La triple destruction de la personne humaine et de son monde (5 avril 2020)
La destruction de la personne humaine procède selon trois étapes : elle est successivement destruction de la personne juridique, destruction de la personne morale et destruction de la personne psychique. Soit une destruction de l’humain aux différents plans où il se déploie concrètement : politique, éthique et ontologique.
La première étape consiste à tuer en l’homme la personne juridique en le privant de ses droits. Dans l’ordre de la vie politique, la reconnaissance des droits constitue le critère distinctif qui confère à un individu une existence politique réelle, le garantit de son appartenance à une communauté et lui assure une place parmi les hommes au sein d’un monde commun. La privation des droits n’a pas seulement pour effet de rabattre tout individu au rang de criminel de droit commun, de le mettre sur le même pied que ceux qui ont enfreint la loi et contredit l’ordre du droit, bref de le priver de toute présomption d’innocence en effaçant la frontière qui le sépare des coupables. La destruction de la personne juridique est une exclusion du monde par laquelle les hommes sont précipités dans ces « holes of oblivion » que constituent les camps. Privation du monde commun ou production d’êtres apatrides, tel est le premier pas vers la production d’êtres acosmiques ou immondes.
À cette exclusion de l’espace du droit, succède la destruction de la personne morale : déplaçant l’alternative morale qui ne balance plus « entre le bien et le mal, mais entre le meurtre et le meurtre », la condamnation au mal ne détruit pas seulement l’intégrité morale de l’individu en le privant des repères de jugement et des critères sur lesquels régler sa conduite : en lui ôtant toute possibilité de se prononcer en conscience face au dilemme moral, elle fait de lui non seulement un hors-la-loi ou une victime mais un meurtrier en puissance sinon en acte. Une fois estompée la ligne de démarcation entre persécuteur et persécuté, entre le meurtrier et sa victime, l’homme devenu instrument du mal ne peut plus respecter en autrui la personne ni le traiter comme une fin. La destruction de la personne morale est la production d’êtres pour qui la distinction entre conduite sensée et insensée ne peut plus avoir de sens parce qu’ils ne peuvent plus reconnaître en autrui une fin respectable par elle-même.
Elle s’accomplit alors dans la destruction de la personne psychique, destruction de l’unicité singulière de chaque individu par laquelle il se distingue de tout autre et peut dire « je ». Mais le fond de cette destruction de l’humain en l’homme ne réside pas dans l’élimination du sujet psychologique. Il est atteint lorsqu’est détruite « la spontanéité, le pouvoir qu’a l’homme de commencer quelque chose de neuf à partir de ses propres ressources », comme si dès l’analyse des camps Arendt reconnaissait que la singularité ontologique de l’être réside dans le principe de natalité qui définit l’être depuis son pouvoir de commencer, d’agir, d’initier comme celui qui se révèle ainsi aux autres et à soi-même dans ses actes, depuis et par son agir.
Le conditionnement animal auquel furent soumis les internés, les conditions littéralement bestiales du traitement qui leur fut infligé dès leur arrestation, ne pouvaient aboutir à cette déshumanisation radicale, à cette production de « marionnettes à faces humaines » ou de spécimens interchangeables de l’espèce humaine que parce que, dans la réduction des individus à un seul « faisceau de réactions » entièrement manipulables, leur était définitivement ôtée la liberté d’agir (au lieu de se comporter) et, avec elle, l’expression de qui ils sont. La destruction du qui fait disparaître le lien humain puisque la « domination totale, qui s’efforce d’organiser la pluralité et la différenciation infinie des êtres humains comme si l’humanité entière ne formait qu’un seul individu, n’est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions », au point que « chacun de ces ensembles de réactions peut à volonté être changé pour n’importe quel autre ».
Une triple destruction : du domaine public, du lien intersubjectif, du lien intrasubjectif
Ces trois étapes correspondent à une tentative rigoureusement ordonnée de séparer l’individu de son monde commun politiquement institué, de la communauté éthique des autres, de la communauté de soi avec soi-même (du deux-en-un), sans lesquels une singularité resterait énigmatique, et encore inhumaine, à ses propres yeux. Soustraits à la protection de la loi, dépossédés de toute garantie institutionnelle, privés donc d’un espace public de droit où se reconnaître mutuellement, les prisonniers criminalisés sont autant dans l’incapacité de rapporter leur situation à leurs actes que les actions des autres à leur personne respective. La privation des droits sépare l’individu de lui-même en détournant ses actes de leur sens commun au point que rien de lui ne peut plus s’y révéler dans l’ordre objectif des institutions d’une vie commune. Mais aussi le sépare-t-elle des autres dont les actes ne manifestent plus rien de leur être singulier. La sphère du droit, qui correspond au droit fondamental d’avoir des droits, réunit les conditions d’une comparution de chacun aux autres telle que chacun se distingue en s’affirmant, se reconnaît en se différenciant et confirme une commune appartenance de tous à une même communauté de monde. Sans la garantie institutionnelle du droit, les actes manifestent certes la puissance de qui les accomplit mais ils ne portent plus en eux ni la révélation d’un qui ni la confirmation d’un monde commun capable de les recueillir en sens commun.
