Comment bifurquer ? (Trois questions (3/3))

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Comment bifurquer ? (Trois questions (3/3))

Troisième des trois cours prévus lors de la saison 2020-2021 de l'association AHA, torpillée par la gestion totalitaire de la pandémie COVID. 

Vaste et difficile question.

Six livres (Un monde commun d’Etienne Tassin ; Qu’appelle-t-on panser ? La leçon de Greta Thunberg de Bernard Stiegler ; Il faut s’adapter de Barbara Stiegler ; Une question de taille d’Olivier Rey ; Réactiver le sens commun d’Isabelle Stengers ;  Bifurquer sous la direction de Bernard Stiegler) pour aborder cette question et tenter :

  • de vous démontrer, globalement, que le « simple » stade du diagnostic commence à être dépassé et qu’à partir de points de vue différents des pistes s’entrouvrent, s’ouvrent ;
  • de vous donner envie de vous plonger dans un ou plusieurs de ces livres.

Je vous propose six textes :

  • Pour une cosmopolitique des conflits : la conclusion du livre d’Etienne Tassin[1].
  • La leçon de Greta Thunberg : des extraits du livre de Bernard Stiegler[2].
  • Expérimenter plutôt que s’adapter : une recension du livre de Barbara Stiegler[3].
  • Une question de taille : des extraits du livre d’Olivier Rey[4].
  • Réactiver le sens commun : des extraits du livre d’Isabelle Stengers[5].
  • Bifurquer : l’essentiel de l’introduction du livre collectif dirigé par Bernard Stiegler[6].

 

Armés de toutes ces lectures, de toutes nos réflexions personnelles et échanges collectifs, il nous appartiendra alors d’élaborer une Lettre aux générations qui nous suivent.

 

[1] Etienne Tassin, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Éditions du Seuil, 2003

[2] Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? 2. Le leçon de Greta Thunberg, Les Liens qui Libèrent, 2020.

[3] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.

[4] Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014.

[5] Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle,  Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2020.

[6] Bernard Stiegler (sous la direction de), Bifurquer. « Il n’y a pas d’alternative », Les Liens Qui Libèrent, 2020.

Je vous propose la conclusion du livre.

La notion d'une « économie-monde » est ambiguë : là où 1'economic dessine le rapport privilégié ou exclusif au monde, celui-ci est englouti par elle. Ce n'est pas parce que les marchés de biens, de capitaux et de services s'étendent uniment à 1'ensemble de la planète, qu'ils englobent le monde géographique dans leur chaine d'activité et 1'organisation de celle-ci, que cet ensemble constitue un monde. Corrélativement, comme on 1'a vu, ce n'est pas dans la perspective d'une « globalisation » analogue des procédures de gestion des conflits internationaux par le biais d'organisations Internationales ou d'accords interétatiques qu'un monde saurait se dégager qui serait commun. Car cette gestion procédurale des rapports intercommunautaires est encore une économie, elle relève encore d'un « partage du monde », elle appartient encore tout entière au double rapport de domination et de distribution qui vise un compte équilibré et passe sous silence ceux qui n'y entrent pas.

Bien au contraire faut-il déplacer le lieu du problème. Si c'est bien le monde qui est en jeu, ce n'est pas le monde — la planète — qui constitue 1'arène ou ce jeu se joue, pas plus qu'il n'en est 1'enjeu au sens d'un prix à gagner. Dire que le monde est 1'enjeu d'une cosmopolitique, c'est dire qu'il est en question — en jeu —, qu'il devient un problème, des lors que des hommes luttent pour leur liberté, c'est-à-dire dès lors qu'ils agissent ensemble. Certes, sous le nom de liberté s'entend un désir d’égalité, un désir de justice, un désir de reconnaissance, et ceux-ci requièrent que les exigences de la vie soient satisfaites. Mais la liberté, qui se confond avec 1'action politique, dont les conditions sont la natalité et la pluralité, a aussi à voir avec le monde, et sur un mode qui ignore la répartition, la dis­tribution, les titres ou les richesses.

La liberté a besoin d'espace : corrélée à l'action, elle est mou­vement et éclosion. Il lui faut de l'espace, mais aussi en donne-t-elle. Les relations aux autres nouées dans l'agir-ensemble, tissées dans les luttes, nées des conflits, à la fois supposent cet espace et à la fois le déploient. L'espace est entre nous. Et « nous » ne sommes qu'en raison de cet espace. Il arrive à Arendt de parler de l'espace public comme du monde, mais il est plus juste de dire qu'il en est le support ou la surface d'ap­parition. Le monde commun commence avec l'espace-temps qui se déploie entre les hommes. Il n'est pas ce dans quoi ils vivent, non pas le réceptacle de tout ce qui est et se fait, non pas ce qu'ils visent simplement à édifier par leurs œuvres et leurs actions, mais ce qui surgit entre eux dans l'action.

Le monde revêt ainsi deux aspects dès lors qu'on ne le réduit pas à sa dimension planétaire ou géographique : il est ce que l'artifice humain fabrique, qui rend la Terre humaine en en fai­sant le lieu d'une demeure pour les mortels ; il est l'espace qui s'interpose entre les humains, ou que leurs actions déploient, à la fois l'espace concret de leurs interactions et l'espace de sens, la respiration, qui interdit que les communautés humaines ne se sclérosent dans la clôture et la complétude.

Selon le premier aspect, le monde est monde de choses et d'objets, monde de biens, ressources et richesses. Il est le monde des œuvres. Mais de ce monde s'est emparée la chrématistique, qui l'a transformé en monde de biens de consom­mation. De celui-là on dit aujourd'hui qu'il est devenu une marchandise. L'exploitation de ce monde a commencé de le détruire au-delà de ce qu'il pouvait offrir. Très tôt, son aména­gement s'est transformé en pillage. Il a été défiguré et est sans doute aujourd'hui très sérieusement menacé dans son équilibre fonctionnel. Ce monde a cessé d'être, s'il l'a jamais été, l'oikoumene des hommes. Il le fut en idée sous la forme postulée d'une cosmopolis ; il le fut en fait sous la forme restreinte du monde connu dont le limes romain constituait la limite. Dès que le monde habité a correspondu à la totalité du monde habi­table, le globe cessait d'être, pour les hommes, œcuménique. Le partage du monde a signifié sa fin.

