Qu’appelle-ton-panser ? (EPMN 4/4)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Cours initialement prévu les 2 avril et 14 mai 2020 dans le cadre de l'association AHA

Qu’appelle-ton-panser ? (EPMN 4/4)

La presse, la machine, le chemin de fer, le télégraphe sont des prémisses dont personne n’a osé tirer la conclusion pour les mille ans qui viennent.

Frederic Nietzche

L’homme désapprend à agir. Il ne fait plus que réagir.

Frederic Nietzche

Partout paralysie, peine, engourdissement, ou bien antagonisme et chaos. (…) L’ensemble ne vit même plus : il est composite, calculé, artificiel, c’est un produit de synthèse

Frederic Nietzche cité par Robert Musil

A-t-on bien entendu Frédéric Nietzche lorsqu’il posait en 1879 et comme point de départ que sa philosophie devait « commencer non par l’étonnement mais par l’effroi » ?

A-t-on vraiment compris Félix Guattari lorsqu’il pronostiquait en 1989 dans Les Trois Écologies que « l’implosion barbare n’est nullement exclue » (signalant dans le même ouvrage la dangerosité d’un businessman nommé Donald Trump) ?

A-t-on mesuré l’enjeu de ce que Gilles Deleuze théorisait trois ans avant le lancement du world wide web comme avènement des sociétés de contrôle ?

À présent que « l’évènement Anthropocène » (dont Heidegger avait appréhendé les contours sous le nom de Gestell), l’épreuve de la post-vérité, le désespoir que cela suscite et tout ce qui constitue l’immense régression en cours accablent tout un chacun, il apparaît que la pensée sous toutes ses formes est absolument démunie. Elle arrive trop tard. Et cette fois-ci son retard serait fatal à l’humanité – et, au-delà, à toutes les formes supérieures de la vie.

Il n’est cependant jamais trop tard pour panser. Et si la pensée est démunie, c’est parce qu’elle a cessé de se penser comme soin : comme panser.

Mais qu’appelle-t-on panser ?

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Frédéric Nietzsche, Robert Musil, Martin Heidegger, Félix Guattari et quelques autres encore, bien connus des philosophes (notablement Günther Anders, Hannah Arendt et Paul Virilio), mais aussi, à bien des égards, Alfred Lotka et Arnold Toynbee : tous ces penseurs ont plus ou moins anticipé ce qui advient à présent.

J'ai moi-même tenté de cerner ce présent comme ce qui, à y regarder de plus près, n'advient pas vraiment. Je l'ai fait en parlant d’absence d'époque, et en explorant la relation qui s'est établie entre ce que l'on appelle de nos jours la disruption et les diverses formes de la folie contemporaine (…)

Cette folie, dont on peut tout craindre, qui porte en elle le pire, et qui en cela fait peur, nous devons la craindre en effet, mais nous devons aussi et surtout l'observer et la panser — ce qui requiert le « courage de la vérité » tel qu'il constitue ce que les Grecs et après eux Foucault appelaient la parrésia.

 

F2[4]

La pensée du pharmakon est celle du pansement. Il s'agit de panser pour que dans le devenir advienne un avenir qui inscrirait, peut-être, une bifurcation remontante — comme on qualifie le refleurissement de certains rosiers — sur la pente inéluctablement entropique et statistique en quoi consiste et désiste le devenir, ce dé-sistement étant celui de l'ex-sistence, et la source du ressentiment générateur de barbarie.

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Cette situation existentiale est tragique au sens strict : elle pose que les mortels ne sauraient échapper à leur condition, d'une part, c'est-à-dire échapper à la mort, que nous nommerons donc aussi et d'abord, ici, l'entropie, et, d'autre part, que la possibilité de différer une augmentation fatale de l'entropie ne leur est donnée que pharmacologiquement, c'est-à-dire comme ce cercle vicieux, sinon infernal, du pharmakon décrit par Freud comme malaise dans la culture, et tel qu'il requiert une nouvelle économie libidinale pour « l'homme prothétique ».

Les « mortels », que nous appelons ici les exorganismes simples, ouvrent toujours le risque, au moment où ils tentent de différer cette entropie par la production d'un organe exosomatique plus efficace, de précipiter tout au contraire l'augmen­tation du taux d'entropie des exorganismes complexes qu'ils forment plus ou moins localement à travers leurs échanges exosomatiques — ces échanges se nommant le travail et l'économie.

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Penser signifie dès lors panser. Panser, c'est lutter pour la différance de l'augmentation par ailleurs inéluctable et en cela tragique de ce qui n'est pas seulement l'entropie, mais l'anthropie — où se combinent l'augmentation dans la biosphère de l'entropie thermodynamique comme dissipation de l'énergie, de l'entropie biologique comme réduction de la biodiversité, et de l'entropie informationnelle comme stupidité et ressentiment fonctionnels. (…)

C'est une réinterprétation générale de l'histoire de la philosophie du point de vue pharmacologique parce qu'exosomatique qui est ici en jeu au-delà de ce qui avait commencé avec La faute d'Épiméthée : les questions et les problèmes qui furent instruits à partir des concepts d'épiphylogenèse et de rétention tertiaire se présentent du point de vue exosomatique avancé par Lotka sous un nouveau jour — où la réinterprétation de l'histoire de la philosophie devient dès lors celle de l'anthropologie en totalité, philosophique aussi bien que scientifique, et comme facultés de panser et de rêver.

Réinterpréter ainsi l'histoire de la philosophie, (…), c'est savoir distinguer un problème d'une question : le problème est ce que provoque un choc exosomatique, et la question est ce qui tente d'en prendre soin — où panser s'appelle penser.

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Étayé sur les brèves considérations de Lotka clamant après la Seconde Guerre mondiale et ses désastres que l'homme est un être autodestructeur (…), ce nouveau point de vue dans le travail qui avait été entamé avec La faute d'Épiméthée est apparu via Nicholas Georgescu-Rœgen, c'est-à-dire comme question posée à l'économie. Assistant de Joseph Schumpeter à Harvard University, Georgescu-Rœgen montre que Schumpeter et plus généralement la science économique du XXe siècle fondent leurs analyses sur la physique du XVIIIe siècle, cependant que celle-ci a été fondamentalement remise en question par la loi de l'entropie conçue au XIXe siècle.

