Réponse à une recension du livre Arendt et Heidegger (Emmanuel Faye)
Réponse à la récension par Christo Datso du livre d'Emmanuel Faye Arendt et Heidegger .
Et si pas maintenant, quand ? Arendt et Heidegger, par Emmanuel Faye
Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Albin Michel, 2016 (" Et si pas maintenant, quand ? ", du CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind)...
https://metamorphosisinc.blogspot.fr/2016/11/et-si-pas-maintenant-quand-arendt-et.html
De ta recension revisitée à partir de la carte mentale qui suit et des quelques « échanges » que j’ai pu avoir avec Faye, j’en déduis que ce dernier a construit un cadre explicatif total pour Heidegger qu’il tente d'appliquer maintenant à Arendt en en recherchant tous les indices le confortant et en laissant de côté tout ce qui pourrait un tant soit peu le fissurer. Avec une certaine érudition il est possible de faire ainsi pour tout auteur d'envergure chez qui les hésitations, les erreurs sont à la hauteur des apports et des découvertes, comme le notait Arendt à propos de Marx.
Pendant qu’il mène cette enquête, qui me fait penser à la construction de certains polars où l'on voit le héros échafauder toute une théorie avant de s'apercevoir qu'il s'est focalisé sur les contingences et hasards de la vie et est passé à côté de l'essentiel, c’est-à-dire du vrai coupable, je préfère, pour ma part, confronter la pensée d'Arendt telle que je peux la lire, au monde obscur dans lequel nous sommes plongés.
Pour suivre Faye dans son livre, il faut d’abord admettre comme première prémisse ses thèses sur Heidegger, ce qui n’est pas rien. Admettons les donc, dans un premier temps, pour pouvoir continuer à avancer.
Le point de départ est la contradiction que perçoit Faye entre l’analyse par Arendt du nazisme comme totalitarisme et l’admiration qu’elle affiche pour Heidegger. Nous sommes libres de ne pas forcément voir là une contradiction puisque les deux termes ne se situent pas sur le même plan. Analyse d’un évènement sans précédent, d’un côté, admiration pour l’œuvre d’un homme qui a bouleversé la philosophie de l’autre tout en s’enferrant dans de terribles errances. Attachement à l’amour de sa jeunesse, à ce que cette rencontre a permis d’ouvrir chez elle pour la suite de sa vie. Attachement non exclusif puisque les amitiés ont été au centre de la vie d’Arendt et en particulier l’amitié avec son véritable père spirituel, Karl Jaspers, dont l’œuvre est d’ailleurs beaucoup moins traduite en français que celle de Heidegger.
Si nous voulons suivre Faye, il nous faut donc admettre une deuxième prémisse : cette « contradiction », ce qui n’est pas rien là aussi.
Ces deux prémisses admises, Faye mène une enquête à charge sans concession pour exhumer les indices démontrant qu’il n’y a pas contradiction chez Arendt mais lien. Les quatre que tu cites me paraissent tous très discutables :
- La disculpation des intellectuels allemands qu’Arendt aurait écrite dès 1946 dans sa recension du livre de Weinrich, Les professeurs de Hitler. Sur l’attitude du milieu intellectuel allemand face au nazisme Arendt a pourtant toujours été très critique comme elle le redit en 1964 dans son entretien avec Günter Gauss.[1] Faye est probablement passé à côté de l’ironie mordante d’Arendt envers ses collègues intellectuels allemands qu’elle ridiculise et non dédouane. Même attitude aussi envers Heidegger mais avec un certain respect et attachement. Là où Faye voit d’abord les défaillances des individus, Arendt pointe les limites de l’intellectuel, surtout philosophe, qui pense hors du monde (voir sa préface de Between Past and Future (La crise de la culture), où elle s’aide de Kafka pour construire une métaphore de la position du penseur entre passé et futur et dans le monde et non en surplomb.) Dans ce même entretien à Gauss qui lui demande si ses travaux tendent à exercer une influence sur le grand public Arendt répond, en substance que « L’essentiel pour moi c’est de comprendre : je dois comprendre. » rajoutant plus loin à propos de la question sur l’influence, question pour elle toute « masculine » : Les hommes ont toujours terriblement envie d’exercer une influence, mais je vois cela, d’une certaine manière de l’extérieur. Exercer une influence moi ? Non, ce que je veux, c’est comprendre et lorsque d’autres gens comprennent aussi, je ressens alors une satisfaction comparable au sentiment que l’on éprouve lorsqu’on se retrouve en terrain familier ». [2] Prouvant ainsi qu’il faut avoir bien mal lu Arendt, ou pas du tout, pour en faire une « icone ».
