D’un confinement à l’autre, comment en sortir ?

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

D’un confinement à l’autre, comment en sortir ?

Plus de soixante ans après, nous pouvons tenter de reprendre et poursuivre la réflexion menée par Arendt sur La condition humaine[1] à la suite de son premier livre, Les origines du totalitarisme.

Dans quelle époque vivons-nous ? Quel monde habitons-nous ? Quelles sont les conditions de base dans lesquelles la vie sur Terre est donnée aux hommes d’aujourd’hui ?

Nous en étions restés à la sortie de l’époque moderne avec :

  • une humanité doublement aliénée, fuyant le monde pour le Moi et la Terre pour l’univers ;
  • un monde moderne, différent de l’époque moderne, né politiquement avec les explosions atomiques, dont Arendt ne traite pas mais qui sert de toile de fond à la rédaction de son livre ;
  • la victoire du travail de l’animal laborans, sur l’œuvre de l’homo faber et l’action de l’homme agissant ;
  • l’absorption de l’œuvre par le travail et l’enfermement de l’homme dans son corps producteur et consommateur ;
  • l’assimilation de l’œuvre à l’action, la substitution du faire à l’agir, dans le contexte moderne de la détermination purement instrumentale de la raison – soumise aux catégories des moyens et de la fin définies en boucle selon un cercle pragmatique – et de l’instrumentalisation de la violence prise elle-même dans ce cercle sans fin –instrumentalisation illimitée devenue insensée dans l’inversion des moyens et de la fin, comme l’illustre la logique de la domination totale ;
  • la contamination de l’œuvre par l’action et son illimitation, menaçant de détruire le monde et la nature ;
  •  la perte d’expérience humaine considérable accompagnant la disparition de la contemplation et la transformation de la pensée, devenue calcul des conséquences, en une fonction du cerveau que les machines électroniques remplissent, logiquement, mieux que l’homme ;
  • une société d’employés, dernier stade de la société du travail, n’exigeant plus de ses membres qu’un fonctionnement automatique ;
  • une vie individuelle submergée par celle de l’espèce ;
  • des individus requis d’abandonner leur individualité, leur peine et leur inquiétude de vivre pour adopter un comportement hébété et fonctionnel ;
  • le changement de l’homme en cette espèce animale dont, depuis Darwin, il imagine qu’il descend ;
  •  un homme usant pour lui-même, malgré l’avertissement de Kafka, du point d’Archimède pour observer ses activités depuis un point de l’univers suffisamment éloigné pour qu’elles deviennent des processus – la motorisation, par exemple, devenant un processus de mutation biologique dans lequel les corps humains se recouvrement graduellement de carapaces d’acier ;
  • un homme moderne qui, cependant, persiste à fabriquer et à construire : activités de  plus en plus restreintes aux seuls artistes de sorte que la prise de contact avec le monde qui les accompagne échappe, de plus en plus, à l’expérience ordinaire ;
  • une capacité d’agir devenue le privilège des hommes de science qui ont agrandi le domaine des affaires humaines au point d’abolir l’antique ligne de protection qui séparait la nature et le monde humain ;
  • la pensée qui reste possible et en acte partout où les hommes vivent dans des conditions de liberté politique. Mais cette faculté humaine reste la plus vulnérable, agir étant plus facile que penser sous la tyrannie.

Telle était, décrite en 1958 par Hannah Arendt, la condition de l’homme moderne. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Arendt mène son analyse de l’époque moderne, et de la Condition de l’homme moderne, à partir de trois évènements prémodernes qui en fixent le caractère : la découverte de l’Amérique suivie de l’exploration et de la cartographie du globe tout entier ; la Réforme et l’expropriation des biens ecclésiastiques et monastiques ; l’invention du télescope et l’avènement d’une science nouvelle qui considère la nature terrestre du point de vue de l’univers. Évènements qui se traduisent, pour le premier et le troisième, par l’aliénation de la Terre, la fuite de la Terre vers l’univers, et pour le deuxième par l’aliénation du monde, la fuite du monde vers le Moi. L’aliénation du monde est la caractéristique première de l’époque moderne, l’aliénation de la Terre, celle de notre « époque », de notre « monde ».

