L’humain n’est qu’une institution symbolique, en l’occurrence une institution politique (3 avril 2020)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

L’humain n’est qu’une institution symbolique, en l’occurrence une institution politique (3 avril 2020)

La compréhension arendtienne des camps se soutient, de façon implicite, du principe qui ne sera élaboré conceptuellement qu’ultérieurement, dans Condition de l’homme moderne, que la pluralité et non la communauté ou la fraternité est la condition proprement politique des hommes. Rien ne vient métaphysiquement ou naturellement contredire la pluralité des humains. Nulle priorité ontologique de la communauté, de la fraternité, du lien ou de l’unité spécifique ou générique, ne vient préserver par avance l’humanité de ses déchirements structurels ou de l’entreprise historique systématique d’une recomposition raciale qui commence nécessairement par l’anéantissement de toute humanité.

C’est pourquoi Arendt insiste sur la possibilité très réelle, effectuée malgré les formes admirables de résistance morale et politique à la domination totale, de la réduction spécifique comme projet délibéré d’expérimentations des « mutations de la nature humaine ». S’il est très possible de détruire toute sociabilité humaine, d’éradiquer de façon quasi définitive tout lien humain dans le rapport des hommes entre eux, réduits à leur seule animalité comportementale, c’est qu’il n’existe aucune communauté humaine donnée, aucun lien qui ne soit pas d’institution. L’humain n’est qu’une institution symbolique, en l’occurrence une institution politique. Rien dans la nature ne s’oppose à la destruction radicale de l’humain en l’homme dès lors que l’humain y est destitué. La destitution de l’humain, tel est l’enjeu des camps — destitution indissociable de celle du monde.

L’épreuve des camps constitue ainsi une des « expériences-limites » de l’âge moderne qui exige une autre intelligence philosophique de l’humain que celle léguée par la tradition. Il faut saisir ce qui est en jeu dans le projet de réduire l’humanité à sa condition vitale spécifique pour saisir le sens éminemment politique de l’humain.

Dans les camps, écrit Arendt, « le problème est de fabriquer quelque chose qui n’existe pas : à savoir une sorte d’espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule « liberté » consisterait à « conserver l’espèce» ». Or, la pensée de l’espèce est une pensée de l’un. L’espèce est le concept d’une unité individuelle comme mode de structuration d’une pluralité d’individus. Réduire l’humanité des hommes à l’espèce revient à « organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l’humanité entière ne formait qu’un seul individu ». L’unification spécifique contredit la condition de pluralité et son corrélat, la singularité différentielle de chacun résultant d’une différenciation continue des êtres ; et elle produit une identification fonctionnelle des individus réduits à n’être que d’identiques « ensembles de réactions » interchangeables.

Réduire l’humanité à sa supposée condition d’espèce ne consiste aucunement à exhumer la « nature » fondamentale du genre humain : il s’agit bien plutôt d’une manière d’œuvre, d’un processus de fabrication qui révèle, paradoxalement, le caractère fort peu naturel de l’espèce en question, et sa dimension, au contraire, tout artificielle. À l’image du conditionnement pavlovien, les camps entreprennent un conditionnement de l’humanité aux fonctions vitales élémentaires et infrahumaines, un dressage de réflexes conditionnés produisant ainsi une humanité « dénaturée » en guise d’espèce humaine « naturelle ». Par où la réduction est non seulement vouée à travestir l’irréductible pluralité des humains, mais plus encore à « transformer la pluralité humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne sont pas ».

Telle est l’inéluctable issue d’un mouvement de « transformation de la nature humaine » : parce qu’il s’appuie sur une nature fictive de l’homme, il n’aboutit pas à une variation de l’humain mais à sa destruction. Mais en procédant à cette contradictoire et réifiante fabrication artificielle d’une nature spécifique de l’homme, c’est à la vie elle-même, à laquelle elle tente pourtant de réduire l’existence humaine, qu’elle porte définitivement atteinte.