Selon le second aspect, le monde n'a pas de réalité tangible : il n'existe pas en tant que tel, réifié. Il n'est rien que ce que déploient les actions humaines, l'intangible matérialité des rela­tions qu'elles tissent, le lieu et le mode des apparitions. L'espace épiphanique des actions fait voir les acteurs, leurs rapports, le monde qui s'engouffre entre eux avec cette double éclosion des acteurs et du réseau des relations. Monde épiphane du politique, qui n'est pas celui des œuvres mais celui des actions, des liber­tés, des singularités, des naissances. Bien entendu, ce monde resterait métaphorique s'il n'avait pour contenu réel ce que les hommes fabriquent de leurs mains et les institutions sensées qui naissent de leurs paroles. Mais sa matérialité sensible ne doit pas nous faire oublier qu'il est né des luttes et des conflits qui ne cessent d'opposer les hommes au nom de la liberté. Et ce monde-là ne saurait finir, du moins avoir d'autre fin que celle de l'agir lui-même. Il n'y a pas de fin du monde politique. Au contraire, l'entr'expression politique du monde signifie son commencement. C'est ce qui, dit Arendt, donne sens au poli­tique, en fait son caractère miraculeux.

Il y a, bien sûr, deux manières de mettre fin au commence­ment, d'« achever» le commencement politique du monde. L'une est de rabattre la politique sur l'économie, la composi­tion des rapports sur la distribution des places, le combat pour la liberté sur la lutte pour la survie, l'éclosion des acteurs sur l'exclusion des sujets, etc. C'est sans doute ce qui se produit sous le nom de « globalisation ». L'autre est de rabattre la poli­tique sur la guerre, de confondre la stasis avec le polemos, les luttes d'émancipation avec des luttes de domination, la révéla­tion des singularités avec l'imposition des identités, etc. C'est sans doute ce qui se produit avec la « communautarisation ». On pourrait dire alors qu'une cosmopolitique a pour enjeu d'opposer les commencements à la fin, de viser dans chaque conflit la naissance du monde, d'articuler les métacommunautés nées de l'action sur l'espace épiphanique du monde au lieu d'enclore le monde dans les frontières de communautés comp­tables. Ou, plus simplement, de rendre à nouveau le monde commun, c'est-à-dire humain.

Cette distinction des deux aspects du monde peut être refor­mulée autrement. Dans le langage courant, l'idée d'un monde commun signifie au moins deux choses. En son acception physique, d'abord, le monde désigne communément l'écosystème au sein duquel se développe le vivant, la planète que l'huma­nité a aménagée, transformée et tellement exploitée pour sa vie qu'elle en est parvenue aujourd'hui, paradoxalement, à mettre en péril son équilibre et donc les conditions de sa survie. Milieu de vie, « environnement », l'œcoumène ainsi défini est pris en charge par l'écologie qui requiert une politique mon­diale de protection de la nature sur fond d'une représentation patrimoniale du monde comme bien commun indivis de l'hu­manité. En son acception proprement humaine, ensuite, le monde désigne donc l'ensemble des humains dont les liens se sont progressivement tissés au travers des échanges et des conflits, regroupés en des communautés particulières, aux sta­tuts et principes différents mais revendiquant chacune une identité singulière. Réseau de relations instables, fragiles et transversales à toutes les frontières politiques, culturelles ou religieuses, la communauté mondiale ainsi définie se nourrit d'un souci politique pour le monde sur fond d'une représen­tation cosmopolitique du lien humain et de la citoyenneté en particulier.

À l'unicité du monde au premier sens s'oppose la pluralité des mondes au second sens. Mais cette pluralité s'ordonne à la visée d'un monde commun parce que humain, humain parce que commun. L'unicité cosmopolitique postulée du second sens s'autorise de l'unicité physique reconnue du premier sens. Elle doit cependant affronter une double pluralité: celle des condi­tions géographiques, environnementales et économiques de la planète ; et celle des conditions communautaires – moins poli­tiques en réalité que culturelles et surtout religieuses – des mondes vécus. Condamnée aux inégalités économiques et écologiques sur un versant, à la guerre des dieux sur l'autre versant, l'humanité semble incapable de réinventer dans l'ordre politique, par-delà les divisions physiques et symboliques, une communauté de monde analogue à l'unicité du monde planétaire.

Cette distinction entre deux aspects du monde gagne en intelligibilité si on la reformule autrement au vu de l'enjeu à la fois mondain et mondial de toute politique. La compréhension patrimoniale du monde renvoie, en effet, non seulement à des biens naturels ou physiques, mais aussi à l'ensemble des œuvres faites de main d'homme, qui transforment la Terre en un monde, demeure des hommes, comme le dit Arendt, tou­jours plus ancienne que les mortels et vouée à leur survivre pour l'accueil des nouvelles générations. Tel est le premier aspect du monde. Par leurs œuvres, les humains font de la pla­nète Terre, « quintessence de la condition humaine », un monde sensé, grâce auquel leur vie elle-même prend sens. L'apparte­nance au monde — ou à un monde, c'est-à-dire à l'une ou à l'autre des déclinaisons culturelles, et donc communautaires, du monde commun — est une condition humaine aussi fonda­mentale que la vie. Qui parvient à se maintenir en vie sans jamais accéder à un monde, qui est condamné à vivre sa vie dans le seul horizon de sa survie, celui-là ne mène pas une existence humaine à proprement parler. Or, une part impor­tante de la population mondiale est en ce sens, par l'extrême pauvreté à laquelle la condamnent l'exploitation du monde et l'inégalité dans le prétendu partage des biens, privée de monde ; et donc d'humanité.

Cependant, le monde né des œuvres et composé de biens ne saurait par lui-même, seul, remplir les conditions d'une existence humaine puisque, en son sens politique, relationnel et pragmatique plutôt que patrimonial et culturel, le monde est aussi communauté humaine, rassemblements et conflits, divi­sions et liens. L'existence politique du monde est celle de l'institution, toujours conflictuelle, mais dans son principe nul­lement belliciste, de rapports avec d'autres, concitoyens ou étrangers. C'est alors la pluralité  des êtres et des communautés —, et non l'appartenance, qui en est la condition. Tel est le second aspect du monde. Au lieu d'être ce que les œuvres humaines façonnent, il est ce que les actions politiques menées ensemble, avec et contre d'autres, tissent au titre de commu­nauté humaine. Non pas monde de ressources livré à la loi du profit, non pas monde de biens offert à d'inégales distributions, non pas même monde de valeurs exposé à la guerre des dieux, mais monde commun noué entre ceux qui agissent et par là manifestent leur liberté. Ce monde-là se déploie entre les hommes comme ce qui, à la fois, les lie les uns aux autres et les tient à distance les uns des autres. Car il n'est pas commun de donner lieu à un partage où seraient en jeu des intérêts écono­miques ; il l'est de donner lieu à un lien, à un rapport entre humains agissant de concert, à un espace qui « inter hommes est ».

