La seule issue d’une logique qui tend à exercer une domination totale sur les vivants et le monde est inéluctablement la destruction à la fois des vivants et du monde (24 mars 2020)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

La seule issue d’une logique qui tend à exercer une domination totale sur les vivants et le monde est inéluctablement la destruction à la fois des vivants et du monde  (24 mars 2020)

L’époque « nouvelle et inconnue », au seuil de laquelle Arendt écrit, doit assumer la double aliénation du monde et de la Terre accomplie par l’époque moderne, une humanité aliénée, qui a fui le monde pour le moi et la Terre pour l’univers, et un processus d’inconditionnement radical, développé sur les trois registres d’activité et de condition que Condition de l’homme moderne dégage : à l’égard de la condition vitale (travail, nécessité), à l’égard de la condition mondaine (œuvre, utilité), à l’égard de la condition plurielle (action, liberté, natalité).

Si le monde fut ainsi aliéné par l’époque moderne, le monde qui peut s’ouvrir à une humanité inconditionnée, prise dans un processus d’aliénation générale, ne peut être, qu’un monde acosmique. Et ce au terme d’une double transformation du monde et du rapport que les hommes entretiennent avec lui.

Transformation scientifique d’abord. La découverte du point d’Archimède n’est pas tant celle d’un point fixe que celle d’une relativisation générale du système de référence par lequel la raison scientifique peut assoir sa légitimation. Le point fixe n’est fixe que d’être relatif ce qu’Arendt illustre par l’aphorisme de Kafka mis en exergue de son dernier chapitre : « Il a trouvé le point d’Archimède, mais il s’en est servi contre soi ; apparemment, il n’a eu le droit de le trouver qu’à cette condition. »

Arendt interprète la révolution copernicienne comme une aliénation radicale et irréversible du monde : la Terre n’est plus à l’humanité moderne qu’un mobile quelconque. Elle l’est devenue au moment même, comme l’indique Kafka, où la science copernicienne pouvait en rendre raison. Car l’esprit humain, ou la raison scientifique, ne saurait arraisonner la Terre qu’au prix d’une acceptation d’un relativisme général. Comme si la structure même de l’esprit errait dans un ciel acosmique. Il devient alors, dans la perspective arendtienne, inutile et vain de lancer la « question en retour vers le sol originaire de l’idéalisation et de la conception scientifique du monde ». Ce sol s’est dérobé ; au point archimédien ne correspond plus aucune assise du monde.

Transformation politique, ensuite : si la bombe atomique est scientifiquement le résultat de la conversion scientifique opérée au XVIIe siècle, à savoir la maîtrise d’énergies naturelles devenues, sous l’effet de leur arraisonnement humain, énergies artificielles, entièrement produites par l’activité humaine, le monde change politiquement lorsque les développements de la technoscience deviennent indissociables de leurs applications et retombées politiques.

Le pouvoir d’agir était chez les Grecs strictement politique puisque la relation à la nature ne se déployait pas sur le mode d’une intervention, d’une modification ou d’une transformation. Ni rapport de confrontation ni rapport de domination, le rapport à la nature est entièrement compris sous la catégorie de la mimesis : la nature est œuvrée, imitée et parachevée selon le schème poiètique qu’elle fournit elle-même à la compréhension et à la manipulation des arts. Le juste rapport à la nature est celui d’une habitation, non d’une domination.

Or, le pouvoir d’agir devient — à l’époque moderne — un pouvoir d’intervention et de transformation des données naturelles : l’action n’est plus alors circonscrite au seul domaine des affaires humaines mais trouve son champ d’application et d’expérience dans la nature elle-même. Nature à la fois transformée et soumise, au terme d’une lutte, à la domination d’un pouvoir d’agir technoscientifique. Au lieu que la nature offre la règle d’une poièsis à la fabrication finalisée, la nature devient elle-même l’objet d’une fabrication infinie et d’une domination prétendument totale.

On comprend dès lors pourquoi les explosions de la bombe atomique signent l’acte de naissance de ce monde acosmique : elles révèlent en effet que la seule issue d’une logique qui tend à exercer une domination totale sur les vivants et le monde est inéluctablement la destruction à la fois des vivants et du monde.

La bombe réalise l’accomplissement scientifique et l’effectuation politique de la domination totale dans son paradoxal achèvement : la mort totale de l’humain par destruction de la totalité de ses conditions de possibilité. L’expérience politique de la domination totale ne peut être comparée à rien d’autre qu’à la destruction totale résultant de l’usage des bombes à hydrogène. Et l’on comprend pourquoi cet acte de naissance, qui pourrait bien être un acte de décès par anticipation, est « politique ».

Le développement démesuré de la technologie contemporaine, dans sa puissance autant créatrice que destructrice, est un problème politique et non lui-même technique. Les deux aspects de l’aliénation moderne, la fuite hors du monde pour le moi, et la fuite hors de la Terre pour l’univers, sont deux figures conjointes de la désolation (loneliness).

Aussi ce constat soulève-t-il la question de savoir si la modernité ne doit pas être en réalité comprise comme l’avènement de la désolation ! Non seulement de la désolation politique que la domination totalitaire va systématiser, mais également d’une désolation générale résultant de l’inconditionnement, et marquée par l’avènement d’un monde acosmique.

Car le schème de la domination totale se retrouve non seulement dans l’expérience politique du totalitarisme, mais aussi dans les autres formes politiques et scientifiques de la modernité, dont en particulier celle du capitalisme substituant richesse (wealth) à propriété (property), privant les êtres humains de leur sol, de leur ancrage dans un territoire privé.

L’acosmisme par lequel se définit la domination totale peut se révéler le caractère propre de la nouvelle époque qui s’ouvre à nous.

Publié dans Arendt, Pænser le monde, Tassin

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