La société ingouvernable (EPMN 3/4)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Cours donné les 6 février et 12 mars 2020 dans le cadre de l'association AHA.

La société ingouvernable (EPMN 3/4)

Ce type de période, on le connaît. Les signes ne trompent pas. On a pu observer les mêmes à la veille de la Réforme protestante ou de la Révolution russe, assure l'ingénieur et « futurologue » californien Willis W. Harman, pour qui tous les indicateurs d'un séisme de grande ampleur sont au rouge, parmi lesquels la recru­descence « des maladies mentales, des crimes violents, des phénomènes de disruption sociale ; le recours plus fréquent à la police pour contrôler les comportements, l'acceptation croissante des comportements hédonistes (en particulier sexuels) [...], la multi­plication des inquiétudes face à l'avenir [...], la perte de confiance dans les institutions, que ce soit le gouvernement ou l'entreprise, le sentiment que les réponses du passé ne fonctionnent plus ». Bref, c'est la « légitimité même du système social du monde indus­trialisé » qui est en train de vaciller, prévenait-il en 1975.

Et, de fait, partout, ça se rebiffait. Aucun rapport de domina­tion n'y échappait : insoumissions dans la hiérarchie des sexes et des genres, dans les ordres coloniaux et raciaux, de classe et de travail, dans les familles, sur les campus, sous les drapeaux, dans les ateliers, dans les bureaux et dans la rue. À en croire Michel Foucault, on était en train d'assister à « la naissance d'une crise de gouvernement », au sens où « l'ensemble des procédés par lesquels les hommes se dirigent les uns les autres étaient remis en question ». Ce qui s'est produit au seuil des années 1970, a-t-on pu ajouter depuis, ce fut une « crise de gouvernabilité qui a précédé la crise économique », une « crise de gouverna­bilité à l'échelle des sociétés comme à celle des entreprises », une « crise de la gouvernabilité disciplinaire » annonciatrice de grands remaniements dans les technologies de pouvoir.

Avant cependant d'être reprise par la théorie critique, cette idée avait été énoncée par des intellectuels conservateurs. C'était leur façon d'interpréter les événements en cours, de problématiser la situation. La démocratie, affirmait en 1975 Samuel Huntington dans un fameux rapport de la Commission trilatérale sur lequel nous reviendrons en détail, était affectée d'un « pro­blème de gouvernabilité » : un déferlement populaire sapait par­tout l'autorité et surchargeait l'État par ses exigences infinies.

Le mot « gouvernabilité » n'était pas récent. On l'employait déjà au XIXe siècle pour évoquer par exemple les « propriétés de gou­vernabilité » d'un navire ou les « conditions de stabilité et de gouvernabilité » d'un dirigeable, mais aussi la gouvernabilité d'un cheval, d'un individu ou d'un peuple. Le terme désigne en ce sens une disposition interne à l'objet qu'il s'agit de conduire, sa propension à se laisser diriger, la docilité ou la ductilité des gouvernés. L'ingouvernabilité se conçoit dès lors symétrique­ment comme une contre-disposition rétive, un esprit d'insubor­dination, un refus d'être gouverné, du moins « pas comme ça, pas pour ça, pas par eux ». Mais ce n'est là qu'une facette du concept, seulement l'une des dimensions du problème.

La gouvernabilité est en effet une capacité composée, qui sup­pose certes, du côté de l'objet, une disposition à être gouverné mais aussi, de l'autre, du côté du sujet, une aptitude à gouverner. La mutinerie n'est qu'un cas de figure. Une situation d'ingouvernabilité peut aussi être le fait d'un dysfonctionnement ou d'une faillite de l'appareil gouvernemental, ceci alors même que les gouvernés se montrent dociles. Un phénomène de para­lysie institutionnelle, par exemple, peut résulter d'autre chose que d'un mouvement de désobéissance civile.

Schématiquement, une crise de gouvernabilité peut avoir deux grandes polarités, en bas, chez les gouvernés, ou en haut, chez les gouvernants, et deux grandes modalités, la révolte ou la panne : gouvernés rebelles ou gouvernants impuissants – les deux aspects pouvant bien sûr se combiner. Ce n'est, théorisait Lénine, que lorsque « ceux d'en bas ne veulent plus et ceux d'en haut ne peuvent plus continuer à vivre de l'ancienne manière », qu'une « crise gouvernementale » est susceptible de se muer en crise révolutionnaire.