L'inter esse politique du monde s'élève par définition contre tout intérêt économique puisqu'il ne produit rien, ne sert à rien, n'est rien que l'institution du lien humain, né de l'action collective, qui tient les individus ensemble mais à distance respec­tueuse. Parce qu'il est entre, ce monde commun ne préexiste pas aux actions de ceux qui le composent. Au contraire, il naît de l'agir politique, qui est la capacité à entrer en rapport avec l'étranger. À ce monde-là, nul n'appartient puisqu'il ne précède ni ne survit aux actions humaines. Ni Terre ni demeure, il ne saurait se cristalliser en « une » culture, « une » religion, « un » jeu de valeurs ou de convictions qui prétendraient condenser en eux la signification ultime de l'existence. Il est aussi pluriel que la pluralité des existences qu'il rapporte les unes aux autres. Son unicité tient paradoxalement à ce qui lui donne naissance : la puissance de commencer de l'action, dont la pluralité est la condition.

De même qu'une existence n'en est pas une dès lors qu'elle est réduite à la seule survie, privée de la demeure du monde commun des œuvres humaines, de même n'en est pas une non plus la vie réduite à sa seule appartenance communautaire, à la seule affirmation de son identité (culturelle, religieuse, ethnique, sexuelle, etc.), vie privée des autres et condamnée aux mêmes parce que privée d'action, et donc des liens humains tis­sés dans l'agir-ensemble avec ceux qui ne sont pas de la fratrie. Or, une part importante de la population mondiale est en ce sens, par l'enfermement auquel la condamne la réduction communautariste du monde aux dimensions exclusives d'une culture, privée de monde ; et donc d'humanité.

Entendue en son sens propre, délivrée des fantasmes de domination, de l'obsession de l'ennemi auxquels le XXe siècle a donné libre cours, ou de la mystification économiste, la poli­tique n'a pas grand-chose à voir avec la conquête du pouvoir et le monopole de la contrainte auxquels l'assimilent les revendi­cations identitaires et les antiennes souverainistes, ou avec l'administration des sociétés et la gestion des ressources aux­quelles la réduisent les affairements politiciens et le commerce des prébendes. Elle se comprend comme ce registre de l'acti­vité humaine qui, grâce à l'institution d'un espace public d'actions et de paroles libres, garanti par la loi, vise l'instau­ration d'un monde commun entre ceux que des « intérêts » éco­nomiques, des « valeurs » culturelles ou des « identités » com­munautaires divisent. Le monde ne saurait être politiquement commun que sous condition de l'institution et de la préserva­tion de cet espace public déployé entre les acteurs de la vie civique et qui, par lui-même, constitue le seul bien public sus­ceptible de recueillir l'assentiment des particularités opposées. Nul autre « bien commun » n'est requis pour composer les rap­ports sociaux que la publicité de l'espace dévolu à la chose publique : espace d'apparition, de visibilité où s'exposent les actions et les paroles libres. Aussi la politique se tient-elle, en sa noblesse propre, à égale distance de ses deux sinistres cari­catures entre lesquelles le siècle a balancé : la guerre mondiale et le commerce global. Car le monde né, avec le XXe siècle, de la guerre — la première à être mondiale — tente de s'accomplir dans une économie qui se prétend elle aussi mondiale. Mais on pourrait dire réellement de l'économie, ce qu'on a vu être un contresens pour la politique, qu'elle est une continuation de la guerre par d'autres moyens.

La politique est, au contraire, ce qui met fin à la guerre ou qui la prévient en transposant la violence belliciste dans l'ordre des conflits d'interprétation. La suprématie de la violence signi­fie l'absence d'une politique ou signe son échec. Substituant l'exigence du sens à la contrainte coercitive, la politique est l'ac­tion de composer des rapports hors de toute économie, celle de la force ou celle de la valeur. Elle ne donne pas lieu à la guerre mais à des affrontements, qui souvent prennent la forme de conflits, parfois très durs comme le sont certaines grèves, mais qui ne se déploient que sur fond d'une commune exigence de sens commun. Les soulèvements populaires affrontent certes une force armée. Mais la puissance des insurgés ne réside pas dans une violence opposée : elle tient à leur capacité à se rassembler et à faire naître par là un monde commun dont l'adversaire n'est pas exclu. Elle est puissance de visibilité : éclosion des acteurs, composition des actions, manifestation des rapports.

On entre en politique quand on veut comprendre l'autre, s'entendre avec lui, et qu'on ne le peut pas, car cette entente n'est jamais acquise ni même réellement possible. Mais on entre en guerre quand on veut se faire entendre de l'autre à n'importe quel prix, qu'on refuse l'idée que la compréhension est tout autant requise qu'impossible, et qu'on méprise le souci de chercher à composer un rapport de paix avec ce qui se donne dans un rapport de forces. C'est pourquoi c'est toujours au nom des valeurs – des convictions – qu'on fait la guerre, c'est-à-dire au nom des dieux, alors que c'est toujours au nom des principes – des conventions – qu'on fait la paix, c'est-à-dire au nom des hommes.

L'image d'une « guerre des dieux » n'a ainsi rien à voir avec la politique dont elle est comme la négation. Cette guerre a un contenu culturel ; elle se tient en deçà de la politique et prétend faussement en être la vérité (le prétendu « choc des civilisa­tions »). Mais les dieux ignorent la politique. À la guerre des dieux s'oppose la politique des hommes. Si les hommes laissaient les dieux en leurs demeures naturelles — le ciel au-dessus des têtes et la loi morale au fond des cœurs —, peut-être seraient-ils libres pour la politique. Mais là est le contresens des « intégrismes », religieux ou culturels. L'intégrisme est cette attitude qui confond les valeurs avec les principes, les convictions avec les conventions, la religion avec la politique, la morale avec l'éthique. De l'impossible politique des dieux, elle fait une guerre des hommes. On érige les communautés, les quêtes d'identités et de valeurs qu'elles sont supposées satisfaire, les mondes vécus où s'éprouve un partage des expé­riences, en raison d'être de la politique. La promotion de l'« identité » communautaire particulière se substitue à la composition des rapports entre individus et communautés, elle tente de s'imposer en arguant du principe de souveraineté ; elle justifie la guerre. À l'unicité culturelle d'un bien, propre à une communauté de monde particulière, on a sacrifié le souci poli­tique d'un monde, lui, commun à la pluralité des cultures.