- L’interprétation de l’antisémitisme comme phénomène européen en 1951, dans Les origines du totalitarisme, et non comme spécifiquement allemand dans un texte non publié de 1932. Là, les bras m’en tombent. La pensée d’Arendt est vivante et accompagne sa vie et les évènements auxquels elle est confrontée. C’est une pensée d’abord politique, construite entre passé et futur. Au début des années 1930, à la demande de Kurt Blumenfeld, elle fait une tournée dans plusieurs villes pour parler du sionisme et de l’histoire de l’antisémitisme allemand. Son regard est d’abord focalisé sur l’Allemagne et l’arrivée d’Hitler au pouvoir. En 1933 après son arrestation[3] et sa libération par la Gestapo, elle rejoint Paris en passant par Prague et Genève. Luttant pour sa survie et celle des siens, Arendt fait porter son examen de la vie politique française sur la droite par souci de défense, car l’antisémitisme y est dominant et menace les organisations comme l’Aliyah des jeunes où elle travaille. Arendt garde un œil circonspect sur l’un des groupes fascistes les plus importants, l’Action française. Ses membres illustrent, pour elle, les développements de l’antisémitisme en France depuis l’affaire Dreyfus, bien différents de ceux de l’antisémitisme en Allemagne. Elle commence à tenir un cahier de citations, de réflexions sur les idées qui apparaissent, de statistiques, dont elle se sert pour ses conférences. Ses discussions et conférences nourriront le premier article substantiel qu’elle publiera aux États-Unis : « De l’Affaire Dreyfus à la France contemporaine ». Son regard s’est élargi, sa vision de l’antisémitisme aussi. Quoi d’étonnant chez un penseur qui ne se veut plus philosophe, en surplomb par rapport au monde, mais engagé dans ce monde et qui, en 1964 à Gauss la présentant comme philosophe, répondra « Mon métier – pour m’exprimer de façon générale – c’est la théorie politique. je ne me sens nullement philosophe et je ne crois pas non plus que j’ai été reçue dans le cercle des philosophes… ». C’est ce qui explique la réception si difficile de la pensée d’Arendt en France puisque captée par un milieu philosophique très marqué par les idéologies et totalement ignorée, à l’exception de Raymond Aron, par les spécialistes de science politique.
- La théorie fonctionnaliste du totalitarisme où les différences entre nazisme et stalinisme sont effacées au profit d’une analyse des structures communes (masses, société en mouvement, idéologie et terreur comme instruments de domination, fabrication d’hommes superflus). Une telle présentation du travail d’Arendt sur le totalitarisme, si elle montre une bonne lecture des Origines du totalitarisme, semble ignorer complètement le côté « work in progress » de la recherche d’Arendt. Commencé probablement dès les années françaises, probablement lorsqu’elle était réfugiée à Montauban, Les origines du totalitarisme ont occupé Arendt, et son mari Blücher, probablement pendant plus de trente ans. En témoignent les modifications de la fin de la dernière partie et l’évolution des préfaces. Je ne comprends pas le terme théorie fonctionnaliste qui ne me parait pas du tout pouvoir s’appliquer au travail d’Arendt pas plus que la notion de système qui a conduit à traduire la dernière partie par système totalitaire au lieu de totalitarisme. Arendt ne gomme nullement les différences entre nazisme et stalinisme. Un exemple, parmi d’autres, avec les deux processus différents de naissance d’une société atomisée d’individus. Effondrement des murs protecteurs des classes en Allemagne et en Autriche lorsque l’inflation et le chômage aggravent la dislocation consécutive à la défaite militaire. Création d’une société atomisée et individualisée en URSS par Staline à travers un processus de purges répétées : classes paysanne et moyenne, classe ouvrière transformée en armée de forçats, bureaucratie et hauts fonctionnaires de la police ayant mené les purges précédentes. Ce qui peut être reproché à son ouvrage, paru en 1951, c’est le déséquilibre entre l’analyse du nazisme et celle du stalinisme. La publication des Origines du totalitarisme, dès 1951[4], laisse Arendt avec un constat et un questionnement. Le constat est celui des dangers et des problèmes non résolus de la vie moderne auxquels le totalitarisme, selon ses propres