Dans les années 1970, les théories conservatrices de la crise de gouvernabilité font elles aussi le lien entre ces deux aspects. Sans pour autant se croire à la veille d'une révolution, ces auteurs s'inquiètent d'une dynamique politique qui leur paraît conduire au désastre. Le problème n'est pas seulement que les gens se révoltent, pas non plus seulement que les appareils de gouvernement se congestionnent, mais que ces pannes et ces révoltes se surdéterminent les unes et les autres, pesant sur le système au point de le faire ployer dangereusement.

Foucault, qui connaissait le rapport de la Trilatérale sur « la gouvernabilité des démocraties », le mentionnait pour illus­trer ce qu'il préférait pour sa part appeler une « crise de gouvernementalité » : pas un simple mouvement de « révoltes de conduite », mais un blocage du « dispositif général de gouvernementalité », et ceci pour des raisons endogènes, irréductibles aux crises économiques du capitalisme bien que s'articulant à elles. Ce qui était selon lui en train de se gripper, c'était « l'art libéral de gouverner », par quoi il ne faut pas entendre – ce serait un anachronisme – le néolibéralisme au pouvoir, mais plutôt ce que l'on a appelé depuis le « libéralisme encastré », une forme de compromis instable associant économie de mar­ché et interventionnisme keynésien. Pour avoir étudié d'autres crises similaires dans l'histoire, il faisait le pronostic que, de ce blocage, autre chose allait naître, à commencer par des réamé­nagements majeurs dans les arts de gouverner.

Si la société est ingouvernable, ce n'est pas en soi, mais, pour reprendre la formule de l'ingénieur saint-simonien Michel Chevalier, « ingouvernable comme on veut la gouverner actuelle­ment ». C'est là un thème classique dans ce genre de discours : il n'y a pas d'ingouvernabilité absolue, seulement relative. Et c'est dans cet écart que résident à la fois la raison d'être, l'objet propre, et le défi constitutif de tout art de gouverner.

Dans ce livre, j'étudie cette crise telle qu'elle a été perçue et théorisée dans les années 1970 par ceux qui s'évertuaient à défendre les intérêts du « business ». Au contraire, donc, d'une « histoire par en bas », il s'agit d'une histoire « par en haut », écrite du point de vue des classes dominantes, ceci principa­lement aux États-Unis, qui furent à l'époque l'épicentre d'une remobilisation intellectuelle et politique de grande ampleur.

Karl Polanyi expliquait qu'à l'essor du « marché libre » avait historiquement répondu, face à ses effets destructeurs, un vaste contre-mouvement d' autoprotection de la part de la société – un « second mouvement » qui, avertissait-il, « était incompatible, en dernière analyse avec l'autorégulation du marché, et, partant, avec le système de marché lui-même ». Or c'est bien à ce même genre de conclusion que parviennent aussi les intellectuels orga­niques du monde des affaires dans les années 1970 : cela va trop loin et, si les tendances actuelles se poursuivent, elles aboutiront à la destruction du « système de la libre entreprise ». Ce qui s'est amorcé dans cette décennie, ce fut un troisième mouvement, une grande réaction dont nous ne sommes pas encore sortis.

Je veux étudier ici la formation de ce contre-mouvement d'un point de vue philosophique, c'est-à-dire en faisant la généalogie des concepts et des modes de problématisation qui l'ont animé plutôt que d'en retracer de façon factuelle l'histoire institution­nelle, sociale, économique ou politique. L'unité de mon objet n'est cependant pas celle d'une doctrine (ce n'est pas une nou­velle histoire intellectuelle du néolibéralisme), mais d'une situa­tion : partir des points de tension repérables, des conflits tels qu'ils ont éclaté, pour examiner comment ils ont été thématisés, quelles solutions ont été envisagées. J'essaie de rendre compte de pensées au travail, de leurs efforts, des intentionnalités qui les ont orientées, mais aussi des dissensions, contradictions et apories qu'elles ont rencontrées.

