l'argumentation, ou au contraire l'usage de la force ou de la contrainte, le déploiement d'une domination, l'administration des rapports ou la gestion des biens.
Agir « politiquement » n'est ni dominer ni commander, ni gouverner ni régner, ni gérer ni négocier, ni argumenter ni persuader – même si toute action politique mobilise presque toujours l'une ou l'autre de ces activités.
Trois schèmes ont dominé la représentation du politique qui s'est imposée dans la philosophie comme dans l'histoire des sociétés dites développées : celui de la souveraineté (domination), celui de la gouvernementalité ou de la gouvernance (gestion), et celui de la procéduralité (discussion).
Si l'on pense la politique comme exercice du pouvoir légitime, on réduit l'agir à l'exercice du commandement, l'action à la pratique d'une domination, la vie politique à un rapport de force. L'action politique est alors conçue sur un mode stratégique, selon le paradigme de l'opération militaire.
Si l'on pense la politique comme relevant de l'exercice d'une optimisation des rapports humains, on réduit l'agir politique à la gestion de l'économique et du social, la vie politique à une économie des forces. L'action politique est alors conçue sur un mode managérial, selon le paradigme de l'investissement économique.
Et si l'on pense la politique comme relevant d'une prise de décision collective rationnelle, on réduit l'agir à l'exercice de l'argumentation, l'action à la pratique d'une discussion raisonnée, la vie politique à une pragmatique communicationnelle. L'action politique est alors conçue sur un mode langagier, selon le paradigme d'une grammaire procédurale de l'entente optimisée.
Le point commun de ces conceptions ordinaires du politique est qu'elles se représentent l'activité politique comme une activité fabricatrice ou opérative. Ce qui est en contradiction avec le caractère libre, novateur et porteur d'un sens irréductible de l'action politique qui :
- ne peut être ni militaire (affrontements guerriers),
- ni économique (rivalités d'intérêts),
- ni linguistique (polémique, argumentative ou délibérative).
On peut résumer l'analyse arendtienne de l'action politique en indiquant, ce qui la caractérise, ses vertus propres et ce qui constitue son ressort, ou sa « raison d'être ».
Hannah Arendt expose les trois vertus propres de l'action, distinguée de l'œuvre et du travail, au chapitre V de Condition de l'homme moderne : la révélation de l'agent dans et par l'action et la parole ; la mise en relation des acteurs entre eux ; l'institution d'un espace d'apparence ou d'apparition qui se déploie grâce à l'agir-ensemble.
L'institution d'un espace d'apparence : toute action déploie avec elle un espace de visibilité où les acteurs se rendent manifestes. Il y a là un paradoxe : il faut que cet espace soit politiquement garanti pour que des actions puissent être menées et faire sens aux yeux des autres (par exemple, l'espace républicain laïque), mais cet espace naît lui-même des actions entreprises qui l'instituent, le réactivent et l'infléchissent sans cesse. Chaque manifestation est en quelque sorte une ré-institution de l'espace de visibilité dont elle a besoin pour apparaître.
La relation des acteurs entre eux : l'action est la seule activité qui crée des modes de relations humaines, dont l'importance et le sens sont indépendants de l'objet éventuel à l'occasion duquel les hommes se rencontrent. Il y a là un second paradoxe : l'action donne naissance à une communauté d'acteurs, mais cette communauté ne préexiste pas sous cette forme à l'action elle-même, aucune communauté donnée avant l'action n'est le sujet de l'action. L'action invente son peuple dans l'agir, qui n'existe que par et dans l'action, autant qu'elle dure. Communautés fragiles, précaires, éphémères d'acteurs.
La révélation de l'agent dans les actions et les paroles : l'agent révélé n'est pas non plus un sujet préexistant à l'action, qui en serait l'auteur. On rencontre de nouveau un paradoxe : l'action ne révèle pas son auteur, mais son acteur : « qui je suis » (l'acteur) ne recoupe pas « ce que je suis » (l'auteur, c'est-à-dire ce que je suis, avec toutes mes déterminations données, avant d'agir). L'acteur naît de ses actes au lieu d'y préexister. En agissant, nous nous révélons au sens où nous nous donnons naissance et où nous nous manifestons. L'action est ainsi une « seconde naissance » (natalité). C'est pourquoi il ne faut pas rabattre l'action sur son auteur supposé comme si celui-ci détenait la clé de l'agir parce qu'il en serait la cause. L'action est irréductible aux qualités de l'agent, elle le produit comme acteur, donne à son histoire et à sa vie singulières un sens nouveau.
Être citoyen, cela signifie d'abord exister sur un mode public et actif, et c'est ce mode d'action qui devrait conférer des droits en les faisant exister publiquement (et non la nationalité ou autres déterminations étrangères à l'action politique).
Ce n'est pas la volonté de pouvoir, mais le désir de liberté qui rend une action « politique », d'où la formule : « La liberté est la raison d'être du politique et son champ d'expérience est l'action[2]. »
Sans liberté, une action ne saurait à proprement parler être dite politique : elle reste simplement instrumentale ou stratégique, manœuvre destinée à conquérir un bien ou à défaire une force adverse, vouée à administrer des choses ou à gouverner des hommes. Or, il n'est pas besoin de liberté pour gagner des combats, mais seulement de force ; ni pour (se) gouverner et (s')administrer ou pour réussir en général, des moyens et une domination suffisent. Mais surtout, loin d'être des moyens d'obtenir la liberté, force et domination nous en détournent. En se focalisant sur la force et la domination, les hommes combattent pour leur servitude en croyant œuvrer à leur salut. Dire que la liberté est la raison d'être du politique, c'est donc affirmer que la politique ne peut consister dans l'exercice d'une domination ou l'affirmation d'une souveraineté.
La liberté est à la fois ce qui anime et ce que vise toute action politique, à la fois le ressort de l'agir et son horizon de sens. Si la liberté n'était pas « ce en vue de quoi » l'action était entreprise, celle-ci ne serait pas politique, et elle n'aurait pas de sens. Les hommes n'ont pas besoin de la liberté comme un moyen pour un but, leur action n'est pas le moyen pour atteindre la liberté posée comme fin, mais c'est parce qu'ils visent la liberté que les actions qu'ils entreprennent échappent à la triviale instrumentalité des rapports de force pour accéder à la dignité politique et acquérir un sens.
À la question de savoir pourquoi nous agissons et nous ne nous contentons pas de travailler pour survivre ou d'œuvrer, de produire des biens ou de fabriquer des choses qui nous sont utiles, il n'y a pas d'autre réponse que : parce qu'ainsi nous sommes libres, ainsi nous existons.
La difficulté est alors d'évaluer le sens d'une action qui a sa fin en elle-même et qui n'est pourtant pas une fin en soi. Car nul activisme dans cette conception de l'action politique. Il ne s'agit en aucun cas de prôner l'action pour l'action. Nous agissons toujours dans un certain but, déterminés par des motivations, mais ces buts et ces motivations ne délivrent pas le sens politique de l'action, tout au plus indiquent-ils l'intentionnalité qui y préside et les résultats escomptés. On n'évaluera donc l'action ni à ses intentions, puisque celles-ci peuvent être déformées ou contredites pas les actes, ni à ses résultats, puisque ceux-ci ne sont pas nécessairement liés à ce qui a été entrepris et que, s'ils attestent la réussite de l'entreprise, ils ne disent en revanche rien de son sens.
Hors de la considération des motivations et des buts, l'action publique a donc un sens, un sens indépendant, et la plupart du temps assez différent des intentions des acteurs ou des buts recherchés. Ne serait-ce que parce qu'elle est action à plusieurs et que le réseau des acteurs qui la portent en infléchit le sens – l'orientation et la signification – d'une manière qui échappe à tous les acteurs autant qu'à chacun d'entre eux.
Le sens d'une action ne dépend pas de ce que nous voulons, mais de ce que nous faisons, ou mieux, de ce qui est agi. Et ce qui est agi, ou ce dont il s'agit dans l'action, est ce qui de l'action se laisse voir, ce qu'elle manifeste et rend visible, ce que Hannah Arendt nomme « principe » dans l'esprit de Montesquieu. La manifestation d'un principe par des actions confère à celles-ci un sens qui n'est pas donné préalablement aux actions ni élaboré hors d'elles. C'est un sens produit par la communauté des acteurs et des spectateurs dans le moment même de leur action. Et produit aux deux sens du mot : exhibé, rendu visible, manifesté, mais aussi engendré par l'entrecroisement des actes et des regards.
Hannah Arendt ébauche la distinction entre buts, fins, principe et sens de l'action dans le fragment 3d de Qu'est-ce que la politique ?[3]. Toute action répond à des motivations, poursuit un but, vise une fin (a une fin en vue), dévoile un sens et manifeste le principe qui l'anime. Alors que le but est ce que l'action vise comme son objectif, réalisable, et pour lequel elle met en œuvre des moyens, la fin est ce qui l'oriente, l'horizon à partir duquel elle prend sens en manifestant le principe qui en rend raison.
Soit une action particulière, à titre d'illustration : les manifestations de soutien aux travailleurs clandestins en lutte contre l'expulsion des enfants scolarisés de sans-papiers. Les citoyens qui manifestent ont évidemment des motivations personnelles de le faire, d'ordre privé, sentimental....
Ces motivations n'ont aucun rapport nécessaire avec « la cause » pour laquelle ils se battent. Ils ont en revanche un but clairement identifiable et distinct : que des enfants ne soient pas expulsés du territoire et renvoyés dans des pays qui ne sont pas les leurs.
Les fins qu'ils poursuivent sont plus difficilement formulables, mais cependant clairement distinctes des buts : faire entendre qu'une société peut être ouverte et juste, respectueuse des droits de l'homme, qu'elle se doit d'être solidaire avec les êtres humains qui y ont trouvé refuge. Ces fins constituent un idéal que l'on peut dire régulateur, une orientation et un critère pour évaluer le bien-fondé du but (ne pas renvoyer sans procès des enfants sans papiers) et des moyens engagés pour le réaliser (manifestations, pétitions, actes de désobéissance civile, etc.).
Ces actions laissent ainsi voir un sens : elles témoignent de l'orientation différente que peut prendre la société, de ce qu'il advient des rapports humains lorsque le respect de la personne humaine est bafoué au nom d'une logique policière, mais aussi des rapports entre la société française ou européenne et son extérieur d'où sont issus les immigrants, ou des rapports entre « avec papiers » et « sans-papiers », entre Français dits « de souche » et immigrés, nationaux et étrangers, et cela dans une conjoncture électorale particulière...
Indépendamment des motivations et du but, mais en relation avec la fin et le sens, les actions publiques de ces citoyens en lutte rendent alors visible, manifestent, un principe : celui de l'amour de l'égalité et de la liberté qui se trouve abîmé par ces reconduites à la frontière, et que traduit la référence aux droits de l'homme.
