Croisement entre Arendt et Stiegler (Penser ce que nous faisons (2))
Si la pandémie COVID 19 nous enseigne, dès maintenant, une chose c’est l’impérieuse nécessité de réapprendre à penser ce que nous faisons. En nous inscrivant dans les pas de Hannah Arendt, écrivions-nous dans le premier article de cette série. Arendt qui, à partir des évènements qu’elle traversa d’Allemagne aux États-Unis en passant par la France, de ses études poursuivies auprès des plus grands philosophes de son époque (Husserl, Heidegger, Jaspers) et, enfin et surtout, d’une expérience politique personnelle de 1933 à 1951, développa l’approche la plus originale du XXe siècle pour analyser les régimes sans précédents que furent les deux totalitarismes, d’une part, l’entrée dans une nouvelle époque et l’avènement d’un monde nouveau, d’autre part.
Analyse historique, historiale, époquale et analyse existentiale. C’est cette double approche qu’il nous faut intégrer si nous voulons penser ce que nous faisons, comprendre ce qu’est devenue notre société et répondre, peut-être, aux deux questions : Dans quelle époque vivons-nous ? Quel monde habitons-nous ?
L’originalité de la démarche et de la pensée d’Arendt, si elle séduit dans un premier temps, peut décourager dans un second.
Décourager d’abord ceux qui, de par leurs études, sont habitués à manier les concepts philosophiques. Rien de tel chez Arendt qui ne définit pas mais distingue, qui ne laisse jamais une notion enfermée dans une définition. Beaucoup de philosophes, et pas des moindres, s’y sont cassé les dents.
Décourager ensuite ceux qui, comme moi, ne possèdent pas les bases de la philosophie et de son histoire. Mais moins, peut-être, tant leur « virginité » philosophique les laisse disponibles à l’étonnement. Et tant Arendt est une formidable initiatrice à la philosophie. Depuis 2002, avec la lecture, relecture et le partage de l’œuvre d’Arendt, sa pensée ne cesse de m’étonner tant sa pertinence et son actualité grandissent.
Analyse historique, époquale et analyse existentiale. Avec une distinction majeure, affichée dès le prologue de Condition de l’homme moderne, entre époque moderne, qu’Arendt fait se terminer au début du XXe siècle, et monde moderne, dont elle fait remonter la naissance aux explosions atomiques.
La notion de monde, monde commun est essentielle dans la pensée d’Arendt. Elle n’a rien de géopolitique mais tout de politique et s’inscrit dans les existentiaux de l’homme, « les conditions dans lesquelles la vie sur Terre est donnée à l’homme[1] », à la fois condition et horizon du politique. J’y reviendrai.
C’est à la notion d’époque que je consacre le reste de cet article. Arendt la mentionne à la fin de son prologue de Condition de l’homme moderne. Elle consacre son dernier chapitre à l’analyse de l’évolution de la vita activa, donc « des conditions de base dans lesquelles la vie sur Terre est donnée à l’homme », pendant l’âge moderne. Âge moderne, Temps modernes, époque moderne, dont trois grands évènements « dominent le seuil » et en « fixent le caractère [2]». La deuxième partie du livre d’Étienne Tassin, Le trésor perdu, rend compte de cette analyse et la prolonge sous le titre : « L’époque moderne au seuil d’un monde acosmique ». J’ai repris du 20 mars au 30 avril l’essentiel de ce texte dans un article quotidien.
Mais autant Arendt développe sa pensée sur le monde dans le cœur de Condition de l’homme moderne que constituent ses chapitres sur le travail, l’œuvre et l’action, autant elle ne développe pas la notion d’époque autrement qu’à travers l’analyse historiale de la vita activa pendant l’époque moderne.
C’est là qu’un premier croisement avec l’œuvre de Bernard Stiegler peut s’avérer fécond. En effet là où Arendt écrit, dans Condition de l’homme moderne, « Scientifiquement l’époque moderne qui a commencé au XVIIe siècle s’est achevée au début du XXe siècle », Stiegler écrit, dans La société automatique[3], « Depuis 1993 un système technique planétaire se met en place. Basé sur la rétention tertiaire numérique, il constitue l’infrastructure d’une société automatique à venir. » Dans les deux cas la science et la technique provoquent le changement d’époque. Mais Stiegler, dont la thèse portait sur La technique et le temps, développe lui la notion d’époque associée à celle d’épokhé : une interruption, une suspension de tout ce qui paraissait « couler de source ».
Si la pensée d’Arendt peut être à la fois séduisante et difficile d’accès, celle de Stiegler peut être attirante, par ce qu’elle ouvre comme perspectives, et rebutante, par le recours à de très nombreux néologismes plus ou moins abscons. Dans les deux cas ce sont des pensées en constructions et les livres qui les développent ont pour objet de comprendre avant de faire comprendre. D’où, pour l’étude des livres de Bernard Stiegler dans le cadre des différentes saisons de cours, le choix de procéder par la sélection d’extraits lisibles mais exigeants, de La société automatique en 2015-2016[4], de La disruption en 2018-2019[5], et même de simples fragments pour Qu’appelle-t-on panser ? en 2019-2020[6].
Malgré la difficulté je vais tenter de présenter une notion essentielle qui permet à Stiegler de parler de notre époque comme de l’époque de l’absence d’époque. Comme Tassin, prolongeant Arendt, parle de notre monde comme d’un monde acosmique, d’un monde sans monde.
