Que devient notre relation avec la Terre et la Nature ? (CHEN S2 (6 et 7/7))
Cours donnés à l'Université du Temps Libre d'Orléans les 8 mars et 12 avril 2018.
Avec cette question s’achève notre saison. La question centrée sur l’Art démarrera la prochaine.
Nous avons, lors de la saison 2015-2016, déjà traité de notre relation avec la Terre et la Nature[1]. Sous l’angle de l’évènement Anthropocène : l’entrée, avec la révolution industrielle, dans une nouvelle époque géologique. L’activité de l’homme devenue facteur tellurique.
Je vous propose aujourd’hui un autre angle d’entrée. Celui, en suivant l’expression de Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne, d’une science qui importe dans la nature des processus cosmiques au risque de la détruire, et de détruire le monde qui se tient entre nous.
Avec, bien sûr, comme premier texte, un extrait du dernier chapitre de Condition de l’homme moderne, La vita activa et l’âge moderne. Dernier chapitre dont l’association Autour de Hannah Arendt, entre passé et futur (AHA) a entamé la lecture et l’étude globales et pas à pas. Arendt y analyse la distinction entre les sciences de la nature et les sciences de l’univers.
Deux textes issus du numéro consacré par la Revue Esprit au « Problème technique ».
- Le premier d’Élie During, philosophe français, qui du point de vue orbital sur la planète, seuil critique franchi par Gagarine, mène une réflexion sur les nouveaux problèmes liés à la conquête spatiale, aux technologies de l’information et à la crise écologique.
- Le second de Philippe Bihouix, ingénieur centralien, auteur de L’âge des low tech, vers une civilisation techniquement soutenable[2], démonte le mythe de la technologie salvatrice.
Deux textes d’après et de Jean-Pierre Dupuy, ingénieur et philosophe français[3].
- Le premier, est un aperçu personnel du livre Pour un catastrophisme éclairé. Livre qui mène une réflexion philosophique et politique sur le destin devenu apocalyptique de l’humanité, depuis que nous avons franchi un seuil critique avec les armes de destruction massive et l’altération des conditions nécessaires à sa survie. Nous le savons mais nous ne le croyons pas. C’est à ce principal obstacle à une véritable prise de conscience que s’attaque ce livre.
- Le second est l’introduction du journal d’un homme en colère écrit au retour de Tchernobyl. Cette introduction se termine par une citation de Günther Anders.
Un nouveau texte de Günther Anders (1902-1992)[4] après celui proposé lors du cours du 1er février consacré à la science et la technique. Écrit en 1959. Le naufrage atomique n’est pas un suicide mais un meurtre de l’humanité.
Un texte extrait du livre de René Riesel[5] et Jaime Semprun[6], Administration du désastre et soumission durable. Comment nous restons soumis à la rationalité marchande et à ses bienfaits. Comment le progressiste fanatisé est devenu catastrophiste sans cesser d'être progressiste.
Un texte extrait du livre de Louis Puiseux, La babel nucléaire. Livre paru en 1977 d’un ancien économiste « non conformiste » de la direction d’EDF.
Enfin le texte de conclusion d’un ouvrage formidable trouvé par hasard chez un marchand de journaux d’une ville de la métropole grenobloise : Franckushima. Textes, documents et témoignages sur la catastrophe de Fukushima et le risque nucléaire en France. L’auteur de cet « essai graphique sur la catastrophe de Fukushima », Géraud Bournet, est un illustrateur indépendant de formation scientifique (ingénieur en sciences de l’eau). Artiste autodidacte, il travaille principalement pour le secteur culturel et associatif. Il réalise également des illustrations pour la presse, la littérature jeunesse et de nombreux travaux en sérigraphie. Ses compétences scientifiques et artistiques lui ont permis de proposer une approche de la thématique du nucléaire documentée, sensible et graphique.
[1] Voir le recueil : Repères pour un monde numérique, octobre 2015-avril 2016, p. 60-70.
[2] publié en 2014 aux éditions du Seuil dans la collection Anthropocène.
[3] Né le 20 février 1941. Polytechnicien et ingénieur des mines, Dupuy a été professeur de français et chercheur au Centre d'Étude du Langage et de l'Information (CSLI) de l'université Stanford, en Californie. Il a aussi enseigné la philosophie sociale et politique et l'éthique des sciences et techniques jusqu'en 2006 à l'École polytechnique. Il a fondé le centre de sciences cognitives et d'épistémologie de l'École polytechnique (CREA) en 1982 avec une vocation double : modélisation en sciences humaines et philosophie des sciences et, en particulier, l'épistémologie des sciences cognitives. Dupuy s'est intéressé à la pensée d'Ivan Illich, de René Girard, de John Rawls et de Günther Anders. (Wikipedia)
[4] né Günther Stern, penseur, journaliste et essayiste allemand puis autrichien. Ancien élève de Husserl et Heidegger et premier époux de Hannah Arendt, il est connu pour être un critique de la technologie important et un auteur pionnier du mouvement antinucléaire. Le principal sujet de ses écrits fut la destruction de l'humanité.
[5] né en 1950 à Alger, un militant et penseur radical français engagé contre la société industrielle. Ancien membre de l'Internationale situationniste, il a par la suite publié plusieurs textes aux Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances.
[6] Jaime Semprun est un écrivain, essayiste, traducteur et éditeur français né le 26 juillet 1947 à Paris et mort le 3 août 2010. Il a fondé et dirigé les Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances depuis 1991.
Il fallut des générations, des siècles pour que se révèle le véritable sens de la révolution copernicienne et de la découverte du point d'Archimède. Nous sommes les premiers, depuis quelques dizaines d'années à peine, à vivre dans un monde totalement déterminé par une science et des techniques dont la vérité objective et le savoir-faire sont tirés de lois cosmiques, universelles, bien distinctes des lois terrestres et « naturelles », un monde dans lequel on applique à la nature terrestre, à l'artifice humain un savoir que l'on a acquis en choisissant un point de référence hors de la Terre. Il y a un abîme entre nos pères et nous : ils savaient que la Terre tourne autour du Soleil et que ni l'une ni l'autre n'est le centre de l'univers, et ils en concluaient que l'homme avait perdu sa patrie en même temps que sa position privilégiée dans la création; nous qui sommes encore et sans doute serons toujours des créatures rivées à la Terre, liées au métabolisme de la nature terrestre, nous avons trouvé le moyen de provoquer des processus d'origine cosmique et peut-être de dimensions cosmiques. Si l'on veut tracer une ligne de séparation entre l'époque moderne et le monde dans lequel nous venons d'entrer, on peut trouver le clivage entre une science qui observe la nature d'un point de vue universel et arrive ainsi à la dominer complètement, d'une part, et d'autre part une science vraiment « universelle », qui importe dans la nature des processus cosmiques au risque évident de la détruire et de ruiner du même coup la domination de l'homme sur la nature.
Pour l'instant, évidemment, nous pensons surtout à l'énorme accroissement de la puissance humaine de destruction, au fait que nous sommes capables de détruire la vie sur terre et qu'un jour probablement nous serons même capables de détruire la Terre elle-même. Mais le nouveau pouvoir créateur qui lui correspond n'est pas moins redoutable, il n'est pas moins difficile de s'en arranger : nous savons produire des éléments nouveaux qui n'ont jamais existé dans la nature, nous sommes capables non seulement de spéculer sur les rapports de la masse et de l'énergie et sur leur identité profonde, mais aussi de transformer réellement la masse en énergie ou des radiations en matière. En même temps, nous avons commencé à peupler l'espace qui entoure la Terre d'astres artificiels, à créer, pour ainsi dire, sous forme de satellites, de nouveaux corps célestes, et nous espérons pouvoir, dans un avenir assez peu éloigné, découvrir ce qui a toujours passé pour le grand secret insondable et sacré de la nature, et créer ou recréer le miracle de la vie. J'emploie à dessein le mot « créer » pour indiquer que nous sommes en train d'accomplir des choses que tous les âges ont considérées comme la prérogative exclusive de l'action divine.
Cette pensée nous paraît sacrilège : elle l'est pour tout système de référence traditionnel, philosophique et théologique, d'Orient ou d'Occident, mais elle ne l'est pas davantage que ce que nous avons fait et que ce que nous aspirons à faire. D'ailleurs, l'idée perd son caractère blasphématoire dès que nous comprenons ce qu'Archimède comprenait fort bien sans savoir atteindre son point hors de la Terre : quelle que soit la façon dont nous expliquions l'évolution de la Terre, de la nature et de l'homme, il faut qu'il y ait à l'origine une force transcendante au monde, « universelle », dont l'œuvre sera intelligible au point de pouvoir être imitée par quiconque sera capable d'occuper le même emplacement. À la limite c'est uniquement cet emplacement supposé dans l'univers hors de la Terre qui nous rend capables de produire des processus qui n'ont pas lieu sur terre, qui ne jouent aucun rôle dans la matière stable, mais qui sont essentiels dans la formation de la matière. Il est tout à fait logique que ce soient l'astrophysique et non la géophysique, les sciences « universelles » et non les sciences « naturelles » qui arrivent à pénétrer les ultimes secrets de la Terre et de la nature. Du point de vue de l'univers, la Terre n'est qu'un cas particulier, intelligible comme tel, de même que de notre point de vue il ne peut y avoir de distinction essentielle entre la matière et l'énergie, l'une et l'autre « n'étant que les formes différentes d'une même substance fondamentale ».
Déjà chez Galilée et certainement depuis Newton, le mot « universel » a pris un sens extrêmement spécifique : il signifie « valable en dehors de notre système solaire ». Et il est arrivé quelque chose de très semblable à un autre mot d'origine philosophique, le mot « absolu » qui, appliqué au « temps absolu », à « l'espace absolu », au « mouvement absolu », à la « vitesse absolue », désigne chaque fois un temps, un espace, un mouvement, une vélocité présents dans l'univers et comparés auxquels le temps, l'espace, les mouvements, les vitesses terrestres ne sont que « relatifs ». Tout ce qui arrive sur terre est devenu relatif depuis que la relation de la Terre à l'univers sert de référence à toutes les mesures.
Philosophiquement, on pourrait dire qu'en se montrant capable d'occuper ce point d'appui cosmique, universel, sans changer de place l'homme donne la plus claire indication possible de son origine universelle. Il semble que nous n'ayons plus besoin de la théologie pour nous dire que l'homme n'est pas, ne saurait être, de ce monde, même s'il y passe sa vie; et peut-être un jour verrons-nous dans l'antique passion des philosophes pour l'universel le premier signe, le pressentiment qu'ils auraient seuls éprouvé, de l'époque où les hommes devront encore vivre dans les conditions terrestres, mais en sachant dominer la Terre et agir sur elle d'un point situé en dehors d'elle. (Le seul ennui — du moins à ce qu'il semble aujourd'hui — est que, si l'homme peut opérer à partir d'un point absolu « universel », chose que les philosophes n'ont jamais cru possible, il n'est plus capable de penser en termes absolus universels, accomplissant et déjouant du même coup les normes et les idéaux de la philosophie traditionnelle. Au lieu de l'ancienne division entre Ciel et Terre, nous avons une séparation entre l'homme et l'univers, ou entre les capacités de compréhension de l'esprit humain et les lois universelles que l'homme peut découvrir et manier sans vraiment les comprendre.) Quelles que soient les satisfactions et les peines de cet avenir encore incertain, une chose est sûre : l'avenir pourra affecter considérablement, profondément peut-être le vocabulaire et le contenu métaphorique des religions existantes, mais il ne saurait ni abolir, ni reculer, ni même déplacer l'inconnu où se meut la foi.
Alors que la science nouvelle, la science du point d'Archimède, a mis des siècles à dégager pleinement ses possibles, et qu'elle a duré environ deux cents ans avant de commencer à changer le monde et les conditions de la vie humaine, il n'a fallu que quelques décennies, à peine une génération, pour que l'esprit humain tire certaines conclusions des découvertes de Galilée, ainsi que des méthodes et postulats qui les avaient préparées. L'esprit humain changea en quelques années aussi radicalement que le monde humain en quelques siècles. Certes, ce changement ne toucha qu'un petit nombre d'hommes, les membres de ce groupe le plus étrange de l'époque moderne, la société des savants, la république des lettres (la seule société qui ait survécu à toutes les convictions et à tous les conflits, sans révolution, sans jamais oublier « d'honorer l'homme dont elle ne partage plus les croyances »; mais cette société devança à bien des égards, par la seule force de l'imagination exercée et contrôlée, le profond changement intellectuel que devaient subir tous les modernes et qui n'est devenu que de nos jours une réalité politiquement démontrable. Descartes est le père de la philosophie moderne tout comme Galilée est l'ancêtre de la science moderne, et s'il est vrai qu'après le XVIIe siècle, et surtout en raison de l'évolution philosophique, la science et la philosophie se sont séparées plus nettement que jamais (Newton fut à peu près le dernier à considérer son œuvre comme de la « philosophie expérimentale » et à soumettre ses découvertes à la réflexion des « astronomes et des philosophes », et Kant fut le dernier philosophe à s'occuper d'astronomie et de sciences naturelles), la philosophie moderne doit, plus exclusivement que toutes celles qui l'ont précédée, ses origines et son orientation à des découvertes scientifiques déterminées. Contrepartie exacte d'une conception scientifique du monde depuis longtemps abandonnée, cette philosophie n'est pas démodée : cela n'est pas dû seulement à la nature de la philosophie qui, lorsqu'elle est authentique, demeure aussi durable que les œuvres d'art; dans le cas particulier, cette permanence est étroitement liée à l'évolution éventuelle d'un monde où des vérités qui pendant des siècles ne furent accessibles qu'au petit nombre sont devenues des réalités pour tous les hommes.
Il serait évidemment absurde d'ignorer la correspondance presque trop précise entre l'aliénation de l'homme moderne par rapport au monde et le subjectivisme de la philosophie moderne depuis Descartes et Hobbes jusqu'au sensualisme, à l'empirisme, au pragmatisme anglais, jusqu'à l'idéalisme et au matérialisme allemands et enfin jusqu'à l'existentialisme phénoménologique et au positivisme logique ou épistémologique. Mais il serait tout aussi absurde de croire que, pour arracher le philosophe aux vieux problèmes métaphysiques et tourner son attention vers les introspections de toute sorte — introspection de son appareil sensuel ou cognitif, de sa conscience, des processus psychologiques et logiques —, il ait suffi d'une force jaillie du développement autonome des idées, ou encore, variante de la même conception, de s'imaginer que notre monde serait différent si seulement la philosophie s'était cramponnée à la tradition. Nous l'avons dit : ce ne sont pas les idées, ce sont les événements qui changent le monde — l'idée du système héliocentrique remonte à l'école de Pythagore et dans l'Histoire elle a toujours accompagné les traditions néo-platoniciennes sans pour autant modifier en quoi que ce soit le monde ni l'esprit humain — et Galilée, plus que Descartes, est responsable de l'événement décisif des temps modernes. Descartes en était parfaitement conscient lui-même : lorsqu'il apprit la nouvelle du procès et de la rétractation de Galilée, il fut tenté un moment de brûler tous ses papiers, car, écrivit-il, « si le mouvement de la Terre est faux, tous les fondements de ma philosophie le sont aussi ». Mais Descartes et les autres philosophes, en haussant l'événement au plan d'une pensée intransigeante, en enregistrèrent avec une précision sans pareille le choc énorme; ils éprouvèrent d'avance, partiellement du moins, les inquiétudes que recelait le nouveau point d'appui de l'homme, et qui ne troublèrent pas les savants trop occupés jusqu'au moment où, maintenant, elles ont commencé à se faire jour dans leur œuvre et à intervenir dans leurs recherches. Depuis lors on ne voit plus ce curieux décalage qui existait entre l'humeur de la philosophie moderne, principalement pessimiste depuis le début, et celle de la science moderne, si fougueusement optimiste à une époque encore très récente, il ne reste pas plus de gaîté, semble-t-il, dans l'une que dans l'autre.