La réponse cosmo-politique à cette destruction du monde commun est double, en rapport avec les deux aspects du monde. Envisagé sous son premier aspect, patrimonial, le monde com­mun appelle certes une politique commune des États prenant en charge, par l'intermédiaire d'accords internationaux et l'institu­tion d'organismes supra-étatiques, la préservation du patrimoine planétaire. On sait les difficultés que rencontre cette pré­occupation écologique lorsqu'il s'agit de définir entre États des règles normatives communes auxquelles les États ne sont pas capables de se contraindre eux-mêmes. C'est donc à l'intérieur des États que s'engage d'abord une politique du monde commun qui n'est efficace que d'être relayée et mondialisée sous la forme d'accords internationaux. Envisagé sous son second aspect, humain, le monde appelle de la même façon une cosmo­politique qui se déploie au sein de chaque État par la reformula­tion du rapport que la chose publique doit entretenir avec les différentes communautés, culturelles, religieuses, ethniques ou sexuelles, qui composent la société politique.

Car ce n'est pas sous couvert d'une illusoire gouvernance mondiale ni même, en l'état actuel, d'un droit cosmopolitique encore balbutiant, mais depuis l'espace public des communautés politiques finies, lieu par excellence de l'action civique, que peut se déployer la poli­tique d'un monde commun, une composition des rapports à l'autre, le toujours étranger, qui, seule, fait monde.

Dans son dernier livre Bernard Stiegler, qui sent, probablement, qu’il ne pourra pas poursuivre son œuvre, prend le temps de se tourner, à nouveau, vers les jeunes générations, en modifiant le plan initial de publication de Qu’appelle-t-on panser ? pour y insérer un volume intitulé La Leçon de Greta Thunberg. Un geste philosophique et politique très fort que vient compléter le livre écrit sous sa direction par le collectif Internation : Bifurquer.

Quelques extraits.

La parole de Greta Thunberg

Greta Thunberg est une parole, et cette parole est une force. Portée par son image tout à fait impressionnante, à l'écart de tout stéréotype, de toute pose, cette parole et la voix qui la dit sont celles d'une tragédienne. Ce n'est pas une tragédienne comme Sarah Bernhardt, incarnant les rôles de Médée ou de Phèdre, proférant des énoncés toujours au bord du sacré — à la rencontre de l'ultime limite de l’ubris où survient Némésis. Ce n'est pas la parole d'une femme, mère ou maîtresse, énonçant la condition fatale de ceux qui sont toujours exposés à la démesure et à la détresse qui lui fait suite.

Greta Thunberg n'est pas une femme, mais une jeune fille. Cette jeune fille est tragique telle Antigone en son temps. Comme fille d'Œdipe et de Jocaste — qui est à la fois sa mère et sa grand-mère —, la nièce de Créon incarne la parole de la dernière génération se retournant contre les ascendants qui n'auront pas pris soin d'un ordre. Dans la tragédie de Sophocle, cet ordre s'appelle la loi divine.

Greta, treize ans après Florian —, dont on avait tenté d'entendre le propos dans un ouvrage antérieur, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? —, parle depuis cette épreuve de la vérité toujours aux bords de la folie, et elle est accusée d'être folle par ceux que ses paroles mettent en cause au plus profond. Cette épreuve de la vérité est ce que les Grecs appelaient la parrêsia.

Le parrèsiaste, comme l'écrit Michel Foucault, est accusé de folie précisément parce qu'il discerne et délimite un champ de l'ubris, c'est-à-dire à la fois du crime et de la folie : il discerne et délimite ce champ en le nommant comme ce qui le menace tout aussi bien qu'il menace ceux auxquels ce parrèsiaste s'adresse et luttant contre ce qui constitue leur déni. Aujourd'hui, cette ubris est planétaire. Et elle est pratiquée par le chef de la première puissance mondiale plus que par quiconque. Voilà à quoi ose s'attaquer la jeune fille. Et la violence qu'elle déchaîne contre elle est sans précédent.

Le déni de l’ubris, c'est toujours ce qui concerne une limite tout à la fois
élémentaire         (primordiale)      et supplémentaire (ex-primant cette primeur par défaut). Un tel déni est ce qui trahit un immense défaut de sagesse au sens où

l'idée antique et païenne de sagesse [...] était ce qui préservait l'homme de l'emprise de la démesure, tentation permanente d'écart, d'aberration et de mépris de la limite.

De fait, en notre absence d'époque, telle qu'elle s'est creusée à la fin de l'ère Anthropocène, elle-même annoncée par le GIEC et nombre d'autres institutions scientifiques comme la possibilité de la fin de tout (de tout ce qui rend la vie humaine possible), la sagesse est ce qui fait défaut comme jamais en cela que toute sagesse est ce qui fait coïncider la pensée avec ce que nous appelons ici la pansée, c'est-à-dire le pansement, et en tant qu'il est bien conçu, quoique, comme organe artificiel de soin, il puisse toujours finir par devenir lui-même infectieux.

Cette coïncidence qu'est la sagesse, nous l'avons appelée la pænsée. Le défaut d'une telle pænsée, c'est ce que Florian déplore en 2005 dans l'intimité d'une conversation rapportée, cependant qu'en 2018 Greta Thunberg blâme ce défaut en prenant à pleines mains sa propre responsabilité, si l'on peut dire, en embrassant la responsabilité, et en mettant ainsi en évidence, et par antithèse, l'irresponsabilité infernale de ceux qui prétendent être ses ascendants, et qui ont perdu toute légitimité – c'est-à-dire tout ascendant, toute crédibilité, tout savoir capable d'agir : toute capacité de panser.

L'inversion des rapports intergénérationnels et la défense du droit d’être inhumé

Sur la scène mondiale qui se constitue à travers les apparitions de Greta Thunberg via les écrans de télévision et de smartphone, à travers les réseaux sociaux comme en première page des journaux, ces apparitions déclenchent une haine toujours plus démesurée, effroyable et ignominieuse. Cette scène enchaîne sur ce que, depuis des décennies, les industries culturelles puis la disruption digitale ont détruit en le désintégrant et en l'annihilant, à savoir : le rapport intime à la fois tendre et tendu entre générations d'ascendants et générations de descendants.