termes, semblait apporter une terrifiante solution. L’interrogation concerne la pensée philosophique qui va des Lumières à Marx. Comment une telle école de pensée a-t-elle pu servir de base à une idéologie totalitaire fondée sur le déni de la liberté et de la dignité ? Arendt soupçonne que la pensée de Karl Marx ne peut être si facilement séparée de sa déformation stalinienne. Elle démarre dès 1951 un travail de recherche sur les éléments de totalitarisme dans le marxisme. Elle en vient rapidement à la conclusion que Marx n’est pas un ami de la liberté humaine, et que ses idées et catégories fondamentales font l’impasse sur les expériences politiques de base, comme le débat entre des citoyens divers et égaux. Mais, pour elle, le vrai choc est ailleurs. C’est au début même de la pensée occidentale, découvre-t-elle chez Platon puis Aristote, qu’a été tracé un cadre conceptuel hostile à la pluralité humaine. Les conséquences en été considérables sur notre façon de penser l’action politique, la liberté, le jugement, et, par-dessus tout, la relation entre la pensée et l’action. Arendt abandonne alors son projet de livre sur Marx pour tenter une réorientation fondamentale de la théorie politique. Cette réorientation comporte deux moments. En premier lieu, une lecture critique ou déconstructrice des penseurs canoniques, de Platon à Marx, vise à révéler les sources de l’hostilité de la tradition philosophique occidentale envers la pluralité, l’opinion et la politique du débat et de la délibération entre égaux. En second lieu, une tentative de description de la vie active tente de faire la distinction entre la capacité humaine pour l’action et la parole politiques et les activités liées à la nécessité naturelle (le travail) ou au besoin de créer des choses durables, un artifice humain, un monde (l’œuvre). Arendt pense que la tradition occidentale a progressivement confondu les composantes distinctes de la vie active et créé un ensemble de concepts qui déforment fondamentalement l’expérience politique et la compréhension que nous en avons. Chaque fois que ces concepts ont été appliqués systématiquement aux affaires humaines, ils nous ont plongés dans un monde horrible. Condition de l’homme moderne (1958) et les essais rassemblés dans La Crise de la culture (1961) sont les résultats de ce travail de réorientation de la théorie politique.
- Last but not least, le retournement d’Arendt envers Heidegger qui aurait suivi la publication par ce dernier de La lettre sur l’humanisme, en 1949. Arendt serait alors passée d’une attitude critique à une adhésion intellectuelle totale. Adhésion « prouvée » par la correspondance inédite entre Arendt et Sternberger entre 1949 et 1953. L’exemple que tu en donnes avec la lettre du 26 août 1949 me parait guère probant : « Que dans la lettre contre l’humanisme (sic), il porte atteinte aux fondements de la pensée occidentale ne m’effraie pas non plus. À sa manière tranquille et mesurée, Jaspers le fait aussi, lorsqu’il veut, à tout prix, faire exploser le cadre de la culture de l’Ouest. De quel côté qu’on le prenne, c’est devenu aujourd’hui une prison dont Heidegger s’évade avec violence : ce qui comme tu le vois, n’a pas manqué de m’impressionner. » Que trois « prisonniers », cherchent à s’évader d’une même prison, leur fait un objet commun mais non une adhésion totale de l’un à l’autre. Si retournement d’Arendt il y a ce n’est pas envers Heidegger mais envers la tradition de pensée occidentale depuis Platon. Ce retournement la mènera à tracer une voie originale de refondation de la politique de Condition de l’homme moderne à De la révolution, en passant par Entre passé et futur, autour des notions clés de pluralité et de natalité.
C’est pourtant autour de ce « retournement » vers une adhésion intellectuelle totale d’Arendt à Heidegger que Faye, d’après ta recension, va construire son argumentation à travers quatre évènements, moments et textes clés. Troisième prémisse à admettre si je veux poursuivre cette réponse à ta recension. Prémisse la plus difficile pour moi, lecteur attentif des livres publiés par Arendt, tant elle me parait gommer son indépendance d’esprit et son originalité qui la rende encore si actuelle. Je ne peux m’empêcher de me demander si un penseur masculin aurait eu droit à un tel traitement.