Eugene Cernan[2] n’était pas le dernier survivant de l’odyssée lunaire, mais nul n’avait fait le voyage après lui. Son décès, annoncé il y a quelques semaines, nous renvoie à l’histoire complexe de la conquête spatiale, à la guerre froide et aux aléas des politiques budgétaires américaines : interruption du programme Apollo au plus fort de la guerre du Vietnam, confinement des vols spatiaux habités à l’échelle orbitale, etc. Cernan aura donc été – mais pour combien de temps ? – le dernier homme à marcher sur la Lune. C’était le 11 décembre 1972, dans le cadre de la mission Apollo 17 dont il était le commandant. La visite avait duré trois jours, et nul apophtegme n’avait clos ce glorieux mais trop court chapitre de l’astronautique. Après le « bond de géant pour l’humanité » – phraséologie d’époque aux accents maoïstes –, il aurait pu être question d’un vol suspendu, ou mieux, d’une mise en orbite de l’utopie spatiale. Star Wars entretint pour un temps l’imaginaire du Grand Voyage en conférant une dimension proprement mythologique à la vieille question de la pluralité des mondes, mais les années 1980 virent aussi la navette Challenger se désintégrer avec tout son équipage à quelques kilomètres d’altitude de la Terre, une minute à peine après avoir décollé. La Nasa avait déjà fait le deuil d’Apollo. À l’âge conquérant des aventuriers du ciel, généralement issus de l’aviation militaire, succédait l’administration scientifique des espaces sidéraux : c’était le temps du fret astronautique et des stations spatiales. Aujourd’hui, grâce à l’Agence spatiale européenne, nous assistons depuis nos canapés aux exploits en haute définition de la vaillante Philae, à grand renfort de simulations 3D et de leçons d’exobiologie, tandis que des sondes plus discrètes, lointains témoins de l’âge d’or des programmes spatiaux, se rappellent de loin en loin à notre bon souvenir en nous apportant des nouvelles amorties des régions où elles croisent désormais, balayées par les vents solaires, dans un temps plus long et plus profond que le nôtre. Rosetta aura voyagé un peu plus de dix ans avant de défrayer la chronique en orientant nos regards vers la comète Churyumov-Gerasimenko. Mais Voyager 1, nous dit-on, devra encore patienter plus de 50 000 années avant de quitter définitivement la zone d’attraction du Soleil. En attendant, l’humanité s’entraîne au sol. Sous une tente étanche, des astronautes se préparent à la vie sur Mars. Dans les entrailles de la terre, la spéléologie leur offre un avant-goût de l’aventure extraterrestre, pendant que des expéditions spatiales menées par des robots offrent aux sédentaires un spectacle aussi beau et ennuyeux que celui de l’exploration des fonds marins.
Au demeurant, ni Armstrong ni Cernan ne s’étaient risqués bien loin : la Lune n’est qu’à 380000 kilomètres de cap Canaveral ou de Paris. Quant aux quelques centaines d’astronautes qui eurent la chance de se trouver embarqués dans des vols spatiaux au cours des cinquante dernières années, ils n’ont guère dépassé l’altitude à laquelle se situe aujourd’hui la station spatiale internationale (Iss), soit environ 400 kilomètres – l’équivalent d’un trajet Paris-Lyon à vol d’oiseau.
Telles sont les échelles temporelles et spatiales où se joue le destin sidéral de l’humanité : échelles modestes au regard des deux infinis qui l’enferment et la fuient, mais déjà vertigineuses si on les ramène aux proportions de notre affairement quotidien. Échelles multiples aussi, et surtout superposées, voire intriquées. En effet, de même qu’il n’est pas besoin d’être allé en personne sur la Lune pour se sentir partie prenante d’une aventure qui engage la représentation de l’espèce à l’échelle planétaire, il n’est pas davantage besoin d’envoyer physiquement des astronautes aux confins du système solaire – ils n’y survivraient pas – ou même au voisinage de Mars – le programme Viking fait miroiter cela depuis quarante ans –, pour comprendre que les sondes, au même titre que les satellites, constituent d’ores et déjà une formidable extension du sensorium humain. Notre corps, expliquait Bergson, « va jusqu’aux étoiles ». Les prothèses technologiques mobilisées par les programmes d’exploration spatiale constituent un prolongement virtuel, mais en fait déjà opérant sur le terrain perceptif, du petit corps qui sert de référentiel à nos projets ordinaires ; elles constituent en sourdine un gigantesque « corps inorganique » dont il faudra bien un jour prendre la mesure et interroger la signification, au lieu de n’y voir qu’un cocon électromagnétique redoublant inutilement notre frêle écosphère, ou nous renvoyant indéfiniment l’écho de notre propre divertissement.
Misère de l’homme sans Lieu, malheurs de l’image ou de l’information à l’âge de leur transmission satellitaire : ces motifs rebattus ne sont d’aucun secours ici. En revanche, les considérations quantitatives touchant l’extension réelle ou virtuelle de l’affaire spatiale ne sont peut-être pas un mauvais point de départ. Elles font en effet entrevoir le seuil critique sur lequel nous devons nous installer pour localiser avec précision les nouveaux problèmes qui émergent au point de croisement de l’histoire du vol spatial, de l’évolution des nouvelles technologies d’information et de communication et de la prise de conscience planétaire à laquelle l’humanité est forcée depuis quelques années par l’ampleur de la crise écologique (fin de l’anthropocène). Ce seuil, nous l’avons déjà nommé : il s’agit de la zone orbitale. Peu importe que nous parlions de la Lune, notre satellite naturel, ou de stations spatiales internationales effectuant leurs presque seize révolutions quotidiennes autour de l’orbe terrestre. La question qui se pose est de savoir ce qui se joue précisément à cette échelle, à ce niveau. Ou plus exactement, ce qui s’ouvre là, ce qui s’y laisse voir, par une sorte d’arrêt sur image.
Techno-sceptiques et technolâtres ont en commun de prendre la technique à la fois de trop haut et de trop près. De trop près, lorsque en se mettant à l’écoute des machines et des dispositifs qui perturbent l’ordre des pragmata, ils s’imaginent pouvoir en tirer aussitôt d’hypothétiques conclusions sur le devenir humain. Que ce soit pour en déplorer les effets ravageurs ou au contraire pour en célébrer la puissance de libération, ils s’accordent sur l’idée que les techniques, récapitulant toutes les médiations, redessinent les limites du droit en transcendant déjà les limites du fait : limites du vivant, de l’humain ou de nos capacités attentionnelles. Prophètes de malheur ou experts en prospective, ils suivent avec fascination la prolifération inexorable de nouveaux possibles. Ce qui ne les empêche pas de prendre du champ, au risque cette fois-ci d’envisager la technique de trop haut ou de trop loin : c’est ce qui arrive lorsque le détail des inventions s’estompe au profit d’une orientation globale, résumée par tel signifiant-maître (le « numérique », les « biotechnologies », etc.), ultime avatar du projet technoscientifique avec lequel tend à se confondre le destin de la civilisation occidentale tout entière. Replacée dans cette perspective, la conquête de l’espace n’est qu’un chapitre attendu du récit de l’arraisonnement planétaire, doublé d’une illustration littérale et un peu pathétique du mythe icarien de l’envol et de la chute.
Comment trouver la bonne distance ? En revenant peut-être à ce qui constitue, non pas l’« essence de la technique », mais sa manière propre de solliciter la pensée, sous l’espèce d’une imagination créatrice. En effet, la technique n’est pas ce qui rend la réalité disponible, ce qui la dispose « sous-la-main » comme un éther ou une pâte à modeler offerte à nos projections « mabuséennes ». Elle est plutôt ce qui nous rend présent le possible comme tel et nous permet donc de le figurer, de le « fictionner », en même temps que nous le formalisons ou que nous nous efforçons de le réaliser. De ce point de vue, la technique est avant tout affaire d’imagination et même de vision. Toute nouvelle technique est visionnaire, bien que l’imaginaire qui l’accueille se nourrisse généralement des motifs hérités d’un autre âge, comme n’a cessé de l’expliquer McLuhan. Sur la frontière mouvante du fait et de la norme, les techniques ouvrent l’espace d’une fantasmatique des possibles, parmi lesquels il convient bien entendu d’inscrire toutes les virtualités en attente, tous les futurs présents mais aussi bien passés qui prolongent sourdement leur œuvre au cœur du moment, à l’image de ces « rétrofuturs » qui hantent depuis ses débuts l’imaginaire de l’exploration spatiale en lui conférant son caractère activement anachronique, au risque de ne plus donner autre chose à voir qu’une lubie – pour ne pas dire une « utopie » – héritée du XXe siècle. Tout l’intérêt d’un film comme Gravity (Alfonso Cuarón, 2013) est d’avoir fait sentir cet enjeu avec une intensité inégalée. On a beaucoup vanté le réalisme avec lequel se trouvaient reproduits dans ce film certains détails de la vie en apesanteur. Dans son genre, Gravity constitue en effet un jalon aussi important que le 2001 : l’Odyssée de l’espace de Kubrick (1968), en dépit de sa fable convenue. Mais s’il marque notre époque, c’est en installant pour la première fois un nouveau régime de visibilité, un régime proprement orbital qui rompt avec la profondeur de champ du grand voyage sidéral en l’enfermant dans une trajectoire circulaire. Lorsque l’astronaute en sortie extravéhiculaire semble flotter dans le vide au-dessous d’une voûte convexe curieusement peinte aux couleurs du ciel, il faut quelques secondes à nos cerveaux reptiliens pour opérer l’ajustement qui nous fait reconnaître dans cette rotonde inversée, fermant le ciel comme un couvercle, les formes familières des continents recouverts par un voile de nuages. Ce décalage perceptif et le léger trouble qui s’ensuit reproduisent dans leur ordre le sentiment d’apesanteur éprouvé par le personnage suspendu dans l’espace sans azur. Il ne s’agit pas de conquérir l’espace, mais de le tenir, d’occuper cette zone intermédiaire entre deux ciels, entre deux mondes. Ce n’est plus affaire d’envol ou de chute, ou alors il faudrait parler de chute libre dans le champ gravitationnel de la Terre, ce qui constitue d’ailleurs une définition assez exacte de l’apesanteur orbitale. Plus proprement appelée « impesanteur » ou « microgravité », celle-ci résulte en effet de la compensation ou de l’annulation des effets habituels de la gravitation terrestre (Gagarine subissait encore 90 % de g !), assimilant de fait le mouvement accéléré à un mouvement inertiel, sur lequel ne s’exercerait aucune force.
Quelles significations, quelles valeurs porte ce nouveau point de vue ? À en juger par les témoignages des hommes et des femmes revenus de l’espace, il est clair en tout cas qu’il ne nous reconduit pas, du moins pas directement, au topos philosophique et littéraire de la relativisation des affaires humaines à l’échelle cosmique. L’expérience orbitale ne se confond pas avec l’exercice spirituel du « regard d’en haut » étudié par Pierre Hadot, bien que le flottement qui l’accompagne renoue à sa manière avec le thème gnostique de l’étrangeté au monde. S’il fallait tenter une comparaison, nous serions plus naturellement enclins à évoquer les expériences « hors-corps » décrites dans les cas de mort imminente, ou encore la vision panoramique des mourants, qui renverse le flux en simultanéité. Chacun peut d’ailleurs s’entraîner à reproduire pour son compte, à sa mesure, quelque chose qui approche formellement l’affaire décrite par l’astronaute, par exemple en intensifiant systématiquement sa perception du mouvement relatif ou, plus généralement, de la simultanéité des contraires (haut/bas, convexe/concave, repos/mouvement, etc.).
Il faudrait se demander si les dispositions subjectives associées à la transcendance technique du vol spatial font autre chose que porter à leur maximum des capacités natives mais généralement inexploitées dans des contextes classiquement gravitationnels. Si les avant-gardes artistiques du XXe siècle n’ont cessé de se référer, depuis Malevitch, aux virtualités du vol spatial, ce n’est pas seulement parce qu’elles y trouvaient une métaphore commode pour l’exploration de territoires inconnus ; elles y pressentaient des affinités profondes dans l’ordre de l’expérimentation de nouvelles manières de sentir et de penser.
Quant à la signification politique et même métaphysique de la conquête de l’espace, il semble que tout a été dit, ou presque. Arendt a très tôt montré de quelle manière la mise en orbite du satellite Spoutnik en 1957, suivie en 1961 par le vol de Gagarine, le premier homme dans l’espace, marquait un jalon dans l’histoire de la « condition de l’homme moderne ». La conquête spatiale est contemporaine de la fission de l’atome ; en suggérant le désarrimage de l’humanité, le décentrage d’une Terre rendue à sa condition de satellite, elle parachève d’un même mouvement le projet de la science galiléenne (copernicienne) et le processus d’expropriation ou de désacralisation du monde engagé par Luther ; elle indique, sur fond de désorientation, de perte et d’aliénation, une situation où les possibilités d’action libérées par la technique finissent par excéder toute forme de langage et de pensée. Ce que l’homme est incapable de comprendre, il peut déjà le faire et il le fait. Les mots manquent pour le dire et il n’y a pas à s’en réjouir.
À la même époque, Levinas célébrait de son côté l’exploit de l’astronaute russe comme un signe quasi prophétique annonçant l’arrachement aux pesanteurs du Lieu et de la « terre ». C’était pour lui l’occasion d’une mise en garde contre le paganisme rampant qui menace tout discours de déploration de la perte du « monde », surtout lorsqu’il se développe dans le sillage ou le champ de gravitation de la pensée heideggérienne. « Pour une heure, écrivait-il, un homme a existé en dehors de tout horizon – tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique. Un homme existait dans l’absolu de l’espace homogène. » Toute la question est de savoir ce que Gagarine a bien pu voir, suspendu entre la Terre et la Lune. La situation phénoménologique, telle que l’avait décrite Husserl, se ramenait à peu près à ceci : ou bien on change de référentiel et on constitue dès lors la Lune – ou tout autre satellite – en une nouvelle Terre ; ou bien on étend et prolonge le référentiel Terre jusqu’à la Lune, qui n’est jamais alors qu’une province éloignée, une banlieue où l’homme peut espérer poursuivre ses menées. Mais il ne saurait en aucun cas y avoir deux « Terres », pas plus qu’il ne saurait y avoir deux foyers. Le point de vue copernicien d’une Terre en mouvement, comme vue depuis le Soleil, est donc proprement inhabitable. Or la vérité est peut-être qu’entre les deux possibilités imaginées par Husserl, il n’y a justement pas à choisir, et que c’est précisément cela que Gagarine a, sinon compris, du moins pressenti, en faisant l’expérience bouleversante de la vision de la Terre en apesanteur. Non pas la possibilité d’une Terre seconde, mais la contingence radicale de tout foyer, la facticité indifférente de se trouver ici plutôt que là – et sans être pour cela aliéné, sans cesser d’avoir en vue le foyer. Tenir le foyer en respect, flotter au-dessus du globe, c’est peut-être ce que voulait dire Konstantin Tsiolkovski, le pionnier russe du vol spatial : « Le Terre est le berceau de l’humanité, mais on ne passe pas sa vie dans un berceau. » Et c’est aussi ce qu’on peut entendre chez Sloterdijk, dans sa longue méditation sur les « sphères ». La station orbitale n’est-elle pas le type même d’une « maquette de monde » ? Si le monde n’est plus la structure d’horizon qui arrime le sujet à un sol originaire, il doit pouvoir se projeter n’importe où, à l’image de tentes pneumatiques dans un désert de glace ou de capsules flottant dans le vide sidéral.
