Chemins d'un nouveau savoir
Nos premiers mots jetés sur l'expérience n'auraient-ils pas déjà recouvert, sans que nous nous en doutions, notre expérience ? Ne sont-ils pas déjà l'aboutissement de tant de choix enfouis au travers des âges, fossilisés, dans lesquels s'est sédimentée notre pensée ? Ils nous imposent, sans que nous puissions avoir prise sur eux, notre façon de penser et de vivre. Aussi vivre, penser – vraiment vivre et vraiment penser–, ne serait-ce pas d'abord cela : secouer le joug de ce que l’esprit subit ainsi de contrainte, mais qu'il ne se connaît pas ? Or pouvons-nous nous décaler de nos mots, seraient-ils les plus ordinaires, pourrons-nous desceller leurs partis pris, pour donner sa chance à une autre pensée ? À une pensée qui ne soit pas seulement le prolongement – le déploiement à l’infini – de la façon dont nous avons commencé d'entrer un jour dans la pensée. Et d'abord pourrons-nous sortir de la langue de l'« être », dans laquelle notre pensée s'est articulée, depuis les Grecs – des mots de l’« ontologie » ?
À quoi peut servir de passer par une autre langue et son autre pensée, telle la langue-pensée chinoise que je décidais d'étudier, dans ce dessein, après mes études d'helléniste. Car on ne peut s'inventer une autre langue. Or, la langue chinoise se trouve extérieure à la nôtre, en Europe, et même à notre famille de langues (l’« indo-européen »), et est demeurée si longtemps sans communication avec l'Europe en même temps qu'elle est si développée. Un vis-à-vis, non pas « comparatif », se concevant en termes de ressemblances ou de différences, mais proprement réflexif, c'est-à-dire opérant par réfléchissement de l'une dans l'autre, de l’une par l’autre, peut réciproquement en résulter. Non pas donc que cette autre langue soit à privilégier, mais elle ne s'est pas articulée dans les termes de l'Être : du to be or not to be selon lequel s'est dramatiquement divisée, opposée, notre pensée de l'existence. De cette première séparation tracée, en effet, saurions-nous de nous-mêmes jamais sortir ? Et même savons-nous seulement en mesurer l'incidence ? Car qu'est-ce que passer à côté de l'Être ? Jusqu'où cela peut-il ébranler le sol – le socle – de notre raison ? Platon s'est bien essayé, un jour, dans le Théétète, à penser en se passant de l'« être »... Mais pouvait-il soupçonner que c'est dans le pli de l'être, et d'abord de sa grammaire, que néanmoins il continuait d'articuler sa pensée tentant de s'en évader ? – Or comment sortir de sa langue dans sa langue – de sa langue et de ses attendus ?
Pourra-t-on remonter, autrement dit, en deçà de l'« être » et du « non-être », du premier pli de notre langue et de notre pensée ? À la subtile ligne de démarcation des choses non encore « choses », quand point à peine leur séparation, plutôt que de les opposer d'emblée en « entités », frontalement et de façon antinomique, comme la langue de l'Être nous l'a dicté ? Notre savoir s'en trouvera du coup ébranlé au point d'avoir à envisager leur enchaînement en termes de « propension », plutôt que de causalité ; ou d'« implication », plutôt que d'explication. En termes de « linéaments » et d'« infléchissements », plutôt que de rupture et de discontinuité ; de « configuration », plutôt que d'éléments analysables ; de réseaux et de ramifications, plutôt que de parties isolables ; d'« amorce » infime du changement, plutôt que de début premier. Or celui-ci n'a-t-il pas imposé son grand Pourquoi à nos spéculations ?
Quel dépaysement commence donc là, sans même que nous croyions nous déplacer ? Vers quoi nous embarquons-nous d'étrange sous couvert du plus familier ? Car, face à la détermination et l'assignation de « propriétés », elles qui font « être », force sera alors de reconnaître sa place légitime à l'empire infini, mais si prégnant, de l'évasif. Mais saurons-nous sortir cet « évasif » du sens négatif dans lequel le maintient, depuis toujours, dans nos langues, l'hégémonie de l'Être ? Une telle « évasivité » – evasiveness, dirait plus justement l'anglais – sera donc à envisager à l'encontre du règne de l'ontologie et pour en marquer la limite. De là qu'on aura à penser en termes qui seraient plus ductiles et plus fluides, moins « étant » et moins étanches, et d'abord d'« incitation » et de « propagation », dit le chinois, traversant tout ce qui fait monde et l'animant en l'évasant De façon « pervasive », pourrait-on aussi dire – ou comment dire ce que ma langue, tournant en rond, se découvrant soudain de bois, ne sait pas dire ? De là qu'il faudra déborder patiemment notre idiome, travailler à sa marge, pour faire signe vers ce qui lui échappe. Plutôt que de s'en tenir à la clôture d'un « en-soi », lui-même se constituant en « essence », comme la langue européenne a commencé par l'instituer, sans plus pouvoir s'en évader : cette connaissance par essence et propriété n'est-elle pas finalement trop commode, en dépit même de son succès ? Or, si l'on n'avait plus besoin (ou bien qu'on n'ait plus les moyens) de se livrer à la coupure sujet/objet sur laquelle l'Europe a fondé la science ?
