De l’aliénation de l’époque moderne à l’acosmisme de notre monde (17 avril 2020)
En un mois de confinement je vous ai proposé un billet quotidien, trois hier, reprenant la deuxième partie du livre d'Etienne Tassin, Le trésor perdu, l'intelligence politique de Hannah Arendt. Vous les retouverez tous sous l'intitulé :
Pænser le monde
Le billet d’aujourd’hui clôt la lecture de ce chapitre.
Dans les jours qui viennent je vous proposerai un article de synthèse sur comment nous sommes passés de la double aliénation de l'époque moderne à notre monde actuel acosmique, si peu soucieux de lui-même.
Etienne Tassin, étudiant et prolongeant Hannah Arendt, ne s'est pas arrêté à une simple compréhension de notre monde. Il a aussi esquissé dans deux livres les pistes d'une cosmo-politique ayant pour horizon un monde commun.
J'y reviendrai.
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L’analyse arendtienne de l’aliénation ne s’appuie sur aucune définition précise du concept. Au premier paragraphe du chapitre VI de Condition de l’homme moderne, l’aliénation est clairement désignée comme « aliénation du monde » et évidemment comprise au sens wébérien d’un « détachement du monde » (Weltfremdheit). Contrairement à Hegel pour qui l’aliénation se comprend soit selon une sortie hors de soi de la conscience en un mouvement réflexif, une extériorisation (Entaüsserung), soit comme une perte de soi, une étrangeté radicale (Entfremdung) à soi dans le monde, et contrairement à Marx pour qui l’aliénation (Entfremdung) corrélative de la division du travail est également une aliénation du sujet, il n’y a pour Arendt d’aliénation qu’au regard du monde en sa réalité objective ou intersubjective.
L’aliénation doit alors se comprendre comme détachement du monde, selon un mouvement qui va progressivement d’une position de retraite, d’exil, de fuite, d’expropriation à une séparation radicale d’avec le monde commun, objet d’une expérience sensible partagée, objet d’un dialogue selon un langage commun, objet d’un investissement actif dans l’action commune ; bref, d’avec le monde conçu comme condition et horizon de toute existence humaine plurielle. Éloignement et distance par rapport au monde dessinent un devenir étranger au monde et un devenir étranger du monde.
Arendt entend donc l’aliénation comme le mouvement qui produit l’acosmisme, jamais comme un processus de désubjectivation. Car une subjectivation exclusive, ou un égocentrisme excessif, est au contraire la marque de l’aliénation par rapport au monde.
Cette compréhension de l’aliénation comme perte du monde apparaît pour la première fois dans le commentaire d’Augustin : l’aliénation du monde est l’effet de l’amour de Dieu (c’est-à-dire pour Dieu) comme de l’amour du prochain propre au chrétien. « Toute aliénation (Entfremdung) du chrétien au monde, écrit Arendt, ne peut être qu’une aliénation du monde, car l’évidence serait de se sentir chez soi dans le monde. » Et cette aliénation engendre un acosmisme radical dès lors que l’être-ensemble, « l’être l’un-pour-l’autre » de la cité (céleste) fondée sur le corps du Christ, est déterminé par le seul amour mutuel.
Si Arendt peut reconnaître dans l’analyse de Weber une contribution décisive à cette forme moderne de l’aliénation, c’est donc en raison de sa source chrétienne. Du point de vue anthropologique, l’aliénation par rapport au monde se comprend au sens où Kant l’entend : « Le seul caractère général de l’aliénation est la perte du sens commun et l’apparition d’une singularité logique (sensus privatus). »
Ainsi comprise d’un point de vue anthropologique, l’aliénation peut devenir, dans le conditionnement surdéterminé des rapports sociaux par la vie, le trait décisif de la société et de l’époque modernes.
Cette aliénation est-elle radicale ? La conditionnalité des humains est-elle irrémédiablement condamnée par l’acosmisme auquel mène l’aliénation ?