Le sens de l'action, qui la rend politique, se laisse ainsi percevoir indépendamment de la réussite ou de l'échec de cette action. L'évaluation de l'agir dans les termes de l'œuvre à l'aide des catégories moyens-fins (a-t-elle abouti ? est-elle parvenue à ses fins ? a-t-elle réussi ?, etc.) manque l'essentiel, le sens politique de l'agir lui-même. Et sa dimension révolutionnaire, quelle que soit l'action engagée. Arendt affirme, en effet, à plusieurs reprises que l'action révolutionnaire est l'action politique moderne par excellence. À considérer cette action révolutionnaire, on devrait saisir en elle le prototype de toute action politique.
La révolution hongroise peut être érigée en quasi-paradigme de toute révolution. Le soulèvement de Budapest, écrit Arendt[4], fut un authentique événement dont la dimension est indépendante de la victoire ou de la défaite. Insurrection spontanée, soulèvement soudain d'un peuple opprimé, luttant pour la liberté et pratiquement pour rien d'autre, sans recours à des stratégies préparées de prise de pouvoir ni parti révolutionnaire d'avant-garde pour l'encadrer, l'insurrection hongroise de 1956 se trouve au mieux résumée, aux yeux d'Arendt, dans cette déclaration d'un professeur hongrois à la tribune de l'ONU : « Fait unique dans l'histoire, la révolution hongroise n'avait pas de chefs. Elle n'était pas organisée ; elle n'était pas dirigée par un organe central. Le désir de liberté était à l'origine de chaque action. »
La description qu'Arendt fait de l'insurrection de Budapest insiste sur trois aspects :
- une action collective spontanée sans programme ni ligne politique ;
- un rejet de toute forme préétablie d'organisation des acteurs dans une structure partisane ;
- un unique ressort de l'action, le désir de liberté et de vérité, et non leur propre misère matérielle, ni celle de leurs concitoyens. Visant à traduire institutionnellement cette liberté, inexistante auparavant, à laquelle l’action insurrectionnelle avait elle-même donné naissance.
La leçon révolutionnaire de l'insurrection hongroise se condense en deux formules connexes : la liberté y est le ressort de l'action, et le but de la révolution.
Le ressort de l'action est en même temps le but de la révolution ou, inversement, le but de la révolution est l'actualisation – manifestation et institution – de la liberté, elle-même ressort de l'action. Il nous faut saisir ce paradoxe pour comprendre la révolution. L'actualisation de la liberté est la cause de toute révolution comme de toute action politique. On se souvient que la liberté qui, écrit Arendt, ne devient que rarement – dans les périodes de crise ou de révolution – le but direct de l'action politique, est réellement la condition qui fait que des hommes vivent ensemble dans une organisation politique[5]. La singularité de la révolution et son caractère éminemment politique tiennent à ce qu'en l'action révolutionnaire la cause et le but coïncident : la cause révolutionnaire de la liberté[6] y est tout aussi bien le but de l'action. Ici se conjoignent, sous le nom de liberté, le but, la fin et le principe. La fin est en même temps le but ; et en est la « cause », c'est-à-dire le principe. De sorte que l'action révolutionnaire est l'action politique par excellence. Et que l'action politique n'a pas d'autre raison d'être que la liberté.
Cependant, toute révolution authentique engage deux exigences contradictoires qui révèlent l'aporie de toute action politique : le commencement de quelque chose de nouveau, et l'acte de fondation du nouveau corps politique qui s'efforce d'affronter le temps et d'acquérir stabilité et durabilité. Souci de stabilité et esprit de nouveauté entrent en tension : les penser ensemble et les faire exister ensemble est le grand problème de l'action politique et, singulièrement, des révolutions. Ce problème est peut-être sans solution : on ne peut commencer du durable et faire durer le commencement qu'en rendant impossibles les nouveaux commencements. Tel est le paradoxe : rien ne menace plus périlleusement les résultats de la révolution que l'esprit même qui en a permis l'obtention. Telle est l'aporie : la liberté pourrait bien être le prix à payer pour la fondation de la liberté.
Aporie que tente d'affronter le système des conseils. Si le système des partis, contemporain de celui des conseils, a réussi là où ce dernier a été vaincu, c'est au prix de l'action politique, de la liberté d'agir, de l'auto-institution et de l’auto-organisation du peuple d'acteurs. Et avec lui, l’espérance d’une transformation de l'État, d'une forme nouvelle de gouvernement permettant à tous les membres d'une société égalitaire moderne de devenir les « co-partageants » des affaires publiques, engloutie dans le désastre des révolutions du XXe siècle. Cet engloutissement était inévitable, non pas en raison de circonstances historiques, mais en vertu de la nature même du caractère politique de l'action révolutionnaire, dont le paradoxe peut se reformuler ainsi : si la révolution réussit, elle entraîne le système des partis, la domination des appareils, l'effondrement du politique en tant que tel au profit du gouvernement des hommes et de l'administration des choses.
Ce paradoxe, Arendt ne l'a jamais mieux décrit qu'à propos de la révolution hongroise de 1956. La cause principale de l’échec des conseils, écrit-elle, ne fut pas l'anarchie du peuple mais ses qualités politiques. La raison pour laquelle l'appareil du Parti, malgré ses nombreuses insuffisances – corruption, incompétence et incroyable gabegie –, réussit finalement là où ont échoué les conseils est précisément dans la structure ancienne, oligarchique et même autocratique qui le rendait tout à fait douteux pour tout objectif politique. L'incompétence politique gagne, les qualités politiques perdent.
Ainsi l'action politique laisse-t-elle apparaître une double orientation. Celle qu'on représente ordinairement comme l'œuvre politique proprement dite (qui relève, en réalité, de l'œuvre et non de l'action) : le gouvernement des hommes et l'administration des choses, déguisés aujourd'hui sous l'appellation de bonne gouvernance. Et celle d'une action commune, insurrectionnelle en son fond et au moins contestatrice dans ses déploiements ordinaires, qui vise à manifester envers et contre tout les principes de liberté, d'égalité ou de justice sans lesquels la politique ne serait que le management du social.
[1] Article d’Étienne Tassin et Valérie Girard dans le numéro 3 de Cause Commune : Avons-nous encore un monde ?, printemps 2008, Cerf.
[2] Hannah Arendt, « Qu'est-ce que la liberté ? », La Crise de la culture, trad. fr., Paris, Gallimard, 1972, p. 192.
[3] Voir Qu'est-ce que la politique ?, Paris, Éd. du Seuil, 1995, p. 129 s.
[4] Hannah Arendt, « Réflexions sur la révolution hongroise », Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 896-938
[5] Hannah Arendt, « Qu'est-ce que la liberté ? », La Crise de la culture, p. 190. Arendt poursuit : « Sans elle, la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la liberté et son champ d'expérience est l'action. »
[6] Hannah Arendt, Essai sur la révolution, folioessais, 2012.
Depuis 1958 et la publication de Condition de l’homme moderne, la confusion s’est encore accrue sur ce que recouvrait le terme politique. Souvent ramené à la seule prise du pouvoir par des élections puis à la gestion économique, le champ du politique a régulièrement vu réapparaître ce qu’Arendt appelle l’action politique. Le système technique numérique qui s’est déployé au niveau mondial, sous sa double forme des nombres et des chiffres, a joué ces dernières années un rôle important qu’il entrave ou au contraire favorise l’initiative politique des citoyens, et contribue ou empêche la rénovation de l’espace public.
Je vous propose de débattre, pendant ces deux premiers cours de 2017, à partir de plusieurs apports et éclairages que vous pourrez vous-même compléter. Le champ est immense tant il touche à la vie des habitants et des peuples d’un monde de plus en plus interconnecté.
- Le témoignage (2011) d’une jeune blogueuse tunisienne, Lina Ben Mhenni. Liberté d’agir avec les autres sans les entraves des partis, diffusion d’une information vérifiée et appel à la mobilisation, le Web mis au service de la démocratie directe et de l’action politique lors de la révolution tunisienne, avec une vision de l’action très proche de celle d’Arendt.
- Un article du Manière de Voir consacré au réveil arabe (2011), s’interrogeant sur le rôle joué par les nouveaux médias dans la chute des régimes autocratiques de Tunisie et d’Égypte. Faut-il prêter à Facebook, et aux réseaux sociaux en général, la capacité de mobiliser des foules et de susciter des mouvements d’opposition ?
- Un extrait du dernier livre de Frédéric Lordon, Les affects de la politique. Continuant son travail de réflexion sur le politique à partir de Spinoza, écrit avant et publié après Nuit Debout, il défend la thèse que les idées politiques ne nous font quelque chose que si elles sont accompagnées d’affect. Le texte proposé traite de l’importance de restaurer les images manquantes dans l’espace public.
- Un graphique extrait du dossier de Philosophie magazine de novembre 2016 (N° 104) : La démocratie, ça devrait être quoi ? État des lieux d’une autre manière de faire de la politique avec les outils du Web : actions citoyennes, services aux électeurs, vers la démocratie participative, démocratie liquide, les partis pirates, les hacktivistes, les réseaux et logiciels permettant de surfer anonymement, les laceurs d’alerte, les sites spécialisés….
- La conclusion du livre, publié en 2010, du sociologue Dominique Cardon sur les promesses et limites de la démocratie Internet. Conclusion centrée sur l’apparition dans l’espace public de publics émancipés.
- Un entretien, de décembre 2016, entre Philosophie Magazine et ce même sociologue, le changement numérique, c’est maintenant ?
- Un article du Directeur du Hannah Arendt Center sur l’élection de Donald Trump.
- L’introduction du tout nouveau numéro de la revue Les temps modernes consacré à Nuit Debout.
Deux extraits de ce témoignage si précieux : l’introduction et la conclusion.
J'observe ce qui se passe en Tunisie depuis ce jour du 14 janvier 2011 où nous nous sommes débarrassés du fardeau, du cauchemar de ZABA — le surnom de Zine Al Albidine Ben Ali, ce dictateur président de la Tunisie depuis le 7 novembre 1987 : il est parti, mais beaucoup de choses, d'hommes, d'habitudes sont restés derrière lui, beaucoup de violence.
Je suis un électron libre, et je veux le rester. Depuis que j'ai commencé à être active sur Internet, on me dit que ce n'est pas normal que je n'entre pas dans un parti politique : « Tu n'arriveras à rien toute seule. » Mais mon expérience personnelle m'a montré le contraire. J'ai pu m'approcher des partis politiques, j'ai rencontré des leaders et j'ai pu constater que leurs méthodes ne sont pas efficaces, que tout leur travail se passe à dénoncer, à organiser des conférences, des réunions. Ils perdent un temps fou dans leurs luttes entre eux, dans leurs luttes pour devenir leaders, et aujourd'hui ils espèrent prendre le pouvoir sur les jeunes. Je veux continuer à me dissocier du pouvoir. Nous, les blogueurs, nous sommes libres, nous avons toujours refusé de nous rassembler dans une organisation, même si on a essayé de nous y mettre. Si nous acceptons de nous réunir parfois, comme à Beyrouth en 2008 et 2009 avec le Meeting des blogueurs arabes, c'est pour échanger nos expériences. Dans un parti, le temps devient limité, on est embrigadés, ligotés, enchaînés, on a un agenda politique à suivre, on cesse de réagir en direct, dans l'immédiateté. Il y a des règles, des protocoles, des limites. Un électron libre n'a pas de limites. Un blogueur, une blogueuse, c'est mille fois plus efficace, plus rapide. Personne n'est leader. Tout le monde peut participer au processus de prise de décision. Dans le cyberactivisme, chacun contribue à sa manière et tout le monde contribue à tout comme ça s'est passé pendant la révolution tunisienne. Tous les Tunisiens ont été des activistes de la révolution, personne n'était leader, mais tous l'étaient, l'ont été à leur manière.