Quels sont ces quatre évènements, moments et textes clés ?
- Martin Heidegger publie la « lettre sur l’humanisme » en 1946, en réponse à la question de Jean Baufret : « Comment redonner un sens au mot Humanisme ? ». De ce que tu évoques de cette lettre, point le plus difficile pour moi dans ta recension, je ne trouve guère de traces chez Arendt, hormis le souhait partagé de sortir de la prison de la pensée occidentale. Dans Condition de l’homme moderne, elle ne traite pas de nature mais de condition humaine, faisant bien la distinction et elle n’évoque le « qui » qu’en lien avec l’espace public où chacun peut, par l’action, révéler « qui » il est. Qui plus est, c’est le cas de le dire, elle met au centre de cette ouvrage les deux notions de pluralité et de natalité, très éloignées de Heidegger qui ne manifesta d’ailleurs aucun intérêt pour son livre, comme pour le reste de son œuvre.
- Hannah Arendt revient du procès « Eichmann à Jérusalem » avec un « rapport sur la banalité du mal » en 1963 qui l’amène à penser la question « morale du bien » dans de nouvelles directions mais imprécises. Notons, au passage, que, cas unique, un second livre d’Arendt est publié cette même année, De la révolution, qui passera quasiment inaperçu alors qu’il marque la conclusion du travail de refondation de la politique entamé après la publication des Origines du totalitarisme. D’après ta recension, Faye voit ce livre important pour Arendt à cause du questionnement qui ne va cesser de la préoccuper à partir de là, et dont, d’après Faye toujours, elle ne trouvera la réponse qu’à la fin de sa vie, non pas tant « qu’est-ce qui nous prédispose au mal ? » que « qu’est-ce qui nous empêche de le commettre ? ». Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’Arendt ait trouvé la réponse, si tant est d’ailleurs qu’Arendt cherchait des réponses, elle cherchait à comprendre, comprendre politiquement. Elle nous laisse avec un questionnement, sa mort ayant interrompu son dernier ouvrage, La vie de l’esprit.
Avec le procès d’Eichmann, Arendt se retrouve confronté à la question du mal sans précédent associé aux camps de concentration et d’extermination, douze ans après l’avoir été lors de l’écriture des Origines du totalitarisme. L’utilisation de deux expressions, apparemment opposées, traduit bien toute sa difficulté face à un sujet qui la hantera jusqu’à sa mort et continue à nous hanter. Bien loin d’avoir élaboré une doctrine, c’est un questionnement qu’elle nous laisse et qui traverse son œuvre. Dans Le totalitarisme, troisième partie des Origines du totalitarisme, elle emploie le terme mal radical en deux endroits de son analyse de la domination totale. L’approche est politique puisqu’elle note qu’avec l’apparition d’un mal radical, inconnu de nous auparavant, c’est la prise de conscience qu’il y a peut-être dans la politique moderne quelque chose qui n’aurait jamais dû s’y trouver, à savoir le tout ou rien. Le tout, c’est-à-dire une infinité indéterminée de formes humaines de vie commune. Le rien, dans la mesure où la victoire du système concentrationnaire signifierait pour les êtres humains la même inexorable condamnation que l’emploi de la bombe à hydrogène pour l’espèce humaine. Ajoutant que toute notre tradition philosophique, y compris Kant qui forgea l’expression de mal radical, nous laisse sans référence pour nous confronter à cette réalité accablante. Dans Eichmann à Jérusalem, la question semble d’abord morale et accompagnera Arendt jusqu’à la fin de sa vie et sera, en partie, à l’origine de sa dernière œuvre, inachevée, La vie de l’esprit, et de son retour à la philosophie. Eichmann semble banal, insignifiant, voire grotesque, bien loin de la profondeur démoniaque d’un héros shakespearien. Rien n’est plus opposé à son questionnement que l’idée d’un Eichmann en chacun de nous. C’est la question des normes morales, de leur fondement et de leur justification, ou de leur éventuelle réduction à de simples mœurs qui s’impose. Et cela dans un monde où la religion a perdu son importance politique, et où le nazisme peut poser un « tu tueras » et le stalinisme un « tu porteras de faux témoignages ». Avec La vie de l’esprit Arendt nous laisse face à une question : « l’activité de penser en elle-même, l’habitude d’examiner tout ce qui vient de se produire ou attire l’attention, sans préjuger du contenu spécifique ou des conséquences, cette activité fait-elle partie des conditions qui poussent l’homme à éviter le mal et même le conditionnent négativement à son égard ? »