L'enjeu du travail de réélaboration qui s'engageait alors n'était pas seulement de produire de nouveaux discours de légitimation pour un capitalisme contesté, mais aussi de formuler des théories-programmes, des idées pour agir, visant à reconfigurer l'ordre des choses. Ces nouveaux arts de gouverner dont je propose de relater la genèse sont toujours actifs aujourd'hui. S'il importe de mener l'enquête, c'est pour tenter de mieux saisir notre présent.

Ce troisième mouvement n'est pas – loin s'en faut – réductible à sa composante néolibérale doctrinaire. Beaucoup de procé­dés ou de dispositifs devenus centraux dans la gouvernance contemporaine ne figuraient pas dans les textes des pères fon­dateurs du néolibéralisme, quand ils n'ont pas été introduits et défendus en opposition complète à leurs thèses. Notre ère est néolibérale certes, mais d'un néolibéralisme bâtard, ensemble éclectique et par bien des aspects contradictoire, dont les syn­thèses étranges ne s'éclairent que par l'histoire des conflits qui en ont marqué la formation.

Cette crise de gouvernabilité a eu de multiples facettes – autant qu'il existe de rapports de pouvoir. Leur ont correspondu, sur chaque terrain, des « retours de bâton » spécifiques. Je me foca­lise ici sur la crise qui a affecté l'entreprise en tant que gouver­nement privé.

Ce choix d'objet est motivé, outre les enjeux toujours actuels qui apparaîtront au fil des chapitres, par une préoccupation plus spécifique. Alors même que la grande entreprise est l'une des institutions dominantes du monde contemporain, la philosophie demeure sous-équipée pour la penser. De son corpus tradition­nel, elle a surtout hérité de théories du pouvoir d'État et de la souveraineté qui remontent au XVII° siècle. Elle dispose depuis longtemps de traités des autorités théologico-politiques – rien de tel pour les autorités disons « corporato-politiques ».

Lorsqu'elle aborde enfin le sujet, en l'intégrant par exemple sur le tard à ses enseignements, c'est souvent de la pire manière, en régurgitant un discours indigent sur l'éthique des affaires ou la responsabilité sociale des entreprises produit dans les Business schools. La philosophie comme servante non plus de la théologie, mais du management.

Il serait temps de développer au contraire des philosophies critiques de l'entreprise. Ce livre n'est qu'un travail préparatoire dans cette direction, une enquête historico-philosophique sur certaines des catégories centrales de la pensée économique et managériale dominante, qui prospèrent aujourd'hui dans l'oubli des conflits et des visées qui ont présidé à leur élaboration et qui continuent d'en orienter le sens.

Ce livre s'organise selon les différents axes qui, dans leur entre­croisement, constituaient la crise de gouvernabilité de l'entre­prise telle que thématisée à l'époque. Pour les défenseurs du monde des affaires, chacun correspondait à une nouvelle diffi­culté, à un nouveau front sur lequel se mobiliser.

1° Une entreprise, cela gouverne d'abord des travailleurs. Au début des années 1970, le management est confronté à des indis­ciplines ouvrières massives. Comment y faire face ? Comment restaurer la discipline perdue ? Si les anciens procédés sont obso­lètes, que pourrait être un nouvel art de gouverner le travail ? Diverses stratégies sont envisagées et débattues. (Partie I)

2° Mais si l'on remonte plus haut sur l'axe vertical de la subor­dination, une seconde crise se présente, cette fois dans le rapport actionnaires / dirigeants. S'avisant que, dans les sociétés par actions, les managers, devenus simples gestionnaires des affaires d'autrui, n'ont plus le même intérêt que les anciens patrons-pro­priétaires à maximiser les profits, certains s'inquiètent d'un pos­sible manque de zèle de leur part, voire pire, d'une « révolution managériale ». Comment discipliner les managers ? Comment les réaligner sur la valeur actionnariale ? (Partie II)

3° Dans le même temps, latéralement, dans l'environnement social et politique de la firme, des menaces inédites se font jour. Sur fond de rejet culturel et politique croissant du capitalisme, de nouveaux mouvements prennent directement à partie les direc­tions des grands groupes. Comment réagir face à ce qui apparaît comme « une attaque sur le système de la libre entreprise » ? On se déchire quant à la stratégie à adopter. (Partie III)

