Qu'est-ce que la liberté ?
Présentation de l'essai consacré par Hannah Arendt à la question de la liberté dans son livre Entre passé et futur publié en français sous le titre La crise de la culture.
Extrait de Penser avec Hannah Arendt.
Pour Arendt, la tradition philosophique, depuis Saint Augustin, a faussé l’idée même de la liberté en la transposant de son champ originel, le domaine de la politique et des affaires humaines, à un domaine intérieur, la volonté, où elle serait ouverte à l’introspection. Le champ où la liberté a toujours été connue comme un fait de la vie quotidienne est en effet le domaine politique. La liberté n’en est pas seulement l’un des nombreux problèmes et phénomènes, comme la justice, le pouvoir ou l’égalité. La liberté est la condition qui fait que des hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle la vie politique serait dépourvue de sens. « La raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action. [1]»
Cette coïncidence de la politique et de la liberté ne va plus de soi après l’expérience totalitaire subordonnant toutes les sphères de la vie aux exigences de la politique. En témoigne l’écho croissant rencontré par le crédo libéral : moins il y a de politique, plus il y a de liberté. Mais cette vision de la liberté comme libération de la politique a toujours joué un grand rôle dans l’histoire de la théorie politique avec l’identification par les penseurs du XVIIe et du XVIIIe siècle de la liberté politique avec la sécurité. Fossé entre la liberté et la politique élargi par l’essor des sciences politiques et sociales aux XIXe et XXe siècles. Le gouvernement est maintenant considéré comme le protecteur des intérêts de la société et de ses individus et la liberté comme la simple limite qu’il ne doit pas franchir à moins que ne soit en jeu la sécurité du développement ininterrompu du processus vital de la société. C’est, cependant sur la vielle banalité que la raison d’être de la politique est la liberté et que cette liberté est expérimentée dans l’action qu’Arendt se propose de réfléchir.
L’action, pour être libre, doit être libre de motif et de but visé comme effet prévisible. Elle n’est pas plus sous la direction de la pensée qu’elle n’est sous l’empire de la volonté bien qu’elle ait besoin des deux pour l’exécution de tout but particulier. Elle a sa source dans ce qu’Arendt, s’inspirant de l’analyse par Montesquieu des formes de gouvernement, appelle un principe. Principe qui n’agit pas de l’intérieur, comme les motifs, et qui est trop général pour prescrire des buts particuliers. C’est dans le concept machiavélien de virtù, l’excellence avec lequel l’homme répond aux occasions que le monde lui propose, la fortuna, qu’Arendt trouve la meilleure illustration de la liberté inhérente à l’action. Son sens est le mieux rendu par le terme de virtuosité que nous utilisons pour les arts d’exécution, où l’accomplissement consiste dans l’exécution même et non dans un produit fini qui survit à l’activité. Les Grecs utilisaient toujours des métaphores telles que le jeu de flute, la danse, la guérison et le voyage en mer pour distinguer la politique des autres activités. La cité grecque procurait aux citoyens une scène où ils pouvaient jouer ainsi une sorte de théâtre où la liberté sous forme de virtuosité pouvait apparaître. Toutes nos théories, dont le libéralisme même, sont dominées par l’idée que la liberté est un attribut de la volonté et de la pensée plutôt que de l’action. Arendt y voit le souci de limiter le risque inhérent à l’action considérée comme plus dangereuse que la pensée.
La liberté, centre même de la politique pour les Grecs, n’entra dans l’histoire de la philosophie que lorsque les premiers chrétiens, et spécialement saint Paul, découvrirent un concept de liberté sans rapport avec la politique, expérimenté non dans le fait d’agir et de s’associer avec d’autres, mais dans le vouloir et le commerce avec soi-même. La liberté devint le libre arbitre, un problème philosophique de premier ordre et aussi un problème politique. L’idéal de la liberté cessa d’être la virtuosité et devint la souveraineté, idéal d’un libre arbitre indépendant des autres et en fin de compte prévalant contre eux. Idéal manifeste chez Thomas Paine lorsqu’il affirme que pour être libre il suffit à l’homme qu’il le veuille ou chez Lafayette, quand il dit que pour qu’une nation soit libre, il suffit qu’elle veuille l’être. Jean-Jacques Rousseau est resté le représentant le plus cohérent de la théorie de la souveraineté, qu’il fit dériver directement de la volonté, concevant le pouvoir politique à l’image exacte de de la volonté-pouvoir individuelle.
Mais, pour Arendt, dans les conditions humaines qui sont déterminées par le fait que des hommes, et non l’Homme, vivent sur la terre, la liberté et la souveraineté sont si peu identiques qu’elles ne peuvent même pas exister simultanément. Là où des hommes veulent être souverains, en tant qu’individus, groupes ou corps politique, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou de la volonté générale d’un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer.
Arendt se tourne vers l’Antiquité pour retrouver l’expression la plus claire d’une liberté expérimentée dans le cours de l’action. Et c’est dans les langues grecque et latine qu’elle en retrouve la trace originelle. L’action y apparait à deux niveaux différents dont le premier est un commencement par lequel quelque chose de nouveau entre dans le monde. La vie humaine sur terre est entourée de processus automatiques, naturels mais aussi historiques. Ce qui, pour Arendt, demeure intact dans les époques de pétrification et de fatale prédestination est la faculté de liberté, la capacité de commencer qui anime et inspire toutes les activités humaines. Tout acte, envisagé du point de vue du processus dans le cadre duquel il se produit et dont il interrompt l’automatisme, est un miracle, quelque chose d’imprévisible. Et si action et commencement sont essentiellement la même chose, il faut en conclure qu’une capacité d’accomplir des miracles compte au nombre des facultés humaines. Tout nouveau commencement fait irruption dans le monde comme une improbabilité infinie. C’est précisément cet infiniment improbable qui constitue la texture de tout ce que nous disons réel. Toute notre existence repose sur une chaîne de miracles, la naissance de la terre, le développement de la vie organique à sa surface, l’évolution du genre humain à partir des espèces animales.
« La différence décisive entre les improbabilités infinies sur lesquelles repose la réalité de notre vie terrestre, et le caractère miraculeux inhérent aux évènements qui établissent la réalité historique, c’est que dans le domaine des affaires humaines nous connaissons l’auteur des miracles. Ce sont les hommes qui les accomplissent, les hommes qui, parce qu’ils ont reçu le double don de la liberté et de l’action, peuvent établir une réalité bien à eux. [2]»