Information, solidarité, mobilisation
Comme beaucoup de jeunes d'aujourd'hui, j'ai un rêve : je veux que le monde change. Mais rien ne changera si l'information ne passe pas, si la vérité ne se diffuse pas, si nous ne nous connectons pas. Tous les dictateurs du monde craignent la toile, le Net. Car la première chose qu'ils font toujours, c'est de contrôler l'information. Or nous, les jeunes d'aujourd'hui, nous maîtrisons ces nouvelles technologies, ces nouveaux réseaux sociaux qui permettent à chacun d'avoir directement accès à l'information, de la diffuser, de la partager, de la recouper, de la vérifier. Un vrai cyberactiviste ne se contente pas de rester assis derrière son écran, il va sur le terrain, il prend des photos, tourne des vidéos, recueille sur place des témoignages, puis revient devant son écran où il les poste et les lance sur le Net à la rencontre des autres. C'est à cette condition que le pouvoir des dictateurs ou les forces répressives peuvent être affectés, et la démocratie voler de ses propres ailes.
Le pouvoir du Net, c'est sa réactivité, sa spontanéité, et cette capacité à relier les gens les uns avec les autres. Dès que quelqu'un lance une idée, une information, celle-ci est reçue à la seconde même. D'autres internautes peuvent suivre immédiatement, aider celui qui a lancé l'information et qui lutte contre une injustice. C'est un incroyable, un incomparable réseau de solidarité : c'est comme ça que nous avons pu faire bénéficier de notre expérience les jeunes révolutionnaires égyptiens, leur dire par exemple comment ils devaient faire pour se protéger contre les gaz lacrymogènes.
C'est un outil de mobilisation sans précédent : il permet de passer à travers les mailles des dictatures, de franchir toutes les barrières, par-delà les interdictions, les frontières, les partis, et même les barrières personnelles - personnellement, c'est comme ça que j'ai dépassé ma timidité. On ne l'a pas assez dit : la révolution tunisienne a basculé le 22 mai 2010, le jour où une vingtaine d'internautes ayant appelé à manifester contre la censure se sont retrouvés avec des milliers d'autres, en tee-shirt blanc comme eux, marchant côte à côte dans le centre de Tunis, assis, serrés, à la terrasse des cafés, déboussolant tous ensemble les barbouzes de ZABA !
La Toile est un instrument rêvé pour la démocratie directe, citoyenne. Nous voulons d'un monde sans chefs, où tout le monde puisse participer aux prises de décisions, où chacun puisse avoir un effet sur la réalité. J'estime que je n'ai pas joué un rôle plus grand que les autres facebookers tunisiens. Tous, nous rêvons d'un monde sans torture, sans censure, sans violence, où chacun aurait les mêmes chances. La condition, c'est bien la liberté d'expression, la liberté d'accès à une information non filtrée, non maquillée par les pouvoirs. C'est pourquoi, aujourd'hui, je fais partie d'une instance nationale indépendante pour la réforme de l'information et de la communication. Nous travaillons à nous débarrasser d'un code répressif sur la presse. Nous espérons introduire dans la nouvelle Constitution tunisienne un article qui garantisse la liberté d'accès à Internet.
[1] Quatrième de couverture de ce petit livre paru aux éditions Indigène en juin 2011.
C'est la première révolution de l'histoire accomplie par une génération de jeunes gens avec, pour seules armes, des ordinateurs, des blogs, des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, Flickr... La jeune Lina Ben Mhenni, aux commandes de son blog Tunisian Girl, est l'une des actrices les plus courageuses de cette guerre menée contre Ben Ali, le dictateur tunisien. Guerre virtuelle, où s'affrontent cyberactivistes, cyberpirates, cyberflics, mais avec de vrais morts de vraies arrestations, de vraies immolations, jusqu'à ce jour du 14 janvier 2011 où le tyran, qui a bénéficié de la complaisance criminelle du monde occidental, «dégage» enfin. Tandis qu'ex-ministres arabes et ex-ministres occidentaux palabrent sans vergogne sur « printemps arabe », ce petit livre témoigne du rôle indéniable de la génération Facebook pour la conquête d'un monde sans violence, sans torture, sans censure et sans chefs.
L'Auteure: Lina Ben Mhenni a reçu à Bonn, Le 12 avril, le Prix du Meilleur Blog 2011 lors de la septième édition du grand concours international des blogs, les BOB's, organisé par la radio-télévision allemand Deutsche Well. Née le 22 mai 1983, elle enseigne à l'université de Tunis.
Quel rôle ont joué les nouveaux médias dans la chute des régimes autocratiques de Tunisie et d’Égypte ? Faut-il prêter à Facebook, et aux réseaux sociaux en général, la capacité de mobiliser des foules et de susciter des mouvements d’opposition ? Enseignements politico-médiatiques de révoltes puis de révolutions « en ligne ».
Le régime d’Hosni Moubarak a commis l’acte le plus liberticide du monde au regard de l’accès à Internet, selon le quotidien Libération du 28 janvier. Ni la Birmanie en 2007, ni la Chine en 2008, ni l’Iran en 2009 ne seraient allés aussi loin que l’Egypte face à la contestation sur la toile. Seul le pays du raïs despote a totalement coupé l’accès au réseau, pour les neuf dixième des 23 millions d’internautes égyptiens ayant un accès occasionnel ou régulier au Web — dont cinq millions d’inscrits au réseau social Facebook. Cette coupure n’a pu empêcher la chute d’Hosni Moubarak. La révolution égyptienne, comme celle qui l’a précédée en Tunisie, montre à la fois la puissance des nouveaux médias, la difficulté à leur opposer des forces classiques de contrôle et de répression, et leur articulation, trop souvent minorée, avec les médias traditionnels comme la télévision ou la presse.
L’impossible black-out
Revenons d’abord à cette fameuse coupure d’Internet. Le 2 février, après cinq jours d’interruption, les autorités égyptiennes choisissent de rétablir l’accès au réseau. La veille, Google avait lancé la possibilité de « tweeter » par téléphone, contournant ainsi le blocage. Il suffit aux opposants égyptiens d’appeler un numéro téléphonique pour laisser des messages vocaux, qui sont aussitôt retransmis sur Twitter. L’occultation numérique des événements n’est alors plus possible ; l’arrestation de Wael Ghonim, le responsable marketing de Google au Proche-Orient (qui sera porté en triomphe sur la place Tarhir après sa libération), se révèle vite totalement inadaptée à la situation. Le régime a tenté d’étouffer Internet comme il cherchait à se débarrasser de témoins gênants en mettant au secret les journalistes qui couvraient les manifestations. Mais le réseau des réseaux n’est-il pas, par nature, incontrôlable ?
Le message peut paraître aujourd’hui ambigu quand on connaît le rôle exercé par l’armée dans le renversement de Moubarak. Il n’en arrive pas moins en appui du pouvoir quand il est diffusé, alors que le raïs s’accroche à son trône. Et il témoigne d’une certaine sophistication de cette ultime phase de la répression en ligne puisqu’il ne s’agit plus seulement d’interdire les blogs ou les sites hostiles au régime — notamment lorsqu’ils diffusent des vidéos de torture dans les commissariats égyptiens — mais aussi de promouvoir la parole gouvernementale sur les réseaux. Seulement, il est déjà trop tard. A l’ère numérique, toute autorité qui s’estime victime de la toile, et plus singulièrement d’un moteur de recherche, se doit de poster sa propre production de contenus en ligne afin d’interférer dans une communication qui lui est hostile. Mais cet usage « proactif » implique de précéder l’événement, non de le suivre.
Réseaux numériques et révolutions
Quelle place accorder maintenant à ces nouveaux outils de communication dans les mouvements de révolte arabes ? La plupart des témoignages s’accordent à dire que les réseaux sociaux ont joué un rôle dans la mobilisation en Egypte comme en Tunisie. Pour exprimer un ras le bol, se regrouper de façon affinitaire ou se conforter dans l’action, des groupes ont été créés sur Facebook ; Twitter était utilisé, de façon plus marginale, pour lancer des alertes, notamment à l’extérieur du pays. Pourtant, comme en attestent les nombreuses arrestations de journalistes ou le brouillage des émissions d’Al Jazira sur un des satellites dépendant de l’Etat égyptien, c’est essentiellement de la télévision et de la presse que les autorités se sont méfiées. Les chaînes d’information en continu ont en effet ce pouvoir de refléter la réalité des manifestations et de grossir le flot de leurs participants (la couverture des événements en Egypte par BBC World a d’ailleurs incité l’Iran à brouiller les émissions de la chaîne, par mesure de précaution).
Faut-il relativiser la vision d’une « révolution 2.0 », comme l’a baptisée le blogueur égyptien Wael Ghonim ? En réalité, nouveaux et anciens médias semblent étroitement liés. Si l’information trouve aujourd’hui le moyen de contourner la censure, d’échapper à tout contingentement et de se diffuser largement, c’est bien entendu grâce à Internet et au partage de liens sur les différentes communautés des réseaux sociaux. Mais la revue Telos, éditée par la fondation Telefonica en Espagne, a montré récemment que 80 % des nouvelles qui circulent sur Internet dans le monde viennent des éditions en ligne de la presse. Il en va de même de la télévision. En Tunisie, Al Jazira — qui était interdite de séjour par le gouvernement de Ben Ali — s’est imposée comme le média audiovisuel libre du pays, au détriment des chaînes nationales et des autres télévisions étrangères, selon l’écrivain Taoufik Ben Brik, tandis que « ce sont surtout les relais traditionnels de la rue survoltée — Internet, Facebook, Twitter, YouTube — qui ont sombré dans l’oubli ». La chaîne d’information s’est notamment distinguée par sa capacité à reprendre sur son antenne des images tournées par des téléphones portables, comme celles des premières manifestations réprimées par la police à Sidi Bouzid.
Dans un article du Monde.fr sur l’influence de la chaîne qatarie dans la révolution tunisienne, le journaliste Benjamin Barthe décrit ainsi le cheminement de ces vidéos amateurs publiées sur des sites alternatifs comme Nawaat ou Takriz, signalées par Twitter, reprises sur les réseaux sociaux (Facebook, YouTube..) et finalement diffusées en masse sur les écrans d’Al Jazira qui leur donneront un véritable écho populaire.