4° Ces « attaques » montant en puissance et s'internationalisant, notamment avec les premiers grands boycotts lancés contre des multinationales, les firmes se tournent vers de nouveau consultants. Comment manager non plus seulement les salariés, mais des contestataires extérieurs à la firme, et, au-delà d'eux, un « environnement social » devenu si turbulent ? De nouvelle approches et de nouveaux concepts s'inventent. (Partie IV)

5° À l'initiative notamment des mouvements écologistes naissants, de nouvelles régulations sociales et environnementales s'imposent. À la pression latérale des mouvements sociaux s'ajoute ainsi celle, verticale, de nouvelles formes d'intervention publique. Comment mettre en échec ces projets de régulation ? Quoi leur opposer, en théorie comme en pratique ? (Partie V)

6° À quoi, plus fondamentalement, ce double phénomène de contestation généralisée et d'intervention gouvernemen­tale accrue est-il dû ? Aux tares d'une démocratie-providence, assure-t-on, qui, loin d'assurer le consentement, creuse sa propre tombe. Aux yeux des néoconservateurs comme des néo­libéraux, c'est l'État lui-même qui est en passe de devenir ingou­vernable. D'où ces questions: comment détrôner la politique ? Comment limiter la démocratie ? (Partie VI)

Pour conduire cette enquête, je rassemble des sources hétéro­gènes, relevant de disciplines différentes, en prenant le parti d'entremêler références « nobles » et « vulgaires » lorsqu'elles traitent du même objet – un prix Nobel d'économie pouvant par exemple côtoyer un spécialiste du « flingage » des syndicats. Ces écrits ont en commun d'être des textes de combat qui répondent tous d'une façon ou d'une autre à la question « Que faire ? ». Des textes où s'exposent des procédés, des techniques et des tactiques, que ce soit très concrètement, par exemple dans des guides pratiques ou des manuels à destination des managers, ou de façon plus programmatique, par des réflexions sur des stratégies discursives ou pratiques d'ensemble. Ce corpus est principalement constitué de sources en langue anglaise : pour ce qui est de la pensée managériale et des théories économiques de la firme, les États-Unis ont été le foyer de nouvelles notions qui ont rapidement bénéficié d'une diffusion mondiale.

Je me mets souvent en retrait dans l'écriture, ceci pour recons­tituer, par découpage et montage de citations, un texte compo­site dont les fragments assemblés valent chacun souvent moins par leur attribution à un auteur singulier qu'en tant qu'énoncés caractéristiques des différentes positions que je m'efforce de faire parler.

La séduction que le néolibéralisme a malgré tout pu exercer tient à sa double promesse d'autonomie individuelle et d'autorégula­tion sociale. Contre les anciennes tutelles, contre les corsets de la discipline, il fait miroiter l'image d'un sujet émancipé, jouissant de « l'autonomie d'un entrepreneur de sa vie » et que l'on peut «responsabiliser à ce titre ». Contre les rigidités verticales du commandement et du contrôle, contre l'interventionnisme d'un État bureaucratique, il offre l'utopie d'une « régulation cyberné­tique de l'économie de marché », où le profit servirait d'« instrument transcendant d'une régulation globale dont tout le monde est bénéficiaire, même si momentanément, quelques-uns en sont plus bénéficiaires que d'autres »...

Si vous êtes à la recherche d'un « art de ne pas être gou­verné », en somme, tournez-vous vers Hayek et consorts. Là vous trouverez une « forme de rationalité gouvernementale qui laisse se déployer le désir des individus, qui prend acte du fait qu'il est plus efficace de laisser faire, au moins partiellement, plutôt que vouloir tout contrôler, fixer, réprimer ».

Cette vision enchantée, quasi libertaire de la gouvernementalité néolibérale est trompeuse.

Les stratégies élaborées pour conjurer la « crise de gouvernabilité de la démocratie » convergent bien plutôt vers un libé­ralisme autoritaire dont il est temps de préciser la définition.

