Comprendre le totalitarisme et la modernité (27 mars 2020)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Comprendre le totalitarisme et la modernité (27 mars 2020)Comprendre le totalitarisme et la modernité (27 mars 2020)

Si l’enquête sur les « origines » du totalitarisme mène inéluctablement à une interrogation sur ce qui constitue en propre la modernité, inversement, une enquête sur les « origines » de la modernité rencontre nécessairement la question de la domination totale.

Quelle place doit-on accorder à la domination totale dans la perspective d’une compréhension de la modernité ? Dans sa polémique avec Eric Vœgelin, justifiant le caractère inhabituel de sa démarche dans l’analyse des origines du totalitarisme, Arendt indique clairement la manière dont se lient l’entreprise totalitaire et les Temps modernes.

Trois aspects de l’analyse arendtienne ressortent avec évidence de cet échange :

  • La reconnaissance du lien entre domination totale et modernité, tout d’abord, ne s’accompagne d’aucune répudiation de la modernité : elle invite au contraire à la comprendre et à l’assumer dans ses effets inévitables.
  • La position d’Arendt, ensuite, n’est par conséquent nullement antimoderne, comme on a pu le soutenir : elle dépasse au contraire l’opposition convenue et académique des modernes et des antimodernes.
  • Enfin, la méthode par laquelle est conduite l’analyse des Origines du totalitarisme s’avère déjà celle qui sera reprise dans Condition de l’homme moderne pour comprendre à la fois le caractère époqual de la condition humaine et sa figure proprement moderne.

Dans sa réponse à Eric Vœgelin, Arendt indique qu’elle a cherché à découvrir « les principaux éléments du totalitarisme » et qu’elle les a analysés en termes historiques, « retrouvant leur trace dans l’histoire aussi loin que je le jugeais approprié et nécessaire ».

Cette méthode d’analyse, qu’Arendt indique ici comme étant celle suivie pour l’enquête des Origines du totalitarisme, recoupe très exactement, et dans les mêmes termes, celle que mentionne le prologue de Condition de l’homme moderne.

La méthode obéit en effet à cette double démarche qu’on pourrait nommer à la fois historiale et structurale ou plutôt époquale et existentiale, ou encore « historique » et « systématique », selon les termes utilisés dans le prologue de Condition de l’homme moderne.

À Eric Vœgelin, Hannah Arendt déclare en effet : « Je n’ai pas écrit une histoire du totalitarisme, mais une analyse en termes d’histoire ; je n’ai pas écrit une histoire de l’antisémitisme ou de l’impérialisme, mais analysé les éléments de la haine des Juifs et les éléments de l’expansion dans la mesure où ces éléments étaient encore clairement visibles et jouaient encore un rôle décisif dans le phénomène totalitaire lui-même. Par conséquent, le livre ne traite pas exactement des « origines » du totalitarisme — comme son titre l’affirme malencontreusement — mais rend compte historiquement des éléments qui se sont cristallisés sous forme de totalitarisme ; cet examen est suivi par une analyse de la structure « élémentale » des mouvements totalitaires et de la domination elle-même. La structure élémentaire  du totalitarisme est la structure cachée du livre alors que son unité apparente provient de certains concepts fondamentaux qui courent comme des fils rouges à travers l’ensemble. »

Vient en premier lieu, donc, une exhibition des éléments dans leur contexte historique, non pour expliquer le phénomène selon un enchaînement de causes et d’effets, mais pour décrire les éléments qui, moyennant l’opération chimique de la cristallisation, ont donné naissance à la forme totalitaire. Et en second lieu, une analyse des éléments constitutifs du totalitarisme, véritable travail analytique du phénomène totalitaire selon ses aspects à la fois structurels et « historiques ». La première approche consiste à faire remonter les éléments dans l’histoire jusqu’au moment où l’on rencontre les expériences politiques qui leur ont donné naissance ou qui les ont façonnés tels qu’ils nous sont parvenus. Origine structurelle, pourrait-on dire, et non génétique, mais qui replace les éléments dans le contexte historique qui leur donne sens et peut, ainsi, évaluer historiquement, le sens politique de l’avènement d’un phénomène par ailleurs irréductible au jeu des causes et des effets.