Pour le dire en d’autres termes, la réduction du zôon politikon au seul zôon, détruit non seulement la condition politique du vivant qui fait de lui un humain, mais elle détruit également la vie elle-même qu’elle réduit à une pure fonctionnalité instrumentale. Paradoxalement, cette contradiction inhérente au projet réductionniste de récusation de l’humain révèle en la vie même une dimension qui déjà l’excède, comme si en sa détermination purement biologique elle appelait autre chose que la simple vitalité pour être vivante et vécue comme telle, ou comme s’il nous fallait comprendre que la condition de politikon était toujours et déjà ce qui pouvait donner sens non seulement à une existence, mais aussi, plus radicalement, au zôon humain lui-même. La véritable hubris des camps se révèle ici.

Les camps portent atteinte à la vie comme à la condition la plus élémentaire de tout exister, la vie en son organicité même. Arendt laisse entendre clairement qu’il nous faut comprendre les camps comme la tentative de faire exister des êtres d’avant toute naissance — à un monde et à une communauté, irrévocablement détruits —, en les faisant vivre après leur mort — au monde et à la communauté des hommes. Des prisonniers des camps, elle dira que leur statut « est tel qu’il revient pour eux à n’être jamais nés ». Le caractère radicalement superflu, inutile et insensé de l’existence dans les camps ne peut lui-même être décrit « qu’à l’aide d’images tirées d’une vie post-mortem » empruntées aux « trois conceptions fondamentales de la vie après la mort en Occident : Hadès, le Purgatoire, et l’Enfer ». Dans les trois formes de camps, correspondant à ces trois figures d’une vie après la mort, « les masses humaines qui y sont enfermées sont traitées comme si elles n’existaient plus, comme si ce qu’il advenait d’elles ne présentait plus d’intérêt pour personne, comme si leur mort était déjà scellée et qu’un esprit malin, pris de folie, s’amusait à les maintenir un temps entre la vie et la mort ».

Définies dans la seule perspective de la conservation de l’espèce, la vie et la mort sont déjà privées de toute signification et de toute raison d’être individuelles ou singulières au point que ni la natalité ni la mortalité ne peuvent plus être considérées comme des conditions de l’existence humaine. Systématisées dans les camps par un conditionnement spécifique, la vie et la mort sont radicalement vidées de sens : elles cessent de marquer un commencement et une fin, de définir un espace et un temps de l’existence. Les camps tentent de produire l’impossible : une vie privée de sa natalité comme de sa mortalité, une vie d’avant toute natalité et d’après toute mortalité, de sorte qu’on y vive comme si on n’était pas né et comme si on était déjà mort. Stupéfiante production d’êtres qui ne peuvent plus se penser ni comme « êtres-pour-la-mort » (Heidegger) ni comme « êtres-pour-la-naissance » (Arendt).

Encore cette apparente symétrie est-elle trompeuse : c’est bien la natalité elle-même qui paraît ici la condition propre d’un exister véritable, et non la mortalité. Car ceux qui sont voués au « monde du mourir » ne sont privés de leur être-mortel que pour être radicalement privés de toute natalité. Si la réduction vitale accomplissant une destruction du caractère humain de l’existence s’accomplit dans une destruction de la vie elle-même, c’est qu’elle sépare vie et natalité, qu’elle prétend faire vivre hors de la natalité.

Alors que le meurtrier, pourrait-on dire, détruit la vie en donnant la mort, les camps tentent, eux, de rendre la mort vivante en substituant une mort continuée à toute natalité. Non seulement les camps ont rendu la mort anonyme, la dépouillant de sa signification — le terme d’une vie accomplie —, mais ils ont dépossédé « l’individu de sa propre mort, prouvant que désormais rien ne lui appartenait et qu’il n’appartenait à personne. Sa mort ne faisait qu’entériner le fait qu’il n’avait jamais vraiment existé ».

L’univers des camps délimite un espace de non-lieu et un temps d’inadvenue où vivre n’est plus que survivre hors de toute prétention d’humanité parce que la fabrication d’une espèce animale humaine y correspond à une rupture entre les conditions de la vie, du monde et de la pluralité.

Publié dans Arendt, Pænser le monde, Tassin

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