L'autorité, a-t-on coutume de dire en sciences politiques, ne suffit pas par elle-même à caractériser l'autoritarisme. Certes. Mais qu'est-ce qui le définit alors ? L'abus d'autorité ? Les empiéte­ments plus ou moins poussés de « l'autorité» sur les «libertés » ? Sans doute. Mais aussi plus fondamentalement autre chose, qui forme le cœur du concept : est autoritaire un pouvoir qui s'affirme comme étant le seul véritable auteur de la volonté poli­tique. Les partisans de l'État autoritaire vantent ainsi les vertus d'une volonté souveraine « autonome et responsable envers elle-même », « neutre » car indépendante du Parlement et des partis. En pratique cependant, l'érection d'une volonté souveraine autonomisée, détachée du démos, implique que soient restreints les moyens de pression subalternes sur la prise de décision politique. L'affaiblissement des pouvoirs parlementaires, la répression des mouvements sociaux, l'amoindrissement des droits syndicaux, de la liberté de la presse, des garanties judiciaires, etc., participent d'un même processus d'insularisation et de verticalisation de la décision souveraine.

Si les défenseurs d'un « État fort » ne se font pas tous la même idée de ce que cette force recouvre, jusqu'où concrètement elle peut aller, de la simple démonstration de fermeté jusqu'à la répression systématique des opposants, ils s'accordent cepen­dant pour considérer que l'autorité de l'État doit, pour se rehausser, se délester des pressions de la « volonté populaire ».

Mais à ce premier aspect de la notion, le versant libéral ajoute une seconde dimension qui implique paradoxalement de restreindre cette même autorité qu'il s'agissait de renforcer en premier lieu. Quand bien même l'État libéral autoritaire serait tout-puissant dans sa sphère, cette sphère aura été sévèrement limitée. Sous un refus affiché de « l'interventionnisme », ce bor­nage économique du champ de la décision politique recouvre en réalité – Hayek n'en faisait pas mystère – l'interdit fondamental de toucher à l'ordre des inégalités sociales, la répudiation de toute politique de redistribution. Comme nous en avertissait Heller, un libéralisme autoritaire est un autoritarisme sociale­ment asymétrique. Tout dépend à qui il a affaire : fort avec les faibles, faible avec les forts.

Loin de se réduire au cas extrême de la dictature libérale, la notion de libéralisme autoritaire ainsi définie s'applique à toutes les situations où, à une limitation du périmètre de la décision politique par l'interdit économique (son versant libéral), s'associe une restriction des moyens de pression subalternes sur la prise de décision politique (son versant proprement autoritaire).

Il n'y a pas simple conjonction accidentelle entre un certain type de programme économique et un certain style de gouver­nement, mais, plus profondément, articulation fonctionnelle et stratégique entre la réduction du champ d'intervention de l'État et le renforcement de son autorité dans ce champ limité – ceci selon un rapport réciproque. Car si, comme l'écrivait l'un des pères fondateurs de l'ordolibéralisme, Alexander Rüstow, l'autolimitation de l’État est « la condition et l’expression de son indépendance et de sa force » en ce qu'elle lui permet d'échap­per aux « groupes d'intérêts » dont il est sinon la « proie » ; si, donc, c'est pour mieux se renforcer que l'État doit se limiter, il n'en reste pas moins, comme le remarquait Schmitt, qu'il ne peut procéder à cette ablation sans s'être au préalable renforcé, politiquement et policièrement, tant cette opération implique la confrontation avec les intérêts sociaux subalternes qui y ont partie liée.

Or autant il peut exister des régimes autoritaires qui ne soient pas économiquement libéraux, autant il est difficile de conce­voir une politique néolibérale qui ne procède pas, par principe, à la première limitation (bornage économique de la politique), et, par nécessité stratégique –  à moins d'imaginer un peuple composé de patrons et de rentiers – à la seconde (étouffement plus ou moins appuyé de la manifestation politique des intérêts subalternes). On a beaucoup dit que le libéralisme autoritaire était un oxymore, ce serait plutôt un pléonasme.

Mais la dimension autoritaire du néolibéralisme excède la sphère du pouvoir d'État. Ce que défend bec et ongles le monde des affaires – tel est le sens de sa mobilisation politique – c'est l'auto­nomie de son gouvernement privé. S'il y a bien un acteur social qui ne veut pas être gouverné, c'est lui : se rendre soi-même ingouvernable, mais ceci pour mieux gouverner les autres.