- Troisième « moment fort » la publication en 1969 par d’un texte à l’occasion des 80 ans d’Heidegger. Texte ajouté dans Vies politiques lors de la publication de la traduction française de Men in Dark Times[5]. Bien qu’ayant cherché je n’ai pas réussi à trouver qui est à l’origine de cet ajout. Ce serait intéressant de le savoir pour vérifier si Arendt appliquait à Heidegger la conclusion de cette préface[6], écrite en janvier 1968. C’est autour de ce moment fort que je trouve dans ta recension (chez Faye), les glissements les plus importants qui modifient la perception d’un écrit, en en gommant la dimension d’ironie, certes affectueuse, pour transformer ce texte en une apologie, en décontextualisant les propos d’Arendt sur la renommée acquise par Heidegger dans les années 1920, en minimisant l’importance de sa critique de la déformation professionnelle des philosophes.
- Critique peut-être plus dure à entendre que celle d’un seul homme mais qui pour moi infirme le modèle du dispositif bipolaire de Faye : absence de pensée identifiée à Eichmann contre pensée identifiée à Heidegger. Modèle basé sur l’œuvre posthume d’Arendt, par définition interrompue, La vie de l’esprit. Mais surtout modèle bipolaire qui est une absurdité par rapport à toute l’œuvre d’Arendt qui ne parle jamais par oppositions mais toujours par distinctions, le plus souvent ternaires.
Pour soutenir sa thèse Faye écrit un livre roboratif, solidement documenté d’après ce que tu en dis, construit en quatre parties.
- Hannah Arendt et le nazisme centré sur l’analyse et la critique des Origines du totalitarisme. D’après ce que tu en rapportes cette partie devrait m’intéresser puisqu’ouvrant des débats toujours actuels : antisémitisme comme accident ou finalité, nature transnationale de l’antisémitisme, hypothèse fonctionnaliste ( ??) de la transformation de la société après 1918…
- Heidegger ou la métapolitique de l’extermination dans laquelle Heidegger explique comment la destruction de la philosophie a été programmée par Heidegger à partir des années 1920 avec le passage des catégories conceptuelles de la philosophie de Kant aux existentiaux. Partie plus difficile pour moi, à priori, et probablement très marquée par la lutte féroce entre heideggériens et anti-heideggériens. Spécialité très française qui m’intéresse peu sauf qu’Arendt est maintenant utilisée pour ce combat.
- Arendt et le dynamitage de la pensée occidentale où Faye interprète l’évolution philosophique d’Arendt sous influence heideggérienne avec la lecture de Condition de l’homme moderne comme traité de philosophie politique élitiste, inégalitaire. Curieux de voir comment on peut arriver à percevoir ainsi le livre politique, et non de philosophie politique, qui s’est, pour moi, le mieux interrogé sur la condition de l’homme moderne à travers une analyse historique, philosophique et politique de l’âge moderne, de ses lumières jusqu’à l’aveuglement provoqué par Hiroshima.
- Enfin la mise en place du délirant dispositif « bipolaire ».
Faye a manifestement fait un sacré travail. Mais emporté par sa mission de diseur de vérité sur Heidegger et croyant pouvoir, comme Onfray avec Freud, entrer dans la pensée d’Arendt en quelques mois de labeur acharné sans prendre le temps de l’assimiler en profondeur, il a construit un récit plutôt que critiqué une œuvre. Le récit ayant l’avantage de la cohérence sur une bonne critique, comme le mensonge sur la vérité, mais oubliant de distinguer entre un objet d’érudition et une chose pensée.