Revenons alors à Gagarine. L’astronaute soviétique, une fois son périple achevé, aurait déclaré n’avoir rencontré nul Dieu dans l’espace. Un médecin célèbre avait dit à peu près la même chose, un siècle plus tôt, en se vantant de ne pas avoir trouvé l’âme sous son scalpel. Mais ce trope matérialiste n’est guère plus utile ici que celui de l’hubris icarien ou du sentiment de fusion océanique, dès lors qu’il s’agit de cerner la place singulière du vol spatial dans l’ordre des expériences par lesquelles se marque la transcendance technique de la condition humaine. Si Gagarine ou Cernan ont vu quelque chose, c’est cette possibilité de superposer dans une même vision les plans que la phénoménologie maintenait disjoints pour des raisons de principe. Non pas le cercle privé de centre et de circonférence, qui offrait chez Arendt une version crépusculaire du vertige pascalien, mais quelque chose comme un univers projeté en perspective cavalière, sans point de fuite ni horizon : un monde qui recule et avance à la fois, à l’image d’un cube de Necker contemplé en transparence, selon ses deux orientations simultanées. C’est ce que laissait entendre la formule frappante de Buckminster Fuller à propos du « vaisseau spatial Terre » : « Nous sommes tous des astronautes et nous n’avons jamais été autre chose. » Cela revient à prendre conscience du fait que le sol originaire, ce plan de repos absolu dont Husserl disait qu’il était la condition de tout espace vécu, peut toujours être en même temps pensé – sinon directement perçu – comme un véhicule sillonnant l’espace.
Cette simultanéité est bien le fond du problème. Du mouvement « Whole Earth » aux théories de « Gaïa », en passant par l’émoi causé par la vue distante de la Terre par Voyager 1 (the pale blue dot, « ce point bleu pâle », selon l’expression de Carl Sagan), il faudrait suivre le flux et le reflux de cette idée d’une humanité propulsée dans l’espace depuis un sol lui-même mobile, et analyser précisément les sentiments mêlés de déconnexion et de reconnexion que peut susciter l’expérience de la Terre vue d’en haut, le fameux overview effect. Ma tâche était plus circonscrite : il s’agissait surtout d’indiquer une direction, une ligne de visée dans laquelle les problèmes trouvent leurs dimensions suffisantes.
Le transhumanisme fantasme déjà la prochaine mutation de l’homme dans l’espace. Par les vertus de l’apesanteur, le « spatiopithèque » s’annonce comme une sorte de singe invertébré. Mais ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit. Au-delà des prouesses technologiques et des promesses de vie transformée, la vision orbitale dessine dès à présent un lieu qui n’est pas un lieu, qui est moins destiné à être habité que visité, parce qu’il offre sur la Terre une ouverture de champ absolument inédite. Voilà qui confère à la brève séquence de l’exploration lunaire, entre 1969 et 1972, la portée d’un événement « époqual » : non pas la conquête de nouveaux territoires en extension de l’arche-Terre – le nomos sidéral anticipé par Carl Schmitt –, ni le déracinement tant redouté, mais la découverte d’un nouveau point de vue sur la planète en tant que telle et, par-là, de l’humanité sur elle-même, pour autant qu’elle ne peut se résoudre à simplement « vivre ici ». Appelons cela : la vie simultanée.
[1] Élie During. Revue Esprit n° 433. Le problème technique. Mars-Avril 2017. P. 59-67
[2] Eugene Andrew Cernan, astronaute américain né le 14 mars 1934 à Chicago (Illinois) et mort le 16 janvier 2017 à Houston (Texas). Cernan est un des deux astronautes de la mission Gemini 9 au cours de laquelle il effectue la deuxième sortie extravéhiculaire américaine. Il est copilote à bord du module lunaire de la mission Apollo 10 qui effectue une répétition de l'atterrissage sur la Lune en s'approchant à moins de 14 km de sa surface. Enfin, il est le commandant de la mission Apollo 17, la dernière mission du programme Apollo et à ce titre le dernier homme à avoir marché sur la Lune. (Wikipedia)
À l’exception – notable – des climato-négationnistes et de quelques « écologistes » sceptiques, rares sont ceux qui se risquent à contester l’état peu affriolant de notre planète. Il faut en effet déployer des trésors d’ingéniosité pour occulter l’évidence. Très localement, la situation a pu s’améliorer – la pollution de l’air dans certaines villes européennes est moindre qu’à la fin du XIXe siècle ou pendant le grand smog londonien de 1952. Mais sur les paramètres globaux, comment nier les forêts tropicales dévastées, le blanchiment des coraux, l’effondrement des populations d’animaux sauvages, l’accumulation de polluants sous toutes les latitudes, l’érosion ou la dégradation des terres arables, l’urbanisation galopante ? Sans faire le tour de la Terre, tout individu âgé de plus de 40 ans se souvient qu’il fallait nettoyer le parebrise des voitures à la belle saison. Où sont donc passés les insectes ? Le débat entre les pessimistes, qui craignent pour l’environnement, et les optimistes, tenants du business as usual, ne porte donc pas sur la nécessité d’agir – personne n’est vraiment pour la disparition des éléphants ou la contamination des nappes phréatiques aux pesticides –, mais sur la gravité du problème, l’intensité et la vitesse avec laquelle il faudrait réagir, la possibilité de changer modes de production et habitudes de consommation, la manière (régulation, taxes, incitations, soutien public…) et les moyens (financiers, techniques) de mener la transition.
La question technologique est particulièrement prégnante, bien qu’à peu près occultée. Les scénarios prospectifs se fondent en général sur une population plus nombreuse, consommant plus d’énergie et se déplaçant (elle-même ou ses marchandises) plus loin et plus fréquemment. De fait, les solutions techniques sont présumées disponibles et abordables, sinon à portée de main, que ce soit pour les énergies « décarbonées », les solutions de mobilité du futur ou la capacité des rendements agricoles à toujours s’accroître – ou à se maintenir. Les plus audacieux, comme Jeremy Rifkin, vont jusqu’à promettre de telles « ruptures » technologiques – un vocable à la mode – que tout ou presque en deviendrait gratuit ou à « coût marginal zéro », à commencer par l’énergie issue de sources renouvelables.
Pourtant, si le rôle de l’innovation technologique est en effet central, il y a une différence entre les problèmes – qui sont bien là – et la multitude de solutions techniques proposées – dont certaines ne sont qu’au stade de l’annonce ou du concept (capture et séquestration du CO2, voitures à hydrogène…). Et, sans remettre en question ni la formidable inventivité humaine ni les moyens considérables de recherche et de développement dont nous disposons, nous pouvons nous demander si c’est un nouvel âge d’abondance qui se profile ou si nous n’allons pas, au contraire, vers la pénurie, selon les termes actuels d’un vieux débat « malthusien ».
Après tout, nous avons toujours trouvé. L’humanité a réussi à repousser les limites imposées par la nature ou sa condition physique. Elle l’a souvent fait pour réagir au risque de pénurie. Certes, les êtres humains du Néolithique ne sont pas entrés dans l’âge de bronze par manque de silex. Mais la révolution néolithique elle-même a probablement été provoquée par le franchissement d’un seuil de densité humaine, qui devenait de moins en moins compatible avec le nomadisme des chasseurs-cueilleurs : une pénurie de territoires (faiblement) productifs. Quant à la hache de bronze, elle illustre un deuxième ressort historique de l’innovation technique, l’art de la guerre, car nos ancêtres en ont vite découvert l’intérêt, indépendamment du défrichage des forêts.
La pénurie a bien été un aiguillon essentiel, à l’origine d’une grande partie des innovations de la révolution industrielle, car la croissance permanente de la consommation allait bientôt dépasser les capacités de ponction sur les ressources renouvelables, locales ou importées. Jusque tard dans le XIXe siècle, il y eut une limite purement « surfacique » à la production de produits essentiellement animaux et végétaux : colorants naturels (garance, pastel, indigo, lichen…), graisses, colles et suif des chandelles (à base de déchets d’animaux et d’os), acides et alcools produits par fermentation (vinaigre), cuirs et fourrures, fibres (laine, lin, coton, chanvre), etc. Les locomotives et machines à vapeur étaient lubrifiées à l’huile de cachalot et les égreneuses à coton revêtues de paroi stomacale de morse !
L’exploitation des forêts comme combustible et bois d’œuvre conduit, à partir du XVIIe siècle, à une crise du bois européenne. La double invention de la pompe à vapeur et de la machine à vapeur, au tournant du XVIIIe siècle, permettra l’exhaure des mines souterraines et l’accès aux énormes ressources de charbon situé sous le niveau des nappes phréatiques des bassins houillers anglais.
Parallèlement, la chimie minérale va répondre aux besoins cruciaux artisanaux et industriels : acides pour le traitement des métaux, la préparation des teintures, des fibres, etc. et produits alcalins (soude et potasse) pour la fabrication des savons et des lessives, du verre, le dégraissage des laines… Au milieu du XVIIIe siècle, le salpêtre des caves humides et la soude des algues et des salicornes (plantes méditerranéennes dont Marseille tire sa vocation savonnière) ne suffisent plus à répondre à la demande. Les conflits d’usage deviennent intenables jusqu’à ce que Nicolas Leblanc mette au point, dans les années révolutionnaires, un procédé industriel de production de soude à partir de sel, de craie et de charbon. Quant à la chimie organique, elle doit son développement aux besoins croissants de colorants et à la découverte du benzène et de ses dérivés – dans les reliquats de distillation du charbon des légendaires « usines à gaz » utilisées pour l’éclairage. Enfin, la polymérisation, dans les années 1930, ouvre la voie aux matériaux artificiels (matières plastiques, fibres synthétiques, résines et colles…) issus du pétrole et du gaz, en quantité jusqu’ici inimaginable.
La période charnière qui va de la moitié du XVIIIe à la fin du XIXe siècle a été déterminante dans le changement d’échelle de la production, les percées technologiques importantes et nombreuses, et la « grande transformation » des rapports économiques. Le XXe siècle enchaînera avec les gains de productivité de la mécanisation, de la robotisation puis de l’informatisation, améliorant les techniques permettant l’accès à des ressources abondantes, réduisant considérablement, surtout, le temps de travail humain investi pour la production des produits finis, rendant possible le niveau de consommation actuel.
Globalement (hors l’épineux problème de répartition), le système technique, enchâssé dans un système social, moral et culturel qu’il modifiait à mesure, a plutôt bien répondu aux « besoins ». Mais cela a eu un prix : celui d’une fuite en avant, d’une accélération permanente entre des risques de pénuries et de nouvelles solutions pour y répondre, créant elles-mêmes de nouveaux besoins et de nouveaux risques ; celui de pollutions, de destructions sociales et environnementales sans précédent. Nos « ingénieurs thaumaturges » font rarement des omelettes sans casser des œufs.
Le procédé Leblanc changea l’échelle des pollutions. Bien sûr, elles existaient avant la chimie industrielle : la ville médiévale et artisanale conciliait, avec difficulté, l’utilisation de l’eau pour les besoins domestiques avec les rejets nauséabonds des tanneurs, des corroyeurs, des blanchisseuses, des savonniers ou des teinturiers, tandis que l’air était souvent vicié par la combustion de bois et de charbon. Mais les rejets des premières usines chimiques allaient atteindre aussi les campagnes, provoquant d’ailleurs de vives réactions.
Les nouveaux matériaux présentaient un grand désavantage par rapport au bois, aux fibres ou au cuir : non biodégradables, ils allaient générer un problème de déchets sans précédent et une pollution globale – comme les nouveaux « continents » océaniques (bel oxymore) de plastiques. Les techniques agricoles, en passant de solutions traditionnelles (boues d’épuration, alternance des cultures…) pour augmenter la productivité des sols aux nitrates de synthèse (après épuisement du guano chilien), ont été diablement efficaces, mais au prix de l’eutrophisation des rivières, de la mort biologique des sols, de l’émission de puissants gaz à effet de serre, etc. « La mine, l’aciérie, l’usine à papier, l’abattoir. Voilà les quatre fondements de cette civilisation dont nous sommes si fiers. Si tu n’es pas descendu dans la mine, si tu n’as pas senti le souffle sulfureux de l’usine à papier, si tu n’as jamais respiré la fauve et fade odeur de l’abattoir, si tu n’as pas vu le four Martin dégorger son flot de métal en délire, ô mon ami, tu ne connais pas toutes les tristesses du monde, toutes les dimensions de l’homme . [2]» Mais qui pratique encore les usines aujourd’hui ? La mondialisation est passée par là, facilitée par l’abondance du pétrole et l’essor du transport conteneurisé. La production de nos objets manufacturés complexes, comme l’automobile ou l’électronique, dépend de flux imbriqués de milliers de fournisseurs dans des dizaines de pays ; les produits plus simples se sont concentrés dans les pays aux coûts salariaux plus bas ou aux normes environnementales plus faibles – la ville de Qiaotou, dans le Zhejiang chinois, produit 80 % des boutons et des fermetures à glissière du monde. Les coquilles Saint-Jacques et les boyaux de porc vides font l’aller-retour entre la Bretagne et la Chine pour être nettoyés, avant de revenir pour être garnis de farce.
Ces coûts de transport faibles ont permis l’éloignement entre nos actes (consommer) et leurs conséquences environnementales et sociales (produire). On externalise les pollutions au Bangladesh, devenu haut lieu du travail du cuir, comme l’électricité et les usines à gaz permirent de repousser la pollution en périphérie des villes à la fin du XIXe siècle. Edison permet de s’éclairer et de se chauffer sans l’odeur et les traces de suie du charbon, du pétrole ou du gaz. La pollution est bien là – les centrales à charbon restent la première source mondiale d’électricité et de chaleur – mais délocalisée à l’extérieur du tissu urbain.
À quoi ressembleraient nos campagnes, s’il avait fallu y monter les nouvelles usines – et assumer leurs rejets – pour notre consommation exponentielle de téléphonie, d’informatique, de jouets, de vêtements ? Pour y répondre, il faut regarder les zones industrielles chinoises. Mais grâce à la distance, nous nous berçons d’illusions sur la « dématérialisation » de l’économie et la croissance « verte » à base de nouvelles technologies.