(…) C'est en repartant de ces deux points de vue sur le vivant (entropie et évolution exosomatique de l'homme) que Georgescu-Rœgen affirme la nécessité de repenser et repanser l'économie comme ce qui, dans la situation exosomatique de l'homme, vient se substituer à la biologie en tant que, comme science de la vie, elle ne permet à l'exorganisme simple qui n'est pas simplement vivant ni de penser les organes exosomatiques, ni de les panser, précisément en ceci qu'ils ne sont pas simplement vivants.

L'économie devient alors la science des échanges de produits issus de l'activité d'exosomatisation (ce que Marx appellera la production) au sein des exorganismes complexes, où se rassemblent des exorganismes simples obligés de co-opérer en fonction de la division du travail qui est la loi de l'exosomatisation, et avec des organes exosomatiques qui rendent possibles des opérations qui sont aussi des relations d'échelles (…).

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Le dénuement thérapeutique en raison duquel s'accumulent bombes à retardement et autres charges explosives résulte de l'incapacité de penser et panser le niveau exceptionnel d'intégration exosomatique et donc pharmacologique qu'auront instauré les fonctions récursives réticulées « contrôlant » à l'échelle biosphérique environ la moitié des Terriens à travers leurs smartphones et autres objets connectés — dont les « smart cities » seront à n'en pas douter les nouvelles plateformes et interfaces exorganiques et locales.

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Il s'agit ici de discerner les enjeux premiers et derniers d'une situation qui apparaît toujours plus désespérée, et d'y cultiver la faculté de rêver le plus improbable tel qu'il est aussi le plus rationnel, c'est-à-dire le plus réalisable — où le réel n'est pas ce qui est donné, mais ce qui doit être réalisé. Le réel ainsi conçu, la conception étant ici le point de départ de la réalisation, est ce qui ne peut se réaliser en effet rationnellement qu'à la condition de contribuer à une ouverture du réel et à travers ce qui est ainsi réalisé à un avenir toujours encore à venir : à sa différance néguanthropique.

Une pensée est un pansement. Cela signifie qu'il faut régulièrement la changer, comme il faut refaire les pansements, lesquels, sinon, deviennent des foyers d'infection, inversant ainsi leur fonction. Ces pansements qu'il faut changer cependant ne vont pas à l'incinérateur qui en stériliserait les micro-organismes infectieux : ils vont dans ce qu'il faut considérer comme la nécromasse noétique. Vernadsky a montré que la biomasse prospère sur la nécromasse — qui forme l’humus, et que les Grecs appellent l'Hadès.

Lorsqu'un pharmakon ne fait pas l'objet des soins thérapeutiques requis, cependant qu'il reconfigure en totalité le dispositif exosomatique coordonné et synchronisé que constitue le système technique, ceux qui souffrent de la toxicité qui s'en trouve inévitablement générée s'en prennent à une victime expiatoire, le pharmakos, soit de façon ritualisée (le rituel veillant à contenir, à canaliser et finalement à instrumentaliser cette violence — ubris— en en faisant une énergie sacrée), soit de façon purement profane, une « implosion barbare » résultant alors d'une explosion des ressentiments en tout genre, lesquels ne sont évidemment pas l'apanage du « peuple », ni donc du « populisme ».

Le Christ, qui aura dénoncé le pharmakon que devenait le Livre tel que l'utilisaient les Pharisiens, et qui aura été quatre siècles après Socrate un illustre pharmakos, aura voulu interrompre ce cycle infernal du pharmakon lésant le pharmakos comme victime expiatoire par la nouvelle sagesse consistant à offrir sa joue gauche à celui qui a frappé la joue droite. Cette épokhè de la violence, telle qu'étant devenue le logos de l'exorganisme complexe supérieur fondé par Paul de Tarse, qui est considéré avoir conduit à travers d'innombrables bifurcations à la domination planétaire du capitalisme industriel occidental — cependant que la Chine semble être en position d'opérer une bifurcation que nul ne peut encore évaluer —, cette épokhè christique de la violence aura ainsi elle-même engendré une extrême violence inquisitrice, conquérante, colonisatrice, exterminatrice, anti­économique et anti-noétique.

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Commencée il y a deux à trois millions d'années, l'évolution exosomatique aura généré « dans le dos de la conscience » des critères de sélection parmi les possibles et les impossibles exosomatiques à travers des dispositifs rétentionnels aux formes les plus diverses — du chamanisme aux prescriptions spirituelles, métaphysiques et morales des grandes civilisations, et jusqu'à la société hyperindustrielle et globalisée exclue. Le désencastrement du marché analysé par Karl Polanyi traduit le passage de ces critériologies — d'origines spirituelles, religieuses, morales et scientifiques au sens strict, c'est-à-dire fondées sur des modèles théoriques — aux processus d'évaluation caractéristiques du marché, et hégémoniquement mis en œuvre comme calcul et rationalisation à tous les stades de l'exosomatisation dès lors que la technique industrielle et la science sont intégrées — la science cependant s'y désintégrant comme autorité véridique et véritative.

La technique devient alors technologie, et « la science » devient la fonction primordiale de la guerre économique passée sous le contrôle hégémonique de la sphère économique — ce qui ne se réalise pleinement qu'avec la liquidation de la puissance publique par la révolution conservatrice. C'est pourquoi les think tanks, qui proliféreront à partir des années 1980, produiront — en passant par les cabinets de conseil — des substituts de savoirs très efficients, dits « experts », mais gravement inscients (comme quelques scandales le montreront), non que les personnalités qui les composent soient totalement dénuées de savoirs et de bonne « volonté de savoir », mais parce que le savoir est lui-même exorganique, et suppose des institutions (les dispositifs rétentionnels) productrices de critères de sélection rationnels tels qu'ils sont précisément irréductibles aux calculs et fondamenta­lement improbables.