[1] « Je vivais dans un milieu d’intellectuel, mais je connaissais également d’autres personnes et je pouvais constater que suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle parmi les intellectuels, alors que ce n’était pas le cas dans d’autres milieux. Je quittais l’Allemagne sous l’empire de cette idée, naturellement quelque peu exagérée : plus jamais ! Jamais plus aucune histoire d’intellectuels ne me touchera : je ne veux plus avoir affaire à cette société. »
À Gauss qui lui demande si c’est toujours son opinion Arendt répond : « Pas avec la même force, mais je maintiens qu’il est dans la nature des choses de se faire une opinion et d’avoir des idées. Voyez-vous, on n’a jamais reproché à un homme de suivre le mouvement parce qu’il avait une femme et des enfants à charge. Ce qui fut bien pire, c’est que certains y ont vraiment cru ! Pour peu de temps, la plupart très peu de temps. Ce qui signifie encore : les intellectuels allemands ont également eu leurs théories sur Hitler. Et des théories prodigieusement intéressantes ! Des théories fantastiques, passionnantes, sophistiquées et planant très au-dessus du niveau des divagations habituelles § J’ai trouvé cela grotesque. Les intellectuels se sont laissé prendre au piège de leurs propres constructions : voilà ce qui se passait en fait et que je n’avais pas bien saisi à l’époque. » Seule demeure la langue maternelle, dans La tradition cachée, Christian Bourgois éditeur, p. 237-238.
[2] Ibid., p. 224-225.
[3] Au cours du printemps 1933, Kurt Blumenfeld et l’un de ses associés de l’Organisation Sioniste Allemande chargent Arendt d’une mission illégale : recueillir à la Bibliothèque d’État Prussienne, des documents prouvant les pratiques antisémites des organisations indépendantes du gouvernement, des cercles privés, des cercles d’affaire ou associations professionnelles. C’est cette mission qui lui vaut d’être arrêtée.
[4] Son premier biographe, son étudiante Elizabeth Young-Bruhel, rapporte combien Arendt est consciente que son livre manque d’équilibre. Elle prévoit de passer les années 1952 et 1953 à écrire une étude séparée sur les éléments marxistes du totalitarisme. Elle a l’intention d’utiliser la méthode mise en œuvre dans Les Origines du totalitarisme pour dresser un portrait de la Russie du XIXe siècle et discuter la forme sous laquelle le marxisme a été adapté en Union soviétique par Lénine puis par Staline. Elle aurait accentué la différence centrale entre le nazisme et le bolchévisme, différence entre l’idéologie de la nature et l’idéologie de l’histoire, les différences d’organisation ou de forme de gouvernement n’étant que secondaires. Mais dans une atmosphère d'opposition confuse à Staline plutôt qu'au totalitarisme en général, Arendt sent que son livre correspond à un besoin urgent. Elle expose cette urgence dans son article de 1948 pour la Partisan Review (plus tard incorporé aux Origines du totalitarisme) : «Une compréhension exacte de la nature du principe totalitaire, exigée par notre peur des camps de concentration, peut servir à dévaluer les vieilles ombres politiques de la droite à la gauche et, en dehors comme au-delà d'elles, à introduire le plus essentiel critère politique requis pour juger des événements de notre époque. Conduiront-ils ou non au totalitarisme ?».
[5] Ce que j’ai retenu de ce texte pour mon livre :
Deux éclairages donnés par Arendt : sur la renommée acquise par Heidegger dans la vie publique académique allemande dans les années 1920 ; sur son insertion dans le monde des affaires humaines où il succomba à la déformation professionnelle des philosophes.
Il y eut quelque chose d’étrange dans cette première gloire. Il n’existait rien sur quoi la renommée pût s’appuyer, aucun écrit, sinon des notes de cours qui circulaient de main en main ; et les cours traitaient de textes universellement connus, ils ne contenaient aucune doctrine qu’on aurait pu rendre et transmettre. Il n’y avait là guère plus qu’un nom, mais le nom voyageait par toute l’Allemagne comme la nouvelle du roi secret.