Lorsque se produit un changement de système technique[7], une époque s'achève. Époque dans laquelle le système technique s'oubliait, disparaissait dans la quotidienneté comme l'eau échappe aux yeux du poisson en étant son « élément ».
Lorsqu'un système technique engendre une nouvelle époque, émergent de nouvelles formes de pensée, des courants religieux, spirituels, artistiques, scientifiques et politiques, des mœurs des styles, de nouvelles institutions et de nouvelles organisations sociales, des changements dans l'éducation, dans le droit, dans les formes du pouvoir, et, bien sûr, dans les fondements mêmes des savoirs : savoirs conceptuels, savoir-faire et savoir-vivre.
Mais tout ceci ce n'advient que dans un second temps, c'est-à-dire après que l'épokhè technologique ait eu lieu.
Une époque se produit ainsi toujours à travers un double redoublement épokhal :
- double parce qu'il se produit toujours en deux temps : d'une part, l’épokhè technologique ; d'autre part, l’épokhè des savoirs comme formes de vie et de pensée, c'est-à-dire la constitution d'une nouvelle transindividuation (caractéristique de telle époque en tel lieu) ;
- redoublement parce que, à partir des formes déjà là de la technique et du temps qui se sont constituées comme telle ou telle époque établie, une nouvelle réalité technique et une nouvelle réalité historique ( historiale) redoublent et par là relèguent dans le passé ce qui les a engendrées, qui apparaît dès lors précisément constituer le passé ;
- épokhal parce que ce n'est que comme interruption inaugurant un recommencement et la nouveauté d'un présent actuel que ce double redoublement advient en s'établissant fermement comme ce que l'on appelle précisément une époque.
Le système technique qui s’installe depuis 1993, avec la structuration en réseau numérique et la connexion généralisée, présente une caractéristique sans précédent. Il est disruptif.
La disruption est ce qui va plus vite que toute volonté, individuelle et collective, des consommateurs aux « dirigeants », politiques et économiques. Elle prend de vitesse les individus à travers les doubles numériques ou profils à partir desquels elle satisfait des « désirs » qui n'ont jamais été exprimés, et qui sont en réalité des substituts grégaires privant les individus de leur propre existence en précédant toujours leurs volontés, que, du même coup, elle vide de sens, tout en nourrissant les modèles d'affaires de l’économie des données. La disruption prend de vitesse les organisations sociales, qui ne parviennent à l'appréhender que lorsqu'elle est déjà devenue du passé : toujours trop tard.
Dans la disruption numérique, le second temps du double redoublement épokhal ne se produit pas. Il n'apparaît aucune nouvelle forme de pensée se traduisant en nouvelles organisations, en nouvelles institutions, en nouveaux comportements, etc. – par lesquels se constituerait une époque à proprement parler. Les comportements comme façons de vivre sont remplacés par des automatismes et des addictions.
Le rapport intergénérationnel et transgénérationnel se défait du même coup : il n'y a plus ni transmission de savoirs, ni protentions de désirs faisant fructifier l'expérience transgénérationnelle, dont les calendarités rituelles, religieuses ou civiles étaient des cadres.
La disruption est l'époque de l'absence d'époque.
A partir simplement des sous-titres organisant le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne nous pouvons confronter l’analyse d’Arendt à la notion de double redoublement épokhal.
L’aliénation du monde. La découverte du point d’appui d’Archimède. Sciences de la nature et de l’univers.
Avènement du doute cartésien. Introspection et perte du sens commun. La pensée et la conception moderne du monde.
Renversement de la contemplation et de l’action. Le renversement dans la vita activa et la victoire d l’homo faber. La défaite de l’homo faber et le principe du bonheur.
La vie comme souverain bien. La victoire de l’animal laborans.
La trace d’un double redoublement épokhal s’établissant fermement comme une époque, l’époque moderne, est manifeste dès ce premier niveau de lecture. S’ajustent nouveau système technique, nouvelles formes de pensée et nouvelles organisations sociales.
À suivre…
[1] CHM, paragraphe 13.
[2] CHM, paragraphe 366.
[3] Recueil de cours Repères pour un monde numérique, octobre 2015-avril 2016, p. 8.
[4] Recueil de cours Repères pour un monde numérique, octobre 2015-avril 2016, p.6-47, en intégrant des extraits du Vocabulaire d’Ars Industrialis.
[5] Recueil de cours La condition humaine à l’époque numérique (saison 3), octobre2018-avril 2019, p. 31-37.
[6] Recueil de cours Éléments pour pænser le monde numérique, octobre 2019-avril 2020, p. 29-42.
[7]Bertrand Gille (sous la direction de). Histoire des Techniques, Bibliothèque de la Pléiade, 1978.
Partant du constat qu'une technique isolée n'existe pas et qu'elle doit faire appel à des « techniques affluentes », Bertrand Gille propose dans cet ouvrage de voir l’histoire à travers la succession des « systèmes techniques » qu’il définit comme l’ensemble des cohérences qui se tissent à une époque donnée entre les différentes technologies et qui constituent un stade plus ou moins durable de l’évolution des techniques. L'adoption d'un système technique entraîne nécessairement l'adoption d'un système social correspondant afin que les cohérences soient maintenues. Pour l'auteur le système technique est toujours en avance sur les autres systèmes humains (juridique, politique, économique…) et d’expérience on constate que l’entrepreneur a tendance à résister aux changements de systèmes. Ainsi chaque époque serait caractérisée par une synergie entre quelques techniques fondamentales, créant ainsi une économie spécifique. (Wikipedia)