Ce que montre Greta Thunberg en déclenchant cette effroyable réaction telle que Nietzsche la voyait venir il y a presque cent cinquante ans, et qui se traduit par une absence totale de bienveillance à l'égard de la génération des descendants que sont Florian et Greta, c'est que ce rapport entre générations, qui devrait s'exposer et se concrétiser comme circulation de la sagesse des plus anciens et des plus expérimentés vers les nouveaux venus qu'il faut enseigner, ce rapport s'est inversé et paraît en cela littéralement sacrilège : ce sont les « aînés » qui y apparaissent infantiles, dénués de raison, ignorant toute sagesse, cependant que les enfants et les adolescents s'en trouvent contraints de leur faire la leçon.

Que  cette  dimension   sacrilège  ne  soit pourtant pas massivement et spontanément éprouvée, cela tient au fait que la société s'est désacralisée, et qu'il faut en prendre acte. C'est ce que l'on appelle l'immanence, et on avait tenté de montrer dans le tome précédent comment Machiavel en introduisit la spécificité dans Le Prince et dans La décade de Tite-Live.

Cette inversion sacrilège, qui n'est généralement pas ressentie comme telle par les adultes, mais dont les enfants et les adolescents souffrent corps et âme, cette inversion nous reconduit à la leçon qu'enseigne Antigone face à Créon qui a perdu toute mesure, tout metron, c'est-à-dire : qui a franchi une limite sacrilège en privant Polynice du droit d'être inhumé, c'est-à-dire d'entrer dans ce que nous appelons la nécromasse noétique.

La nécromasse noétique (qui est aussi et toujours en quelque façon poétique) est aussi indispensable aux vivants noétiques que la nécromasse formée par l'humus issu de la décomposition des végétaux et des cadavres est indispensable à la biomasse végétale et animale : s'il ne pousse rien, ou presque rien, dans le désert, c'est parce que la nécromasse ne s'y accumule pas, n'y forme pas d'humus, et cela, faute d'humidité.

Il y a cependant dans les déserts des végétaux exceptionnels, tels les cactus, ainsi que ceux qui croissent dans les steppes ou les oasis, et des animaux exceptionnels (insectes, reptiles, antilopes, lynx, fennecs, etc.). De même y a-t-il dans le désert noétique que nous appellerons aussi le désert automatique — qui concrétise les pires effrois de Nietzsche — des êtres noétiques d'exception.

On connaît évidemment les prophètes et ermites issus principalement des traditions abrahamiques, tel Élie. En Greta Thunberg, on rencontre une autre figure, spirituelle, c'est-à-dire exceptionnelle au sens où Henri Bergson en parlera dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, et en anticipant notre absence d'époque tout en se demandant si, à l'âge de la mécanique industrielle, une nouvelle invention mystique est possible.

« Invention mystique » : le mot fait peur, surtout en ces temps d'intégrismes religieux juifs, chrétiens et musulmans — à quoi un intégrisme laïc croit misérablement pouvoir s'opposer. Cependant, ce à quoi nous invitent les dernières considérations de Bergson, parlant en 1932 à la fois du poids écrasant des « progrès » sous lequel ploie l'humanité gémissante et de l'univers comme « machine à faire des dieux », c'est tenter de panser une mystagogie de la raison, telle que celle-ci jamais ne saurait se dissoudre dans le calcul déterministe ou dans le calcul des probabilités — c'est-à-dire dans les moyennes.

Pour écouter et entendre Greta Thunberg, comme nous y invite Jean-Marie Le Clézio, il nous faut revenir vers Antigone, vers le sens de la tragédie, et vers son fameux Chœur, que l'on tentera de réinterpréter dans le tome suivant, Déconstruction et destruction. L'apparition de Greta Thunberg projette dans l'ère Anthropocène et en vue de l'ère Néguanthropocène ce qui, dans le discours de la sœur fidèle à son frère, combat l’ubris dont Créon témoigne en ne respectant pas les règles de la loi divine quant aux rapports entre les vivants et les morts — et cela, par une utilisation et une instrumentalisation illégitimes de la loi profane (écrite).

Ne pas respecter les règles de la loi divine, c'est ne pas respecter la nécromasse noétique et ce qui la constitue comme humus exosomatique. Projeter dans le désert automatique contemporain cette leçon d'Antigone, dont on sait comment Hegel en fera un pivot de l'« histoire universelle », c'est poser la question des agencements entre calcul et incalculable à travers les divers stades exosomatiques de la grammatisation : à l'époque de Sophocle, comme écriture manipulée par les sophistes, et, dans notre absence d'époque, comme algorithmes accaparés par les « plateformes ».

La lésion que provoquent ces  « plateformes », qui constituent aussi ce que nous appellerons dans ce qui suit des exorganismes complexes automatiques (…) c'est une prolétarisation intégrale et généralisée qui assèche et réduit en poussière et en totalité l'humus noétique issu de trois millions d'années de transformations de la biosphère en en technosphère (où Teilhard de Chardin espérait voir émerger une « noosphère »).

Humeurs et Homo

Ce que Greta Thunberg met à nu, c'est ce que   Nietzsche   vit  venir   il  y   a  près   de cent cinquante ans comme désertification noétique, et comme l'objet de son effroi. À présent, la privation du droit d'être inhumé — ce droit constituant l'humanité des êtres non inhumains qui ont crû dans l'humus noétique — n'est plus opérée par un tyran tel Créon, mais automatiquement avant même le décès, et cela, par des algorithmes dont nous verrons comment ils stérilisent la raison et sa fonction en la privant de tout mystère, c'est-à-dire : de tout ce qui, en toute singularité, se manifeste comme la primauté, le  savoir et  la saveur de l'incalculable et de l'incomparable.

Ce que détruisent ces plateformes, mais aussi, et bien avant elles, tout ce qui conduit à la prolétarisation intégrale et généralisée — dont Adam Smith décrit dès 1776 la dangerosité —, c'est la nécromasse noétique telle qu'elle forme un ensemble plus ou moins homogène/hétérogène d'êtres vivants doués de raison, qui ne peuvent vivre qu'en se nourrissant des traces accumulées par leurs aïeux, ces traces et leurs accumulations formant un fonds préindividuel  (au  sens  de  Simondon),  et constituant en cela des savoirs.

