Science, technique et technologie
La technologie est simultanément une époque de la technique et une époque de la science : l’époque de la technoscience où technique et science nouent un nouveau rapport. La technoscience désigne à la fois un nouveau mode d’être de la science et un nouveau mode d’être de la technique dont le résultat se nomme technologie. La technoscience est la science mise au service du développement de la technologie, mais du même coup renversée dans son concept.
Nous appelons technologie la technique qui intègre fonctionnellement en elle le savoir scientifique, lequel n’est plus en conflit avec elle. Science et technique s’étaient d’abord définies, dans la tradition antique, par leur opposition. Les temps modernes réduisirent la technique à n’être qu’une application de la science. La technoscience est la composition de la science et de la technologie, c’est-à-dire que la science se soumet aux contraintes du devenir de la technologie que forment les conditions systémiques de son évolution.
L’opposition traditionnelle de la science et de la technique repose sur un postulat ontologique où la science décrit le réel dans sa stabilité, c’est-à-dire l’être, qui se dit aussi phusis puis natura. La science décrit la nature comme sol de stabilité du réel, ou comme identité idéale du réel : comme essence. À ce titre, son but est la découverte qui constitue un idéal de constativité pure. C’est-à-dire : de pure description du réel. Descartes définit cette essentielle descriptibilité comme objectivité.
La technique est au contraire l’inscription dans l’être d’un possible. Ce possible n’est pas scientifique tant qu’il n’est pas soumis aux lois de l’être (rendu compatible avec l’être en tant que stabilité). Il reste un accident. Cet accident s’appelle chez Kant une ignorance de la science : la technique n’est pour lui que science appliquée, ce qui veut dire que le possible n’est qu’une modalité du réel. Chez Aristote, cet accident est l’indice d’une contingence. Mais cette contingence est appelée à se trouver réduite par l’épistémè.
À partir du XIXe siècle, tandis que, la stabilité devenant incertaine, le changement devient la règle, il apparaît possible que la technologie, issue de la technique associée à la science, s’avère incompatible avec l’être. Comme possibilité de devenir, elle peut devenir monstrueuse sur le plan ontologique, et par là même, prendre un caractère diabolique : c’est ce que manifeste le mythe faustien, mais plus généralement, et beaucoup plus anciennement, toute dénonciation de l’ubris, qui n’est autre que la confusion de l’accident avec l’essence, et dont le sentiment finira par se généraliser au XXe siècle.[1]
[1] Bernard Stiegler, La technique et le temps, 3.Le Temps du cinéma et la question du mal-être, p. 818-819