La division, l'explication, l'analyse en parties, la détermination produisant la clarté et conduisant à l'objectivité ont permis effectivement l'avènement héroïque de la Science et son progrès. En quoi ces opérations ont été éminemment fécondes et productives. Mais leur grand filet jeté si résolument, « méthodiquement », sur l'inconnu ne s'est-il pas superposé à notre expérience et même ne tend-il pas à s'y substituer par son confort théorique ? Ou qu'est-ce que, dans ses mailles, il laisse échapper ou même que son armature « logique » empêche à jamais d'aborder ? Dans quoi – mais dont nous ne connaissons pas les contours – notre esprit s'est-il, sans le soupçonner, laissé enfermer ?A l'intérieur de quelles parois invisibles nous a-t-il emmurés ou quel est, en amont, son impensé ? – j’appellerai impensé ce à quoi notre pensée est adossée et que, par là même, elle ne peut pas penser. Même les sciences contemporaines ne sont-elles pas, à vrai dire, en quête de nouveaux modes d'intelligibilité que ceux qui les ont jusqu'ici portées ?
Nous vivons aujourd'hui dans ce soupçon d'un recouvrement de l'existence par la science ; et la technicité de plus en plus envahissante à laquelle celle-ci a conduit, sans qu'on l'ait choisi, et qui nous aliène de plus en plus gravement, de façon pandémique, ne peut que confirmer cette défiance. Cet outil théorique, si maniable par son abstraction, tant crédité pour son succès, ne trahirait-il pas le vécu ? Et même n'enfouirait-il pas notre capacité de vivre ? Car que pouvons-nous « expliquer », effectivement, de nos vies ? Nos vies ne s'entendraient-elles pas plutôt en termes de linéaments et d'infléchissements, de propension plus que de causalité, d'amorce imperceptible de changement plus que de début premier ? Un Amour – ou le monde – a-t-il connu son premier jour du Commencement ?
Parions donc que, par ce vis-à-vis réflexif des langues et des cultures, nous trouvions un biais pour désemboîter un tant soit peu notre esprit, commencer de désemmurer sa pensée : pour revenir en deçà, au moins fictivement, de nos grands embranchements théoriques. S'ouvriraient de nouveaux chemins de la connaissance qui, décollant peut-être moins de l'expérience, et d'abord parce que n'imposant plus d'emblée de divisions tranchées, et d'abord celle de l'« être » et du « non-être », permettraient d'approcher enfin de la « vraie vie » que notre appareil intellectuel peut-être a dissimulée. De commencer d'en revenir aux « choses mêmes », ce si vieux rêve de la philosophie...
C'est pourquoi aussi, tentant de me reculer, non pas tant de nos « préjugés » que, plus en amont, de nos partis pris enfouis dans la langue, je commencerai par me garder de cette première séparation, déjà si brutale, peut-être arbitraire : entre penser et décrire. Car faut-il à tout prix dissocier l'analyse théorique et l'expression littéraire, la formulation conceptuelle et l'évocation du singulier, la phrase du philosophe et celle du romancier ? Pour tenter de déborder ma langue, il me faut bien à la fois l'une et l’autre. Plutôt que de vouloir compenser l'une par l'autre, il faudra conjoindre les deux. Du moins si l'on veut tenter d'aborder ce qui ne se laisse plus saisir dans les termes de l'« être » – et d'abord ne se laisse plus approcher en termes de causable et d'assignable, de « quand » précis ni de grand « pourquoi ». Mais dont la trame ou veinure de nos vies pourtant, plus subtilement, est faite[1].
[1] François Jullien, Ce point obscur d’où tout a basculé, Éditions de l’Observatoire, 2021, p. 9-15.