« Al-Jazira s’est fondue dans le nouvel environnement médiatique, en recourant de façon très rapide et très créative aux contenus générés par le public, écrit sur son blog le politologue américain Marc Lynch, spécialiste du monde arabe, cité par Le Monde. D’autres télévisions satellites l’ont imitée. […] Ces plateformes médiatiques et ces contributeurs individuels œuvrent à saper la capacité des États à contrôler le flux d’informations. C’est la dernière étape en date dans l’émergence d’un nouvel espace médiatique arabe. »
Pour suivre l’évolution des événements en Égypte, c’est encore Al Jazira que regardent les responsables officiels de la Maison blanche, selon le New York Times, alors même que la chaîne d’information, coupable d’avoir diffusé des cassettes de Ben Laden et stigmatisée pour son « islamisme », est très largement absente des bouquets satellite et du câble aux Etats-Unis.
Enfin, c’est encore au rythme de la télévision égyptienne retransmettant les discours de Moubarak que la révolte égyptienne s’amplifie. Le vieil autocrate y apparaît, dans le décorum suranné de son palais, littéralement déconnecté des aspirations de la jeunesse de son pays (au point que la presse française a pu parler de « mai 1968 » arabe).
Réalités et virtualités
Les nouveaux canaux numériques n’apparaissent finalement qu’au second plan en matière d’information. Mais les réseaux sociaux contributifs (2.0) remplissent une fonction inédite dans l’histoire des médias. Ils permettent aux rédactions occidentales, souvent coupées des réalités de pays qu’elles regardaient avec le même aveuglement que leurs gouvernements respectifs (produit d’une grande indulgence avec les régimes corrompus en place, puissances invitantes pour des politiques comme pour des journalistes français en vue), de mesurer que l’épouvantail islamiste ne pouvait plus suffire à discréditer les soulèvements populaires. Le web 2.0 a cette propriété sans doute magique qu’il supporte mal l’imposition de raccourcis médiatiques malgré la tentative apparue ici ou là de jouer sur la fibre de la menace envers Israël ou sur le danger des Frères musulmans. Avec Internet, la parole du peuple devient davantage audible même si elle n’est que partielle.
Bien sûr, il va sans dire que ce n’est pas Internet ou les réseaux sociaux qui font la révolution : les immolations publiques, les manifestations interdites ou l’occupation de la place Tahrir sont avant avant tout des expressions physiques d’un désarroi et d’une contestation populaires. D’ailleurs, comme on l’a vu, l’usage des nouvelles technologies n’est pas l’apanage des forces contestataires — Téhéran s’en était aussi emparé pour traquer ses opposants après les manifestations très connectées de 2009 — et il a même plutôt tendance à canaliser le mécontentement intellectuel au détriment des engagements militants. Au point que l’on peut légitimement se demander quel est l’avenir d’une mobilisation si celle-ci n’est pas accompagnée par un travail de structuration politique qui permet à un rassemblement de masse de se muer en force révolutionnaire agissante.
Et en même temps, le Web participatif est porteur de nouvelles formes d’organisation qui ne sont pas que technologiques et sème le grain de la parole démocratique au vent de l’histoire. Du Proche-Orient à Cuba, en passant par l’Algérie, Internet a à la fois la propriété d’interconnecter les peuples, de permettre à chacun de se compter et d’encourager les initiatives. Face à une information par les grands médias vécue comme une « chape de surplomb » dans la mesure où la réception des nouvelles y était essentiellement passive, les nouveaux médias semblent réussir cette alchimie nouvelle de transformer l’information en participation et la participation en action. Les internautes sont invités à vivre « en partage » avec cette idée nouvelle au Maghreb : la dictature n’est pas le seul horizon politique.
[1] Manière de Voir n° 117, juin-juillet 2011, Comprendre le réveil arabe, article de Marie Bénilde, p. 39-40
Qui a la main sur le choix des images montrées au grand nombre ? Comme on sait, ce « qui », sans être unique, est le plus souvent d'une redoutable homogénéité - on a reconnu le système médiatique, à plus forte raison quand il est sous la coupe de puissances financières. La spécialité du système médiatique, c'est la fausse vérité des images - c'est-à-dire les restitutions tronquées. Quoique les images du DRH d'Air France et de sa chemise en lambeaux soient « vraies » en elles-mêmes, la séquence est fausse de tout ce qui en a été occulté. La troncature de l'enchaînement causal est bien sûr le procédé numéro un de cette distorsion, qui donne à voir un mal sans cause, un mal pur, donc incompréhensible, propre à n'attirer rien d'autre que la condamnation. La restitution incomplète est alors bien faite pour maximiser les affects de la sympathie générique et diriger les prises de parti
Dans l'économie générale de la visibilité sous contrôle capitaliste, toutes les manifestations de rébellion salariale sont systématiquement exposées à ce risque de la troncature et de la monstration incomplète. Tout spécialement les grèves, qui viennent « gêner » des usagers auxquels rien d'autre n'est fourni qui pourrait les déterminer à contrebattre cet affect exclusif de la « gêne ». C'est qu'il y faudrait un travail de reconstitution iconique dont les médias n'ont ni le temps ni l'inclination. Tout pourtant devrait y pousser, à commencer par cette prémisse livrée par une intuition, sans doute rustique mais bien fondée, que les gens, les salariés, ont préférence pour la tranquillité, et ne se mettent en mouvement que s'ils y ont été conduits : s'ils ont été répétitivernent attristés et qu'avec ses affects ils ont formé des idées relatives aux causes de ces tristesses, contre lesquelles le mécanisme réactionnel du conatus produit ses effets (« plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d'agir par laquelle l'homme s'efforcera en retour d'éloigner la tristesse ») - le langage courant dit alors qu'ils ont éprouvé « de bonnes raisons » (de protester, de se mettre en grève). Mais rien ne nous est montré de ces affections antécédentes. Nul ne sait ce qu'est vraiment la vie concrète d'un cheminot : ses heures de lever, ses astreintes de week-end, de jours fériés, ses nuits loin de chez lui, sa vie de famille menacée, les harcèlements de la hiérarchie, nul ne sait tout ce qui s'est accumulé, parfois pendant de très longues années, qui va rendre intolérable le durcissement marginal de la contrainte, la flexibilisation de trop, et déclencher le passage à l'acte gréviste. Il faut avoir soi-même vécu un mouvement de l'intérieur pour mesurer l'abyssale ignorance dont il est l'objet à l'extérieur, et depuis laquelle pourtant on le juge. Reste donc pour des spectateurs dépourvus de l'imagination adéquate la seule image de la grève, ses affects de « gêne » - quand probablement ils ne résisteraient pas à une semaine d'expérimentation concrète de ces conditions de travail, dont même la première image leur manque.
Faute de ces images, tous les mouvements sociaux sont peu ou prou voués à se heurter à cette ignorance de leurs conditions réelles, c'est-à-dire des causes qui les déterminent, et au sentiment d'étrangeté qui en résulte immanquablement. Celte étrangeté n'est autre que celle du monde social même, ou plutôt de ses différents groupes l'un à l'autre, sous-mondes distincts qui vivent dans l'ignorance de leurs conditions mutuelles, et parfois dans le dégoût de leurs manières mutuelles. Aussi la toute première étape du comprendre spinoziste, celui-là même que Bourdieu invoque en conclusion de La Misère du monde, passe-t-elle nécessairement par le simple voir - pour se rendre affectable aux choses vues, et ça n'est pas par hasard que son propos se trouve placé sous cet exergue de Flaubert : « Tout est intéressant pourvu qu'on le regarde assez longtemps. » II est impossible alors de surestimer la portée politique du reportage, de la photographie ou du documentaire, tous ces arts de la monstration qui sont, par là même, autant de machines affectantes. On ne comprend la grève, on ne comprend la rébellion que lorsqu'on a vu - en images donc - les opérations de la causalité qui a déterminé à la grève et à la rébellion, c'est-à-dire les longs cumuls d'affections tristes, tels qu'ils sont parvenus un jour au point de rupture. El ces images vues peuvent alors rester comme traces corporelles, d'autant plus qu'elles l'ont été plus souvent, et par là soutenir une imagination durable et vivace, qui aura besoin de moins pour se figurer les choses et en être de nouveau affectée. Les images, indispensables au départ, deviennent moins nécessaires, elles sont maintenant liées, selon une certaine habitude, à des idées, ou disons plutôt à leurs signes caractéristiques - textes écrits, discours prononcés (qui sont d'abord, il faut le rappeler contre de fausses évidences, des affections du corps) -, si bien que ces derniers suffisent à activer la concaténation des images, et à en réactiver aussitôt tout le pouvoir d'affecter. Par la monstration, par l'ajout des images manquantes, le corps a pris de nouveaux plis, acquis de nouvelles dispositions, et les idées impuissantes sont désormais chargées d'affects : elles sont devenues puissantes.
[1] Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Éditions du Seuil, octobre 2016, p. 73-75
Graphique extrait du dossier de Philosophie magazine de novembre 2016 (N° 104) : La démocratie, ça devrait être quoi ?
Ce déplacement nous montre ce que l'espace public traditionnel a de paternaliste. Au fond, il s'est toujours méfié du public et a inlassablement cherché à le « protéger » contre les autres et surtout contre lui-même. En le reléguant dans un rôle d'audience, il lui ôte ses capacités d'action. En le filtrant, il domestique ses prises de parole. En privatisant son intimité, il lui interdit de s'engager corps et âme. En faisant corriger ses connaissances par des experts agréés, il professionnalise le savoir. En le consultant à travers des sondages, il le « ventriloquise » à tout propos. Mais, s'ils n'ont pas disparu, tous ces travers appartiennent désormais au passé de la démocratie. Car, sur Internet et grâce à Internet, ce public sous contrôle s'est émancipé. Il prend la parole sans qu'on le lui demande. Il s'expose sans vergogne pour créer de nouveaux liens sociaux. Il produit des connaissances sans s'en remettre à d'autres. Il définit lui-même les sujets dont il veut débattre. Il s'organise.
Une telle liberté ne va pas sans heurts. Il n'est guère de polémiques suscitées par Internet qui ne s'inquiètent du mauvais usage que les individus pourraient faire de leur liberté nouvelle. Les procureurs de l'espace public numérique ne parlent jamais pour eux, mais toujours pour les autres. Eux savent, contrôlent, trient la bonne et la mauvaise information, ne sont dupes de rien. Mais, autour d'eux, les gens sont naïfs, sectaires, versatiles et impudiques. Ce paternalisme est de moins en moins tolérable dans des sociétés qui s'individualisent en prescrivant la responsabilité, l'autonomie et la diversité. Internet est un instrument de lutte contre l'infantilisation des citoyens dans un régime qui est censé leur confier le pouvoir. En ce sens, le web incarne l'avenir de la démocratie. Il est vain de vouloir rétablir la frontière sur laquelle veillaient jalousement les gate-keepers dans l'espace public traditionnel. En revanche, une sourde lutte se déroule aujourd'hui pour le contrôle des outils permettant de hiérarchiser a posteriori les informations sur le web.