Le numérique n’a rien de virtuel. Il mobilise toute une infrastructure, des serveurs, des bornes wifi, des antennes-relais, des routeurs, des câbles terrestres et sous-marins, des satellites, des centres de données… Il faut d’abord extraire les métaux (argent, lithium, cobalt, étain, indium, tantale, or, palladium…), engendrant destruction de sites naturels, consommation d’eau, d’énergie et de produits chimiques nocifs, rejets de soufre ou de métaux lourds et déchets miniers. Ensuite fabriquer les composants, comme les puces au silicium qui nécessitent quantité d’eau purifiée, mais aussi du coke de pétrole, du charbon, de l’ammoniaque, du chlore, des acides, etc., fournis par le cœur du capitalisme « carbonifère ». Puis faire fonctionner le tout, avec plus de 10 % de l’électricité mondiale ! Enfin, se débarrasser des déchets électroniques, parmi les plus complexes à traiter : une partie – majoritaire – est incinérée ou jetée en décharge ; une autre rejoint les circuits « informels » (Afrique de l’Ouest, Chine…), où ils sont brûlés à l’air libre et empoisonnent les sols et les eaux. Le reste rejoint quelques usines spécialisées, qui ne récupèrent que partiellement les ressources. In fine, le taux de recyclage de nombreux métaux rares est inférieur à 1 %, un terrible gâchis.
Notre économie 2.0 a toujours le même souffle sulfureux, malgré les exhortations à une économie (plus) circulaire, à la transition énergétique ou à l’« écologie industrielle ». Pourtant, plus que jamais, nous vivons dans la religion exclusive du « techno-solutionnisme », en plaçant tous nos espoirs dans les innovations et les effets bénéfiques (futurs) du numérique, en fantasmant un monde où tout sera bien mieux optimisé, où les outils et les services numériques seront facteurs d’efficacité et de sobriété : énergies renouvelables distribuées par des smart grids, covoiturage bientôt servi par des véhicules autonomes, déplacements fluidifiés dans les smart cities, économie de la fonctionnalité réduisant les équipements individuels, etc., sans parler des biotechnologies et des applications médicales.
À l’entendre, la high-tech – Californie en tête – va continuer à « révolutionner » notre quotidien, mais surtout s’apprête à sauver le monde, à l’image de milliardaires comme Elon Musk, héros des green techs, des voitures électriques aux batteries pour panneaux solaires, en attendant Hyperloop et les voyages sur Mars. Mieux, les technologies de demain ne seront pas seulement propres, elles seront réparatrices : les bactéries modifiées génétiquement dépollueront les sols, les big data et les capteurs protégeront les forêts tropicales, la science ressuscitera même le mammouth laineux, dont l’Adn dégèle en même temps que le permafrost.
Peut-on compter sur une « sortie par le haut » à base d’innovation technologique ? Il serait périlleux de tout miser dessus. En premier lieu parce que la plupart des technologies prétendument « salvatrices » nécessitent, à plus ou moins grande échelle, des ressources métalliques, non renouvelables, et viennent accélérer, plutôt que remettre en cause, le paradigme « extractiviste » de notre société thermo-industrielle. Elles font en effet appel à des métaux plus rares et aggravent les difficultés à recycler correctement, soit parce que les usages dissipatifs augmentent (quantités très faibles utilisées dans les nanotechnologies et l’électronique ; multiplication des objets connectés…), soit parce que la complexité entraîne un downcycling des matières recyclées, du fait des mélanges (alliages, composites…) et des applications électroniques. La matérialité de notre consommation entraîne une contrainte systémique : avec une approche monocritère sur la question – certes vitale – du CO2, on engendre ailleurs des risques sur la disponibilité des ressources et des dégâts environnementaux.
En second lieu parce que les gains d’efficience sont balayés par un formidable effet « rebond ». Indéniablement, la consommation d’énergie des véhicules, des avions, des centres de données, des procédés industriels baisse régulièrement, les innovations sont nombreuses et les progrès réels. Mais la croissance du parc automobile, des kilomètres parcourus, des données échangées et stockées est largement supérieure aux gains unitaires. Entre 2000 et 2010, le trafic internet a été multiplié par cent. Que vaut alors une amélioration de quelques dizaines de points d’efficacité énergétique par octet ?
Il n’y a pas de solution technique permettant de maintenir – et encore moins de faire croître – la consommation globale d’énergie et de ressources. En continuant à alimenter la « chaudière du progrès », nous nous heurterons tôt ou tard aux limites planétaires, régulation climatique en tête.
C’est donc – aussi – vers l’économie de matières qu’il faut orienter l’innovation. Avant tout par la sobriété, en réduisant les besoins à la source, en travaillant sur la baisse de la demande et pas seulement sur le remplacement de l’offre. Un exercice délicat, face à des « besoins » humains nourris par la rivalité mimétique et une frontière floue entre « fondamentaux » et superflu, qui fait aussi le sel de la vie. Mais on peut imaginer toute une gamme d’actions, comme bannir le jetable, les supports publicitaires, l’eau en bouteille, revenir à des emballages consignés, composter les déchets même en ville dense, brider progressivement la puissance des véhicules et les alléger, avant de passer au vélo, adapter les températures dans les bâtiments et enfiler des pull-overs, car il est bien plus efficace, plus simple, plus rapide, d’isoler les corps que les bâtiments !
Pour recycler au mieux les ressources et augmenter la durée de vie de nos objets, il faudra les repenser en profondeur, les concevoir simples et robustes (Ivan Illich aurait dit « conviviaux »), réparables et réutilisables, standardisés, modulaires, à base de matériaux simples, faciles à démanteler, n’utiliser qu’avec parcimonie les ressources rares et irremplaçables comme le cuivre, le nickel, l’étain ou l’argent, limiter le contenu électronique. Quitte à revoir le « cahier des charges », accepter le vieillissement ou la réutilisation de l’existant, une esthétique moindre pour les objets fonctionnels, parfois une moindre performance, de l’intermittence, une perte de rendement ou un côté moins « pratique ».
Il faudra enfin mener une réflexion sur nos modes de production, privilégier des ateliers réimplantés près des bassins de consommation, un peu moins productifs mais plus intensifs en travail, moins mécanisés et robotisés, mais économes en ressources et en énergie, articulés à un réseau de récupération, de réparation, de revente, de partage des objets du quotidien.
Face aux forces en présence et aux tendances de fond, cela paraît bien utopique. Mais peut-être pas plus que le statu quo, un maintien ad vitam aeternam de notre civilisation industrielle sur sa précaire trajectoire exponentielle. La robotisation et l’intelligence artificielle nous promettent un chômage de masse à des niveaux inégalés tandis que nous serons rattrapés par l’effondrement environnemental. Pourquoi ne pas tenter plutôt la voie d’une transition post-croissance vers un nouveau « contrat social et environnemental » ?
« Quand nous disons couramment que nous « changeons l’avenir », quelle capacité nous attribuons-nous exactement ? Celle de faire que l’avenir soit ce qu’il sera réellement, plutôt que ce qu’il aurait été si nous avions agi différemment que nous le faisons dans le présent. On peut dire d’une certaine façon que nous changeons les choses (We make a difference). Mais ce n’est pas un changement au sens strict, car la différence que nous introduisons dans le monde se situe entre le possible qui s’actualise et les possibles qui restent non actualisés, et non pas entre des actualités successives. La vérité stricte consiste à dire que l’avenir dépend contrefactuellement du présent. « Si j’avais fait ceci, alors que j’ai fait autre chose, l’avenir serait (peut-être) différent. » C’est cela qui nous donne l’impression que nous pouvons changer l’avenir. Mais, dans notre monde, l’avenir est simplement ce qu’il est, ou plutôt, il est ce qu’il sera.
Peut-on croire à la fois que l’avenir que l’on prévoit est, d’une part, le résultat d’une fatalité, et, d’autre part, qu’on agit causalement sur lui, par le fait même qu’on le prévoit et que cette prévision est rendue publique ? La métaphysique traditionnelle du temps repose sur le causalisme qui rend ces deux types de dépendance équivalentes ce qui revient à dire que l’une entraîne l’autre et réciproquement. Nous tenons que nos actions présentes peuvent avoir un effet causal sur l’avenir, et nous en inférons que l’avenir dépend contrefactuellement du présent (avenir « ouvert »). Nous tenons par ailleurs que nos actions présentes ne peuvent avoir d’effet causal sur le passé et nous en inférons que le passé est indépendant contrefactuellement du présent (« passé fixe »). Dupuy propose d’appeler cette conception de la temporalité le temps de l’histoire. Dans le temps de l’histoire, les agents se coordonnent par convention sur le passé, tenu pour fixe. Cette convention ne paraît pas en être une, tant elle nous semble « naturelle ». C’est parce que nous tenons le passé pour fixe que des composantes fondamentales du lien social comme la promesse, l’engagement, le contrat, etc., sont possibles. Le fait que les régimes totalitaires s’efforcent toujours de « réécrire l’histoire » ne fait que renforcer l’évidence : l’histoire qu’ils racontent est tout simplement mensongère.
Dupuy soutient qu’une autre conception du temps, dans lequel nous nous coordonnons autour d’un avenir tenu comme fixe ne nous est pas moins familière et que l’expérience de ce temps est facilitée, encouragée, organisée, voire imposée par maints traits des institutions de la société moderne. Les théoriciens du marché «parfait » posent que les agents économiques, prennent les prix pour des données fixes, c’est à dire indépendantes de leurs actions. Ces actions sont constituées par les offres et les demandes relatives aux biens qui composent l’économie en question. Simultanément les économistes expliquent la formation des prix par la confrontation sur le marché de ces mêmes offres et de ces mêmes demandes. On considère généralement aujourd’hui que ce que la théorie économique et la théorie des jeux désignent par « équilibre » n’a rien à voir avec ce que l’origine de ce terme en mécanique rationnelle désigne. Tout problème de décision à deux agents au moins met en scène un phénomène de spécularité, chacun devant penser à ce que l’autre pense de ce que lui-même pense, etc. Un type d’équilibre correspond à une manière de couper quelque part cette régression potentiellement infinie. Avec l’hypothèse de fixité des prix, la théorie du marché pose que c’est au niveau des prix que la régression s’arrête. On doit pouvoir poser sans contradiction à la fois que les agents ont un pouvoir causal sur les prix et qu’ils tiennent ceux-ci pour fixes, non pas au sens causal, mais bien au sens technique que nous avons donné à ce terme : fixes, c’est à dire contrefactuellement indépendants de leurs actions.
C’est ce que permet le théorème de von Foerster qui décrit le rapport de causalité circulaire entre une totalité (par exemple une collectivité humaine) et ses éléments (les individus qui la composent). Les individus sont liés les uns aux autres, d’une part, et à la totalité d’autre part. Les liens entre individus peuvent être plus ou moins « rigides ». La conjecture de von Foerster dit alors ceci : plus les relations interindividuelles sont rigides (du fait de comportements mimétiques par exemple), plus le comportement de la totalité apparaîtra aux éléments individuels qui la composent comme doté d’une dynamique proche qui échappe à leur maîtrise. Cette thèse ne peut valoir que parce qu’on prend ici le point de vue, intérieur au système, des éléments sur la totalité. Pour un observateur extérieur au système la rigidité des relations entre éléments est au contraire propice à une maîtrise conceptuelle, sous forme de modélisation par exemple. L’avenir du système est prévisible mais les individus se sentent impuissants à en orienter ou réorienter la course, alors même que le comportement d’ensemble continue de n’être que la composition des réactions individuelles à la prévision de ce même comportement.
Pour en revenir à l’hypothèse de la fixité des prix, le théorème de von Foerster nous dit que, sous certaines conditions qu’il énonce rigoureusement, la situation des agents dans un système qui échappe à leur maîtrise donne un fondement objectif aux propositions contrefactuelles du type : « Si j’agissais différemment, en augmentant par exemple ma demande pour tel bien, l’ensemble des prix n’en serait pas affecté. » Cela n’est en rien incompatible avec le fait que les agents ont un pouvoir causal sur les prix et le savent. Les agents, devant se coordonner, doivent choisir une façon de mettre un terme aux jeux de miroirs potentiellement infinis, dans lesquels les plongerait le besoin de savoir ce que les autres savent de ce qu’ils savent, etc. Cet arrêt à la spécularité, c’est dans la position partagée de la fixité d’un jeu de variables qu’ils vont l’organiser. C’est lucidement, en toute conscience, qu’ils vont par convention tenir ces variables pour fixes (contrefactuellement indépendantes de leurs actions) alors qu’ils savent avoir un pouvoir causal sur elles. C’est sur cette configuration que l’on peut fonder le concept de « convention de coordination » qui a obtenu droit de cité dans la pensée économique d’aujourd’hui. Cet exemple illustre qu’une dépendance causale peut aller de pair avec une indépendance contrefactuelle.
De partout, des voix plus ou moins autorisées se font entendre qui proclament ce que sera l’avenir : le trafic sur la route le lendemain, le résultat des élections prochaines, les taux d’inflation et de croissance de l’année qui vient, l’évolution des gaz à effet de serre, etc. Les prévisionnistes et prospectivistes savent fort bien, et nous avec eux, que cet avenir qu’ils nous annoncent comme si il était inscrit dans les astres, c’est nous qui le faisons. Nous ne nous rebellons pas devant ce qui pourrait passer pour un scandale métaphysique (sauf parfois les électeurs). C’est la cohérence de ce mode de coordination par rapport à l’avenir que Dupuy tente de dégager. Supposer que l’agent tienne l’avenir pour fixe n’implique en aucune façon qu’il ne voie pas que l’avenir dépend causalement, au moins en partie, de ce qu’il fait maintenant. L’agent tient par hypothèse l’avenir pour fixe, c’est à dire contrefactuellement indépendant de son action. Maintenant, dans son raisonnement, l’avenir constant pour décider de son action présente il choisit entre plusieurs options, celle qu’il juge la meilleure. Le temps que décrit Dupuy a la forme d’une boucle dans laquelle, dans laquelle le passé et le futur se déterminent réciproquement. Il a donné le nom de temps du projet à cette temporalité autre. Le temps du projet n’est pas un fatalisme parce qu’il en sait trop sur la capacité des enchaînements causaux à mimer le fatalisme, à produire des « effets de destin ».
Le temps du projet est une fiction métaphysique dont Dupuy tente d’établir la cohérence et de montrer la rationalité. Mais le temps de l’histoire, « notre » temps, n’est pas moins fictif. On ne peut faire mieux en métaphysique que de construire de telles fictions. Mais elles nous sont indispensables. Dupuy cite le meilleur exemple qu’il connaisse de l’utilisation du temps du projet, pour, en dehors de toute aliénation, mobiliser autour d’un projet commun désirable. L’exemple de la planification française telle que l’avait conçue Pierre Massé et telle que Roger Guesnerie en synthétise l’esprit dans la formule suivante : la planification, écrit-il, « visait à obtenir par la concertation et l’étude une image de l’avenir suffisamment optimiste pour être souhaitable et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui engendrent sa propre réalisation ». Cette formule ne peut trouver son sens que dans le temps du projet, dont elle décrit parfaitement la boucle reliant le passé et l’avenir. La coordination s’y réalise sur une image de l’avenir capable d’assurer le bouclage entre une production causale de l’avenir et son anticipation autoréalisatrice.