(…)

À la suite de la réorganisation du capitalisme occidental de cette « révolution conservatrice » telle qu'elle aura déclenché l'adoption des prescriptions néolibérales en général par les puissances publiques, (…), le maintien puis la croissance insoutenable des taux de profit qui stagnaient au cours des années 1970 se seront imposés par une rupture totale avec cette production de critériologies, et par une soumission totale aux indicateurs comptables des marchés des critères de sélection dans les possibilités exosomatiques nouvelles et innombrables. Un indicateur n'est pas un critère : c'est un ratio d'évaluation calculable, là où le critère fournit un principe de jugement.

F11[13]

Le marché s’absolutise avec la révolution conservatrice, cependant que la réticulation généralisée issue du world wide web permet une intégration fonctionnelle de toutes les instances constitutives du processus d'exosomatisation (rêve, conception, développement, production, distribution — la conteneurisation et la supply chain tout aussi bien que la production automatisée étant dès lors pilotées par les algorithmes —, marketing devenant e-marketing et prescription des usages devenant e-recommandation) et fait passer du néolibéralisme néoconservateur à l'ultralibéralisme libertarien face auquel l'inculture politico-économique et la niaiserie post-« post-structuraliste » sont incommensurables.

Cette intégration fonctionnelle s'opère à travers les milieux associés technosphériques que constituent les trois milliards et demi d'ordinateurs de poche appelés smartphones et que possède environ la moitié des Terriens. À travers ces infrastructures (…), la biosphère est pilotée depuis l'exosphère satellitaire, elle-même distribuée sur des « altitudes » qui vont de quelques centaines de kilomètres (dans la stratosphère) à 36 000 kilomètres pour les satellites géostationnaires, le tout étant connecté en entrée et en sortie avec les smartphones et autres objets communicants de l’ubiquitous Computing, en passant par les data centers. C'est la disruption ainsi organisée qui permet l'articulation directe des marchés financiers spéculatifs avec le marketing stratégique, le risque devenant une marge secondaire et mineure du calcul — mais une telle réduction extrême des risques à court terme par les mathématiques appliquées à « l'industrie financière » conduisant à une augmentation extrême des risques à long terme.

F12[14]

La réduction systémique du risque au minimum conduit à une augmentation tout aussi systémique et maximale de l'entropie (thermodynamique, biologique et informationnelle cette combinaison constituant ce que nous appelons l'anthropie). Les critères de sélection dans les possibilités exosomatiques qui avaient été jusqu'alors définis en relation étroite avec les États — et, à travers ceux-ci, en relation fonctionnelle avec les systèmes sociaux, et en vue d'opérer un ajustement permettant à chaque fois de les maintenir tout en les transformant (c'est ce que l'on aura appelé la réforme) — sont remplacés par des indicateurs établis exclusivement en vue d'augmenter au maximum les returns on investment, ce qui est appelé optimisation, l'investissement devenant du même coup spéculation.

Une telle optimisation est en réalité un désinvestissement massif, qui génère automatiquement du ressentiment, issu de la frustration généralisée induite par ce qui constitue en dernier ressort une désindividuation généralisée. Ce n'est qu'en vue de cette optimisation des profits qu'aura été promue sur divers registres une nouvelle conception de l'innovation, de l'open innovation à la créative economy, en passant par les diverses fables du pouvoir et du savoir rendus accessibles à tous à travers l'organisation bottom up de l'économie aussi bien que de la société en totalité.

Ainsi la « start up » sera-t-elle devenue un « modèle » — y compris, en France, de l'État, ce qui est une contradiction dans les termes qui en dit long sur la déliquescence des exorganismes complexes supérieurs en voie d'intériorisation accélérée. Quels qu'en puissent être les habillages, en France comme aux États-Unis et ailleurs, il s'agit d'un modèle autodestructeur liquidant non seulement l'État, mais la puissance publique, c'est-à-dire ce qui doit préserver les capacités d'investissement incalculables que le capitalisme libertarien s'emploie à dissoudre, radicalisant la liquidation de toute puissance publique comme de toute régulation et de tous contrôles — politiques, démocratiques ou non, mais aussi sanitaires (l'info-médecine telle qu'elle est actuellement pratiquée en attendant la nano-médecine étant la liquidation computationnelle et automatique du serment d'Hippocrate).

F13[15]

L'épreuve post-véridique qu'est l'Entropocène est eschatologique au sens où (…) l'eschatologie discourt sur l’extrême limite. Que les résurgences pseudo-religieuses et extrémistes prolifèrent au XXIe siècle n'est pas un simple avatar de l'industrie des fantasmes et des frustrations que le capitalisme pulsionnel devenu psychotique cultive systémiquement (…). Il n'est en rien hasardeux que le marketing soit devenu « viral », et que Peter Thiel, le co-fondateur de PayPal et de Facebook, à présent conseiller de Donald Trump, ait été formé à la philosophie girardienne du « désir mimétique », c'est-à-dire sur la base d'une conception précisément « virale » du désir.

La post-vérité n'est pas d'abord une simple déviance de la connaissance scientifique du vrai, pas plus que de l'opinion publique, aussi déformée qu'elle puisse être par l'industrie de la communication et de l'information et à présent par les « usines à trolls » et autres monstruosités en ces temps néo-barbares nullement exclus par Guattari il y a trente ans. La post-vérité se présente d'abord comme une humeur, et c'est une humeur extrêmement mauvaise — toujours et partout à la recherche d'un pharmakos à martyriser. Déformations et manipulations de l'opinion et de la science sont des conséquences d'un dés-ajustement foudroyant, qui lèse les savoirs en les fulgurant, si l'on peut dire.

F14[16]

L’oikouménè désigne ici les parties de la biosphère soumises à la dynamique de l'exosomatisation telle qu'elle conduit à la technosphère — plus tôt qu'à ce que Teilhard de Chardin appelait la noosphère, car en l'état actuel du Gestell la technosphère est fondée sur la dénoétisation résultant de la prolétarisation totale. L'opérateur de cette prolétarisation est la boucle de rétroaction (feedback) et les fonctions récursives rendues possibles par la cybernétique. C'est ce que voit Heidegger. Mais ce qu'il ne voit pas, c'est que l’Ereignis qu'il attend suppose une pharmacologie de la cybernétique qui n'est nullement un rejet du calcul, mais sa refonctionnalisation.