La méfiance à l'égard d'une parole sans contrôle ni censure cache une méfiance plus grande encore à l'endroit d'une société auto-organisée. Or c'est précisément autour de cette question que se joue l'avenir d'Internet. Pour établir la hiérarchie entre haute et basse visibilité, les internautes classent, se corrigent et se critiquent mutuellement. Cependant, ils sont très loin de le faire dans un contexte de parfaite égalité. Rien d'ailleurs, dans l'esprit de l'Internet, ne permet d'établir un type d'égalité qui reconnaîtrait à tous la même voix et la même légitimité. Le poids des acteurs, leur autorité, leur compétence technique, leur niveau d'engagement dessinent des rapports de force qui organisent la visibilité sur la Toile. Internet invite à une démocratie des actifs qui risque toujours de laisser sur le bord de la route les silencieux et les non-connectés.
Mais son succès le place au cœur des stratégies et des intérêts du marché. De plus en plus présents sur Internet, les médias, les industries culturelles, les partis politiques et les entreprises y ont partiellement retrouvé la domination qu'ils exercent sur les hiérarchies de l'espace public traditionnel. Pour leur part, les nouvelles entreprises du monde numérique agrègent les données personnelles des internautes en les stockant dans des silos dont elles gardent le contrôle. Elles cherchent aussi à enfermer la navigation des internautes dans des sous-systèmes du web qui leur appartiennent. La captation de l'attention des internautes est au cœur de la compétition que se livrent les acteurs traditionnels de l'espace public et les nouveaux conglomérats du numérique. Conséquence de l'incroyable réussite du web, cette guerre économique ne prêterait pas à conséquence si elle ne menaçait en même temps l'esprit de l'Internet et sa diversité. Au nom d'impératifs touchant à la sécurité, à la protection de la vie privée et à la qualité du service, beaucoup voudraient « normaliser » l'infrastructure décentralisée du réseau. La « neutralité du net », qui interdit de privilégier la qualité du service pour un site plutôt que pour un autre, est contestée ; l'anonymat des internautes est de plus en plus souvent remis en cause ; les liens que fabriquent les internautes sur la Toile et qui constituent un bien commun précieux risquent d'être accaparés par les grandes entreprises du numérique ; la diversité des formes d'expression et de partage risque de se voir écraser par les logiques d'audience, etc..
Cette tendance à la normalisation du web vise aussi à en faire un espace public comme les autres, univoque, transparent et lisse. Or la démocratisation de l'Internet (et de l'espace public) est intimement liée à la multiplicité des formes de visibilité qu'il autorise. Elle va de pair avec la diversité et la vitalité d'expression dont les internautes ont fait preuve depuis l'invention du web.
Sans doute ont-ils d'ailleurs abrité dans les niches conversationnelles les expérimentations stylistiques et narratives les plus riches. Entendu comme principe démocratique, Internet est bien plus une chance qu'un danger, une aubaine qu'un péril. C'est la transparence complète de l'Internet à lui-même, abolissant les espaces en clair-obscur afin de les porter à la lumière des moteurs de recherche, qui constituerait une réelle menace pour ces prises de parole qui prolifèrent dans tous les sens, humbles ou capitales, graves ou ironiques — mais toujours profondément libres.
[1] Dominique Cardon, La démocratie Internet, promesses et limites, La République des Idées, Seuil, septembre 2010, p. 99-102
Notre système électoral repose sur des technologies assez rudimentaires : il fonctionne grâce aux transports, nécessaires à l’électeur pour se rendre au bureau de vote, mais aussi à l’isoloir, au bulletin papier, à l’urne… Or, nous disposons aujourd’hui d’Internet : ne pourrait-on pas revoir la manière de consulter les citoyens ?
Pour aller plus loin, que manque-t-il ?
Une question importante est celle du discret et du continu. La représentation traditionnelle, c’est du discret. Un électeur français vote pour le président et les députés une fois tous les cinq ans. Entre les deux, rien – la délégation de pouvoir est complète. Tel est le chemin qu’ont pris nos institutions depuis le célèbre discours de l’abbé Sieyès du 7 septembre 1789. Pour autant, l’exigence d’une consultation plus régulière, d’une démocratie plus continue avait déjà été formulée par Rousseau. Ce dernier a inspiré la mise en œuvre, en Suisse, des votations : l’électeur suisse se prononce très régulièrement sur toute sorte de décisions. Tout montre qu’on a aujourd’hui besoin d’une démocratie plus continue permettant aux citoyens d’interroger plus fréquemment la délégation confiée lors de l’élection. Dès la fin du XIXe siècle, le sociologue Gabriel Tarde avait perçu le phénomène massif d’« intellectualisation de la vie sociale ». En clair, les électeurs sont de plus en plus éduqués et compétents, ils n’ont donc aucune envie de confier le pouvoir durant cinq ans à un représentant, sans avoir rien à redire. C’est sur cette dynamique-là que prospèrent de nouveaux usages des outils numériques.
Pouvez-vous citer quelques exemples significatifs ?
Certains collectifs de citoyens cherchent à installer de la démocratie directe dans la démocratie représentative, comme les initiatives LaPrimaire.org ou MaVoix. L’idée est simple : envoyer des gens choisis au hasard à l’Assemblée nationale. Lors des législatives partielles du 22 mai 2016, à Strasbourg, MaVoix a ainsi tiré au sort son candidat, un parfait inconnu. Il a obtenu 4,2 % des voix, ce qui n’est pas négligeable du tout ! S’il avait été élu, il aurait répercuté dans l’hémicycle l’avis de ses propres électeurs, donc du mouvement. Les partis pirates ont la même aspiration, ils ont carrément introduit un concept d’« élu-marionnette ». Les sympathisants d’un parti pirate font remonter leurs préférences sur une plateforme, et l’élu les répercute dans ses votes. Ces initiatives sont intéressantes, sauf qu’elles butent sur une difficulté majeure. L’un des principes fondateurs de la représentation, que nous devons encore à Sieyès, est, en effet, que le député est élu dans sa circonscription, mais que, au Parlement, il représente la nation entière. Un député de MaVoix ou un député pirate doit-il se conformer aux préférences de ses seuls électeurs ? Ou bien doit-il consulter à chaque fois toute la nation ? Dans le premier cas, il y a un risque que le député soit aveugle au bien commun ; dans le second, tout se passe comme si l’on transmettait des sondages d’opinion à l’assemblée. Bref, c’est insoluble.
D’autres initiatives vous paraissent-elles pertinentes ?
J’ai suivi avec beaucoup d’attention le processus de rédaction du projet de loi « Pour une République numérique », porté par la députée Axelle Lemaire [PS]. Les internautes ont été invités à proposer leurs propres suggestions sur un portail en ligne, entre septembre et octobre 2015. Plus de 20 000 participations ont été enregistrées, et le niveau des contributions était plutôt excellent. Sauf que, le dernier jour de la consultation, les lobbys ont déposé leurs propres propositions de façon extrêmement méthodique. Ceux représentant les intérêts de la propriété intellectuelle, telle la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), ont réussi à faire retirer du projet de loi les articles les plus intéressants relatifs à la protection juridique des « communs », ces œuvres fabriqués collectivement par les internautes. Cependant, ce n’est pas un échec, car des négociations qui font partie du jeu démocratique et qui sont d’habitude cachées ont été rendues visibles. La plupart des initiatives citoyennes sur le Web ont pour but de révéler des processus qui ont lieu dans les antichambres du pouvoir. C’est notamment ce que fait Regards Citoyens avec NosDéputés.fr ou La Fabrique De La Loi qui permet de suivre, article par article, le processus législatif à l’Assemblée.
Nous sommes quand même encore loin de la « démocratie Internet », pour reprendre le titre de l’un de vos livres.
La démocratie ne désigne pas seulement ce qui se joue au niveau des institutions. Il s’agit d’un état d’ensemble de la société : vivre en démocratie, c’est quelque chose qui change les rapports entre hommes et femmes, cela se sent en famille, au travail, à l’école… Et c’est là que le numérique est le plus prometteur. Non pas quand il cherche à se brancher directement sur le fonctionnement de la consultation électorale, mais quand il transforme la société elle-même. Un exemple m’est assez cher : l’Union européenne a voulu organiser une consultation publique sur la pêche en eaux profondes. Un beau portail a été mis en place. Résultat : seize contributions. Au même moment, la blogueuse Pénélope Bagieu a mis en ligne une bande dessinée accompagnée d’une pétition contre la pêche en eaux profondes, qui a remporté 600 000 signatures.
Quelles conclusions en tirez-vous ?
Le réseau rend les citoyens expressifs, et cela a ensuite un effet politique. Internet est né dans les années 1970, de la rencontre très curieuse d’un programme de recherche de l’armée américaine et des communautés de la contre-culture californienne. Cette hybridation, unique en son genre, explique encore aujourd’hui la double nature du réseau, entre surveillance généralisée et liberté d’expression débridée. Entre 1967 et 1973, 700 000 Américains sont partis vivre dans la nature, souvent dans les forêts ! Ces hippies voulaient protester contre le consumérisme, la guerre au Vietnam, le sexisme… Bien sûr, cela n’a pas très bien marché, la plupart des communautés ont éclaté. Pourtant, certaines ont utilisé l’informatique et y ont vu le moyen de changer le monde. Regardez les pionniers : Steve Wozniak, le créateur de l’Apple I et II, Doug Engelbart, l’inventeur de la souris, Steve Jobs sont tous issus ce milieu post-hippie. Autre personnage clé, Stewart Brand, qui travaillait avec Engelbart et qui a publié The Whole Earth Catalogue, un guide des communautés alternatives, avant de créer en 1985 l’une des premières communautés virtuelles, The WELL. Les premiers micro-ordinateurs ont d’ailleurs été bidouillés entre 1972 et 1974 dans ces communautés, avec l’objectif de donner plus d’indépendance aux individus. Il y a donc dans le numérique un projet très prometteur d’émancipation horizontale. Je ne voudrais pas tomber dans la technophilie béate, je vois également les écueils. Cependant, il me paraît indéniable qu’il y a une certaine vitalité démocratique qui s’exprime par ces canaux et que c’est un mouvement de civilisation plus essentiel que le simple e-voting. En fait, le programme politique libertaire d’Internet est de changer la société sans prendre le pouvoir. Et aussi de rendre la société connectée vivante, bruyante, critique et « proposante » pour influencer le pouvoir central.
Pensez-vous que les candidats à la présidentielle évoqueront ces enjeux ?
Ils feront bien sûr leur petit numéro numérique, mais cela restera un sujet marginal. Cela dit, je suis frappé de ce que la France n’a pas vu encore son système des partis éclater. Contrairement à l’Italie ou à l’Espagne, nous n’avons pas notre Cinque Stelle ni notre Podemos, alors que le mécontentement s’est généralisé. Par contre, ce qu’on appelle les civic tech, les « technologies civiques », connaissent chez nous un vrai élan, avec beaucoup d’innovations. La société civile est peut-être en train de se mobiliser dans ces espaces qui ne sont pas ceux qu’essaient d’occuper les partis traditionnels, obsédés par l’idée de gagner le centre du pouvoir.