Qui atteignait la nouvelle ? Ceux qui, dans le malaise de grande envergure connu par les universités allemandes après la Première Guerre Mondiale, avaient en commun de savoir distinguer, selon les mots de Heidegger, « entre un objet d’érudition et une chose pensée » et d’être à peu près indifférent à l’objet d’érudition. La nouvelle atteignait alors ceux qui étaient au courant plus ou moins expressément de la rupture dans la tradition et des « temps sombres » qui avaient commencé de poindre : ceux qui par conséquent tenaient l’érudition dans les choses de la philosophie pour un jeu oiseux et n’étaient prêts à se plier à la discipline académique que parce qu’il y allait pour eux de la « chose pensée » ou, comme Heidegger dirait aujourd’hui, de la « chose du penser ».
Que disait-elle ? La pensée est redevenue vivante, il fait parler des trésors culturels du passé qu’on croyait morts et voici qu’ils proposent des choses tout autres que ce qu’on croyait tout en s’en méfiant. Il y a un maître ; on peut peut-être apprendre à penser.
Décisif quant à la méthode était que, par exemple, on ne parlât pas sur Platon et qu’on n’exposât pas sa doctrine des idées, mais qu’un dialogue fût poursuivi et soutenu pas à pas pendant un semestre entier, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une doctrine millénaire, mais seulement une problématique hautement présente. Avant Heidegger personne n’avait procédé ainsi.
Heidegger ne s’est expliqué sur le « séjour » à lui imparti, le séjour du penser, qu’occasionnellement, allusivement, et le plus souvent négativement – ainsi quand il dit que le questionner du penser « ne tient pas dans l’ordre habituel du quotidien », ne se trouve pas « dans le domaine où, de façon pressante, on prend en souci et on satisfait les besoins impérieux du jour » : que « le questionner lui-même est en dehors de l’ordre ». Dans la perspective du séjour du penser règne le retrait ou l’oubli de l’être : le retrait de ce avec quoi le penser a affaire, lui qui, selon sa nature, se tient au contact de l’absent. Le surmontement de ce retrait se paie toujours d’un retrait du monde des affaires humaines, même si le penser médite justement ces affaires-là en sa calme retraite. Aussi Aristote, ayant encore sous les yeux le grand exemple de Platon, avait-il déjà conseillé instamment aux philosophes de ne pas vouloir jouer les rois dans le monde de la politique.
Nous qui voulons honorer les penseurs, bien que notre séjour soit au milieu du monde, nous ne pouvons guère nous empêcher de trouver frappant, et peut-être scandaleux, que Platon comme Heidegger, alors qu’ils s’engageaient dans les affaires humaines, aient eu recours aux tyrans et dictateurs. Peut-être la cause ne s’en trouve-t-elle pas seulement à chaque fois dans les circonstances de l’époque, et moins encore dans une préformation du caractère, mais plutôt dans ce que les Français nomment une déformation professionnelle. Car le penchant au tyrannique se peut constater dans leurs théories chez presque tous les grands penseurs (Kant est la grande exception). Et si ce penchant n’est pas constatable dans ce qu’ils firent, c’est seulement parce que très peu, même parmi ceux-là, étaient disposés au-delà « du pouvoir de s’étonner devant le simple » à « accepter cet étonnement comme séjour ».
Pour ce petit nombre, peu importe finalement où peuvent les jeter les tempêtes de leur siècle. Car la tempête que fait lever le penser de Heidegger – comme celle qui souffle encore contre nous après des millénaires de l’œuvre de Platon – n’a pas son origine dans le siècle. Elle vient de l’immémorial et ce qu’elle laisse derrière elle est un accomplissement qui, comme tout accomplissement, fait retour à l’immémorial.
[6] « Que nous ayons, même dans les plus sombres des temps, le droit d’attendre quelque illumination et qu’une telle illumination puisse fort bien venir moins des théories et des concepts que de la lumière incertaine, vacillante et souvent faible que des hommes et des femmes, dans leur vie et leur œuvre, font briller dans presque n’importe quelles circonstances et répandent sur l’espace de temps qui leur est donné sur terre, telle est l’intime conviction qui constitue le fond sur lequel les silhouettes qui suivent furent dessinées. Des yeux aussi habitués à l’obscurité que les nôtres auront du mal à distinguer si leur lumière fut celle d’une chandelle ou d’un soleil ardent. Mais une telle évaluation objective me paraît être une question d’importance secondaire qui pourra être abandonnée sans inconvénient à ceux qui naîtront après nous. « . Vies politiques, tel Gallimard, p. 10.