F15[17]

L’accumulation des déchets ne devient sensible en tant que telle (comme caractère intrinsèque d'une exosomatisation irréductiblement pharmacologique) que lorsque est franchi un seuil, où la biosphère entière, ayant été saturée par l'anthropisation, n'ayant donc plus un mètre carré de terre vierge, atteint un stade de toxicité comparable à celui décrit par Freud lorsqu'il se réfère au destin des protistes s'autodétruisant du fait de leur incapacité à éliminer leurs toxines.

La souffrance et en cela la conscience relative provoquées par cette évidente toxicité sont cependant anesthésiées par ce qui constitue non plus des dispositifs rétentionnels — ceux qui furent à la base des grandes civilisations constituant ainsi des exorganismes hypercomplexes de longue durée, que l'on appelle aussi les « grandes cultures », censées nourrir les « Humanités » et considérées en cela comme « universalisables » —, mais des dispositifs protentionnels qui dénoétisent les appareils psychiques, en activant des protentions tertiaires, en les privant de la singularité de leurs propres protentions, et qui dénoétisent de ce fait les exorganismes complexes eux-mêmes, qui tendent à devenir ainsi purement automatiques et computationnels.

F16[18]

Au cours de l'histoire de la vérité, (…), l'accumulation de rétentions et de protentions collectives forme des époques.

Ces époques rétentionnelles et protentionnelles, qui finissent toujours par devenir en elles-mêmes toxiques, sont caractérisées par des savoirs qui finissent toujours par devenir eux-mêmes des non-savoirs. Ces savoirs et ces non-savoirs lient les rétentions et les protentions à travers des circuits de transindividuation.

F17[19]

Le pharmakon est en tant que bouleversement technique (exosomatique) ce qui met en question celui qui questionne, c’est-à-dire la possibilité même de questionner.

F18[20]

Cela signifie que le pharmakon est toujours ce par rapport à quoi une bifurcation peut et doit s'opérer, telle qu'elle est offerte par le pharmakon, contre la toxicité de ce pharmakon, et comme sa quasi-causalité — par-delà toute Aufhebung, toute synthèse dialectique, « idéaliste » ou « matérialiste » : la quasi-causalité pharmacologique finit toujours par engendrer elle-même de nouveaux pharmaka, qui réactivent la situation tragique en quoi consiste l'exosomatisation telle quelle ouvre des promesses qu’elle ne tient jamais autrement qu'en en différant toujours à nouveau l'horizon.

F19[21]

« Le nouveau conflit des facultés et des fonctions » tente de montrer qu'au-delà de ce qu'établit Erwin Schrödinger en 1944 dans Qu'est-ce que la vie ? — où l'organogenèse endosomatique est ce qui, à partir des cristaux apériodiques formant les enveloppes génétiques des espèces, permet, comme différance vitale, le diffèrement local et temporaire de la dissipation de l'énergie engendrant une différenciation organogénétique également appelée évolution, cependant que la dissipation de l'énergie constitue la loi thermodynamique des réalités inorganiques — il faut pour panser l'être-malade de la noèse et qu'est la noèse intégrer les analyses où Lotka montre en 1945 que l'espèce humaine est exosomatique, et requiert en cela une économie et une différance de l'entropie que Nicholas Georgescu-Rœgen décrira en 1971 comme régulation des échanges d'organes exosomatiques qui, comme économie, se substitue à la biologie .

Un tel passage de la biologie à l'économie nécessite cependant de faire un pas au-delà du pas qui, avec Schrödinger, aura permis de décrire la vie comme production locale et temporaire d'entropie négative — plus justement et plus précisément appelée anti-entropie — à travers une organogenèse endosomatique qui configure les limites organiques des espèces et des individus qui les composent .

L'organogenèse exosomatique déplace fondamentalement ces limites en les projetant au-delà du vivant, et elle poursuit l'évolution par leur constant déplacement. C'est ce que, dans Malaise dans la culture, Freud appelle le perfectionnement organique, qui induit un cycle constamment relancé et déplacé de défonctionnalisations et de refonctionnalisations, ce déplacement formant les spirales tramées par le double redoublement épokhal, jusqu'à ce que, dans la disruption totalement prolétarisée et dénoétisée, l'entreprise anthropique paraisse atteindre l'œil du vortex.

F20[22]

Ce déplacement constant des limites est toujours plus rapide. Plus les organes se perfectionnent, plus ils provoquent d'effets secondaires — qui constituent le prix du caractère pharmacologique de l'exosomatisation, et qui requièrent sans cesse de nouveaux perfectionnements —, plus l'organogenèse exosomatique prend de vitesse les organisations sociales, et, pour finir, les désintègre. C'est à partir de ce constat de l'accélération, qui constitue l'horizon des Trois Écologies, et dont Virilio aura le premier estimé le prix exorbitant, mais qui constitue aussi, avant cela, des effets destructifs à l'extrême des deux guerres mondiales qui auront configuré le XXe siècle, que Lotka avance en 1945 sa théorie de l'exosomatisation.

Cette désintégration est ce qui atteint au début du XXIe siècle un point limite avec la rétention tertiaire numérique et les vitesses de calcul et de transmission qu'elle rend possibles, et c'est ce qui a été appelé la disruption. C'est ce que l'on tente de penser ici comme possibilité d'un nouveau type de double redoublement épokhal dans l'absence d'époque, qui constitue en cela, comme épreuve de la post-vérité, l’eschatologie de l'« histoire de l'Être » — constituant une nouvelle ère de la noèse, c'est-à-dire un nouvel agencement entre ses fonctions, et comme reconstitution organologique d'un avenir du savoir.

 

[1] Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, 1. La grande régression, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018.

[2] Quatrième de couverture

[3] 1, p. 13-14.

[4] 5, p. 31.

[5] 15, p. 68-69.

[6] 15, p. 71.

[7] 19, p. 83-84.

[8] 22, p. 99.

[9] 23, p. 100.

[10] 24, p. 107.

[11] 24, p. 108.

[12] 25, p. 112-115.

[13] 25, p. 115-116.

[14] 26, p. 116-118.

[15] 29, p. 130-131.

[16] 31, p. 140.

[17] 31, p. 142.