[1] Entretien avec Dominique Cardon, Dossier : La démocratie, ça devrait être quoi ?, Philosophie Magazine n° 104, novembre 2016.
En complément de ces apports je vous propose un texte[1] tentant de comprendre l’élection de Donald Trump en s’inspirant de la démarche et de la pensée de Hannah Arendt lorsqu’elle entreprit de comprendre le totalitarisme. Il émane de Roger Berkowitz, Academic Director du Hannah Arendt Center for Politics and the Humanities, au Bard College près de New York. Traduction personnelle.
[1] https://medium.com/amor-mundi/what-comes-after-denial-thoughts-on-donald-trumps-movement-29412ffea687#.ry9tsvnmf. Traduction du titre original : Qu’est-ce qui vient après le déni ? Réflexions sur le mouvement de Donald Trump.
« Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et rien n’était vrai. » [1]
J'étais dans le hall d'un théâtre cette semaine après l'élection, ayant une conversation franche sur Donald Trump. Une dame s’est approchée de moi et de mes amis et a chuchoté, « parlez plus bas ou vous serez arrêtés. » Je lui ai dit qu'elle était ridicule et elle a répondu que nous devions tous être prudents. Il arrêterait ceux qui le critiquent. Je comprends que quelques personnes soient bouleversées. Je suis bouleversé. Mais la paranoïa mène à l'isolement. La pire chose que nous puissions faire est de nous imposer nous-mêmes le silence, d’agir comme si le danger était pire qu’il n’est. Il y a de vrais problèmes. Ne prétendons pas avoir des problèmes qui n'existent pas.
Quelle situation l’élection de Trump révèle-t-elle donc ?[2]
Donald Trump est rustre et un voyou. Il est méchant. Qu’il soit en réalité quelqu’un d’intolérant ou qu’il en joue juste le rôle sur la scène nationale, son encouragement de l’intolérance est réel. Le New York Times a publié une longue liste des 282 personnes et des idées que Trump a insulté sur Twitter. Quiconque qui lit cette liste et ne voit pas que Trump est une personne attardée a perdu sa faculté de jugement. C’est peut être le cas de ces 58 % qui ont voté pour lui et ne l'aiment pas. Beaucoup disent qu'il est différent en privé. Mais quelle importance ? Ce qui importe est moins Trump lui-même que ce que son élection dit de nous.
La conduite la plus révélatrice de Trump fut au début des primaires quand il prétendit qu'il pourrait tuer quelqu'un sur la Cinquième Avenue et toujours être élu Président. Cela s’est révélé exact.
Je suis secoué par le manque de jugement de mes collègues américains. Pour Trump, le principe de base du nihilisme, que tout est permis, est un mantra. C'est un signe de sa dureté, de sa volonté de tout faire pour gagner. Et cela fait partie de son pouvoir d’attraction : qu'il soit un leader fort qui fera quoi que ce soit pour gagner. Dans les affaires, Trump utilise des avocats pour refuser de payer ses fournisseurs. Il utilise des avocats pour éviter de payer les impôts sur le revenu (parfois légalement, mais probablement pas toujours). Il utilise des avocats pour intimider ceux qui l'interrogeraient et les journalistes qui font des reportages sur lui. Il y a juste deux semaines il menaçait à plusieurs reprises de ne pas accepter le résultat de l’élection. Sa mentalité très « gagner à tout prix » qui devrait le disqualifier nous convainc que Trump réussira.
Quand nous perdons notre capacité de jugement, quand nous en venons à accepter la bassesse dans notre monde politique, nous démontrons que nous avons fait la paix avec notre croyance nihiliste que « tout est permis » tant que c'est utile. Nous voyons qui nous sommes, un peuple dont l'indifférence envers le manque d’éthique reflète notre propre banalité en regard du mal. Cette élection est un miroir nécessaire et nous devrions tous nous y regarder.
Ce qui rend fous les experts est que les données ne confirment pas leurs récits simplistes. Trump a gagné plus de Latino et plus d'électeurs afro-américains que Mitt Romney bien qu’il ait légitimé les dénonciations violentes de l’immigration illégale depuis le Mexique et attisé le racisme et l'antisémitisme ; Clinton l’a moins emporté chez les femmes qu’Obama ne l’avait fait et Trump a gagné la majorité des votes des femmes blanches de la classe ouvrière, bien qu’il se soit vanté d’agression sexuelle et en ait été accusé par onze femmes ; de plus les électeurs blancs des classes inférieures ont commencé à abandonner leurs penchants traditionnels pour le parti démocrate bien que Trump ne soit qu’un ploutocrate sans aucun lien avec l’intérêt général, sans aucune histoire de philanthropie et sans témoignage d’inquiétude pour l'américain moyen. Les experts sont stupéfiés, puisqu’ils pensaient et pensent que l'élection était centrée autour de la race, du genre et la classe. Mais les données autour de la race et du de genre sont toutes ambigües.
Trop souvent oublié dans cette litanie de ressentiments est le fait que la popularité de Trump a été alimentée par un ressentiment profond, constant et violent contre la classe des experts elle-même, les élites - ceux d'entre nous qui occupent les positions d'autorité à travers ce pays. Plus que centrée autour du racisme et du sexisme et même de la classe, cette élection était une révolte contre le pouvoir de l’élite.
Les élites se sont données à elles-mêmes les clés du pouvoir. Soixante-douze pour cent de tous les électeurs dans les sondages du New York Times faits à la sortie des isoloirs (des électeurs aussi bien de Hillary Clinton que de Trump) disent qu'ils « croient que l'économie est truquée au profit des riches et des puissants. » Soixante-huit pour cent de tous les électeurs croient que « les politiciens des partis républicain et démocrate ne se soucient pas de gens comme toi et moi. » Si nous voulons savoir d'où Trump vient, nous devrions regarder ceux d'entre nous qui appartiennent à l'élite politique, économique, médiatique et culturelle.
Ce qui ressort de ce vote et est évident en observant le soutien enthousiaste et frénétique tant de Trump que de Bernie Sander est que l'électorat est furieux contre le pouvoir de l'élite. Les gens se sentent rejetés. Oubliés ils se révoltent. Nous sommes les témoins d'un rejet du pouvoir de l'élite. Quatre-vingt-trois pour cent des électeurs de Trump disent qu’« apporter un vrai changement » est la qualité la plus importante d’un président. Nous voyons un rejet de nous-même. Et nous devons le prendre au sérieux.
À travers l'histoire, le peuple ne méprise pas ou n’en veut au pouvoir en soi. Ce qu’il n’apprécie pas du tout, comme le notait Alexis de Tocqueville dans sa description des aristocrates français sur le point de perdre leur pouvoir, est le pouvoir injuste et illégitime.
« (…) le peuple français haïssait les aristocrates près de perdre leur pouvoir plus qu’il ne les avait jamais haïs, précisément parce que la perte de leur pouvoir ne s’accompagnait pas d’un déclin équivalent de leur fortune. »[3]
Le peuple a aimé les aristocrates jusqu'à ce que le pouvoir des riches semble inutile et que « le peuple estime qu'ils sont des parasites, sans aucune fonction réelle dans la conduite du pays. » La leçon retenue par Hannah Arendt de Tocqueville est que « ni l’oppression, ni l’exploitation en tant que telles ne sont jamais la cause principale du ressentiment ; la richesse sans fonction visible est beaucoup plus intolérable parce que personne ne peut comprendre pourquoi elle devrait être tolérée. » Autrement dit, quand le peuple se révolte c'est parce qu'il en vient à voir l'élite au pouvoir comme inutile et superflue. Il a généralement raison.
Trump a profité de la prise de conscience croissante que la richesse et le pouvoir des élites interconnectées économiques, politiques, culturelles et médiatiques n'ont aucune fonction visible. Quand l'économie est en croissance, quand les écoles fonctionnent, quand les services médicaux sont accessibles, quand les emplois sont abondants et quand le travail acharné mène au succès, le peuple généralement tolère et respecte les puissants. Depuis cinquante ans, cependant, l'élite a fait une promesse au peuple. « Laissez-nous – les diplômés des universités, les sociologues et les experts - diriger le pays. Donnez-nous vos impôts. Vivez vos vies et ne vous impliquez pas dans la politique. Laissez-nous prendre soin de vous. » Et après cinquante ans, les gens observent le système que les élites ont créé et crient à l’injustice.
L'élection de Trump est une opportunité, si nous la saisissons. C'est l’occasion d’abandonner nos préjugés et d’en appeler aux gens qui sont si en colère qu'ils se sont risqués à voter pour Trump. Nous devrions entendre leurs histoires avec une empathie et une solidarité qui manquent actuellement. Oui ils doivent nous écouter aussi. Les deux côtés doivent aller l’un vers l’autre et s'engager dans une écoute profonde et éthique du type de celle imaginée dans cette salle de conversation publique entre des partisans de Clinton et de Trump[4]. Cela exigera aussi la modification de nos visions du monde, la reconnaissance de nos propres échecs et limitations et de retrouver le respect envers des gens très différents de nous.
En écrivant sur les souffrances du génocide et du totalitarisme, Hannah Arendt insiste sur l'effort de comprendre. « Comprendre le totalitarisme ce n’est pas fermer les yeux sur quoi que ce soit, mais c’est nous réconcilier avec un monde dans lequel de telles choses sont tout simplement possibles. »[5] Comprendre c’est faire que notre connaissance du totalitarisme ait un sens. La compréhension est « une entreprise étrange », et « une activité sans fin » par laquelle nous « parvenons à un accord et nous réconcilions avec la réalité, c’est à dire, nous essayons de nous sentir chez nous dans le monde ; » Mais pourquoi devrions-nous faire que le totalitarisme ait un sens ? Pourquoi se réconcilier avec le mal ?
Arendt soutient qu'en rendant le totalitarisme « porteur de sens », comprendre « prépare une nouvelle ressource de l'esprit humain et du cœur. » Dans la compréhension, nous prenons le point de vue de l'autre personne. Nous n'abdiquons pas notre pouvoir de juger, mais nous cherchons à vraiment à saisir le sens de cette vision, à voir le monde avec sa perspective. Quand je cherche à comprendre j'élargis ma propre vision du monde et j’en viens à la reconnaître comme partielle. C'est pourquoi « comprendre est la façon de penser spécifiquement politique; » dans l’activité de comprendre je prends « le point de vue de l'autre semblable! » et j’entre ainsi dans le dialogue politique.