Or, cette méthode d’analyse en termes d’histoire est précisément celle qui est retenue dans Condition de l’homme moderne. « Rechercher l’origine de l’aliénation du monde moderne », telle est l’opération qui doit révéler le sens historial d’un élément et élucider son rôle au sein d’une structure ou d’un système issus d’une cristallisation.

Ainsi peuvent s’éclairer l’une par l’autre les démarches des Origines du totalitarisme et de Condition de l’homme moderne, obéissant à une intention parallèle.

Alors que l’analyse « historiale » (en termes d’histoire) précède méthodologiquement l’analytique « élémentale » dans Les origines du totalitarisme, c’est, au contraire, l’analytique des activités et des conditions humaines qui, dans Condition de l’homme moderne, précède l’analyse époquale.

Mais on peut dire dans les deux cas que la structure élémentaire du totalitarisme comme la structure élémentaire de la condition humaine constituent l’ordre de l’analyse : éléments de la haine des Juifs, de l’expansion impériale et de la terreur systématique, dans le premier cas ; éléments du travail, de l’œuvre et de l’action, dans le second cas

On pourra donc lire Condition de l’homme moderne comme un essai sur les origines de l’aliénation du monde moderne, de la même façon qu’on peut lire, ainsi que nous y invite Arendt, Les origines du totalitarisme comme un essai sur la structure élémentale du totalitarisme.

Mais l’établissement de ce rapport ne signifie aucunement une « condamnation » de la modernité. Pas plus que comprendre le totalitarisme ne signifie l’approuver, comprendre la modernité dans sa dimension aliénante et acosmique ne signifie la rejeter.

L’intention de compréhension est ce qui guide toute la démarche : partir de l’expérience des faits, non d’une théorie, d’une philosophie ou d’une doctrine. Nul « réalisme » ou « pragmatisme » vulgaires dans ce principe ! Tout au contraire, la démarche recèle une épistémologie et une éthique de la connaissance du domaine des affaires humaines, comme l’indiquait déjà la préface à la première édition des Origines du totalitarisme : « Ce livre a été écrit contre un fond aussi bien d’optimisme inconsidéré que de désespoir inconsidéré. Il tient que le Progrès et le Déclin sont deux faces de la même médaille ; que tous deux sont articles de superstition, non de foi. » La même méfiance s’applique à la superstition du progrès et à la théorie causale de l’histoire selon laquelle on pourrait déduire ce qui est par définition sans précédents de quelques antécédents. De même que l’illusion d’un progrès entretient le sentiment de désespoir, de même la croyance superstitieuse au progrès entretient l’illusion d’une explication causale de l’histoire, comme si les événements se déduisaient les uns des autres et s’enchaînaient nécessairement les uns aux autres.

Or, la tentative de compréhension, qui s’oppose autant aux figures complices de l’enthousiasme et du désespoir qu’aux figures complices de la superstition progressiste et de la conception déductiviste de l’histoire, ne consiste pas à expliquer : elle vise à faire saisir le sens en l’exhibant dans la cristallisation des éléments, à mettre en scène le procès d’effectuation, non pour le régler — l’éliminer — au moyen de lois explicatives, mais pour le rendre sensible, tangible, et donc assumable, quand bien même il serait repoussant.

« Comprendre, ne signifie pas nier ce qui est révoltant et ne consiste pas à déduire à partir de précédents ce qui est sans précédents ; ce n’est pas expliquer des phénomènes par des analogies et des généralités telles que le choc de la réalité s’en trouve supprimé. Cela veut plutôt dire examiner et porter en toute conscience le fardeau que les événements nous ont imposé, sans nier leur existence ni accepter passivement leur poids comme si ce qui est arrivé en fait devait fatalement arriver. Comprendre, en un mot, consiste à regarder la réalité en face avec attention, sans idée préconçue, et à lui résister au besoin, quelle que soit ou qu’ait pu être cette réalité. »

La compréhension se situe à égale distance de la réprobation morale et de l’explication causale : à la lamentation ou la révolte, elle oppose la résistance lucide qui n’obère pas l’avenir.

Publié dans Arendt, Tassin, Pænser le monde

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