[18] 32, p. 142-143.

[19] 34, p. 150.

[20] 34, p. 151.

[21] 34, p. 152-153.

[22] 35, p. 154-155.

F21[1]

Prendre en charge de telles questions aujourd'hui, c'est montrer que les concepts d'entropie et d'anti-entropie, tels qu'ils ont été mobilisés par la théorie de l'information et par la cybernétique, ne permettent ni de penser ni de panser la situation exosomatique et pharmacologique telle qu'à l'époque du capitalisme computationnel elle devient non seulement toxique, mais irréversiblement destructrice (…).

L'extrême mauvaise humeur est le symptôme microcosmique, mésocosmique et macrocosmique de cette situation, laquelle, si elle n'est pas sue — constituant au contraire l'insu commun qui caractérise l'absence d'époque —, porte ainsi à son extrême limite la question de l'improbabilité en tant qu'elle constitue toute bifurcation issue de la différance, qu'elle soit vitale ou noétique. Cette extrémité est impansable en fait, mais non en droit (c'est la matière du second tome). Le droit est même ce qui affirme, au-delà du droit, et comme sa promesse même, la justice qui n'adviendra jamais, qui ne sera donc jamais guérie de l'injustice (incurable en cela, sinon impansable), mais qu'il s’agit pourtant de panser : qu'il s’agit justement de panser envers et contre tout.

F22[2]

Le concept d'information, tel qu'il s'est concrétisé à travers sa mise en jeu comme capital fixe (ce qu'ignore Shannon, mais non Wiener), est ce qui tend à éliminer la différance noétique elle-même (ce dont s'inquiète Wiener), tout aussi bien que la différance vitale, et cela, à travers la prolétarisation généralisée de la conception aussi bien que de la production, de la consommation et de la reproduction.

F23[3]

La situation pharma-cologique est désormais ce qui s'impose dans la biosphère comme l'épreuve incontournable ne pouvant donc pas être différée dans son « comme tel » —  de l'ambiguïté structurelle de cette situation positivement et négativement dynamique, c'est-à-dire : à la fois prometteuse et redoutable, telle qu'elle s'annonce déjà dans l'évidence de ce que Heidegger appellera en 1949 le Gestell, mais aussi telle qu'elle provoque des réactions et des opérations de déni — et cela, et avant tout, de la part de Heidegger lui-même, ce que la déconstruction derridienne de la déconstruction heideggérienne traque sans échapper elle-même à ce destin .

Ce déni est un trait fonctionnel primordial du capitalisme qui, devenu avec la rétention tertiaire numérique purement et simplement computationnel, constitue un capitalisme smart basé sur une totalisation permanente et planétaire constituant elle-même un totalitarisme soft exploitant industriellement et mathématiquement les pulsions et les archaïsmes mimétiques qui les sous-tendent dans une technosphère devenue exosphérique et constituant une machine à calculer en real time d'échelle cosmique, et que Peter Thiel théorise tout en annonçant la liquidation algorithmique du politique (…).

F24[4]

L'anthropie, c'est ce qui désigne ce problème du vivant que constitue l’anthropos en tant qu'espèce qui s'autodétruit entropiquement ce que Lévi-Strauss appela l'entropologie , et qui, ce faisant, détruit la vie en général.

À la tendance anthropique, il faut non pas opposer mais im-poser de l'intérieur une tendance néguanthropologique en habitant quasi causalement la tendance anthropique, et en la renversant ainsi, c'est-à-dire en la localisant par une bifurcation néguanthropique — que Lévi-Strauss n'aura jamais été en mesure d'imaginer faute d'avoir lu sérieusement Leroi-Gourhan, et que Heidegger aura à la fois donnée à panser et laissée impensée.

F25[5]

Le travail sur le mal-être qui doit panser l'Entropocène reprend le chantier entamé dans La Technique et le Temps au moment où l'Anthropocène traverse l'épisode négativement révélateur (apocalyptique en cela) appelé par dérision Trumpocène. Chacun sait que Trump est l'élu de ce mal-être. Cela veut-il dire qu'il est l'élu du mal, sinon du Mal tel l'Antéchrist ? En aucun cas.

En affublant ce substantif, le Mal, d'une majuscule, on fait de ce Mal 1'opposé du bien, qui devient ainsi le Bien. Ce qui caractérise la post-vérité dont Trump est l'incarnation à la tête du Léviathan numérique planétaire c'est ce mal minuscule porté par la loi des moyennes qu'est de nos jours la décomposition des tendances, lesquelles, du point de vue néguanthropologique, doivent toujours composer.

La décomposition des compositions néguanthropiques, c'est ce en quoi consiste le processus qu'est le nihilisme, dont Trump incarne la limite extrême et la dimension eschatologique en cela. Trump n'est pourtant pas et même justement pas le Mal. Il est un mal, mais ce mal est avant tout le symptôme d'un mal-être qui ne l'a pas attendu pour s'imposer. Et il a été imposé notamment par l'incurie structurelle de la famille Clinton et du « camp démocrate », c'est-à-dire aussi, en grande partie, des « intellectuels », des académiques, des artistes et de tous ceux qui, en principe protecteurs de la différance noétique et néguanthropique, et qui en font en principe leur profession, se sont pourtant pliés il y a bien trop longtemps à un état de fait lamentable : celui, précisément, de ce mal-être qu'ils ont trop souvent renoncé à soigner, à considérer, qu'ils ont fui et dénié par mille lignes de fuite qui n'ont rien de pansant, et qui procèdent d'une grande lâcheté anoétique.

Trump s'est fait élire en mettant en scène des boucs émissaires, et cela, par l'utilisation systématique et systémique — avec l'aide de Thiel expérimentant et interprétant ainsi à sa manière les hypothèses du « désir mimétique » et du bouc émissaire girardien — des rétentions tertiaires contemporaines qui sont des pharmaka, provoquant d'immenses malaises et un terrifiant mal-être, rétentions qu'il faut à présent penser « comme telles » afin de pouvoir à la fois les panser, et panser avec elles.

Face à cela, la fuite (…) consiste à faire de celui qui désigne des boucs émissaires un autre bouc émissaire, c'est-à-dire un organe exosomatique vivant sur lequel on se décharge de ses responsabilités en l'instrumentalisant et en le sacrifiant sur un autel quelconque.