L'élection de Donald Trump comme Président doit être comprise ; nous avons besoin d’entrer dans un dialogue politique avec les gens qui sont en colère. Nous devons les écouter. Écouter ne signifie pas être d'accord. Nous pouvons trouver qu’ils ont tort. Mais nous devons écouter et nous devons nous réconcilier nous-même avec un monde dans lequel des gens qui n'aiment pas Trump, qui trouvent ce qu'il dit offensant et grossier, prennent néanmoins le risque de le faire président parce qu'ils meurent d'envie d’une rupture et d’une destruction du système de pouvoir corrompu. Mes remarques ici sont un effort vers une telle compréhension.
Les États-Unis se trouvent, eux-mêmes, au milieu d’une réaction mondiale contre la globalisation, le cosmopolitisme et la gouvernance de l’élite. Le terrorisme menace la sécurité civile ; le changement climatique menace notre terre et notre santé ; la globalisation menace de nous laisser sans abri et sans racines; les réfugiés menacent de rendre toujours plus grandes les populations superflues ; la technologie menace de rendre des humains superflus ; la bureaucratie menace de la tyrannie anonyme ; et l'inégalité effrénée combinée avec la corruption menacent de défaire la légitimité du gouvernement, de l’économie, de la religion, de l’université et d'autres institutions qui sont les fondations de nos vies. Les problèmes sont si énormes qu'espérer une solution semble puéril.
Vers qui nous tourner pour connaître la voie à suivre dans des temps si périlleux ? Les mêmes politiciens, financés par le un pour cent, qui se sont remplis leurs poches et nous ont menés au bord du gouffre ? Les milieux économiques avec leur intérêt profond pour le statu quo ? Les médias, propriétés d’entreprises, qui nous alimentent en pour et contre comme si c'était un match de tennis ? L'élite culturelle qui est obsédée d’elle-même et voit la majorité des américains comme des péquenauds et des rustres ?
Le peuple s’est tourné vers Donald Trump comme tribun. Pourquoi ?
Une partie du problème est qu'ils n’ont pas vu de bonne alternative. Hillary est à mon avis une personne extrêmement compétente. La défaite d'Hillary fut douloureuse pour moi et beaucoup d'autres. Mais nous devons aussi écouter ce que les électeurs disent. Ils veulent le changement. Quand Trump dit que Hillary a été au et autour du pouvoir pendant 20 ans et demande ce qu'elle fera maintenant qu'elle n'a pas fait alors, il a raison. Les votants désespèrent d’un changement. Hillary et Bill Clinton valent maintenant quelque part autour de 50 millions de dollars selon Forbes Magazine. Quoi que Trump puisse valoir (et nous ne le savons pas), il a gagné son argent par des activités sales, mais au moins il l'admet. Clinton donne l'impression d'être hypocrite, revendiquant d’être des combattants de l'intérêt public. Mais en 14 ans entre 2001 et 2015, ils ont gagné 230 millions de dollars dans des conférences, des ventes de livre et des activités de conseil. Tandis que les médias ont en grande partie couvert le scandale du serveur de courrier électronique de Clinton, le monde des réseaux sociaux s’est enflammé autour du scandale de payer-pour jouer (pay-to-play) de la Fondation de Clinton qui a été révélé dans les piratages de Wikileaks[6]. Je n'ai aucun amour pour Wikileaks et je comprends l'hésitation à publier des courriers électroniques privés piratés. Mais il n'y a aucun doute que l'empressement d'Hillary à s'enrichir et à enrichir a famille dans et autour de son travail public et son conflit d'intérêts manifeste pendant sa présence au Département d'État ont contribué à sa défaite.
Peut-être encore plus important a été l’étiquetage par Hillary des partisans de Trump comme lamentables. Encore pire, elle l’a répété et dit que peut-être seulement la moitié de ses partisans étaient lamentables. Ceci est une forme d’intolérance. D’accord, Clinton n'a pas fait de l’intolérance une pièce maîtresse de sa campagne, tout comme Trump. Mais l’intolérance de Trump était toujours présentée comme un divertissement, comme un effet. Il a marché sur une ligne très étroite entre l’intolérance et l'hyperbole ; de temps en temps il a traversé cette ligne. Mais Trump pouvait toujours plausiblement dire qu'il n’avait pas voulu le dire. Avec les commentaires d'Hillary sur les lamentables, il n'y avait aucun doute. Elle et tant d'entre nous, ses partisans, se sentent incommensurablement supérieurs aux partisans de Trump. Trop d'entre nous les voient comme sans instruction, grossiers, racistes, sexistes, xénophobes et moins importants. Nos privilèges sont justifiés parce que nous sommes meilleurs. Nous les élites devons faire face à notre très réelle intolérance ; si nous ne le faisons pas, cette élection sera juste le commencement.
Mais quand même, pourquoi Trump ? Pourquoi les gens ont-ils choisi un playboy milliardaire ploutocratique et un harceleur sans expérience publique et aucune compétence administrative apparente pour être leur sauveur ? À un certain point, la célébrité et le narcissisme de Trump lui ont permis de rester dans la course même quand il a dit et a fait des choses qui devraient avoir mis fin à sa candidature. Il y a eu d'autres candidats « outsiders » qui ont capté l'imagination des gens et se sont ensuite effondrés et ont été réduits en cendres. Je pense à Herman Caïn et sa proposition fiscale 9-9-9 et son insistance sur la limitation à trois pages de toute la législation du congrès. Caïn était le candidat le plus suivi par les médias dans le champ Républicain en 2012, jusqu'à ce que les allégations d'agression sexuelle aient mis fin à sa campagne. D'une façon ou d'une autre, Trump a été visé par des allégations beaucoup plus précises et nombreuses. Sans que ses partisans s’en soucient.
Mais il y a une raison plus importante pour que Trump - difficilement un homme du peuple - ait pu devenir un leader de ce qu'il décrit convenablement comme un mouvement de masse. La clé pour comprendre le succès de Trump est de voir comment et pourquoi il a pu mobiliser un mouvement.
« (…) les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l’esprit humain ; dans ce monde, par la seule vertu de l’imagination les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres humains et à leurs attentes. »[7]
Le grand danger avec tous les mouvements consiste en ce qu'ils ne peuvent avoir aucun but consistant ; comme mouvements, ils doivent continuellement échauffer leurs partisans qui les poussent en avant. Si un but est atteint, un nouveau doit être inventé. Les mouvements sont donc motivés moins par une fin précise que par une promesse de satisfaire un besoin spirituel profond. C'est pourquoi les mouvements mobilisent les masses qui ont très envie « d'un monde complètement cohérent, compréhensible et prévisible. » Il y a « un désir de s'échapper de la réalité parce dans la condition essentiellement itinérante (de la masse des gens) ils ne peuvent plus supporter ses aspects accidentels, incompréhensibles … »
Que Trump ait de façon si perspicace caractérisé et mobilisé ses partisans comme un mouvement est la preuve de sa compréhension profonde de ce qu'il fait. Il possède un instinct incroyable pour ces mots, expressions et insinuations qui donnent ordre et sens au mouvement. Il pousse au racisme, au sexisme, à l'antisémitisme et à l'anti-islamisme et permet ainsi à ses partisans de construire des récits cohérents de l'Amérique dont Trump rétablira la grandeur. Il apparaît comme le diseur de vérité, celui qui révèle ces vérités cachées que la bonne société et les élites refusent de proférer. Et parce que les élites font si attention à n’offenser personne et ont placé hors débat tant de sujets, Trump apparait comme un prophète et un diseur de vérité.
Dans un article récent du New York Times, Jason Stanley donne la citation suivante des Origines du Totalitarisme dans le cadre de son argumentation que Trump utilise la propagande pour promouvoir une idéologie raciste.
Comme les leaders de foule précédents, les porte-paroles de mouvements totalitaires possédaient un instinct infaillible pour toute chose que la propagande des partis ordinaires ou l'opinion publique n’osaient pas toucher. Tout ce qui était caché, tout ce qui était passé sous silence, devenait d’un intérêt majeur, indépendamment de sa propre importance intrinsèque. La foule croyait vraiment que la vérité c’est ce que la bonne société avait hypocritement délaissé, ou recouvert par la corruption … Les masses modernes ne croient en rien de visible, dans la réalité ou leur propre expérience … Ce qui convainc les masse ce ne sont pas des faits et même pas des faits inventés, mais seulement la cohérence du système auquel vraisemblablement ils appartiennent. [8]
Stanley soutient que l'effort de créer une réalité cohérente doit être au service de quelque « réalité simple comme moyen d’exprimer son pouvoir. » La seule question que Stanley voit est, « Quelle est la réalité simple que Trump essaie de transmettre ? » Pour Stanley, la réponse est évidente. « L’image simple que Trump essaie de transmettre est qu'il y a un violent désordre, à cause des citoyens américains d’ascendance afro-américaine et des immigrants. Il le fait comme une démonstration de force, montrant qu’il est capable de définir la réalité et de conduire les autres à accepter son système de valeur autoritaire. »
Mais ceci suppose que le mouvement de Trump est un mouvement totalitaire, un mouvement qui cherche à entièrement réaliser son monde fictif par la terreur, une offensive contre l'État de droit, la prise de pouvoir d’une police secrète bureaucratique et la domination totale. Arendt décrit la façon dont un gouvernement totalitaire est fondé par un mouvement. Sa description du danger des mouvements est pertinente. Mais il n'y a ici simplement aucune preuve de cette idée et aucun besoin de croire que Trump est une figure totalitaire.
De plus, il n'y a aucune idéologie cohérente à la base du mouvement de Trump. La prémisse même du totalitarisme est qu'il y a une seule idée, unificatrice, totale - une idéologie - qui doit être actualisée et affirmée. Trump n'a pas une telle idée maîtresse. Son pragmatisme ouvert caractérise son mouvement spécifique et c’est ce qui le rend à la fois si populaire et si dangereux. C'est un mouvement du XXIe siècle dans le sens que Trump, comme son leader, n'insiste sur aucune sorte de fidélité à une seule idée. Il autorise toutes sortes de fantasmes (anti-immigrant, antisémite, anti-islamique, raciste, misogyne, nationaliste et plus). Mais personne dans le mouvement ne doit jurer fidélité à une idée. Ce qu'il fait comme le leader du mouvement est de rendre acceptable d’établir n’importe quel fantasme de conspiration voulu par quelqu’un. C’est par une guerre cynique et nihiliste à la réalité que Trump réalise ceci.
Le pouvoir derrière le mouvement de Trump est le cynisme. Ce qu'Arendt a vu dans les mouvements en général et que Trump a maintenant rendu réel est que le cynisme libère profondément. Quand la réalité est oppressante, compliquée et désordonnée, le cynisme donne la permission aux gens de modifier leurs réalités dans un sens plus confortable :
«Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et rien n’était vrai. [9]
Les leaders totalitaires décrits par Arendt ont cherché à faire croire leurs idéologies à ceux qui les suivaient et ont vu qu’ils
« pourraient faire croire aux gens les déclarations les plus fantastiques un jour, et espérer que si le jour suivant on leur a donné la preuve irréfutable de leur mensonge, ils se refugieraient dans le cynisme; au lieu d'abandonner les leaders qui leur avaient été menti, ils protesteraient qu'ils avaient su depuis le début que la déclaration était un mensonge et admireraient les leaders pour leur intelligence tactique supérieure. » [10]
Trump a mobilisé ce même cynisme, mais sans revendiquer la conduite ou la direction d'un mouvement mené par l’idéologie. Il a rendu possible une version uniquement américaine et individualiste d'un mouvement, celui qui permet aux individus et aux groupes de créer et défendre leurs propres réalités signifiantes.