Arendt distingue deux formes de l’aliénation :
- l’aliénation par rapport au monde que signe l’hypostase du moi ;
- l’aliénation par rapport à la Terre que signe l’hypostase de l’univers.
Le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne constitue l’analyse « en termes d’histoire » de cette double fuite. Peut-on maintenant reconnaître ce qui fait « époque » dans cette aliénation, quelle est la détermination époquale de la modernité ? Si l’époque moderne fut celle de l’aliénation, le monde « postmoderne » semble ne pouvoir être qu’un monde acosmique. L’époque moderne nous a conduit au seuil d’une époque encore innommée dont on peut dire, tout au moins, que c’est l’époque d’un monde sans monde, une époque qui ne fait pas monde.
Trois événements marquent l’entrée dans l’époque moderne : la découverte de l’Amérique qui signifie l’exploration de la totalité du globe ; la Réforme qui signifie l’expropriation individuelle et l’accumulation de la richesse sociale ; l’invention du télescope qui signe l’avènement d’une science nouvelle considérant la nature terrestre du point de vue de l’univers. Encore prémodernes, ces trois événements ouvrent néanmoins l’époque dite moderne et qui s’étend, dit Arendt jusqu’à l’aube de ce siècle.
Comment ces trois événements s’articulent-ils aux formes de l’aliénation du monde correspondant à chacune des activités ?
La Réforme ouvre à l’aliénation du monde propre à la société de l’animal laborans, l’exploration du globe résonne en écho de la transformation de l’agir en faire qu’accompagne la substitution d’une domination du monde à son habitation, et avec le télescope commence la contamination de la technoscience par les caractères de l’action.
La Réforme nous met, écrit Arendt, en présence de ce « phénomène d’aliénation [que] Max Weber a identifié, sous le nom d’ascétisme dans-le-monde, comme la source profonde de la nouvelle mentalité capitaliste ». C’est avec elle que la propriété d’une parcelle de monde commun, qui était comme « la condition politique élémentaire d’appartenance au monde » est aliénée, avec elle que commence l’accumulation de richesse et la croissance indéfinie du processus vital qui suit et accomplit l’expropriation du monde. « La grandeur de la découverte de Max Weber à propos des origines du capitalisme est précisément d’avoir démontré qu’une énorme activité strictement mondaine est possible sans que le monde procure la moindre préoccupation ni le moindre plaisir, cette activité ayant au contraire pour motivation profonde le soin, le souci du moi. Ce n’est pas l’aliénation du moi, comme le croyait Marx, qui caractérise l’époque moderne, c’est l’aliénation par rapport au monde. » Tel est donc, inscrit dans la Réforme, l’esprit capitaliste de l’aliénation du monde accomplie par la société de l’animal laborans.
La découverte du globe et celle de l’univers signent la « prise de possession de la Terre » par laquelle se marque, au contraire de l’expropriation sociale, une aliénation par rapport à la Terre qui n’a rien de commun avec l’aliénation par rapport au monde. Bien que relevant de deux schèmes différents, les deux découvertes sont liées. Deux aspects distinguent la première. La découverte et l’exploration de la surface du globe est d’abord une entreprise de mesure, un gigantesque travail d’arraisonnement du monde qui le soumet à une métrique générale ayant pour résultat un rétrécissement de la planète correspondant à ce que Heidegger nommait à sa manière un « déloignement ». Totalité embrassée et mesurable, la cartographie de l’immensité referme aussitôt les horizons planétaires aux dimensions d’une « boule » manipulable par l’esprit. La métrique fonde la maîtrise ; l’habitat humain peut devenir une domus pour l’homme qui la domine, sa demeure devenir son œuvre, sa domesticité une oikonomos mondialisée.