Ce qu'il s'agit ici de rompre, c'est donc le cercle vicieux et infernal de la désignation d'un pharmakos auquel on prétend s'opposer en désignant un autre pharmakos — et en s'exonérant ainsi du devoir de panser le pharmakon (…).

 

 

F26[6]

Au milieu de la deuxième décennie du XXIe siècle, nous qui voudrions demeurer des êtres non inhumains — fût-ce à la condition de devenir surhumains, übermenschlich — tentons de vivre dans l'état d'urgence permanent et universel de ce qui nous paraît voué à devenir invivable. Nous tous ressentons cet état de fait. Mais la plupart du temps nous le dénions, et parce qu'il est insupportable — la plupart du temps, sauf lorsque nous ne pouvons plus faire autrement que de constater ses effets immédiats, désastreux et massifs dans la quotidienneté de nos existences. Alors, nous sommes accablés.

Appelons ces moments de lucidité aveuglée dans lesquels dénégation et déni deviennent impossibles tout en dominant, provoquant ainsi d'immenses souffrances mélancoliformes que l'auteur connaît bien des intermittences négatives.

Comment faire pour que, étant tous autant que nous sommes confrontés à cette négativité intermittente plus ou moins hystérique, mélancolique, cyclothymique, « bipolaire » à moins de devenir cynique, le cynisme étant aussi une protection dénégatrice, et la pire de toutes, parce que la plus efficiente , comment faire pour que, par les effets curatifs d'une pratique de la quasi-causalité toujours plus qu'humaine, sinon « surhumaine », ces moments lucidement aveugles se retournent en moments d’intermittences positives, donnant ainsi accès à ce qu'Aristote nomme les timiôtata — à ce qu'il y a de plus précieux ?

Les timiôtata sont dans le flux du devenir des horizons de projections qui préparent des bifurcations, c'est-à-dire des possibilités et des impossibilités d'avenir — autrement dit, des promesses. Ces horizons prometteurs constituent ainsi — et en effets — ce qui a été appelé dans Mécréance et discrédit les consistances : ce n'est que dans la considération des consistances que le plan d'immanence de la subsistance peut se projeter comme existence, c'est-à-dire en avant de ce qui existe, toujours oniriquement, vers ce qui n'existe pas pas encore, peut-être pas encore : tel est l'horizon intrinsèquement incertain de la promesse, qui ne constitue qu'ainsi sa différance.

F27[7]

C'est comme épreuve entropologique infligée par l’anthropos à l'anthropos que nous atteignons à présent les limites de l'ère géologique appelée Anthropocène, où l'exploitation de l'homme par l'homme devient la destruction de l'homme par l'homme. Au cours de cette ère, l’anthropos est devenu le facteur majeur dans l'évolution de la biosphère. L'Anthropocène est ce que Heidegger appelait la « technique moderne », qui est évidemment aussi le Capitalocène, c'est-à-dire, en fin de compte, un Entropocène fondé sur le primat structurel du calcul, à l’exclusion de toute incalculabilité, et au prix d'une liquidation systémique de toutes singularités — et, conséquemment, de toute solvabilité : de toute possibilité d'inscrire dans le devenir la bifurcation (comme ce qui toujours reste à venir singulièrement) qui conditionne toute possibilité d'avenir.

Une telle possibilité est ce que la néguanthropologie doit ménager comme opérations quasi causales aux échelles microcosmiques et macrocosmiques.

F28[8]

En 1993, l'Entropocène s'est installé par le franchissement d'un seuil : le passage de l'hypersynchronisation effective à l'échelle planétaire en totalité — et c'est ce qui a conduit à la disruption géoéconomique et géopolitique en cours. Le world wide web a concrétisé (au sens que Simondon donne à ce verbe) le Gestell comme réticulation planétaire rendue possible par la rétention tertiaire numérique, installant ainsi un nouveau type de milieu associé technogéographique : en 2017, presque la moitié de la population mondiale est reliée en permanence aux plateformes et à leurs réseaux, où qu'elle soit sur la Terre — ces plateformes étant elles-mêmes disposées autour de la Terre.

Cette concrétisation est une « intégration fonctionnelle » des exorganismes simples connectés et ainsi hypersynchronisés en un exorganisme complexe planétaire dont l'infrastructure est devenue exosphérique. C'est ainsi que la biosphère tend à devenir une technosphère de part en part. L'intégration fonctionnelle des exorganismes simples repose ici sur la transformation de leurs singularités en particularités calculables et intégrables dans des moyennes où elles sont diluées et finalement effacées — car l'effet en retour sur les comportements individuels contrôlés par les fonctions récursives en cela a pour conséquence de tendanciellement annihiler la diachronie en attente de synchronisation que constituait jusqu'alors le processus d'individuation psychique et collective.

F29[9]

À défaut d'une politique sachant tirer un nouveau parti noétique — c'est-à-dire délibératif et néguanthropique — de ce qui se développait à la toute fin du XXe siècle comme nouvelles possibilités dans l'individuation psychosociale, notamment à travers les métadonnées issues de ce qui fut alors appelé le social web, c'est-à-dire le web 2.0, et faute d'avoir mené à la fois une politique de recherche scientifique transdisciplinaire et une politique industrielle fondée sur la nouvelle organologie noétique qui se constituait alors, la réticulation, telle qu'elle devint celle du social networking appuyé sur les ordinateurs de poche pour tous que sont les smartphones, conduisit au contraire à la gouvernementalité algorithmique consistant en une prise de contrôle des rétentions primaires et secondaires psychiques et collectives permettant la génération de protentions automatiques, et parachevant en cela la liquidation systémique des singularités entamée à l'ère de la société de masse — comme j'ai tenté de le montrer dans La Société automatique en reprenant et poursuivant les analyses d'Antoinette Rouvroy.

