Espèce humaine et monde commun (2 avril 2020)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Espèce humaine et monde commun (2 avril 2020)

Que la question de l’espèce humaine soit au cœur de l’épreuve des camps, nous le rapporte, parmi d’autres mais plus que d’autres, l’ouvrage[1] de Robert Antelme. Qu’Arendt ne l’ait pas lu rend l’affinité du propos et la divergence d’analyse particulièrement intéressantes. Face à l’oppression et à la destruction lente mais systématique de l’existence humaine, « le ressort de notre lutte, écrit Antelme, n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes […], revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine ». C’est en effet « un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce ». Et ce rêve est près de se réaliser : « Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend. » Pourtant, ajoute aussitôt Antelme, « il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique ».

Les camps marquent ainsi pour Antelme un point culminant de l’histoire des hommes dans lequel s’éprouvent deux choses indissociables : l’immutabilité de l’espèce humaine et son unicité.

D’une part, l’impossible transmutation des hommes — malgré les tentatives les plus extrêmes des SS —, désigne l’humanité comme appartenant à un autre ordre que celui de la seule nature soumise à toutes sortes de mutations génétiques ou comportementales.

D’autre part, l’unicité se révèle en ce que dans la commune oppression on découvre qu’il « n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine », au point que toute résistance à la terreur trouve sa force dans la reconnaissance que « les SS sont des hommes comme nous ».

C’est faute d’une différence substantielle, parce que les bourreaux sont de la même espèce que les victimes, qu’ils sont en définitive impuissants : le bourreau « peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose ». Que le sentiment d’appartenance à l’espèce humaine, une et identique pour tous, soit la plus essentielle revendication tient à ce qu’elle est vécue comme l’expression d’une indéfectible solidarité. Face à la « quasi-solitude » dans laquelle l’oppression totale et la misère rejettent chacun, seul permet de résister « l’esprit de solidarité », qui trouve ses raisons dans ce sentiment d’appartenance spécifique. La véritable déchéance, la véritable inhumanité à laquelle risquent de succomber les hommes réduits à se battre pour des épluchures est « d’abandonner les autres », de rompre le lien humain spécifique et ainsi de donner raison au bourreau. L’affirmation de l’immutabilité et de l’unicité de l’espèce vient ainsi prévenir le risque d’une rupture définitive du lien communautaire.

Alors qu’Antelme invoque l’irréductibilité de l’espèce humaine au sein d’une dialectique qui fait surgir un sentiment d’appartenance à l’espèce contre la terrible menace d’une rupture définitive de tout lien humain, Arendt comprend à l’inverse la réduction spécifique comme l’œuvre même de destruction de tout lien humain. Alors qu’Antelme affirme qu’on découvre dans les camps qu’il « n’y a qu’une espèce humaine », Arendt défend qu’au lieu d’une espèce au sens biologique ou zoologique, on y apprend qu’il n’y a pas une nature de l’homme, seulement des conditions sous lesquelles les êtres sont humains et sans lesquelles ils ne le sont plus.

À distance de ce qui pourrait n’apparaître que comme une divergence d’interprétation peu consistante au regard de l’horreur éprouvée, il nous faut pourtant mesurer l’enjeu philosophique de cette différence. Car elle engage la philosophie sur deux plans : celui de l’expérience vécue de la vie dans les camps et de sa communication ; celui des présupposés philosophiques de leur interprétation. Le propos d’Antelme témoigne d’un irréductible sur lequel prend appui la résistance à la torture quotidienne, irréductible contre lequel vient buter et se contredire le projet de destruction de l’humanité en l’homme : cet irréductible est le sentiment d’appartenir à une espèce humaine, sentiment d’une solidarité initiale irréfragable. À l’inverse, Arendt comprendra avec l’expérience des camps que la destruction peut être totale dès lors qu’est détruite la condition, politique par excellence, et donc instituée, d’un vivre-ensemble.

Sans doute, de manière radicale, ce qui sépare l’analyse arendtienne des camps des témoignages de la vie dans les camps est qu’Arendt n’en a pas eu l’expérience en première personne tandis que les récits que nous en rapportent les témoins appartiennent tous, délibérément ou non, à l’ordre de la narration, déjà plus à celui de l’expérience elle-même ; et que les rescapés témoignent d’une expérience vécue, même quand ils tentent de l’analyser dans sa signification humaine, tandis qu’Arendt procède à une analyse phénoménologique de la chose même qui écarte, quoi qu’elle en ait, toute « attitude naturelle » envers la vie dans les camps pour tenter d’en dégager la teneur de sens.

Or, selon sa rigoureuse exigence de saisir ce qui constitue les conditions mêmes de l’humain, Arendt tâche de reconnaître comment l’aliénation des conditions politiques entraîne avec elle une irréparable déchéance de l’humain dès lors que le monde commun est détruit.

Quelles que soient les formes individuelles et secrètes de résistance ou d’héroïsme, la question reste celle de savoir comment elles peuvent se traduire ou exprimer un monde commun réel. Or, comme on sait, seule l’institution continuée d’une communauté par la parole et l’action constitue cette condition politique de l’humain capable de donner consistance à un monde commun.

Et c’est pourquoi encore, le seul sentiment de l’espèce est loin de fournir le signe tangible d’une communauté humaine native. S’il doit y avoir un au-delà du politique, celui-ci est le monde commun, mais pour autant qu’il est tout entier suspendu à l’espace public qui en est la condition.

 

[1] L’Espèce humaine fut publié dès 1947 dans un très faible tirage. Les exemplaires ne circulèrent guère et peu furent ceux qui, même en France, prirent connaissance de l’ouvrage. Il fallut attendre 1957 pour que Gallimard le réimprime dans sa collection « Blanche ». Il ne semble pas qu’Arendt l’ait alors lu.

 

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