Dans le même temps, l’exploration et la mesure de la terre supposent un désintéressement et un éloignement. L’homme ne peut dresser la carte du monde que s’il « se dégage de tout attachement, de tout intérêt pour ce qui est proche de lui, et qu’il se retire, qu’il s’éloigne de son voisinage. Plus la distance sera grande entre lui et ce qui l’entoure, le monde ou la Terre, mieux il pourra arpenter et mesurer, et moins il lui restera d’espace terrestre, de-ce-monde. Le rétrécissement décisif de la Terre a suivi l’invention de l’avion, donc d’un moyen de quitter réellement la surface de la Terre : ce fait est comme un symbole du phénomène général : on ne peut diminuer la distance terrestre qu’à condition de mettre une distance décisive entre l’homme et la Terre, qu’à condition d’aliéner l’homme de son milieu terrestre immédiat ».
Cette aliénation de la Terre au profit de l’univers, la science moderne l’accomplit, une fois qu’elle est parvenue à quitter la Terre pour la soumettre à une mesure universelle depuis le point d’Archimède. Arendt envisage cette troisième forme de l’aliénation, qui découle directement de la deuxième, sous deux aspects.
L’universalité de la mesure trouve en effet, d’une part, sa condition dans la découverte du point d’Archimède qui hisse le point de vue du sujet connaissant à une hauteur extraterrestre. La Terre n’est plus qu’une planète parmi d’autres dans un univers entièrement soumis à une rationalité mathématique. Telle est la fuite : l’homme renie sa condition terrestre au profit de son « incondition » universelle.
Mais aussi, d’autre part, la subsomption de la condition terrestre sous la loi de l’univers s’accompagne de l’avènement systématique du subjectivisme théorique cartésien. L’universalité des lois qui régissent la nature et l’univers relève de l’entendement humain. Seul l’esprit humain est garant de l’objectivité et de l’universalité du savoir. Le règne de l’inconditionnalité universelle des lois est aussi bien celui de l’inconditionnalité du sujet pensant.
Tel est le double paradoxe de la science moderne.
D’un côté, la conquête de l’univers est la conquête de l’esprit subjectif, une conquête du moi théorique. Et donc, la fuite hors de la Terre pour l’univers est aussi une fuite hors du monde commun, hors du sens commun, vers la subjectivité logique. La fuite hors de l’humain n’a pas d’autre contenu que la conjonction de l’universalité physique et de la subjectivité logique : mais cette conjonction signe la perte du sens commun, elle correspond à ce que Kant nommait, dans son Anthropologie, l’imbécillité, Eigensinn, par laquelle s’entend en réalité une forme radicale d’idiotisme. Ainsi se trouvent liés trois termes : l’aliénation, devenir étranger au monde, s’accomplit en même temps comme idiotisme et acosmisme.
D’un autre côté, le développement de la science physico-mathématique moderne est le résultat conjoint d’une mathématisation de l’univers physique et d’une expérimentation physique des lois mathématiques. Or, le monde de l’expérimentation est lui-même un monde artificiel, un monde de l’artefact, qui en même temps augmente le pouvoir humain de faire et de créer un monde, et en même temps rejette l’homme plus que jamais dans « la prison de son esprit ».
Comment cette double dimension de la science moderne — universelle et subjective — se comprend-elle comme puissance aliénante par rapport aux activités de la Vita activa ?
Si le télescope est l’éponyme de cette science aliénante, c’est parce que c’est un artefact, une œuvre de l’homo faber : « Ce n’était pas la raison, écrit Arendt, qui réellement changeait la vision du monde physique, c’était un instrument fait de main d’homme, le télescope ; ce n’était pas la contemplation, l’observation, ni la spéculation qui conduisaient au nouveau savoir : c’était l’intervention active de l’homo faber, du faire, de la fabrication. »
Le schème fabricateur de la science moderne définit celle-ci comme technoscience. Cette conception constructiviste de la science se retrouve aussi bien dans la physique avec Galilée que dans l’histoire avec Vico. Jamais la vérité n’est révélée : elle est ce que l’homme sait pour l’avoir fait lui-même. « La raison cartésienne est fondée tout entière « sur le postulat implicite que l’esprit ne peut connaître que ce qu’il a produit et conserve en un sens à l’intérieur de soi-même » […] Cette théorie est certainement, comme le dit Whitehead, « le résultat de la retraite du sens commun ». » Si savoir et vérité sont œuvres de l’esprit, produits fabriqués par la raison humaine sur le modèle du schème de la fabrication, ces œuvres sont, en elles-mêmes déliées aussi bien de la réalité terrestre sensible que du monde commun éprouvé dans l’expérience commune. C’est pourquoi on peut dire que « ce que les hommes ont en commun à présent n’est pas le monde, c’est la structure de leurs esprits, et cela même ils ne peuvent l’avoir en commun à proprement parler ».