 De même, Arendt dans son prologue de Condition de l’homme moderne, situe l’époque nouvelle et inconnue qu’elle voit s’ouvrir sous l’influence de trois évènements :

  • le lancement de satellites autour de la Terre, évènement vécu par ses contemporains comme le premier pas vers l’évasion hors de la prison terrestre, signe d’une récusation de la condition terrestre consécutive à l’altération moderne de la condition d’appartenance-au-monde ; désir d’échapper à cette condition qui se manifeste aussi dans les essais de création en éprouvette et l’espoir de prolonger la durée de l’existence humaine au-delà de la limite des cent ans jusqu’alors admise.
  • Le développement d’une logique discursive de la science et de la théorie presque entièrement coupée de l’ordre de l’expérience commune et de « l’expression normale dans le langage et la pensée », véritable manifestation d’une crise politique des sciences dès lors que, se mouvant « dans un monde où le langage a perdu son pouvoir », les sciences s’aliènent le monde dont elles sont censées être l’expression.
  • L’avènement, enfin, de l’automatisation qui pourrait « libérer l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, de l’asservissement à la nécessité », extrayant l’homme du cycle vital qui le retient prisonnier.

À partir de ces trois évènements que peut-on dire, depuis, de la condition humaine aujourd’hui, de notre époque, si époque il y a, de notre monde, si monde il y a encore ?

Ces trois évènements ont, depuis la mort d’Arendt en 1975, convergé vers une nouvelle forme de domination totale conjuguant la domination radicale d’une technoscience devenue autonome, la domination globale d’un système technique et économique numérique et réticulé, et, en réaction, la domination intégrale de communautés voulant imposer des modes de vie privés dans le domaine public.

Les effets telluriques de l’activité humaine associée à ce qui pourrait être appelé une domination globalitaire née de l’époque moderne, commencent à être reconnus à travers les concepts d’anthropocène et de changement climatique.

Émerge ainsi la nécessité de bifurquer avant que la flèche du progrès, allant du local au global, ne précipite les humains et ce qui reste de leur monde dans le vide. D’où une mauvaise humeur de plus en plus généralisée accompagnée de conduites suicidaire ou de dénis et de la multiplication d’actes terroristes ou d’œuvres dystopiques. L’épisode moyenâgeux du confinement généralisé imposé dans des pays parmi les plus riches et les plus développés aura contribué à révéler et fixer, au sens photographique, l’image catastrophique de notre présent.

Aurons-nous le courage, individuel et collectif, de bifurquer pour sortir d’une ère impropre à notre survie ?

Ou laisserons-nous simplement mourir une civilisation occidentale, dont le caractère toxique l’a emporté sur le caractère bénéfique, au risque d’entraîner l’ensemble d’une humanité interconnectée et interdépendante dans sa chute ?

Traiter trois questions

Pour ne pas devenir fous, il nous faut, simultanément, traiter les trois questions :

  • Où en sommes-nous ?
  • Où atterrir ?
  • Comment bifurquer ?

La première question donne lieu à une littérature abondante. Les diagnostics s’empilent, les dénonciations de boucs émissaires se multiplient. Il y manque, en général, un axe de lecture adapté à la situation de notre époque, de notre monde et de notre condition humaine en cette fin de la deuxième décennie du XXIe siècle. Nous avons, pour notre part et depuis 2010, retenu comme axe celui de la numérisation, économique et technologique, du monde.

Numérisation technologique que nous étudions, depuis 2015, à travers l’œuvre de Bernard Stiegler, centrée sur La technique et le temps, et trois de ces livres :   La société automatique ; Dans la disruption ; Qu’appelle-t-on panser ?. Nous proposons ci-dessous une approche, sous forme de questionnement, intégrant les apports de Stiegler à la démarche d’Arendt.

Numérisation économique que nous avons étudiée, depuis 2015, à travers deux livres d’Alain Supiot (La gouvernance par les nombres, Homo juridicus) mais aussi à travers deux articles de blog publiés en en 2007 et 2008 autour de livres de Jean-François Billetter (De la relation marchande à la « raison économique », le développement d’une réaction en chaîne ) et de Robert Reich  (Quand le supercapitalisme menace la démocratie). Numérisation économique qu’Olivier Rey appelle « Quantification du monde ». Nous redonnons, dans ce recueil, ces deux textes.

Pour la deuxième question nous reviendrons sur le livre éponyme de Bruno Latour pour tenter de le compléter à l’aide du concept de monde commun de Hannah Arendt. Monde commun totalement absent des réflexions actuelles tant l’aliénation du monde de l’époque moderne, fuyant le monde pour le Moi, est devenue une composante fondamentale, donc invisible, du milieu dans lequel nous vivons. Seul l’adjectif, sous la forme le commun,  est réapparu dans le débat politique, le monde n’étant plus qu’une notion géopolitique.

Enfin nous commencerons à travailler autour de la troisième question à partir de cinq livres : Un monde commun d’Etienne Tassin ; Question de taille d’Olivier Rey ; Il faut s’adapter de Barbara Stiegler ; Réactiver le sens commun d’Isabelle Stengers ; Qu’appelle-t-on panser ? La leçon de Greta Thunberg de Bernard Stiegler.

 

[1] Traduction du titre original de Condition de l’homme moderne.

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