Ces savoirs et les cultures en quoi ils consistent en ce sens — comme soins — doivent être entretenus, c'est-à-dire cultivés et « humidifiés » par les dispositifs rétentionnels décrits dans La Technique et le Temps 3. Le temps du cinéma (du rituel chamanique aux grands établissements scientifiques, tels le CNRS, l'INRIA, l'INRA, l'INSERM et l'Institut Pasteur, en passant par les institutions religieuses, les académies, les associations d'éducation populaire, lorsqu'elles fonctionnaient encore, les amicales et corporations, professionnelles ou sportives, les établissements artistiques, etc.).

Les plateformes, et tout ce qui vient avec comme projet d'un nouveau stade de l'exosomatisation qui serait intégralement calculé, calculable et automatisé, détruisent systémiquement ce qui, par cette accumulation, et à travers ces dispositifs rétentionnels, forme et protège l’humus exosomatique qui doit impérativement demeurer humide (plus ou moins : il n'en va pas de même dans les oasis et dans les tourbières) pour ne pas devenir poussière en pure perte.

Que tout redevienne poussière, comme le dit la Genèse, c'est un fait. Le droit, qu'il soit divin ou profane, c'est ce qui tire sa légitimité de faire en sorte que cette poussière ne devienne pas poussière tout de suite, ni pour rien, et que rien ne soit vain. La terre, ici, en tant que nécromasse, n’est pas simplement poussière : elle est ce composé de vie et de mort qui est appelé compost lorsqu'il est artificiellement produit par des cultivateurs — généralement maraîchers ou jardiniers.

Humus naturel ou compost se forment par le travail de la vie souterraine absorbant le carbone atmosphérique en transformant les traces de vie éteinte, carbone lui-même assimilable et transformable par la photosynthèse, pour autant cependant que de la lumière et de l'eau se rencontrent dans l'oxygène de l'air, et à une température permettant les recombinaisons bio­chimiques — oxygène et température étant les troisième et quatrième conditions de telles transformations.

Dans ce que l'on a appelé au cours d'ouvrages antérieurs le processus de transindividuation, des transformations analogues s'opèrent dans la nécromasse noétique, constituée de rétentions tertiaires — de la sépulture à l'algorithme —, et à condition que les rendent possibles, outre les équivalents noétiques de la lumière et de l'oxygène, les équivalents de l'humidité qui provient des humeurs des vivants, bonnes et mauvaises, dont les larmes d'Antigone, et c'est aussi la question de ce que Heidegger désigne sous le nom de Stimmung, traduit par « tonalité », ou par « tonalité affective ».

Selon cette tonalité, et ce qui y fait ou n'y fait pas époque, ces larmes peuvent faire place à la colère, sinon à la rage, humeurs extrêmes qui surviennent lorsque les mauvais traitements infligés à l'humus d'où vient Homo (l'« humain ») menacent de purement et simplement détruire cette nourriture « spirituelle », qui risque alors de devenir poussière en pure perte (…).

La colère et les humeurs extrêmes pouvaient dans les sociétés religieuses et dans certains cas s'apparenter au sacré, et devenir, de démesure, ce qui redonne la mesure depuis son excès même. Qu'en est-il dans les sociétés de l'immanence ? Ce jeu de l'excès et du défaut, où s'exceptent certains excessifs, qui paraissent tels (excessifs, démesurés), et à travers leur parrêsia, tant que la culture n'a pas fait son travail d'assimilation, c'est l'objet de la réflexion de Bergson s'interrogeant sur la possibilité d'une nouvelle « invention spirituelle ». Ici, une telle inventivité procède de ce que nous appelons l'anti-anthropie.

Une telle mesure de l'excès, si l'on peut dire, et dans l'excès, provoque elle-même en retour et en réaction une démesure excessive par où, parfois, le sentiment du désordre absolu qui menace suscite un nouvel ordre, de façon toujours tout à fait inattendue, improbable, exceptionnelle. Souvent, ce retour est aussi celui de figures tutélaires et dé-cédées de l’Homo.

On verra à la fin de ce livre que ce retour inventif (qui est une sorte d'éternel retour) est l'enjeu des Deux Sources de la morale et de la religion de Bergson. On verra alors comment, depuis cette œuvre, à partir de cette œuvre inscrite dans la couche de notre nécromasse noétique appelée « philosophie » (« amour de la sagesse »), il est possible de mieux entendre ce que nous dit Greta Thunberg.

La passion de Greta Thunberg

C'est ici qu'après avoir remarqué que

la vie aurait d'ailleurs pu s'en tenir là, et ne rien faire de plus que de constituer des sociétés closes dont les membres eussent été liés les uns aux autres par des obligations strictes

Bergson fait un constat et une hypothèse que nous avions confrontés à d'autres constats et hypothèses de Heidegger et de Jaurès quant à la pensée et quant à l'humanité, et que nous confronterons plus tard à celles de Mauss :

Une société unique, embrassant tous les hommes, [...] n'existe pas encore, et n'existera peut-être jamais.

Après ce qui ressemble à un avertissement contre un espoir qui pourrait être déçu, Bergson précise ce qu’ouvert signifie en dernier ressort :

Des âmes privilégiées ont surgi qui se tenaient apparentées à toutes les âmes (je souligne) et qui, au lieu de rester dans les limites du groupe et de s'en tenir à la solidarité établie par la nature, se portaient vers l'humanité en général dans un élan d’amour.

Ces êtres d'exception paraissent constituer un idiome à eux tout seuls, et comme une localité de la noodiversité tout entière en avance sur toutes les autres, comme la promesse de leur convenance à l'infini, et contenue dans la solitude d'un exorganisme simple, en attente de ressurgir souterrainement, plus tard, d'une nécromasse bien cultivée, c'est-à-dire bien (trans)individuée, par une bonne humeur.

L'apparition de chacune d'elles était comme la création d'une espèce nouvelle composée d'un individu unique, la poussée vitale aboutissant de loin en loin, dans un homme déterminé, à un résultat qui n'eût pu être obtenu d'un coup pour l'ensemble de l'humanité.

Bergson déplore alors que les philosophes aient

méconnu le caractère mixte de l'obligation sous sa forme actuelle.