La véritable marque d’une aliénation radicale à l’égard de la Terre est d’ores et déjà cette transformation du sens commun en un sens interne, ou plutôt, cette substitution d’une structure logique à une expérience sensible commune. C’est pourquoi les catégories et principes de la science moderne induisent des traits analogues à ceux de la réduction de l’agir au faire : ils correspondent à une réduction du savoir au faire.
Et de même qu’avec la perte de l’action est perdue la puissance révélante de l’agir qui donne apparence au qui en l’accueillant au sein d’un monde, de même avec la perte de l’expérience commune du monde est perdue la puissance aléthéique de la pensée qui donne apparence à la vérité en recueillant sa manifestation mondaine.
Au vu de l’articulation entre les événements fondateurs de l’époque moderne et les schèmes d’activités qui rendent compte de la double aliénation par rapport au monde et par rapport à la Terre, on peut tenter de cerner la rupture constitutive de l’âge moderne dans son rapport au monde moderne.
La science des Temps modernes a excentré la Terre : ni la Terre ni le soleil ne sont le centre de l’univers, et l’homme ayant abandonné la Terre pour l’univers a perdu sa patrie, sa demeure.
Le monde « post-moderne », monde acosmique, est celui qui correspond d’une part à la reconnaissance que les hommes ne sont plus rivés à la Terre — la Terre étant la quintessence des conditions humaines —, et d’autre part à l’acquisition d’une science et d’une puissance technopoiètique qui leur permettent de déclencher des processus non plus naturels mais cosmiques.
La ligne de séparation se situe entre une science qui observe la nature d’un point de vue universel et la domine entièrement, et une science universelle qui importe dans la nature des processus cosmiques au risque de la détruire et de ruiner non seulement l’habitation de l’homme dans la nature, mais la domination de l’homme sur la Terre.
Le monde « post-moderne » de l’acosmisme universel est en même temps celui de la toute-puissance du rationnel et celui de son impuissance, parce qu’il est celui de l’irréparable.
La science extraterrestre (universelle et acosmique) est ambivalente : elle est destructrice en raison de l’énorme accroissement de puissance qui « nous rend capables de détruire la vie sur Terre » avant d’être prochainement « capables de détruire la Terre elle-même » ; elle est pouvoir créateur que rien ne semble devoir arrêter puisqu’elle peut aller jusqu’à percer « le grand secret insondable et sacré de la nature, et créer ou recréer le miracle de la vie ». Arendt ajoute : « J’emploie à dessein le mot « créer » pour indiquer que nous sommes en train d’accomplir des choses que tous les âges ont considérées comme la prérogative exclusive de l’action divine. »
Ainsi voit-on l’action, qui concerne d’abord exclusivement le rapport des hommes entre eux, intervenir ensuite sur la nature en raison de sa contamination par les traits de l’œuvre, pour se substituer enfin à la nature au point de se confondre avec la création elle-même, mais selon une poièsis infinie, totalement incontrôlée.
C’est alors que l’action peut accomplir l’aliénation radicale dans sa propre puissance, non plus seulement envers le monde et la Terre, mais envers la vie, et bientôt, peut-être, envers la pluralité et la natalité elles-mêmes.