Le paradoxe de la solution catastrophiste au problème des menaces qui pèsent sur l’avenir de l’aventure humaine est maintenant en place. Il s’agit de se coordonner sur un projet négatif qui prend la forme d’un avenir fixe dont on ne veut pas. La déploration insistante de Hans Jonas est que nous n’accordons pas un poids de réalité suffisant à l’inscription de la catastrophe dans le futur. Ni cognitivement ni émotionnellement, nous ne sommes touchés par l’anticipation du malheur à venir. Seule la métaphysique du temps du projet peut, selon Dupuy, rendre compte de cette actualisation du futur, en mettant face à face le passé et l’avenir et en les rendant jumeaux l’un de l’autre. Dans le temps de l’histoire, la prévention efficace de la catastrophe fait de celle-ci un possible non réalisé, sorte de fantôme ontologique dont le poids de réalité est insuffisant pour soutenir la volonté de le maintenir hors du monde actuel. Le temps du projet, lui, inscrit fermement la catastrophe dans la réalité de l’avenir, mais au point qu’une prévention réussie ne peut que s’autoannihiler ipso facto, pour des raisons logiques cette fois, puisque la catastrophe, ne pouvant trouver place dans l’ensemble vide des possibles non réalisés, disparaît dans le non-être.
Cette description de notre aporie se trouve, dans ces termes, au cœur même du débat sur l’efficacité de la dissuasion nucléaire. Ce débat a révélé, selon Dupuy, une issue possible. Il a franchi une étape décisive lorsque les partisans les plus avisés de la stratégie de vulnérabilité mutuelle ont compris qu’il leur fallait faire l’économie complète du concept d’intention dissuasive et présenter à l’ennemi la menace, non pas comme un acte intentionnel, mais comme une fatalité, un accident. La simple existence d’arsenaux nucléaires constituant une structure de vulnérabilité mutuelle suffirait à rendre les adversaires infiniment prudents, indépendamment de toute intention ou raison d’agir. Avec cette doctrine de « dissuasion existentielle », la différence qui séparait le cas de la menace nucléaire de celui des catastrophes climatiques, sanitaires, économiques ou industrielles s’évanouit en fumée. Dans les deux cas, le mal prend la forme de la fatalité. Pour que des signaux venus du futur atteignent le passé sans déclencher cela même qui va annihiler leur source, il faut que subsiste, dans l’avenir une imperfection du bouclage. Ce que Dupuy exprime sous la forme suivante : « obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près ».
L’apocalypse est inscrite dans l’avenir, mais sa probabilité d’occurrence est extrêmement faible. En d’autres termes, ce qui a des chances de nous sauver est cela même qui nous menace. Le temps du projet piège le temps dans une boucle hermétiquement fermée sur elle-même, faisant du passé et de l’avenir comme deux doubles se renvoyant la balle. Mais cette fermeture est en même temps une ouverture. Le temps se clôt sur la catastrophe annoncée, mais le temps continue, tel un supplément de vie et d’espoir, au-delà de la clôture. L’ouverture résulte de ce que le destin a le statut d’un accident, d’une erreur qu’il nous est loisible de ne pas commettre. Nous savons que nous sommes embarqués, avec à notre bord, une bombe à retardement. Il ne tient qu’à nous que son explosion, inscrite comme une fatalité peu probable, ne se produise pas.
Nous sommes condamnés à la vigilance permanente.
On ne revient pas indemne d'un voyage à Tchernobyl. Ce ne sont pas les millisieverts[1] accumulés dans les quelques heures passées près du « sarcophage[2] » qui vous rongent les chairs. C'est l'émotion. Oh, elle ne vous submerge pas tout de suite. Certains laissent éclater la crise de sanglots qu'ils ont réussi à contenir tout au long de la visite dans l'autocar qui les ramène à Kiev. Je n'oublierai pas cette jeune étudiante ukrainienne recroquevillée au fond du véhicule : au milieu de ses pleurs, elle bredouillait des mots qui, traduits, signifiaient quelque chose comme: «J'ai honte de mon pays, j'ai honte de l'humanité. » Pour d'autres, l'effondrement ou la dépression se manifestent plus tard, lorsqu'ils sont déjà rentrés dans une de ces villes de l'Occident que le courage ou la folie des centaines de milliers de « liquidateurs[3] » ont protégées d'une catastrophe majeure. Déambulant à travers les paysages magnifiques et contaminés de l'Ukraine ou de la Biélorussie, on se raidit, on se durcit. C'est qu'on ne voit rien, le mal est invisible, et il en paraît d'autant plus redoutable. L'émotion se nourrit non pas de ce que les sens nous disent, mais de ce que l'on sait, ou de ce que l'on croit savoir, au sujet de la tragédie. C'est l'absence qu'il faut se représenter pour pouvoir sentir quelque chose. Rien n'est plus difficile que de se figurer la présence de l'absence. J'en fis l'expérience en décembre 2001 lors d'un pèlerinage à Ground Zéro, ce vide entouré de géants ouvert en plein cœur de Manhattan : il manquait quelque chose, mais il fallait faire remonter à la conscience les images d'un passé heureux pour «voir» le fantôme des tours jumelles. L'absence, ici, est celle des villages rasés, des habitants déplacés, des formes de vie, végétales, animales et humaines, anéanties. Redoutable abstraction que l'éloignement géographique et temporel aide à mieux saisir. Car la pensée, spontanément idéaliste, a du mal à distinguer entre l'objet que l'on ne perçoit plus et l'objet qui n'est plus.
J'ai presque honte de rapporter ces impressions d'un unique et rapide séjour dans la «zone des trente kilomètres», à l'intérieur de ce cercle centré sur « la chose » qui délimite plus ou moins arbitrairement une aire où la mort l'emporte sur la vie. J'ai honte, car ce que j'ai vécu avec quelques compagnons de voyage, des millions de gens le vivent quotidiennement depuis vingt ans. Et cette réaction de fillette qui fut la mienne, les experts reprochent précisément à ces malheureux de s'y abandonner. Ils parlent même de « fatalisme paralysant». Une fois de plus, c'est la victime que l'on blâme. Oui, on peut avoir honte pour l'esprit humain.
Le philosophe allemand Günther Anders se rendit pour la première fois à Hiroshima et Nagasaki en août 1958, comme participant au quatrième congrès international contre les bombes atomiques et à hydrogène et pour le désarmement. Il en revint avec un Journal, dans lequel on peut lire ceci :
J'ai à l'esprit cette soirée au cours de laquelle les victimes survivantes d'Hiroshima tentèrent de nous décrire la seconde à laquelle c'est arrivé, et les minutes et les heures qui ont suivi cette seconde. L'homme d'affaires européen qui s'était égaré un instant dans le jardin de l'hôtel où nous étions réunis, et qui nous a vus, tous, les blancs, les noirs, les jaunes et les bruns dans la même posture, c'est-à-dire les yeux baissés vers le sol, a certainement vu un rituel communautaire dans ce comportement identique, ou alors il a dû être persuadé que nous accomplissions là une expérience en commun. Inutile de souligner une fois encore que l'identité du comportement n'était rien d'autre que l'identité du sentiment.
Vous allez demander de quoi était fait ce sentiment, identique chez nous tous. La réponse à cela – et elle n'a cessé d'être donnée dans d'autres conversations et par des bouches chaque fois différentes : ce sentiment consistait dans le fait que nous avions honte les uns devant les autres : et plus exactement, que nous avions honte d'être des hommes.[4]
[1] Unité qui mesure l'effet des radiations ionisantes sur la santé.
[2] Nom donné à la structure de béton et d'acier qui enclot ce qui reste de matières fissiles dans un réacteur nucléaire explosé.
[3] Nom donné aux 600 000 à 800 000 intervenants qui éteignirent l'incendie puis effacèrent («liquidèrent») toute trace de l'accident.
[4] Günther Anders, L'Homme sur le pont. Journal d'Hiroshima et de Nagasaki (1958), in Hiroshima est partout, trad. Morabia, Seuil, 2006.
Même si elle devait se révéler éternelle, l'époque que nous vivons est l'ultime et définitive époque de l'humanité, car nous ne pouvons rien désapprendre de ce que nous avons appris.
C'est le fait que nous, l'humanité, nous puissions désormais nous anéantir qui définit notre époque. Deux faits établissent à quel point nous sommes capables d'apprendre et de créer au cours du temps (si tant est qu'il nous reste quelque chose de tel) de nouvelles choses, une quantité infinie de nouvelles choses.
- Aucune nouvelle acquisition ou production ne peut avoir ou prendre une signification aussi fondamentale pour l'humanité que le fait que celle-ci puisse désormais se liquider elle-même à tout moment.
- Jamais nous ne serons capables de désapprendre cette capacité que nous avons acquise. Nous sommes aussi peu en mesure d'éliminer le 13 du système des nombres (celui-ci continuerait à y exister en tant que lacune ou bien camouflé en « 12 bis») que d'éliminer des éléments du système de notre capital scientifique et technique – et cela vaut bien sûr pour notre savoir- faire. Voilà pourquoi le calendrier qui commence en 1945 est définitif. Ou bien nous continuons à vivre dans cette époque, qui est la nôtre, ou bien nous cessons de vivre. Il n'y a pas de troisième terme.
On jugeait bon autrefois de définir l'animal (d'une façon bien sûr trop globale et, par conséquent, illégitime) comme un être, vivant de façon irrévocable sous la forme qui était la sienne à la naissance et condamné, à cause du legs qu'il avait reçu en naissant, à cause de son «a priori», à ne rien pouvoir apprendre de nouveau, à ne pouvoir acquérir la moindre connaissance a posteriori. On peut au contraire définir l'homme comme l'être qui possède une fois pour toutes de façon irrévocable ce qu'il a appris et acquis, l'être qui ne peut pas apprendre à oublier ce qu'il a appris et est condamné, de ce fait, à faire de chaque nouvelle chose qu'il apprend un nouvel élément de son a priori. Bref, l'homme serait l'être qui ne pourrait plus tout d'un coup ne plus pouvoir faire ce qu'il a été capable de faire une fois. Cette thèse ne semble pas crédible: l'oubli n'est-il pas l'un de nos principaux attributs, l'un de nos principaux défauts à nous, les humains? Ce n'est qu'une illusion. Car la mémoire dont il s'agit ici n'est pas la plus ou moins grande capacité subjective qu'a l'individu singulier de se souvenir, mais une partie de l'«esprit objectif», c'est-à-dire une partie du capital que l'humanité a accumulé sous forme de langues, théories, livres, instruments et institutions. Cette mémoire est si massive qu'en tant qu'individus singuliers, nous pouvons tranquillement nous permettre d'en oublier une bonne part.
Autrement dit, l'humanité ne souscrit pas à l'adage «une fois n'est pas coutume». Lorsqu'elle a découvert ou inventé quelque chose, c'est «une fois pour toutes». Cela vaut plus que jamais pour l'humanité de l'époque de la reproduction qui, aujourd'hui, diffuse tout nouvel acquis de la science à des milliers d'exemplaires. Être confronté une fois à la bombe, c'est y être confronté une fois pour toutes. Nous sommes incapables de ne plus pouvoir savoir faire quelque chose que nous avons su faire une fois, de ne plus « pouvoir pouvoir faire » quelque chose que nous avons pu faire une fois : voilà la limite de notre liberté. Au « nous ne pouvons pas ne pas pécher » d'Augustin correspond aujourd'hui un « nous ne pouvons pas ne pas pouvoir ». Jamais nous ne pourrons désapprendre une possibilité qui, en tant que partie de notre patrimoine scientifique et technique, appartient à la totalité que forment notre culture et notre praxis technique.
Cela vaut de toute possibilité acquise. Il n'y a aucune capacité faisant partie de cette totalité qui ne nous revienne sous forme de possibilité particulière, erratique et isolée et ne soit ainsi mise à notre disposition; il n'y a aucune possibilité particulière qui ne doive son origine au système et à l'état de la science comme totalité ou n'y ait au moins sa place. Il n'y a aucune possibilité par conséquent que nous ne puissions à tout moment reconstruire (en supposant que nous ayons auparavant cherché à la détruire), aucune possibilité qui, au moment de sa prétendue destruction, ne se régénère d'elle-même, aucune lacune dans une série d'images qui ne reprenne sur-le-champ les apparences de l'image manquante.
Toute possibilité étant sauvegardée dans la totalité de nos sciences et techniques, elle y est irrévocablement conservée et mise de côté. Les sciences et les techniques sont des institutions où l'on dépose et conserve des possibilités, une mémoire devenue d'une certaine manière objective. Si quelque chose peut être liquidé, ce ne sont pas les possibilités particulières contenues dans ces dépôts mais les dépôts eux-mêmes. Celles-là – les sciences et les techniques – périront le jour où nous périrons. Aussi longtemps que nous serons là, avec la totalité de nos sciences et techniques, rien ne pourra arriver aux possibilités particulières. Cernons bien la question : l'expression « aussi longtemps que les sciences et les techniques seront conservées par notre mémoire» est, comme on l'a dit, inutile, non, elle est fausse, parce que tout savoir-faire, toute solution à un problème scientifique et technique est conservée en tant que partie du système; parce qu'il ne dépend pas de notre mémoire que telle ou telle partie du système soit conservée et gardée. Il est courant aujourd'hui que la science et la technique se chargent de l'opération qu'accomplit notre mémoire de la même façon qu'elles se chargent d'autres opérations que nous accomplissions autrefois comme le transport de l'eau, la cuisson du pain et la formation de l'opinion. Nous avons délégué toutes ces opérations à d'autres instances, à des figures objectives – des instruments, des institutions, des disciplines scientifiques - dans lesquelles elles mènent à présent une existence propre que nous sommes incapables de révoquer. Aussi passionnément puissions-nous désirer ne plus posséder tel ou tel savoir-faire ou ne plus posséder telle ou telle technique, notre désir reste sans réponse, parce que nous ne décidons plus de ce que nous avons délégué à d'autres instances. Règle paradoxale : ce que nous ne possédons plus (puisque nous l'avons donné, c'est-à-dire transformé en théorie ou en chose), nous le possédons en fait définitivement puisque cela nous «possède» définitivement.
À la formule d'abord utilisée: «nous serions des êtres qui ne pourraient plus ne plus pouvoir faire ce qu'ils ont été capables de faire une fois », il faut donc substituer cette nouvelle formule : nous ne pouvons plus effacer ou oublier ce que nous avons mis en dépôt dans les entrepôts de la science et de la technique et n'avons plus, pour cette raison, à le conserver en dépôt dans notre propre mémoire. Cette possibilité particulière est perdue pour nous, mais dans un sens au plus haut point singulier : elle est perdue pour nous parce que nous ne pouvons plus la perdre. Lorsqu'il s'agit de ce qu'il y a de plus dangereux – comme c'est le cas avec l'arme nucléaire –, nous restons donc à la merci de ce danger d'une façon irrévocable.