Mais il ne peut en aller ainsi que parce qu'ayant méconnu :

  • l’exosomatisation,
  • sa double instanciation au  sein des exorganismes simples et des exorganismes complexes,
  • et l'exorganogenèse noétique en général, dont celle des sentiments moraux en particulier — tout cela constituant l'historialité des fonctions noétiques, et, en particulier, l'historialité des formes de la philia dans les exorganismes complexes supérieurs tels que l'originalité non originaire (créole  — c'est à dire par défaut) de leur philia est le trait spécifique de leur supériorité,

pour ces trois raisons, ils auront ignoré la fonction de la raison dans cette forme de vie néguanthropique toujours menacée de devenir anthropique et où la raison fonctionne comme anti-anthropie.

C'est pourquoi rien ni personne n'est à ce jour aussi raisonnable que la colère, la gravité et la maturité passionnées et proprement extra-ordinaires de Greta Thunberg. Qu'il s'agisse d'une passion, cela appellerait des commentaires que l'on ne peut faire ici : ce serait trop long. Disons qu'une telle passion ne peut qu'être celle du pharmakon, dont nous pâtissons, et, comme disait Lyotard, dont nous sommes passibles. Cette passibilité, Greta Thunberg la trans-forme en exigence d'ouverture (aux sens de Bergson et de Rilke) à l'échelle de la technosphère en totalité, c'est-à-dire : dans l'immanence pure.

La parole de Greta Thunberg

Qu'il y ait en cette passion une dimension mystique, c'est évident : la parole de Greta Thunberg fait signe vers l'inespéré. Dire cela ne signifie en rien « dire amen » à tous ses propos, ni à ceux de Youth for Climate, passés et à venir, ni à ce qui générera sans aucun doute des errances, des erreurs et des abus — comme c'est le prix de tous les grands mouvements historiques. Dire cela signifie d'abord entendre en Greta Thunberg un écho d'Antigone — dont les détracteurs ne sont même pas des Créon.

Dire qu'il y a en cette passion une dimension mystique, c'est dire qu'elle et Youth for Climate (et à présent Extinction Rébellion) ont provoqué le passage inespéré d'un seuil, qu'ils ont brisé un silence honteux, lâche et désorienté, qu'ils obligent à parler, à (s')avouer les dénis innombrables, fût-ce sur le mode d'un archi-déni révélant combien ceux qui le pratiquent sont manifestement tombés dans la fange — et c'est ainsi que ceux qui se taisaient sont engagés à se ressaisir et à s'engager, y compris et d'abord par leurs enfants : quoi de plus respectable ?

À cet égard, et à l'inverse, rien n'est plus inquiétant, désobligeant et foncièrement violent — barbare au sens analysé au chapitre 4 de Dans la disruption — que le manque de respect incroyablement grossier dont aura fait preuve la meute qui n'objecte ni ne critique quoi que ce soit : les ameutés n'ont plus aucun accès à la raison la plus élémentairement critique, et se contentent la plupart du temps d'insulter — jusqu'à en appeler au meurtre. Comment une telle porcherie est-elle possible ?

Comme Greta Thunberg le dit elle-même, ces déchéances sont à la démesure de la démesure qu'elle dénonce. Ce surgissement d'une très jeune fille, presque encore une enfant, dont la gravité dérange tant de générations d'adultes infantilisés à un point honteux, au sens où Primo Lévi put parler de « la honte d'être un homme », ce surgissement mobilisant de très jeunes gens, presque encore des enfants eux-mêmes, est évidemment absolument exceptionnel, et extra-ordinairement significatif : il nous fait passer sur un autre plan. Il nous donne à éprouver la limite à laquelle nous arrivons à la rencontre de la honte sur ses deux registres : avoir un comportement honteux et faire honte à ses semblables par un tel comportement, et avoir honte d'être un homme, c'est-à-dire : un être anthropique.

Tel est le seuil que révèle Greta Thunberg, qui est en cela une Antigone de l'apocalypse immanente : Antigone distingue des plans, échelles, seuils dans ce qui n'est encore ni la transcendance ni l'immanence, mais le tragique tel qu'y sont situés les mortels. En donnant à éprouver ce seuil, Greta Thunberg promet par défaut, et sur le ton propre à ce type apocalyptique, ce qui ne peut que susciter la haine des mé­chants, ceux-ci étant (comme êtres vils : comme vilains) à l'opposé des gentils au sens de Nietzsche : les mé-chants sont ceux qui ne savent saisir aucune chance parce qu'ils ont perdu toute capacité à s'incliner devant ce qui est noble, et qu'ils veulent de ce fait anéantir. Cette épreuve est celle de l'extrême limite du nihilisme.

Qu'un assureur d'œuvres d'art, président des Amis du Palais de Tokyo, « ancien banquier », en soit « arrivé là » (dans le n'être-plus-là), cela nous apprend beaucoup — et dans le sillage de l'affaire Strauss-Kahn, cela fait beaucoup de motifs de désespérer des hommes. Le ressentiment ici n'est pas du côté des pauvres (par exemple les Gilets jaunes, où d'ailleurs il n'y a pas que des pauvres au sens de ceux qui sont à peine au niveau du « seuil de pauvreté », mais aussi, par exemple, des « cadres » qui ont honte de la façon dont on leur demande d'« encadrer » ces pauvres qu'on ose encore appeler des « classes moyennes »). Le ressentiment est ici du côté de ceux qui ont tout de mafieux. C'est aussi pour ces révélations et dévoilements qu'il faut remercier Greta Thunberg.

Outre que l'on pense tout de suite (et insuffisamment, c'est-à-dire par un cliché qui évite d'aller plus loin) à cette « vérité qui sort de la bouche des enfants » et au « roi nu » qui n'est vu tel qu'à partir de la parole performative de l'enfant (et tous les artistes véritables recherchent cette « enfance de l'art »), les réactions absolument sub-infantiles (comme celle de vieillards prématurés et méchamment gâteux) des soi-disant « adultes » qui pullulent sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux, et parfois paraissent prêts à dépecer et morceler tel Dionysos celle qu'ils appellent une icône, ces réactions, donc, forment ici l'objet de la révélation qu'est toute apocalypse au sens grec du mot, c'est-à-dire comme dévoilement et découvrement par où tombent les masques.

Il est affligeant que Jean-Baptiste Malet ait semblé engager avant tout le monde cette curie des incurieux en parlant de « messie 2.0 ». Les porcins parlent d'« icône » sans savoir de quoi ils parlent. Outre cela, les réactions que déclenche la parole de Greta Thunberg, qui est à elle seule une performance, et comme une œuvre d'art (telles les icônes), mettent à nu la tragédie de la ruine intergénérationnelle de plus d'un demi-siècle de consumérisme désormais planétarisé par un marketing totalement irresponsable, insolvable et insoutenable.