C'est ainsi qu'ont été réunies les conditions pour que s'instaure la disruption fondée sur la vitesse de transmission et de traitement computationnel de l'information. C'est ainsi que la « technique moderne », c'est-à-dire le capitalisme, a concrétisé le Gestell, c'est-à-dire la disruption, comme infrastructure exorganique computationnelle d'ampleur biosphérique (…), devenant exosphérique, et intégrant chaque singularité fonctionnellement (…) dans le dispositif réticulaire en vue de la dissoudre en l'asservissant à la concrétisation d'un milieu associé technogéographique lui-même d'ampleur biosphérique et hypercontrôlé par les technologies du calcul intensif en vue d'extraire computationnellement les patterns appelés big data.

Ce capitalisme totalement financiarisé exploite spéculativement les appareils de production et de consommation purement et simplement computationnels qui lui permettent d'imposer sa position hégémonique en matière de conception, de production, de gestion et de « valorisation » des rétentions tertiaires numériques prenant de vitesse tout système social et toute puissance publique. C'est un cas très spécifique de ce qui a été appelé par Naomi Klein l'extractivisme : le data extractivism, qui consiste à extraire les ressources noétiques en les détruisant — et les conséquences directes en sont la functional stupidity, la post-truth et la post-democracy.

La disruption permet ainsi aux shareholders spéculatifs de court-circuiter systémiquement toute élaboration théorique, toute appropriation sociale, toute individuation collective, tout cadre légal et toute délibération politique — instaurant la paralysie noétique qui avait été analysée dans États de choc comme stupéfaction (elle-même contemporaine de la functional stupidity ) tout en ruinant les territoires qui, privés de leurs capacités noétiques, c'est-à-dire comme exorganismes complexes territoriaux prolétarisés, s'appauvrissent et ne sont plus capables de reproduire et d'enrichir leurs potentiels néguanthropiques, qui sont épuisés par cette exploitation destructrice.

F30 : l’effondrement européen[10]

Le premier Manifeste d'Ars Industrialis — association qui fut créée dans le contexte du référendum sur la Constitution européenne — posait en 2005 d'une part que le capitalisme consumériste devenait insolvable, et ruinait l'économie libidinale en quoi consistent les processus d'individuation, et d'autre part, et en conséquence, qu'une politique des technologies numériques était requise dans tous les domaines, et comme politique industrielle originale de l'Europe, parce que le numérique est une forme de l'écriture que Clarisse Herrenschmidt appelle réticulaire et constitue en tant que tel un pharmakon d'un genre nouveau — ouvrant des possibilités nouvelles d'individuation psychique et collective, mais menaçant dans le même temps, comme tout pharmakon, et cette fois à une échelle incommensurable, toute possibilité d'individuation psychique et collective.

En 2008 eut lieu l'effondrement du système financier spéculativement automatisé — que certaines autorités académiques avaient contribué à légitimer, cependant que les « mathématiques financières » était mises au service d'une spéculation sur l'insolvabilité. Les États durent refinancer les établissements financiers — ce qui aurait pu et dû être l'occasion de conditionner ces financements à la concrétisation d'investissements dans un modèle rendu solvable et soutenable par la réappropriation critique des résultats contrastés qu'avait rendus possibles le world wide web.

Ce ne fut pas le cas, ni au niveau de la Banque centrale européenne, qui était par structure dépourvue de toute politique et de toute ambition d'investissements industriels, ni au niveau de l'État français — et cela non seulement parce que Nicolas Sarkozy dominait et imposait un modèle néolibéral « décomplexé » et proportionnellement acéphale, mais parce que avait disparu la pensée économico-politique, en France comme dans toute l'Europe, comme dans le monde entier, la doxa économique aussi bien que politique restant bloquée sur des modèles industriels du XIXe siècle (marxistes) et du XXe siècle (sociaux-démocrates et néolibéraux) littéralement liquidés par la disruption digitale, et les cabinets de conseil et think tanks pouvant ainsi s'emparer en toute liberté des vides théoriques et juridiques pour instaurer des états de fait discréditant par avance toute politique de droit.

L'immense régression s'est installée dans ce marasme noético-politique — tel qu'il a conduit sur le plan militaire néo­colonialiste et terroriste aux immenses catastrophes que furent la première guerre contre l'Irak, menée par le clan Bush allié aux pétromonarchies, le 11 septembre 2001, la seconde guerre contre l'Irak, celle contre la Libye, et tant d'autres absurdités ayant mené à la poudrière encore toute à venir du Moyen-Orient — en passant évidemment par Daech.

Il est remarquable que les smartphones (à travers les normes GSM-4G, l'écran tactile et le système d'exploitation Android) et les réseaux anti-sociaux se soient développés en pleine crise financière, non pas qu'il se soit agi là d'une stratégie délibérée de reprise de contrôle des comportements, mais en cela que ce nouveau stade de la réticulation et de la synchronisation constituait à travers l'individuation technique à la fois l'entrée dans la période disruptive à proprement parler, et le franchissement d'un nouveau stade dans l'exosomatisation et dans la constitution des exorganismes complexes — la fable transhumaniste devenant dès lors le principal récit du marketing stratégique californien.

Faut-il conclure à la lumière de ce qui se sera donc passé au cours des trois dernières décennies que la possibilité de constituer une pharmacologie positive de ces immenses transformations conduisant à cette immense régression était une illusion ? Ou bien faut-il réaffirmer qu'il était possible de faire tout autrement ? Et, si oui, est-il encore temps de « changer de cap » ? C'est à endurer de telles questions, qui se présentent d'abord comme des problèmes, que sont consacrés aussi bien le présent ouvrage dédié à l'étude des pansements que les prochains tomes de La Technique et le Temps et de La Société automatique.

F31[11]

Faire, cela signifie toujours, d'abord, avant tout et en dernier ressort exosomatiser, ce faire noétique se déclinant en fabriquer, agir, servir, penser, panser en général et sous toutes les formes de pansements, par exemple les œuvres par lesquelles Vincent van Gogh se panse, parler bien sûr, et, tout d'abord, élever, les enfants ou les esprits ou les débats ou les édifices, etc. — en bref : construire. Il y a des époques du faire qu'il faudrait décrire d'un point de vue exosomatique et en analysant chaque fois les rapports entre le faire des exorganismes simples et le faire des exorganismes complexes, eux-mêmes devant être distingués entre exorganismes complexes inférieurs et exorganismes complexes supérieurs. Mais pour faire cela, il faut commencer par réinterpréter les sens de poïésis et de poïein. On s'y essaiera dans La Technique et le Temps 4 en reconsidérant l'interprétation de la théorie de quatre causes dans « La question de la technique ».