Si nous étions rousseauistes, nous verrions le scandale de la civilisation dans le fait de ne plus pouvoir nous débarrasser de ce que nous avons acquis. Peu importe que nous préférions décrire ce fait comme un « scandale » ou comme une « dialectique de l'objectivation », il reste incontestable qu'en fixant sous forme de chose ou de science nos possibilités particulières (et ce geste est la définition même de la «civilisation»), nous nous sommes par là même fixés à notre tour. Les choses devenues indépendantes se vengent de nous en nous privant de la liberté de révoquer la possibilité que nous avons fixée en elles. Bien sûr cette situation d'apprenti sorcier ne date pas de la découverte des armes atomiques. Nous vivons dans cette situation depuis des millénaires, depuis – au moins – le jour inconnu où, pour la première fois, nous avons objectivé une possibilité particulière. Mais cette situation est devenue une malédiction pour la première fois à l'instant où, comme c'est aujourd'hui le cas, on a objectivé la possibilité d'une catastrophe définitive.
Notre époque n'est pas accidentellement fugace : la fugacité est son essence. Elle ne peut pas passer dans une autre époque mais seulement sombrer.
Je le répète, l'époque dans laquelle nous sommes pris n'en est pas une au sens habituel. Pourquoi donc ?
Parce que deux caractères lui reviennent de droit que n'a jamais possédés aucune époque avant elle et qui contredisent le concept même d'époque.
Premièrement : la fugacité est son «essence». – J'insiste sur ce fait pour prévenir l'objection facile selon laquelle toutes les époques auraient été mortelles, c'est-à-dire fugaces. Ce n'est pas de cette mortalité (incontestable, évidemment) que je veux parler à propos de notre époque. Les époques qui se sont succédé jusqu'à présent n'étaient pas fugaces parce que leur différence spécifique était la fugacité (ce qui n'en aurait pas fait des époques à proprement parler spécifiques) mais parce que la « fugacité » appartient en tant que telle à l'essence du temps. L'essence de l'Antiquité n'aura finalement pas consisté à prendre fin un jour afin de faire place à une autre époque – c'est au Moyen Âge, qui a suivi l'Antiquité, qu'il est finalement revenu de mettre un terme à celle-ci. Nous voyons plutôt l’«essence de l'Antiquité» dans des traits positifs très précis qu'il n'est pas nécessaire de rappeler ici.
Il n'en va pas ainsi de notre époque. Celle-ci se distingue des époques antérieures comme la seule qui est à chaque instant en danger de se détruire et possède à chaque instant la faculté de le faire. S'il y a quelque chose qui donne à notre temps sa couleur unique et le détermine jusque dans ses derniers plis, c'est bien sa fugacité et tout ce qu'elle implique, y compris les manœuvres que nous faisons pour la minimiser ou la supprimer. Autrement dit, à notre époque, pour la première fois (et cela signifie bien sûr en même temps: pour la dernière fois), la fugacité, qui est l'essence du temps, est devenue également celle de l'époque. Notre époque n'est pas que mortelle : elle est aussi tuable. Elle n'est ce qu'elle est que par son caractère mortel ou tuable et, même si elle durait éternellement, ce caractère resterait sa différence spécifique.
Deuxièmement : si notre époque n'est pas une époque parmi d'autres, c'est parce qu'elle ne peut plus passer dans une autre époque; parce que son passage ne peut plus avoir lieu que sous la forme d'une fin, comme une simple fin, comme la fin de toute l'Histoire passée et future et pas seulement comme celle de notre époque.
Si l'on admet que toute époque jusqu'à présent a dû un jour sombrer, tout passage s'est jusqu'à présent déroulé comme une fin, toujours à l'intérieur du milieu de l'Histoire ou du moins toujours à l'intérieur de ce milieu dans lequel se déroule l'Histoire : à l'intérieur de ce milieu qu'est le «monde des hommes». Elle avait donc lieu sur un fond dans lequel les époques qui sombraient pouvaient «périr» et dont l'existence n'était pas compromise par leur disparition ou n'avait pas à en subir les conséquences. Il n'y a aucun changement qui n'ait, une fois accompli, trouvé place dans quelque chose dont l'existence est absolument hors de doute.
Il n'en va plus de même aujourd'hui. Si notre époque devait sombrer, elle ne céderait plus la place à une autre époque, elle ne disparaîtrait plus dans le fond de l'«humanité» mais au mieux dans son fondement même, dans la nature, où ne seraient pas seulement anéantis les contenus de l'Histoire passée mais jusqu'au fait même qu'ait eu lieu cet incident qu'on appelle « Histoire ».
Et ce n'est pas tout. Car il n'est absolument pas exclu qu'en s'effondrant l'humanité entraîne avec elle l'ensemble de la nature vivante dans le gouffre. Elle y entraînerait même notre verbe « zugrundegehen » [périr] qui, puisque le «Grund» [le fondement] auquel il fait référence périrait avec l'humanité, n'aurait plus de réfèrent. Notre langue ne dispose pas d'un verbe assez fort pour dire ce qui aurait alors lieu.
Le naufrage atomique n'est pas un suicide mais un meurtre de l'humanité. – II n'y a aucune conscience de classe chez ceux qui sont menacés.
Comme on l'a dit, l'époque dans laquelle nous nous trouvons depuis 1945 n'est pas une époque quelconque, une époque semblable aux autres époques de l'Histoire, mais une époque remarquable. C'est le dernier segment d'Histoire, le segment à l'intérieur duquel (aujourd'hui encore) on décide à chaque . instant s'il y aura encore ou non une Histoire; le segment dans lequel on jette – et jette à nouveau à chaque instant – les dés pour savoir si le temps va ou non continuer.
Ce n'est bien sûr que la moitié de la vérité. Car nous ne sommes pas seulement la mise mais également les joueurs de cette partie de dés. Puisque la possibilité de l'apocalypse est l'œuvre de notre propre main, une peine que nous nous infligeons à nous-mêmes, il dépend aussi de notre propre main (on peut en tout cas en avoir l'impression) que cette possibilité devienne ou non réalité, que nous lui permettions ou non de devenir réalité. Pour qui se contente de jeter un coup d'œil rapide, cela peut être perçu comme un accroissement monstrueux de notre puissance et peut-être même de notre dignité. Le fait que l'instance qui doit juger de la survie de l'humanité soit l'humanité elle-même pourrait en effet être compris comme l'apothéose de son autonomie. Mais ce serait un épouvantable contresens. Car celui qui suppose que l'« humanité » est ici le sujet de l'action se rend coupable d'une falsification absolument injustifiable. Affirmer que les milliards de véritables hommes qui vivent sur la terre prendraient « comme un seul homme » une décision impliquant leurs milliards de destins serait pure folie. La formule souvent utilisée (parfois aussi par l'auteur de ce texte) selon laquelle «l'homme» ou «l'humanité» pourrait se résoudre au suicide et « se suicider » (ou non) ne correspond pas aux faits. Qui est « l'homme» ? Qui est « l'humanité» dans cette perspective? Est-il vrai que nous avons tous provoqué l'ère de notre possible disparition et que nous en serons tous coupables de la même façon?
Non, il est impossible de parler ici de « l'homme » ou de «l'humanité» au singulier. En ayant recours à ces tournures qui mettent tous les hommes dans le même sac, on lave de toute faute ou, selon le cas, on rend complices non seulement les coupables mais aussi les milliards d'hommes évidemment innocents. Il serait tout aussi absurde de caractériser le capitalisme par le fait que «l'homme s'y exploite lui-même» que de dire de notre situation apocalyptique que «l'homme s'y menace lui-même» ou va un jour se tuer lui-même. Ces formules font toujours forte impression et ce type de sujets au singulier est très apprécié, surtout du côté de l’«anthropologie philosophique», mais la plupart du temps parce qu'elles peuvent (surtout si l'on suppose un dualisme de classes) aider à dissimuler les culpabilités réelles. Une fois que nous avons bien compris cela, il nous faut renoncer à la formule d'un «suicide de l'humanité».
Pour ce qui concerne le combat contre la menace de mort, l'emploi du singulier «l'homme» ou «l'humanité » est évidemment plus légitime. Certes pas au sens où l'humanité dans son ensemble se dresserait « comme un seul homme » contre le danger. Affirmer cela serait naturellement pure folie. Si c'était le cas, tout irait bien et les réflexions théoriques auxquelles nous nous livrons ici seraient superflues. Le singulier n'est légitime que dans le sens moral où l'humanité, puisqu'elle est menacée dans sa totalité, devrait effectivement se dresser comme un seul homme contre cette menace. Mais ce «devrait» et cet «effectivement» montrent bien que «l'humanité» comme sujet reste un pur postulat. Non, c'est en tant que «sujet de la souffrance» que l'humanité est au plus haut point sujet. Ce que je veux dire, c'est que, peu importe à quel peuple ou à quelle classe nous appartenons, peu importe que nous nous connaissions, nous sommes tous sans différence et sans exception des morts en sursis et constituons en tant que tels une seule grande masse de victimes. C'est donc seulement dans la perspective de la catastrophe qui nous menace que nous, hommes, nous sommes quelque chose d'unitaire.
Il est tentant d'introduire ici une analogie avec le prolétariat. Le prolétariat, qui existait avant Marx, n'était assurément pas un sujet d'action collectif : il n'était «un», quelque chose d'unitaire, que dans un sens passif, seulement en tant qu'« objet », en tant qu'ensemble de tous les hommes concernés et touchés par le même destin de l'exploitation. Ce constat n'a pas suffi à Marx, mais lui a suggéré la tâche d'éveiller et de former une conscience de classe qui puisse l'aider à transformer cet objet unitaire en un véritable sujet d'action. – Quelque chose d'analogue ne serait-il pas pensable aujourd'hui ? Ne pourrait-on pas essayer d'éveiller en l'humanité – devenue une victime une et virtuelle sous l'effet du destin commun de la menace – une conscience (analogue à la conscience de classe) à l'aide du slogan «Morts en sursis de tous les pays, unissez-vous!»?
Dans un certain sens, les orateurs, les manifestants du « mouvement anti-nucléaire » et moi-même, nous ne faisons rien d'autre. Aucun d'entre nous n'est prêt à renoncer à faire des discours et à hurler des slogans, mais nous devons rester lucides sur le peu de chances que nous avons d'atteindre notre but. Cela m'amène à un nouveau point aussi important que déprimant.
Comparer l'humanité actuelle avec le prolétariat du siècle dernier est absurde. Le prolétariat n'avait reconnu en lui-même «l'élite et l'avant-garde de la misère » et n'y était parvenu sur la base d'une solidarité que parce qu'il avait souffert et s'était, ce faisant, distingué de l'autre partie de la population qui ne souffrait pas ou souffrait moins. Rien ne correspond à cette chance dans notre situation actuelle. Puisque tous les hommes sont pour ainsi dire en danger, il ne peut plus être question d'«une élite et d'une avant-garde de la misère». En outre, il serait faux d'affirmer de l'humanité qu'elle souffre effectivement sous la menace atomique : elle vit plutôt au jour le jour, « aveugle face à l'apocalypse».
Nous ne devons pas nous contenter d'ignorer ces deux points. Ne nous faisons aucune illusion. Il est aussi légitime de diagnostiquer que nous sommes tous menacés par un seul et même danger qu'il est illégitime d'affirmer que ce fait facilite la reconnaissance du danger. Au contraire, il est plutôt vrai que l'universalité de la menace complique sa reconnaissance, non, qu'elle interdit même totalement cette reconnaissance. Je veux dire par là que, puisque nous sommes exposés sans différences à l'anéantissement, nous sommes privés, à peu d'exceptions près, de la faculté de prendre conscience de ce qui nous menace. S'il y avait une théorie sociologique de la connaissance, une de ses thèses fondamentales devrait être la suivante : ce qui est commun à tous les hommes ne se distingue pas mais reste invisible tant que cela ne cause pas, comme la faim, le froid ou la maladie, c'est-à-dire comme la misère, des souffrances directes. C'est pour cette raison, parce que nous sommes tous menacés par un seul et même danger mais que nous n'en souffrons pas directement, qu'il ne reste qu'une chance minime que notre appel analogue au classique appel à la solidarité – « Morts en sursis de tous les pays, unissez-vous ! » – pénètre un jour dans les oreilles de tous les hommes.
Mais revenons à notre problème. Si la catastrophe avait lieu, il ne s'agirait pas, comme on l'a dit, d'un «suicide de l'humanité». Alors que dans le cas du véritable suicide, l'auteur de l'acte et la victime sont identiques, le prétendu « suicide nucléaire » ne présente pas une telle identité. Cela ferait de l'humanité prise comme un Tout un sujet. Si elle périssait, ce serait par une main humaine – et c'est seulement dans ce sens que l'expression peut recevoir une forme de justification bien qu'elle soit inexacte – mais pas par la main de l'humanité, car une telle main n'existe pas. Ce n'est pas entre les mains de l'humanité que se trouve le pouvoir d'anéantir celle-ci mais entre celles de quelques individus, d'une pluralité de puissances – aujourd'hui, en 1959, entre les mains des gouvernements de trois pays; demain, entre celles d'un «atomclub» qui admettra de nouveaux membres, voire de nombreux membres. Bref, dans le cas d'un prétendu «suicide de l'humanité», l'auteur de l'acte et la victime ne seraient pas identiques car toute l'humanité ne serait pas l'auteur de cet acte. C'est seulement en tant que victime qu'elle entrerait en scène – ou plutôt quitterait la scène – comme un Tout. Nous devons donc renoncer à l'expression «suicide de l'humanité».
La tournure selon laquelle l'humanité pourrait se tuer, tournure qui donne l'impression qu'il s'agit là du plus haut degré de la liberté humaine, la liberté du suicide stoïcien, est encore impossible pour une autre raison. À cause de l'emploi ici inapproprié du mot de «pouvoir». Ne nous laissons pas induire en erreur par ce verbe. Car ce n'est pas la liberté qu'il exprime ici mais au contraire la plus grande absence de liberté. S'il peut être question ici d'un «pouvoir», c'est seulement dans le sens où il peut nous arriver de périr par ce que nous avons «nous-mêmes» produit. Ainsi employé, le mot de «pouvoir» n'exprime bien sûr ni une puissance, ni une liberté mais une impuissance. Il révèle que nous sommes tout d'abord incapables de limiter la puissance illimitée que nous a donnée la « liberté » du développement technique ; incapables, ensuite, de maîtriser l'utilisation de ce que nous avons produit (au sens non technique du terme); et incapables, enfin, de contrôler les puissances entre les mains desquelles se trouvent les moyens d'anéantissement. Les théoriciens qui donnent un sens positif à ce mot de «pouvoir» – un mot qui, appliqué à la situation atomique, n'exprime en fait que notre incapacité et notre absence de liberté – et prêtent à l'humanité (dont ils supposent qu'elle est un sujet d'action) la liberté de choisir le suicide – Jaspers en est sacrement près dans son livre – sont des faussaires. Nous ne souhaitons pas avoir affaire à de tels faussaires.