Or, cette rupture du tissu commun est ensuite radicalisée par la destruction de la personne morale qui a rendu, écrit Arendt, « pour la première fois dans l’histoire, le martyre impossible ». Le martyre y est certes devenu logiquement impossible : de quelle portée serait le sacrifice de celui qui dans sa mort entraînerait celle des siens pour prétendre les sauver ? Même fuir dans la mort le dilemme du meurtre et du meurtre lui est impossible. Mais le martyre est aussi humainement impossible : « Lorsqu’il n’y a plus de témoins, aucun témoignage n’est possible […] Pour s’accomplir, un geste exige une signification sociale. Nous sommes ici des centaines à vivre sciemment dans l’absolue solitude », écrit David Rousset. Faute de regards, faute de juges, faute d’autres capables de se reconnaître comme tels, capables non pas même de témoigner mais d’être simplement les témoins des actes, ceux-ci sont totalement dénués de sens. La dimension éthique, ici détruite, réside autant dans la conscience du bien interdite ou contredite que dans l’irréalité d’un monde qui, totalement privé de témoins, s’avère incapable de faire résonner le sens des actions et d’accueillir les agents qui s’y révèlent. Aucun agir ne saurait être le fait d’un homme seul ; aucun être réduit à l’isolement et à « l’absolue solitude » ne saurait ni agir ni donc être qui il est.
Les êtres privés de comparution politique, puis d’apparition éthique, sont finalement privés, pourrait-on dire, de parution ontologique dans l’impossibilité où ils sont mis de naître à eux-mêmes, de venir au monde par l’expression spontanée et libre de leur être dans leurs actions. Car un être ne naît à soi-même et au monde que sous le regard d’autres hommes réunis pour l’accueillir, de même que ce n’est que sous condition des autres que sa naissance porte avec elle celle d’un monde, ou d’une dimension de monde. Sans monde et sans communauté, un être ne peut naître. Le « deux-en-un » du dialogue de soi avec soi « a besoin des autres pour recouvrer son unité : l’unité d’un individu immuable dont l’identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu’un d’autre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ; et c’est la grande grâce salutaire de l’amitié pour les hommes solitaires qu’elle fait à nouveau d’eux un « tout » […], qu’elle restaure l’identité qui les fait parler avec la voix unique d’une personne irremplaçable ».
C’est donc une triple destruction qui s’opère en chacun de ces moments : destruction du domaine public, destruction du lien intersubjectif, destruction du lien intrasubjectif. Or, à chaque fois, la destruction ne porte sur l’être même qu’en anéantissant une relation : le rapport de cet être à l’espace public ; son rapport à la communauté des autres ; son rapport à soi-même par le truchement des autres.
Et c’est à chaque fois un mode de la pluralité qui est détruit. La destruction de la personne procède d’une déliaison systématique : juridique, morale, psychique qui annule l’existence d’un individu en éliminant le réseau des relations au sein duquel son existence peut se déployer comme une existence mondaine. La déliaison juridique correspond à la destruction du monde commun qui ne saurait s’instituer politiquement sans domaine public ; la déliaison morale correspond à la destruction de la communauté humaine qui ne saurait s’instituer éthiquement sans la reconnaissance de l’autre comme liberté éthique ; la déliaison psychique correspond à la destruction de l’unicité singulière de la personne qui ne saurait s’instituer au sein de sa propre condition plurielle sans « la grâce salutaire de l’amitié ». La triple déliaison réduit à néant les liens conditionnels d’un monde commun, d’une communauté humaine, de l’identité singulière d’un qui. C’est pourquoi elle produit une triple destruction, politique, éthique, ontologique. Si ce qui est visé et atteint est la capacité logée en l’agir humain de faire naître un monde commun dans le mouvement même qui donne apparence à un qui, ce qui est effacé au titre de condition politique de l’humanité, c’est la pluralité humaine elle-même atteinte dans la destruction du lien humain.
La dignité humaine ainsi détruite n’est donc ni un caractère psychologique ni une détermination morale ou métaphysique de l’homme en général : la désigner comme puissance de co-fondation d’un monde commun, c’est la décrire comme un trait politique des hommes en leur pluralité et signifier que ce n’est que dans l’institution politique de ce monde que peut résider une dimension proprement humaine. L’appartenance-à-un-monde suppose comme sa condition la co-fondation d’un monde par une pluralité agissante antérieure à toute communauté native comme à tout monde commun. Le monde commun surgit de l’action concertante entre la pluralité originaire. C’est pourquoi la destruction de la dignité humaine, systématiquement entreprise dans les camps et généralisée à une autre échelle dans la société totalitaire, ne procède à la destruction de l’individu que par celle de l’espace qui inter homines est, espace depuis lequel un monde peut advenir : destruction de ce qui en l’homme le singularise par celle de ce qui entre les hommes émerge comme le lieu de leur humanité instituée, leur monde.
La destruction des individus, celle de la dignité humaine, ne devait résulter de leur avilissement au rang de bêtes, que parce que la réduction à l’espèce substituait au lien politique, lien de liberté, de reconnaissance mutuelle et de respect qui est la promesse d’un monde, le lien bestial des instincts, lien de nature livrant les individus à la lutte sans merci pour la survie, jusqu’à dégrader « la solidarité des ébranlés » — qui s’éprouve encore comme une co-responsabilité pour le monde — en « fraternité de l’abjection ». Qui est l’individu en sa singulière unicité, est radicalement détruit dans et par la destruction de la communauté qui l’institue en même temps que le monde commun de la pluralité qu’elle lie politiquement.
Seule la destruction du lien humain, politiquement institué, entraîne avec elle celle de la dignité humaine et donc celle de l’appartenance au monde. Pour le dire en recourant aux catégories qu’Arendt élaborera quelques années plus tard, dans Condition de l’homme moderne, mais dont on voit qu’elles sont tout entières contenues dans l’analyse de la domination totale : la destruction de la condition de pluralité et de son corollaire, l’agir politique par lequel s’institue un lien humain sous les auspices d’une communauté, précède la destruction de la condition de l’appartenance au monde et de son corollaire, la production poiètique et technique par laquelle s’érige un monde d’œuvres et d’objets proprement humains, et celle de la condition de la vie et de son corollaire, le travail rendu inutile et vain puisque la vie, en sa dimension purement organique ou animale, est livrée à l’épreuve continue de la mort.