Je suis resté éveillé lors de la soirée électorale pour voir le Président élu tenir son discours d'acceptation. J'ai dit à d'autres que le discours était important. Nous devions voir comment il réagirait à sa victoire. Et de façon générale, j'ai été conforté par ce que j'ai entendu et ai vu. Il était aimable et présidentiel. La politique dont il a parlé faisait plus appel aux libéraux qu’aux conservateurs, avec l'investissement de 1 trillion de dollars dans le développement d'infrastructures dans les villes intérieures et dans tout le pays.
Quand je fais l'éloge du discours de Trump, mes collègues se moquent. Ils ignorent ou rient de l'insistance répétée de Trump disant qu'il investira dans les villes intérieures et reconstruira notre infrastructure périmée. Et ils raillent le slogan de Trump « Rendre de nouveau grande l’Amérique. » C’est vrai, il y a la vacuité d’un tel cliché et aussi une nostalgie dangereuse pour un temps qui n'existe pas.
Oui, mais nous pouvons aussi entendre le slogan de Trump de façon mesurée. C'est un appel à un temps où en Amérique nous avons construit les bâtiments les plus grands du monde, ouvert la frontière de l’Ouest, pris des risques pour construire de beaux ponts et ouvrir de grands halls publics. Oui, avec la conquête de l’Ouest nous avons commis un génocide. Oui, le Réseau autoroutier national de la FDR’s National Highway System peut avoir été justifié comme une nécessité de guerre, mais il symbolisait aussi une énergie américaine pour l’audacieux et le grand. Central Park a été imaginé comme une façon de garder les masses réunies heureuses, mais il s’est avéré un grand espace public démocratique. La nostalgie est toujours partiale ; mais cela ne signifie pas que la nostalgie n’a pas de sens. Elle nous rappelle les valeurs que nous chérissons. Elle nous pousse à agir.
Je suggère que, pour le moment, nous lisions le projet positif de Trump de façon mesurée. Ceci en aucune façon ne signifie que nous abandonnons notre vigilance quant aux dangers très réels que Trump représente. Ces dangers incluent notre perte collective de jugement, le cynisme public et la menace réelle de violence croissante contre beaucoup de communautés et individus. Nous devons avoir le courage de résister aux violations et aux actions qui menacent l'État de droit, la dignité des personnes et les droits constitutionnels de base. Ainsi nous devons tenir compte de l'avertissement d'Arendt, ne pas laisser passer les signes de tyrannie et de totalitarisme quand nous les voyons :
« On est fortement tenté de trouver satisfaisante une explication de ce qui est intrinsèquement incroyable au moyen de rationalisations généreuses. En chacun de nous se cache une telle générosité, qui nous enjôle en prenant la voie du bon sens. La route qui mène à la domination totale passe par bien des étapes intermédiaires, auxquelles nous pouvons trouver bien des analogies et des précédents. »[11]
Arendt donnait à ces mots le sens d’un avertissement à ne pas excuser d'autres pays qui entamerait le chemin vers la domination totalitaire. Mais ils s'appliquent aussi bien à nous aux États-Unis. J'ai écrit sur les éléments réels de fascisme qui sont inclus dans le mouvement de Trump. Nous ne sommes pas encore en danger de devenir un pays totalitaire. Soyons reconnaissant pour cela. Et poursuivons dans cette voie.
[1] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, p. 382, p. 709 de la traduction française du Quarto/Gallimard.
[2] Pour parioder une expression d’Alain Badiou mise à toutes les sauces : de quoi l’élection de Trump est-elle le nom ?
[3] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, p. 4, p. 220 de la traduction française du Quarto/Gallimard.
[5] Citation provenant probablement de Understanding and Politics, traduction française dans La nature du totalitarisme, Payot, 2006, P. 34 : « (…) comprendre le totalitarisme ne revient nullement à pardonner ; il s’agit de nous réconcilier avec un monde où de tels évènements sont tout simplement possibles. »
[6] Hillary Clinton aurait utilisé sa position au département d’état pour octroyer des avantages aux donateurs de la Fondation Clinton.
[7] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, p. 353, p. 672 de la traduction française du Quarto/Gallimard.
[8] Référence précise non encore trouvée (je cherche…)
[9] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, p. 382, p. 709 de la traduction française du Quarto/Gallimard.
[10] Référence précise non encore trouvée (je cherche…)
[11] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, p. 440-441, p. 785 de la traduction française du Quarto/Gallimard.
Mais c'est la méthode que nous avons adoptée pour aborder les questions engendrées par ce mouvement qui pourra surprendre. On s'étonnera de ne pas trouver ici de débat contradictoire. La loi Travail, finalement, pour ou contre ? Nuit debout, c'était bien ? Pas bien ? Très mauvais ? On approuve ? On rejette ? Un peu ? Passionnément? Jusqu'à certain point? Quel bilan? Positif? Négatif? Et l'ostracisme à l'égard de Finkielkraut, vous approuvez ? Et les casseurs, vous les condamnez assez ?
Le présent numéro est assez largement indifférent à ces questions. Nous assumons ce choix. Nous avons en effet exclu par principe toute position éditorialisante sur le mouvement. Appelons « éditorialisant » le discours qui tente de donner une opinion sur un sujet auquel il reste largement extérieur, le commentaire évaluatif plus ou moins correctement informé qui permet surtout à un sujet de se situer dans un champ où il se compare à ses semblables. Écarter ce genre d'approche fut une décision mûrie. Elle reflète notre volonté de contribuer, dans la mesure de nos capacités, à changer les règles du débat public en France qui, ces dernières années, a eu tendance à tomber terriblement bas. Une certaine sagesse des questions s'est perdue; agitateurs et vitupérateurs sont laissés libres d'organiser le champ des problèmes et de susciter les « discussions ».
Cette situation nous semble avoir une raison simple : un mauvais réglage dans la compréhension de la notion même de « débat ». On veut du débat, par-dessus tout du débat. Plus notre monde est rigide, incapable de changer ne fût-ce qu'un peu, plus il nous faut du débat Mais rien ne menace plus le débat que cet impératif à débattre. On se précipite pour mettre en scène une contradiction, entendre les pour et les contre. On néglige un point : pour et contre quoi ? Le « débat » se déploie et on ne sait même pas de quoi on parle. Les problèmes sont vagues, mal posés, ou plutôt posés en fonction des prises de position que l'on veut manifester bruyamment. On oublie un effort de la pensée autrement plus noble et plus impérieux : atteindre plus de précision quant à ce sur quoi il y a lieu, justement, de se prononcer. Bergson disait : « Un problème bien posé est déjà à moitié résolu. » On pourrait dire : un événement bien défini ne laisse déjà presque plus de place au débat. Non pas qu'il n 'existe alors qu'une seule voie vers lui et à partir de lui, mais la diversité des manières de penser ne peut plus alors se résoudre à du «pour ou contre »; elle devient une question d'inventions et de nuances.
Nous avons donc demandé aux contributeurs non pas de se prononcer « pour » ou « contre » Nuit debout ou d'autres aspects du mouvement social, mais de nous aider à comprendre ce qui s'est passé; de proposer un diagnostic susceptible d'intensifier notre rapport à ce qui nous arrive. Il s'agit non de discuter mais de caractériser l'événement et, à travers lui, le monde dans lequel il a eu lieu, autant, d'ailleurs, que celui dans lequel il nous laisse. « Contre la loi Travail et son monde », disait le mot d'ordre de la mobilisation. La question ici posée est : qu'en est-il de « Nuit debout et notre monde » ?
A situation nouvelle, démarche nouvelle : nous avons procédé différemment nous aussi. Les textes qui sont ici réunis nous sont parvenus à la suite d'un appel à contributions que nous avons fait circuler à travers les réseaux sociaux. Nous souhaitions ainsi rester fidèles à l'esprit d'ouverture ou d'« horizontalité » qui avait marqué Nuit debout et également court-circuiter, dans la mesure du possible, les mécanismes de pouvoir qui traversent aussi les milieux de l'édition. Plusieurs auteurs publient ici leur premier texte.
Nous avons retenu d'abord un ensemble de propositions qui parlent de l'intérieur du mouvement, écrites par des gens qui y ont participé. Cela ne signifie pas que ces textes soient tous «favorables » à Nuit debout ou au mouvement social, si tant est que cette expression ait un sens. Mais bien que les éventuelles critiques, déceptions, réticences qui y sont formulées sont articulées à partir d'un effort pour faire exister quelque chose de précis : elles tendent de marquer une différence, d'introduire un meilleur grain dans notre perception de l'événement et donc dans les réglages de l'action — et non pas de prendre position sur quelque chose qui serait déjà donné.
Nous avons ensuite sollicité ou accueilli des contributions qui se proposent d'analyser le mouvement et de mieux en cerner la nature avec les moyens forcément médiats du savoir, de la comparaison, du recul et de l'étude. Comment ce mouvement s'inscrit-il dans le cycle mondial de contestation qu'on appelle le « mouvement des places » ? Quelles sont ses innovations au regard de l'histoire des mobilisations des dernières décennies ? De quel monde exactement nous entretient-il? Peut-on parler de « dictature néo-libérale » comme on l'a entendu dire ? Le sentiment d'une élévation significative du niveau de violence policière est-il justifié ? Faut-il voir, dans les formes particulières qu'a pris le mouvement, l'expression de doctrines politiques ou philosophiques définies, et lesquelles ? Toutes ces questions réclament un regard éloigné que seuls l'étude et le travail peuvent construire.
[1] Début de l’avant-propos de Patrice Maniglier dans le numéro 691 de la revue Les Temps Modernes consacré à Nuit Debout.
- Site Web du Hannah Arendt Center : http://hac.bard.edu/
- La démocratie, ça devrait être quoi ? Philosophie Magazine n° 104, novembre 2016.
- Les affects de la politique, Frédéric Lordon, Éditions du Seuil, octobre 2016
- Comprendre le réveil arabe, Manière de Voir n°117, juin – juillet 2011.
- Tunisian Girl, Blogueuse pour un printemps arabe, Lina Ben Mhenni, Éditions Indigènes, juin 2011.
- La démocratie Internet, promesses et limites, Dominique Cardon, La République des Idées, Éditions du Seuil, 2010.
- Avons-nous encore un monde ?, Politique et humanité chez Hannah Arendt, Cause Commune, printemps 2008, Cerf.
- De la Révolution, Hannah Arendt, folioessais, 1963 pour l’édition originale et 2012 pour la traduction.
- Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, Agora Pocket, 1958 pour l’édition originale, 1961 pour la traduction.