[1] Günther Anders. La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique. Le Serpent à plumes. 2006 (1981). P. 95-109
La croyance à la rationalité technomarchande et à ses bienfaits ne s'est pas effondrée sous les coups de la critique révolutionnaire ; elle a seulement dû en rabattre un peu devant les quelques réalités «écologiques» qu'il a bien fallu admettre. Ce qui veut dire que la plupart des gens continuent d'y adhérer, ainsi qu'au genre de bonheur qu'elle promet, et acceptent seulement, bon gré mal gré, de se discipliner, de se restreindre quelque peu, etc., pour conserver cette survie dont on sait maintenant qu'elle ne pourra être indéfiniment augmentée ; qu'elle sera plutôt rationnée. D'ailleurs les représentations catastrophistes massivement diffusées ne sont pas conçues pour faire renoncer à ce mode de vie si enviable, mais pour faire accepter les restrictions et aménagements qui permettront, espère-t-on, de le perpétuer.
Comment croire autrement à quelque chose comme une «pénurie de pétrole» ? Alors qu'à l'évidence il y a surtout effarante pléthore de moteurs, engins, véhicules de toutes sortes. C'est donc déjà déserter le camp de la vérité, pour le moins, que d'accepter de parler en termes de rationnement nécessaire, de voitures propres, d'énergie renouvelable grâce aux éoliennes industrielles, etc.
Le fond commun à toutes ces représentations catastrophistes, c'est l'idéal maintenu de la rationalité technique, le modèle déterministe de la connaissance objective, c'est donc d'accorder plus de réalité à la représentation que les instruments de mesure permettent de construire qu'à la réalité elle-même (à ce qui est « directement vécu ») ; de n'accorder en fait le statut de connaissance qu'à ce qui est passé par le filtre de la quantification ; de croire encore et toujours, malgré tant de démentis, à l'efficacité promise par une telle connaissance. Le postulat déterministe d'un avenir calculable par extrapolation est tout autant un fantasme dans sa version de futurologie noire qu'il l'était dans sa version rosé, euphorique, des années cinquante (laquelle fait rire aujourd'hui quand on la confronte à ce qui est réellement advenu). Dans les scénarios et modèles de la catastrophe, on privilégiera les paramètres dont l'évolution et les effets semblent mesurables, pour sauver au moins l'idée d'une action ou d'une adaptation possible. Mais en réalité les scientifiques ne savent rien, en tout cas rien de certain, des processus qu'ils s'affairent à modéliser ; ni du tarissement des ressources pétrolières, ni de l'évolution de la démographie, ni même de la vitesse et des effets exacts du changement climatique pourtant bien entamé. (Ils peuvent à la rigueur, et il y en a eu pour le faire, quantifier — en milliards de dollars — la contribution de la biodiversité à l'économie mondiale.) De même en ce qui concerne les pollutions et contaminations de toutes sortes : le tableau de leurs effets combinés et cumulés suit avec beaucoup de retard, et très grossièrement, la réalité complexe et terrible de l'empoisonnement généralisé, qu'il est en fait impossible d'appréhender par les moyens techno-scientifiques.
Les deux principaux traits de la mentalité progressiste, à son époque triomphante, étaient la foi en la capacité de la science et de la technologie à maîtriser rationnellement la totalité des conditions de vie (naturelles et sociales), et la conviction que pour ce faire les individus devaient se plier à une discipline collective propre à assurer le bon fonctionnement de la machine sociale, afin que la sécurité soit garantie à tous. On voit que ces traits, loin d'être effacés ou estompés, sont plus marqués encore dans ce progressisme honteux qu'est le catastrophisme. D'une part on croit inébranlablement à la possibilité de connaître exactement tous les «paramètres» des «problèmes environnementaux», et d'ainsi les maîtriser, les «solutionner» ; d'autre part on accepte comme une évidence que cela passe par un renforcement des contraintes imposées aux individus.
Pourtant personne ne peut ignorer qu'à l'image de la guerre toujours perdue que la folie hygiéniste mène contre les microbes, chaque progrès de la sécurisation a entraîné l'apparition de nouveaux dangers, de risques inédits, de fléaux jusque-là insoupçonnés ; que ce soit dans l'urbanisme, où les espaces « criminogènes » s'étendent avec le contrôle, la ségrégation, la surveillance, ou dans l'élevage industriel, le milieu stérilisé des hôpitaux et celui des laboratoires de la restauration collective, où, de la légionellose au SRAS, prospèrent les nouvelles maladies épidémiques. La liste serait trop longue pour la dresser ici. Mais rien de tout cela n'ébranle le progressiste. On dirait au contraire que chaque nouvel échec de la sécurisation le renforce dans sa conviction d'une tendance générale vers le « mieux». C'est pourquoi il est tout à fait vain de prétendre le raisonner, comme le font les bonnes âmes qui lui détaillent les « dégâts du progrès ».
On a pu parfois trouver abusive la façon dont certains textes d'inspiration critique qualifiaient la technologie moderne de «totalitaire». Elle pouvait l'être en effet, dans la mesure où c'était prendre au pied de la lettre les prophétisations de la propagande, annonçant un contrôle parfait, un monde définitivement sécurisé, bref l'utopie policière réalisée. En fait le totalitarisme (au sens historique précis) n'a lui-même jamais atteint la perfection policière qu'il visait, et que sa propagande présentait comme toujours sur le point d'être réalisée, après une dernière fournée d'exécutions (là où il l'a le plus approchée, en Chine maoïste, c'est au prix du chaos que l'on sait). Mais là était justement un trait essentiel du totalitarisme comme mouvement perpétuel, de se fixer un but parfaitement chimérique : cette façon de soustraire ses affirmations délirantes au contrôle du présent en prétendant que seul l'avenir en révélerait les mérites lui assurait que tant que tenait son cadre le mieux organisé, le Parti, ses membres ne pouvaient être atteints ni par l'expérience, ni par l'argumentation. Le militant qui a accepté ce premier coup de force contre le sens commun acceptera tout : aucun échec, aucun démenti de l'idéologie par la réalité ne l'atteindra plus. L'identification avec le mouvement et le conformisme absolu semblent avoir détruit en lui jusqu'à sa faculté d'être atteint par son expérience la plus directe. En ce sens en tout cas on peut dire que la science et la technologie modernes s'apparentent, en tant qu'organisations, à un mouvement de masse totalitaire ; et pas seulement parce que les individus qui y participent ou s'y identifient en retirent un sentiment de puissance, mais aussi parce qu'une fois admis le but profondément délirant qu'est celui d'un contrôle total des conditions de vie, une fois ainsi abdiqué tout sens commun, aucun désastre ne suffira jamais à ramener à la raison le progressiste fanatisé. Il y verra au contraire un motif supplémentaire de renforcer le système technologique, d'améliorer la sécurisation, la traçabilité, etc. C'est ainsi qu'il devient catastrophiste sans cesser d'être progressiste.
[1] René Riesel, Jaime Semprun. Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable. Éditions de l’encyclopédie des nuisances. 2008. P. 34-39. Les deux sous-titres sont de moi.
De ce panorama de l'histoire parcourue au galop, je ne retiens, avant d'y revenir au dernier chapitre, que deux remarques, qui me serviront pour décrypter la suite.
1 — Le technicien fait toujours autre chose que ce qu'il croit faire. Quand le chasseur paléolithique apprend à maîtriser le feu à l'air libre, il ne vise sans doute qu'un but matériel immédiat et précis : se chauffer, tenir à distance les bêtes vivantes pour mieux s'assimiler les bêtes mortes. Il ne sait pas qu'il découpe sans retour l'espace naturel, et fonde le premier territoire spécifiquement humain, — au point que dans la plupart des langues du monde, le mot restera le même pour désigner le lieu où l'homme est chez lui et le lieu où il y a du feu : le mot foyer en français.
Quand le paysan néolithique creuse les premiers canaux d'irrigation, il ne vise sans doute qu'à agrandir un peu la superficie fertile, il ne sait pas qu'il va donner un atout maître au Despote naissant. Quand le premier militaire chinois emprunte la poudre aux artificiers, il ne vise sans doute qu'à donner à ses troupes le moyen de tuer plus rapidement et économiquement davantage de Barbares, il ne sait pas qu'il est en train de ruiner le code d'honneur de la chevalerie médiévale qui régnait du Japon à l'Islam et à l'Europe chrétienne, et concevait le duel comme un jugement de Dieu. Le canon apporte le hasard dans la bataille, c'est-à-dire l'absurde, la mitraille ne choisit pas sa victime, et rompt le pacte divin qui donnait victoire au plus juste, au plus valeureux, dans le combat à l'arme blanche.
Quand le premier tisserand anglais substitue le charbon au bois, il ne cherche qu'à faire tourner plus économiquement ses métiers, il ne sait pas quelle formidable impulsion à la lutte des classes vont donner les résultats de sa benoîte petite rationalité.
Faut-il continuer à multiplier les exemples ? — Travailleurs de l'électronucléaire, savez-vous ce que vous faites ?
2 — Toute l'histoire humaine peut être lue comme le déploiement d'une dialectique de forces opposées, les unes, centripètes, tendant à l'unification, du village, de l'empire, de la planète, les autres centrifuges, tendant à la diversification des individus, des propriétés, des villes, des régions des groupes ethniques, des cultures.
C'est une force d'unification qui fait « prendre » l'agriculture néolithique, comme une pâte, à travers tout l'Orient, contre l'éparpillement hasardeux des sociétés de chasseurs. C'est une force d'unification qui cristallise le pouvoir du Despote, contre l'éparpillement répétitif des villages néolithiques. Mais une fois fondée la massivité écrasante du mode de production asiatique, c'est au contraire une force centrifuge, une force d'éparpillement et de diversification, qui, par deux fois, offre à l'Europe l'occasion de sa percée, d'abord en cassant la propriété communale des terres, puis en pulvérisant l'empire en villes indépendantes, et d'autant plus inventives. Puis c'est à nouveau une force d'unification qui lance Christophe Colomb sur la route américaine, répand l'or inca depuis l'Europe de Philippe II jusqu'à l'Extrême-Orient, et jette les conquérants occidentaux dans la vaste entreprise de destruction des cultures autres, qui a conduit la plus formidable armada de tous les temps à se casser les dents au Vietnam, en 1975. Mais l'espèce humaine ne survivra guère à l'âge atomique sans une unification des règles de bonne conduite en matière d'engins de mort…
Conclusion : gardons-nous comme de la peste et du choléra de placer le bien ou le mal du côté des forces d'unification, ou du côté des forces de diversification. Un organisme, une famille, une société, l'humanité, ne se développe jamais que sous l'impulsion de cette contradiction, risque aussi bien la mort par uniformisation que par éparpillement, ne s'enrichit que par réciprocité entre son centre et sa périphérie. Cette conclusion, toute négative pour l'instant, s'oppose aussi bien à la convergence vers le point Oméga selon Teilhard de Chardin, aux unificateurs à tout crin qui ne voient de salut pour l'espèce que dans l'universalisation de l’american way of life, ou du socialisme à la sauce stalinienne, qu'aux éparpilleurs inconditionnels, comme certains écologistes qui se consument en rêveries conviviales, bucoliques, défaitistes, et finalement réactionnaires.
Ce double refus n’annonce nullement que je prétends me situer au-dessus de la mêlée, bien au contraire.
Habile à décortiquer l'atome, la technique demeure stupide devant la stupeur que suscite ce décorticage. Ayant mis leur vertu à confondre les oracles de la technique avec la nature des choses, les politiques ne sont pas moins paumés. Non, le mouvement antinucléaire n'est pas une mode, une anomalie, une embûche sur la voie de la croissance. II est l'indice, parmi bien d'autres, de l'agonie d'un régime de développement. La véritable limite de la croissance matérielle, ce n'est pas l'épuisement des ressources naturelles, c'est la virulence des moyens nécessaires pour pallier cet épuisement. Que le grand public en prenne obscurément conscience avant les spécialistes ne prouve pas qu'il soit plus malin qu'eux, mais qu'il est dans la nature de la toute-puissance de transgresser toutes les spécialités.
Nous n'avons pas encore tout à fait compris que la terre est ronde, que l'espace terrestre est fermé, que les risques changent de nature en changeant d'échelle, que la technique est une chose trop sérieuse pour être abandonnée aux techniciens, qu'en attendant mieux, le plutonium est le joujou planétaire par excellence.
L'homme occidental a fondé sa domination sur la croyance de la diffusion « en tache d'huile » de son style de vie à travers le monde. Aujourd'hui, couvant sur le feu nucléaire, la tache d'huile a touché les bords de la poêle à frire, elle reflue vers le centre en vagues centripètes rapides. Le désastre américain au Vietnam, la crise de l'énergie, le chômage, l'inflation, l'allergie au travail, ce ne sont que des signes avant-coureurs. Nous n'avons encore rien vu, et la capacité de récupération du mode de production industriel (« plus ça se déglingue, mieux ça marche, à l'américaine »), n'a pas encore connu son moment de vérité. Si l'homme occidental croit préserver ses privilèges avec davantage de puissance, davantage d'énergie, davantage d'armes, s'il continue d'espérer de l'État sa sécurité, de récriminer contre le pouvoir comme si le pouvoir c'était quelqu'un, autre chose que la somme de ses abdications, — on peut lui promettre du sang, des larmes et du spectacle : l'apothéose de la barbarie.
Société rationnelle à l'horizon du progrès scientifique, ou consensus social universel fondé sur la surabondance économique, c'est la même illusion. Effet gyroscopique : on croit tourner vers la clarté, vers le bonheur, on suscite à mesure de nouvelles obscurités, de nouvelles occasions de malheur. L'espérance socialiste elle-même s'est dégradée en promesse d'un « vrai » État, d'un « bon » État, « forme sereine et accomplie de la révolution » (Michel Foucault).
Mais succomber au pessimisme à la mode, c'est prêter trop d'attention aux gros bras qui occupent le devant de la scène. Si nous ne savons prévenir les épreuves que leur inconscience nous prépare, du moins pouvons-nous les comprendre à leur place pour assumer la suite. Les ressources ne manquent pas. La véritable créativité n'opère jamais que dans l'ombre, dans les marges, dans les coulisses. L'espèce a des arrières, le monde a une profondeur dont les manipulateurs ne savent rien. Il s'élabore bien autre chose dans les trois continents du tiers monde que la répétition du Goulag ou l'imitation du Pentagone. La défiance envers les institutions, envers la hiérarchie, qui signe la sensibilité occidentale moderne, n'annonce pas un retour à l'individualisme, mais la gestation de solidarités inédites. Enfin la lutte féministe n'est pas d'ordre auxiliaire : domination masculine et domination technicienne sont les deux faces du même fait social. Impossible de délivrer la science de sa stupidité mécaniste, et l'art de son ghetto, si la féminité demeure reléguée, comme elle l'est depuis la mégamachine de Pharaon.
Ces ressources-là, inépuisablement subversives, sont plus fortes que celles des atomes. Cette fin de siècle verra des écroulements prodigieux, des retours fascistes, mais je ne doute pas un instant que la mondialisation virtuelle de la mort nous contraigne à inventer une maîtrise de nous-mêmes dont nous nous croyons encore incapables, fasse lever une passion commune, et débouche sur une nouvelle naissance.
