Nature humaine et condition humaine (28 mars 2020)
Si Arendt affirme que « le dessein des idéologies totalitaires n’est pas la transformation du monde extérieur ni la transmutation révolutionnaire de la société mais la transformation de la nature humaine elle-même », son analyse des camps montre combien au contraire toute tentative de transformation de la « nature » humaine conduit nécessairement à sa destruction.
Rejetant une métaphysique de l’homme et une idée de nature qui interdisent de penser la condition mondaine de l’homme, Arendt renvoie aux rapports complexes entre l’essence et l’existence, tels que les analyses de Sein und Zeit ou celles de L’Être et le Néant les ont reformulés.
La « nature » humaine n’a de sens qu’au titre de ses conditions existentiales et de son existence historique et non comme essence éternelle : il n’y a pas plus, pourrait-on dire, d’essence de l’homme hors de ses conditions historiques d’existence qu’il n’y a d’essence du totalitarisme hors de son effectuation historique, c’est-à-dire hors d’un processus de cristallisation d’éléments, en eux-mêmes non totalitaires. Les enjeux de cette approche sont considérables.
D’une part elle conduit Arendt à substituer au concept de « nature humaine » auquel elle recourt encore dans Les origines du totalitarisme, celui de « condition humaine » par lequel, précisément peut se concevoir, sans contradictions, une transformation des données ou des éléments en raison desquels on peut parler d’humanité des hommes — substitution corrélative de celle d’une idée politique de l’humanité à la conception métaphysique traditionnelle qu’on rencontre dans l’analyse politique de la culpabilité politique collective. D’autre part, elle exige de récuser tout point de vue métaphysique, à la fois essentialiste et a-historique sans pour autant sombrer dans l’historicisme radical qui s’interdit d’autre évaluation des gestes humains que la consécration de l’histoire.
D’un côté, Arendt développe dans The Human Condition une problématique des conditions d’humanité, ou de la conditionnalité humaine, par où, au lieu de l’idée d’une « nature » humaine, elle reprendra à sa façon l’analyse des modes d’être-du-monde des plusieurs (polloï) en leurs activités et selon les conditions qui les définissent. L’idée de « condition humaine » et celle des conditions attachées aux modes de l’activité humaine ne peuvent échapper aux limites grossières du concept de « nature humaine » qu’en reprenant l’acquis des élucidations phénoménologiques du mode d’inscription de l’humain dans le monde et de son articulation à la communauté plurielle des humains.
Dans une conférence de 1953, Arendt écrit : « La politique a très peu à faire avec la nature de l’homme au sujet de laquelle on ne peut prononcer aucune affirmation solide, mais a beaucoup à faire avec la condition de l’homme, c’est-à-dire à proprement parler avec le fait que, quelle que puisse être la nature de l’homme (à supposer que l’homme ait une nature à proprement parler), ce n’est pas un homme, pécheur ou malfaisant, mais de nombreux hommes qui vivent ensemble et habitent le monde. Sans la pluralité des hommes, il n’y aurait pas de politique ; et cette pluralité n’est pas une qualité de sa “nature”, mais la quintessence même de sa condition terrestre. »
Il n’y a pas de naturalité du politique. S’il n’est pas dans la « nature » de l’homme d’être un être politique puisque le caractère politique de l’humain affecte son existence et non son essence, c’est la modalité fondamentale de son existence, de son « être-au-monde », dont le concept de condition doit rendre compte.
La pluralité est la condition politique de l’humain ; elle n’est pas un attribut de l’essence de l’homme. Condition de l’agir humain — qui rend l’action possible, d’une part ; qui rend l’action humaine, d’autre part —, loin de qualifier l’homme in abstracto, elle constitue un trait existential de son être-au-monde.
Il n’y a sans doute rien à dire sur la « nature » de l’homme ; en revanche, il y a tout à apprendre de l’examen des conditions d’existence des hommes, donc de leurs activités.
Deux éléments de l’argumentation d’Arendt sont particulièrement remarquables.
Le premier fait apparaître que la seule « essence » de l’humain, loin d’être une supposée nature immuable dont le procès sera fait tant de fois, est la liberté au sens politique qu’illustre la polis. Le succès du totalitarisme dans sa tentative de transformation de la nature humaine correspondrait exactement à « une élimination bien plus radicale de la liberté comme réalité politique et comme réalité humaine que tout ce à quoi nous avons pu assister jusqu’à ce jour ». Dans cette perspective, la transformation de la nature humaine désigne explicitement la tentative totalitaire de produire des humains privés de ce qui les rend proprement humains, leur liberté politique. Il revient au même de dire que « l’homme lui-même a été détruit ou que la liberté n’appartient plus aux facultés essentielles de l’homme ». Sous la condition de natalité, la liberté est pensée comme un trait existential de l’exister humain tel que sa suppression équivaut à la suppression de l’humain. L’épreuve des camps, comme y insistent tous les témoignages, nous apprend que la liberté est indestructible tant que subsiste un lien humain institué, qu’en elle gît le cœur de l’humain.
Arendt déplace l’accent de la nature à la condition humaine. L’humanité des hommes ne s’accomplit pleinement que sous condition de liberté politique. C’est à Montesquieu qu’Arendt en appelle pour opérer ce déplacement : « L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe. »
Dans cette formule de Montesquieu Arendt trouve le second point remarquable de son argumentation. Car il s’agit moins de comprendre comment une nature au sens métaphysique pourrait être changée que de comprendre comment une entreprise, qui se veut politique, peut aller jusqu’à dérober à l’homme sa nature, c’est-à-dire sa liberté politique, bref, comment une « société » peut priver les humains de leur existence politique en les privant du lien humain de la liberté, au point que la perte de la capacité d’agir politiquement aille jusqu’à se traduire dans la « disparition de la recherche du sens et du besoin de comprendre ».
La transformation de la nature humaine entreprise dans les camps doit donc se comprendre comme une éradication de cette liberté qui se déploie toujours entre les hommes en sorte de constituer leur condition d’humains. Dérober aux hommes leur nature, c’est alors, selon l’intuition de Montesquieu, leur faire perdre jusqu’au sentiment de leur humanité dans l’épreuve soutenue d’une indignité, d’une non-liberté expérimentée sous la forme d’une existence animale, précisément immonde.
La compréhension de l’acosmisme comme problème de la modernité à l’œuvre dans les « politiques » totalitaires, témoigne d’une position arendtienne originale dans l’appréciation de la modernité. Toute la manière de penser d’Arendt consiste à dépasser les appréciations idéologiques dont se nourrissent la critique aussi bien que l’apologie de la modernité. Son analyse dépasse l’opposition moderne / antimoderne.
Sa position prend sens depuis un autre horizon, proprement philosophique et qui réactive une interrogation ancienne, celui de l’institution d’un monde commun dont le système totalitaire peut se comprendre comme la négation systématique et auquel, par bien des aspects, la société moderne a également porté atteinte. Ce qui est donc en jeu, au travers de l’expérience de la domination totale, n’est pas simplement une nouvelle forme d’organisation de la vie collective, mais la condition humaine en tant que telle, qu’Arendt examine aux croisements de la vie, de l’appartenance-au-monde et de la pluralité.