Quant à l'effondrement européen, ce n'est plus une question au sens courant de ce mot : il est avéré, et c'est un immense problème, ainsi que l'un des pires symptômes de l'immense régression. Que faire dans cette situation ? Il est trop tard pour tenter de convaincre une Commission européenne et une Union européenne totalement prolétarisées et dénoétisées, qu'il s'agisse des fonctionnaires de Bruxelles ou des élus de Strasbourg. Il faut donc préparer un nouveau programme, sur la base d'une nouvelle critique de l'économie politique, elle-même fondée sur une analyse globale, et prescrivant une politique planifiée pour surmonter une catastrophe qui aura vraisemblablement lieu, dont on ignore les caractères spécifiques, lesquels on peut cependant tenter d'anticiper, et par rapport auxquels il faut préparer une alternative, comme il se doit en toute katastrophè.

F32[12]

Il est en outre inévitable ici de réengager la confrontation avec Heidegger dans la mesure où la disruption est très précisément ce qui concrétise le Gestell comme « pensée calculante » :

La révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l'âge atomique pourrait fasciner l'homme, l'éblouir et lui tourner la tête, l'envoûter, de telle sorte qu'un jour la pensée calculante fût la seule à être admise et à s'exercer.

Aussi clairvoyante que puisse être cette assertion, on ne peut en aucun cas s'en satisfaire : elle ignore profondément ce qu'il en est de la fonction du calcul en toute activité noétique, et cela, parce qu'elle rejette fondamentalement la rétention tertiaire. On reviendra sur cette question primordiale à partir d'une analyse critique de la « notion d'information » chez Simondon dans La. Technique et le Temps 4 puis dans La Technique et le Temps 5, à propos du cours de Heidegger sur Platon : Le Sophiste — où il considère les questions du continu et du discontinu en mathématiques, et où se configure la matrice de sa pensée sur ces points.

F33 : Smart capitalism totalisant et régression autoritaire[13]

Le smart capitalism issu de la disruption qui concrétise la domination totale du calcul héberge évidemment une tendance totalisante précisément en ce qu'à travers ses technologies de totalisation, c'est-à-dire d'opérations de traitement computationnel de l'information formant ainsi son allagmatique, et telle qu'elle est fondée sur des économies d'échelle d'ampleur planétaire effectuées aux deux tiers de la vitesse de la lumière, il impose la dénoétisation massive des échanges en tout genre, court-circuitant à travers l'entendement ainsi automatisé la fonction de bifurcation de la raison   .

Il s'agit d'un totalitarisme de la modulation, au sens où Deleuze avait commencé avant quiconque à méditer cette transformation. Parce qu'il conduit à des situations économiquement insolvables, environnementalement insoutenables et psychosocialement insupportables, le totalitarisme soft de ce capitalisme smart engendre des régressions autoritaires qui mènent vers la répétition des formes les plus hard, si l'on peut le dire dans ce slang franglais, de répression et de soumission — dont il faut craindre que les entreprises computationnelles disruptives s'accommoderont parfaitement : elles en ont besoin outre qu'elles développent pour cela des services et des organes exosomatiques intégrés, y compris comme robots tueurs. Un tel devenir est cependant suicidaire à brève échéance.

La technologie des rétentions tertiaires numériques prend de vitesse la pensée, quelles que soient ses formes, installant ainsi de toutes parts vides théoriques et vides juridiques. Ce vide, qui est la réalité du désert, laisse la « société » dans un dénuement critique total et impuissant face aux disrupteurs suicidaires. On a tenté de montrer dans La Société automatique que cet état de fait — qui est le fait intolérable de la paralysie noétique — attend son état de droit. Passer du fait au droit, c'est passer du devenir à l'avenir. Dans la disruption soutenait cependant que l'état de fait et la puissance démesurée de son hégémonie rendaient littéralement in-concevable, im-probable et in-vraisemblable la sortie du vide existentiel qui affecte désormais le monde entier — et, dans ce monde, tous

les modes de vie humains, individuels et collectifs, [qui] évoluent dans le sens d'une détériorisation. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrénée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression... C'est le rapport de la subjectivité avec son extériorité — qu'elle soit sociale, animale, végétale, cosmique — qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d'implosion et d'infantilisation.

(…)

Quant à la post-truth era, qui se nourrit de cette misère, elle exténue et exclut ainsi par avance l'attente du rétablissement d'une légitimité faisant la différance entre fait et droit, quelle remplace par d'autres attentes : les attentes artificiellement suscitées par et comme les protentions automatiques, mais aussi par et comme l'addiction aux organes et services exosomatiques qui ont remplacé les dispositifs rétentionnels que décrivait Le temps du cinéma et la question du mal-être, ainsi que les attentes d'autorités qui s'expriment partout dans le monde, des électeurs de Trump à ceux qui ne vont pas tarder à dominer l'Europe occidentale.

La post-truth est en cela le symptôme le plus frappant de l’épreuve qu'est l'absence d'époque induite par la disruption telle qu'elle rend impossible l'effectuation du second temps du double redoublement épokhal qui aura constitué jusqu'alors toute l'histoire de la vérité comme production de critères pour et par l'exosomatisation, qui auront été noétiquement élaborés aussi bien pour la fabrication d'organes exosomatiques nouveaux, et pour la pratique de ces organes mis en œuvre par les savoirs constituant et étayant ces pratiques.

(…)

 

 

 

À suivre…

 

[1] 35, p. 155-156.

[2] 35, p. 156.

[3] 35, p. 157-158.

[4] 35, p. 159.

[5] 36, p. 160-161.

[6] 37, p. 163-164.

[7] 37, p. 167.

[8] 38, p. 167.

[9] 38, p. 170-171.

[10] 39, p. 172-174.

[11] 40, p. 177.

[12] 41, p. 181-182.

[13] 42, p. 182-184.

Publié dans Cours, Association AHA, Stiegler

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