À l'automne 2015, le gouvernement de Shinzo Abe envoyait un message clair aux milliers d'évacués : il est désormais l'heure de rentrer. D'ici la fin de l'année 2018, les compensations seront définitivement supprimées pour toutes les familles qui ont dû fuir, pour tout reconstruire ailleurs. Elles devront de nouveau tout recommencer et, à leurs frais, s'accommoder du « vivre avec ». Pourtant, une grande partie de la population conteste la propagande gouvernementale et s'oppose, tant bien que mal, à un retour forcé. Ken Sakamoto, évacué de Tomioka, rapportait récemment dans une interview :« En ce qui concerne les évacués de la zone d'exclusion où l'ordre d'évacuation a été appliqué, la part de la population souhaitant revenir est d'environ 20 %. Au fur et à mesure que la période d'évacuation s'allonge, la part de la population qui considère qu'il est impossible de rentrer augmente. »
Parmi les innombrables opérations de « revitalisation » des territoires saccagés, des collégiens et des lycéens participaient en octobre 2015, en toute quiétude, au nettoyage de la route nationale 6, en pleine zone contaminée. « Je participe au nettoyage, parce que je voudrais faire une petite contribution à mon pays. Je pense qu'il n'y a pas de risque. Je suis sûr que les adultes ne nous font pas travailler dans un endroit dangereux. » déclarait naïvement un lycéen. Cherchant à évaluer le rapport de causes à effets entre l'exposition à la radioactivité et l'accroissement du nombre de cancer de la thyroïde chez les moins de 18 ans, le professeur Tsuda et son équipe ont repris la totalité des données récoltées d'octobre 2011 à 2015 dans la région de Fukushima. Ils ont récemment livré des résultats accablants : « Si l'on fait une comparaison avec la moyenne nationalement connue, on en déduit que le taux de cancer de la thyroïde des moins de 18 ans a été multiplié par 50. »
Sacrifier ainsi ses enfants, atteint, pour une nation déjà endeuillée, le comble du cynisme. Le gouvernement Abe profitera de la première occasion pour redémarrer les centrales Son nouveau plan énergétique, en opposition totale avec l'opinion publique, ferme catégoriquement la porte à une sortie du nucléaire et, le 30 janvier dernier, un troisième réacteur était relancé. MOX, nucléarisation du Vietnam, et préparation du spectacle olympique le préoccupent bien davantage.
Lors de la présentation du projet de Loi sur la transition énergétique en juin 2015, Ségolène Royal, ministre de l'Écologie et de l'Énergie, nous apprenait que l'énergie nucléaire serait une énergie « nécessaire pour réaliser la transition énergétique ». En effet, rien dans le texte n'indique comment arriver à diminuer notre recours à ce poison, au regard de l'objectif : ramener la part du nucléaire à 50% de la production d'électricité à l'horizon 2025.
Selon un document interne obtenu par l'agence de presse Reuters, publié ce 21 janvier, EDF projetterait même de mettre en service deux réacteurs nucléaires de type EPR en France à l'horizon 2030 pour « renouveler le parc existant » et, au passage plusieurs milliers d'emplois. L'EPR de Flamanville n’en finit plus d'accuser retards et surcoûts, avec sa cuve défaillante. L’État offrira sans doute à AREVA un régime dérogatoire pour faire face aux « difficultés rencontrées », malgré la présence de défauts mettant sérieusement en doute la sûreté des installations. Bien qu'aucun EPR n'ait jamais encore fonctionné dans le monde, certains s'obstinent.
En marge de la dernière COP21, quatre «éminents » climatologues lançaient avec arrogance un appel pour une « expansion majeure de l'énergie nucléaire » dans le monde. Pour une industrie nucléaire mal en point, le réchauffement climatique est une aubaine. Elle y trouve l'occasion de fanfaronner sans honte, en exhibant ses atouts les plus trompeurs : bon marché, fiable et bas carbone.
« La première urgence, c'est le réchauffement, ce ne sont pas les déchets nucléaires ou les questions de sécurité. » lançait Tom Wigley, un climatologue de l'université d'Adélaïde Son collègue Ken Caldeira renfonçait le clou : « Ce que vous pensez du nucléaire ! C'est la seule technologie capable de fournir de l'énergie lorsque le soleil ne brille pas et que le vent ne souffle pas. » Leur confrère Emanuel Kef sans sourciller : « le nucléaire permettra de résoudre une partie du problème climatique et apportera des réponses aux défis de l'humanité en matière de développement. »
« La guerre, c'est la paix » est devenu dans leurs bouches « le problème, c'est la solution ».
Juin 2013, visite de François Hollande au japon : AREVA décroche un juteux contrat avec le groupe ATOX pour « démanteler » et « assainir » les sites accidentés et contaminés. Faisant d'une pierre deux coups, une déclaration de coopération a été signée en vue du démarrage de l'activité commerciale de l'usine de retraitement de combustibles nucléaires Rokkasho-Mur. Cette usine, où est fabriqué le terrifiant MOX un triste clone de l'usine AREVA de Melox, en France.
La France, toujours bien pourvue en sombres desseins, sollicite le Japon pour y tester le combustible au plutonium du prototype ASTRID, autre échec cuisant de l'industrie nucléaire française.
Octobre 2015, communiqué de presse de l'ambassade de France au Japon (Extraits) : « À l'occasion de la visite au Japon de M. Manuel Valls, Premier ministre de la République française, (...) les deux partenaires ont souligné la continuité de la coopération établie entre industriels des deux pays, notamment en matière de conception et de promotion de nouveaux réacteurs, de cycle du combustible nucléaire et de développement des technologies de démantèlement des centrales nucléaires. (...) Les deux partenaires ont rappelé l'importance de leur coopération sur le réacteur franco-japonais ATMEA-1, qui est issu du partenariat entre AREVA et MHI (NDA : Mitsubishi Heavy Industries) et respecte les plus hauts standards de sûreté. (...) Ils ont appelé à approfondir la coopération sur les réacteurs à neutrons rapides de génération 4, en particulier autour du projet ASTRID et de la contribution possible des réacteurs japonais de Monju et Joyo. (...) »
Novembre 2015, 5ème comité franco-japonais sur l'énergie nucléaire à Tokyo : à ce jour, aucun compte rendu n'est, à ma connaissance, accessible sur le web.
5 janvier 2016 : une dépêche AFP nous apprend que plus de 330 kilogrammes de plutonium - assez pour produire jusqu'à 50 bombes ! - devraient être expédiés, en mars prochain, du Japon vers les États-Unis.
Notre monde n'a définitivement pas fini d'être souillé par leurs ébats atomiques.
Le JT de France 2 du 12 janvier 2016 annonçait avec emphase : « Les États-Unis, premier parc nucléaire du monde, viennent d'ouvrir la porte à une durée de vie des réacteurs de 80 ans. » Comble de la bêtise et de la suffisance, la question de l'extension de la durée de vie des réacteurs est un vieux fantasme des autorités américaines, comme françaises. Le souci est avant tout économique et prolonger permettrait, en plus, de botter en touche face à l'épineuse question du démantèlement. Selon le reportage, la prolongation serait envisageable « parce qu'aujourd'hui, la technologie le permet. »
À problème technologique, solution technologique. Cette rengaine malhonnête est devenue l'hymne de notre perpétuelle fuite en avant. Autre ineptie, de la bouche du journaliste présentant le sujet : « En matière de sûreté nucléaire, les États-Unis ont plutôt bonne réputation, tout comme la France. Cette première mondiale pourrait donc donner des idées à d'autres pays, car prolonger la vie d'une centrale coûtera toujours moins cher qu'une construction nouvelle. »
L'accident nucléaire de Three Mile Island s'est produit le 28 mars 1979 dans l'État de Pennsylvanie aux États-Unis. Le cœur du réacteur n°2 de la centrale a en partie fondu, entraînant une contamination radioactive. Cet accident, classé au niveau 5 de l'échelle INES, aurait-il déjà disparu de nos mémoires ? Selon le Réseau "Sortir du nucléaire", le nombre d' « incidents » sur le parc nucléaire français a augmenté de 67% entre 2000 et 2013. Plus les centrales vieillissent, plus les risques augmentent. C'est tristement logique. En 2007, l'IRSN déclarait que, dans le cas des centrales existantes, les risques d'accidents graves n'avaient pas été pris en compte lors de leur conception.
Nos voisins belges ne sont pas en reste. À mesure que la liste des « incidents » s'allonge, l'inquiétude gagne les pays voisins, le plat pays s'entêtant à maintenir ses centrales défaillantes en activité.
Pierre Mesmer, premier ministre de Pompidou, nous avait pourtant mis en garde. Quand il s'agit de calculer le coût réel de l'énergie, les pronucléaires ne prennent jamais en compte la totalité des données sur l'ensemble de la filière : l'extraction de l'uranium et son transport, les effets sur la santé des travailleurs, le démantèlement, la gestion des déchets et des territoires contaminés, etc., qui vont pourtant poser problème et plomber nos économies pendant des générations.
Le laboratoire souterrain Cigéo à Bure en est un exemple éloquent : sans aucun doute la poubelle la plus chère au monde, Cigéo a déjà englouti 25 milliards d'euros, un blessé grave et deux morts.
En février 2013, l'IRSN publiait un rapport sur le coût d'un accident nucléaire majeur en France. Selon le rapport, l'addition pourrait dépasser 400 milliards d'euros ! « Le pays serait durablement et fortement traumatisé, car deux impacts se combineraient : il faudrait faire face simultanément à des conséquences radiologiques sévères sur une partie du territoire, et à de très lourdes pertes économiques, sociétales, ayant des conséquences internationales. L'Union Européenne serait affectée, et l'histoire garderait pendant longtemps la mémoire de la catastrophe. »
Avec la catastrophe de Fukushima, des sommes astronomiques ont déjà été gaspillées, au plus grand profit de TEPCO, Mitsubishi, ATOX, AREVA et autres conglomérats assoiffés de profits. Ce n'est que le début : le coût total du nettoyage et de la mise en sécurité de la centrale est estimé au minimum à 7 milliards d'euros, celui de la « décontamination » n'est calculable qu'en billions d'euros. En mars 2014, TEPCO déclarait pourtant un intolérable bénéfice de plus de 3 milliards d'euros.
Mutualiser les dégâts et privatiser les profits, voici un bien lugubre refrain que nous sommes lassés d'entendre.
Réfléchissons avec l'ensemble des coûts directs et indirects avant de dire que le nucléaire est une énergie bon marché, sans considérer les coûts directs, mais aussi indirects qui lui incombent. Le nucléaire coûte très cher et l'ensemble du cycle génère d'énormes quantités de C02. Pendant combien de temps cette énergie mortifère continuera-t-elle à être présentée comme une filière « très compétitive » dans les débats de nos dits « experts » ?
En ce mois de janvier 2016, l'Autorité de Sûreté Nucléaire lançait une très médiatique campagne d'information et de distribution d'iode pour les riverains des centrales françaises. La distribution gratuite de comprimés d'iode concernera les 500 communes situées dans un rayon de 10 kilomètres autour de nos 19 sites nucléaires.
10 kilomètres ! Le nuage de Tchernobyl est arrivé jusqu'en Corse, celui de Fukushima a parcouru environ 500 km dans les airs et la pollution marine a d'ores et déjà atteint les côtes américaines. L'iode sert à protéger la thyroïde, organe vital certes. Nous devrions sans doute rappeler à l'ASN que nous avons aussi un cerveau, des poumons, un cœur, des yeux, un système respiratoire, etc., qui sont autant d'autres organes vitaux radiosensibles que l'iode ne protégera pas.
Pour être efficace, les comprimés devraient être ingérés quelques heures avant les premiers rejets radioactifs. Comptons sur l'effet placebo de la pastille miracle pour au mieux, calmer nos esprits. Le jour où l'accident frappera, nos corps seront eux, irrémédiablement exposés à de multiples sources de radiations, tandis que nous commencerons à errer dans les limbes de l'impuissance, avec ou sans iode.
Naoto Kan était premier ministre du Japon au moment de la catastrophe de Fukushima. Il a déclaré, lors du symposium des 11 et 12 mars 2013 sur les conséquences médicales et écologiques de l'accident de Fukushima, à l'Académie de médecine de New York : « les centrales nucléaires ne sont pas et ne seront jamais justifiables économiquement et n'existeront pas dans le futur ». Selon lui, « la meilleure sécurité dans le nucléaire, c'est de ne pas avoir de centrale du tout. »
L'industrie nucléaire ne peut être abordée comme aucune autre car elle permet l'émergence d'une organisation sociale spécifique. Ses principales caractéristiques, nous les connaissons toutes et tous : toute puissance des experts, communication et propagande tous azimuts, contrôle de l'information, environnement peuplé de menaces permanentes, cohabitation forcée avec de nombreux risques, privatisation des gains et mutualisation des nuisances, peur comme outil de gestion généralisé, médicalisation et militarisation intensive.
Le nucléaire ne saurait se réduire à une question purement technique, loin de là. Son apparente complexité ne justifie en rien que ce sujet ne soit confié qu'à des spécialistes, pour la plupart malhonnêtes. C'est l'affaire de tous, un véritable choix de société. Force est de constater que, malgré la longue histoire entre l'atome et le « pays des droits de l'homme », la question n'a jamais fait l'objet d'un débat, ni à l'Assemblée Nationale, ni au Sénat.
Le nucléaire, en tant que système, est incompatible avec toute tentative démocratique. C'est un concentré de nuisances environnementales, sanitaires, sociales et politiques.
John Ashton, ancien représentant ministériel du Royaume-Uni, le confirme : « Le système énergétique est le fondement de notre économie. Et dans ces fondements, vous trouverez les structures profondes du pouvoir, et cela détermine comment l'économie fonctionne. Si vous voulez changer la nature du système énergétique, il faudra changer la structure du pouvoir. »
Nous sommes parvenus au point de non-retour. Si nous nous acharnons dans la même direction, notre futur ressemblera, chaque jour un peu plus, à un immense suicide collectif. Si nous choisissons le changement, nous devons le décider maintenant, au risque d'être à tout jamais maudits, à juste titre, par nos enfants, et les générations futures.
Exigeons, dès à présent, une sortie définitive du nucléaire.
Grenoble, 15 février 2016
[1] Géraud Bournet. Franckushima. Textes, documents et témoignages sur la catastrophe de Fukushima et le risque nucléaire en France. Lutopiquant édition, Réseau « Sortir du nucléaire ». 2016. P. 245-247.
- Revue Esprit n° 433. Le problème technique. Mars-Avril 2017.
- Géraud Bournet. Franckushima. Textes, documents et témoignages sur la catastrophe de Fukushima et le risque nucléaire en France. Lutopiquant édition, Réseau « Sortir du nucléaire ». 2016.
- René Riesel, Jaime Semprun. Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable. Éditions de l’encyclopédie des nuisances. 2008.
- Günther Anders. Hiroshima est partout. Éditions du Seuil. 2008 (1995).
- Günther Anders. La menace nucléaire. Le Serpent à plumes. 2006 (1981).
- Jean-Pierre Dupuy. Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain. Éditions du Seuil. 2002.
- Jean-Pierre Dupuy. Retour de Techernobyl. Journal d’un homme en colère. Éditions du Seuil. 2006.
- Louis Puiseux. La Babel nucléaire. Éditions Galilée. 1977.