La disparition d’un compagnon de pensée

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

La disparition d’un compagnon de pensée

La disparition de Bernard Stiegler est tragique et me touche au plus profond. Au fil des années, il était devenu un de ces compagnons de pensée dont parle Hannah Arendt à la fin de son essai sur la crise de la culture. Rejoignant ainsi Arendt, elle-même.

Ne nous restent maintenant, comme pour Arendt depuis 1975, que ses rétentions tertiaires : ses livres, articles et entretiens. 

Des ponts existent entre la pensée de Stiegler et celle d'Arendt, même si ce premier est passé en grande partie à côté, comme beaucoup en France, de la richesse et la profondeur de l’œuvre de cette dernière.

En 1951 Arendt publie Les origines du totalitarisme, livre d’après la catastrophe totalitaire, écrit dans « un contexte associant optimisme et désespoir irréfléchis ».

En 2016 Stiegler publie Dans la disruption, livre qui pose la question de la folie individuelle et collective provoquée par l’évolution foudroyante de la technologie numérique et l’avènement d’une société automatique. Société qui peut être associée à un nouveau mode de domination, la domination radicale, celle de la technoscience, dénomination proposée par Etienne Tassin[1], spécialiste et continuateur de l’œuvre d’Arendt.

En 1958 Arendt publie Condition de l’homme moderne. L’analyse historique des facultés humaines générales (travail, œuvre, action) qu’elle y mène « a pour but de rechercher l’origine de l’aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l’univers et le monde pour le Moi, afin d’arriver à comprendre la nature de la société telle qu’elle avait évolué et se présentait au moment de l’avènement d’une époque nouvelle et encore inconnue ». « Époque » dans laquelle Stiegler a vécu et dans laquelle nous vivons. Arendt précise qu’elle ne traite pas du monde moderne, différent de l’époque moderne, né politiquement avec les premières explosions atomiques, même si ce monde, que vient de quitter Stiegler, sert de toile de fond à la rédaction de Condition de l’homme moderne.

En 2018 Stiegler réédite, enfin, les trois volumes de La technique et le temps parus, respectivement, en 1994 (La faute d’Épiméthée), en 1996 (La désorientation) et en 2001 (Le temps du cinéma et la question du mal-être). Une préface introduit  cette réédition suivie d’un texte original : Le nouveau conflit des facultés et des fonctions dans l’Anthropocène.

Nous pouvons avec cette double, brève, et incomplète approche bibliographique découvrir un premier pont.

Arendt, écrivant après la catastrophe totalitaire, nous a légué, comme principale rétention tertiaire, après avoir analysé les éléments ayant cristallisé dans les totalitarismes, une analyse historiale et existentielle de la condition humaine à l’époque moderne.

Stiegler, vivant dans le « monde moderne » né politiquement des explosions atomiques, et dans  notre époque, toujours innomée (innommable ?), écrit avant la catastrophe qu’il voit venir, (le devenir numérique empêchant la cristallisation de tout avenir) nous lègue une analyse de ce que la condition humaine est en train de devenir à l’époque numérique et dans l’ère de l’Anthropocène et une absolue nécessité : Bifurquer.    

Avec les deux volumes de Qu’appelle-t-on panser ? Stiegler construit, sans probablement en avoir vraiment conscience, un second pont avec l’œuvre d’Arendt. Autour de ce qu’Arendt appelait le souci du monde, l’amour du monde. Souci du monde dont elle fait la raison d’être de l’éducation des nouveaux venus (enfants et immigrants) dans son essai, très connu et mal compris, sur la crise de l’éducation.

Durant le confinement j’ai tenté, sur mon blog, des premiers croisements entre la pensée d’Arendt, prolongée par Tassin, et celle de Stiegler. Entre la vision d’un monde sans monde (acosmique) et d’une époque sans époque (dans laquelle le Droit ne rejoint pas les faits).

La disparition de Bernard Stiegler est tragique. Elle intervient au pire des moments, au moment où nous aurions le plus besoin de lui.

Heureusement l’inventeur du concept de rétention tertiaire nous laisse des supports de mémoire très précieux : les lignes de ses livres. Mais, aussi, entre ces lignes, ce qui ne s’y trouve pas ou, plutôt, ne s’y trouvait pas encore. Était-il conscient que le temps lui manquerait lorsqu’il truffait ses cours et même ses livres de Inch Allah, Si Dieu veut, lorsqu’il annonçait les thèmes du prochain volume de La Société automatique, du troisième volume de Qu’appelle-t-on panser ?, des quatre volumes à venir de La technique et le temps ? À nous de lire ses lignes et entre ses lignes.

Je n’ai rencontré Bernard Stiegler que trois fois mais le souvenir de ses gestes, ce gilet enlevé et remis lors de ses cours ou sa lutte avec les caprices de son ordinateur, de son visage si lumineux, de son sourire, de sa voix m’accompagnera longtemps. Sa présence va cruellement me manquer.

 

[1] Disparu accidentellement en janvier 2018 !

Publié dans Stiegler, Arendt, Tassin

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