Organisant l'ingouvernabilité des marchés, le néolibéralisme les élève au rang de dispositifs de gouvernance. On a indiqué par quels moyens la conduite des managers fut alignée sur la valeur actionnariale. Tandis cependant que les dirigeants ont vu leurs marges de manœuvre décisionnelles restreintes par leur subor­dination accrue aux marchés boursiers, leur autorité, celle qu'ils exercent sur leurs subordonnés, n'a pas dépéri. L'intensification de disciplines de marché va de pair avec le renforcement du pouvoir des grands et des petits chefs dans les organisations.

La politique néolibérale, en ce qu'elle pratique la dérégula­tion, notamment du droit du travail, renforçant le pouvoir de l'employeur dans la relation contractuelle, en ce qu'elle précarise et insécurise les travailleurs, affaiblissant leur rapport de force, réduisant leur capacité de refus, leur liberté, en ce qu'elle favorise l'accumulation des richesses, creusant les inégalités, exacerbant par-là plus encore les opportunités de subjugation de tous ordres, implique un raffermissement des autoritarismes privés. C'est en ce sens-là aussi que le libéralisme économique est autoritaire, au sens social, et pas seulement étatique.

On a pu présenter le néolibéralisme comme étant l'expression d'une « phobie d'État ». En réalité, il s'accommode très bien du pouvoir d'État, y compris sous des formes autoritaires, tant que cet État demeure libéral au plan économique.

De quoi alors est-il « phobique » ? On l'a vu sur l'exemple de la question écologique : crainte de la régulation, de ses coûts pour le capital, de ses empiétements sur les prérogatives managériales, et, là-derrière, horreur des mouvements sociaux, de la « démocratie-mouvement » et de ses exigences, à juste titre perçues comme tendanciellement antinomiques avec l'orga­nisation capitaliste de la production et le primat de la valeur qui la fonde.

Pour les économistes qui s'efforçaient dans les années 1970 de rebâtir de nouvelles théories de la firme, tout comme pour les spécialistes du management qui s'interrogeaient à la même période sur les limites du pouvoir disciplinaire dans l'entreprise, il y avait un objet plus précis, si ce n'est de phobie, du moins de préoccupation. Non pas l'État, mais l'autogestion.

C'était le grand thème de la gauche radicale de l'époque. Nourrissant ses réflexions d'une multitude d'expériences alternatives, dont les coopératives, les occupations d'usines avec contrôle ouvrier ou encore les entreprises autogérées yougoslaves, elle y voyait une nouvelle voie prometteuse, une alternative possible aussi bien à la firme capitaliste qu'à la bureaucratie étatique.

On l'a oublié, mais les défenseurs de la « libre entreprise », dans une situation – du moins en début de période – proche de la banqueroute intellectuelle, s'intéressaient eux aussi de près aux théories autogestionnaires. L'idée selon laquelle « l'indivi­dualité dans la coopération » puisse se révéler socialement et historiquement supérieure à « la compétition dans l'individualisme », ainsi que le chantait dans ces mêmes années Colette Magny, apparaissait aux néolibéraux comme une hypothèse suffisamment crédible pour qu'ils dépensent beaucoup d'encre et de papier à tenter de la réfuter. Et pour cause.

L'antiétatisme des courants autogestionnaires, leur pensée de l'immanence, de l'autonomie et de l'auto-organisation exerçait sur eux un attrait indéniable. L'autogestion, en ce qu'elle était une tentative de rupture avec l'étatisme économique et un pro­jet de dépassement à la fois du gouvernement managérial et de la pseudo-régulation par le marché, leur apparaissait comme un véritable défi. Tel était l'ennemi principal, sur le terrain théo­rique. De là pouvait venir le danger pour l'avenir, bien plus au fond que d'un keynésianisme moribond.

La grande réaction qui s'est préparée dans les années 1970 ne fut pas tant conçue comme une alternative à l'État-providence que comme une alternative à la contestation de celui-ci. Ce fut une alternative à l'alternative. Sans doute aurait-on là une bonne indication pour savoir d'où repartir aujourd'hui : contre le libéralisme autoritaire, rouvrir le chantier de l'autogestion.

 

[1] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique éditions, 2018.

Publié dans Cours, Chamayou, Association AHA

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