Rien n'est plus conforme à ce que Foucault comprenait de la parrêsia. Comme toutes les passions d'une telle trempe, celle-ci passionne et passionnera longtemps, et toujours plus. Elle ne disparaîtra pas comme tout ce qui s'évapore dans le flux des « informations » : cette passion déchaînera encore haines et vilenies en tout genre. Il faut s'y préparer, et il faut la faire partager pour la défendre. Greta Thunberg demande ce que signifie panser dans l'ère Entropocène et elle exige une réponse pratique, et non seulement une spéculation conceptuelle.

Et pour tenter de lui répondre, il faut passer par Bergson en cela très précisément que le surgissement de cette figure parfaitement inattendue et de la passion par où elle se soigne en soignant l'absence d'époque, qui n'est pas un conte de fées, est exactement ce dont parle Bergson en 1932 (voir Bifurquer plus loin). 

Ayant eu quelques difficultés à trouver une « prise », sous forme d’extraits, vous permettant d’entrer dans ce livre passionnant et buissonnant, je vous propose la recension faite par Ferhat Taylan pour La Vie des Idées.

À la lumière du débat entre John Dewey et Walter Lippmann, Barbara Stiegler met au jour les impensés biologiques et évolutionnistes du néo-libéralisme, qui s’est fondé sur l’exigence d’adaptation de l’espèce humaine à un environnement en perpétuelle mutation.

À écouter la plupart des responsables politiques, dirigeants d’entreprises ou de hauts fonctionnaires, dans un monde en constante « évolution », en pleine « mutation », nous serions toujours « en retard » : il faudrait ainsi évoluer, créer de la mobilité, s’adapter. Quelles seraient les sources intellectuelles de ces injonctions qui colonisent la vie publique ? Comment ce lexique biologique est-il venu à s’imposer dans la vie politique, au point de se banaliser et d’effacer les traces de ses origines ? Afin d’y répondre, Barbara Stiegler, professeur de philosophie politique à l’Université de Bordeaux, propose une généalogie très éclairante de l’adaptation comme catégorie centrale du néolibéralisme. Dans la lignée de Michel Foucault, Barbara Stiegler met ainsi au jour les références biologiques et évolutionnistes du renouveau du libéralisme, ce dernier s’étant refondé précisément à travers l’idée de la nécessité de l’adaptation de l’espèce humaine à un environnement en mutation.

Pour ce faire, Barbara Stiegler privilégie le débat philosophico-politique qui s’est déroulé dans la première moitié du XXe siècle entre le philosophe pragmatiste John Dewey et l’influent essayiste Walter Lippmann, notamment conseiller du président Wilson, surtout connu pour le colloque Lippmann, tenu à Paris en 1938, où le concept de « néolibéralisme » serait prononcé pour la première fois. Bien identifié dans la littérature politique américaine des années 1990, le Lippman-Dewey debate sert à Barbara Stiegler de boussole pour cerner les deux pôles d’une opposition théorique concernant le sens politique de l’adaptation de l’espèce humaine à son nouvel environnement. Dès lors, on voit comment le problème central de l’adaptation, déjà posé par Spencer et Darwin à partir des années 1850, est élaboré dans deux voies opposées, celle d’un néolibéralisme disciplinaire, soucieux d’adapter les individus à un environnement capitaliste, et celle d’un pragmatisme démocratique qui privilégie l’expérimentation et l’intelligence collectives. Les réflexions de Lippmann et de Dewey sur l’adaptation incarnent ainsi deux idéaux-types opposés susceptibles d’être reconduits jusqu’à aujourd’hui, ce qui donne toute sa puissance au projet généalogique de Barbara Stiegler. On tentera ici d’en dégager les grandes lignes.

Barbara Stiegler poursuit ici, sur le terrain du pragmatisme et des sources évolutionnistes du néolibéralisme américain, une enquête philosophique sur la tension entre flux (mobilité, créativité, spontanéité) et stases (institutions sociales de longue durée, constance) qu’elle avait entreprise dans son travail sur Nietzsche[1]. Il s’en découle une généalogie plutôt philosophique qu’historique : contrairement à une littérature savante qui nous a habitués à une documentation abondante sur cette question[2], Barbara Stiegler s’attache surtout aux textes de Lippmann et de Dewey. Cet usage économe des sources pourrait susciter quelques doutes au premier abord, mais on y gagne en précision ce qu’on semble perdre en abondance, car l’opposition entre ces deux penseurs, scrupuleusement retravaillée, permet une compréhension pleinement philosophique du néolibéralisme.

La séquence historico-théorique débute avec le renouveau de l’évolutionnisme philosophique à la fin du XIXe siècle, lorsque James, Bergson et Dewey reprochent à Spencer d’être encore trop dépendant des présupposés mécanistes du lamarckisme. Dewey soutient une vision possibiliste de l’adaptation où l’organisme jouit d’une marge de manœuvre et d’expérimentation, face à Lippmann qui souhaite renouveler le libéralisme en s’appuyant sur une conception spencérienne de la nature humaine, censée s’ajuster à un environnement social et économique qui s’impose massivement. Cette compréhension de l’adaptation comme un ajustement de l’organisme à l’environnement conduit ainsi aux positions dirigistes, faisant de la population la cible d’une politique adaptative au marché, ce qui constitue précisément la spécificité de la proposition néolibérale par rapport au simple « laissez-faire » libéral. À cet égard, le choc entre les deux approches est total. En effet, Lippmann absolutise le capitalisme comme l’environnement définitif auquel l’espèce humaine doit se réadapter (p. 201), en assignant à l’évolution un telos qui n’est qu’un conformisme zélé, tandis que Dewey ne cesse d’insister sur la nécessité de réfléchir collectivement aux conditions et conséquences de l’évolution. Là où Lippmann rêve d’une réadaptation de l’espèce humaine conduite par les experts et par la propagande, Dewey favorise la communication entre les citoyens qui devrait renforcer les liens sociaux et la communauté politique (p. 95). Lippmann s’appuie sur un modèle politique où les leaders actifs guident les masses inertes, réduisant le public à la passivité absolue, alors que Dewey s’appuie sur la logique expérimentale de Darwin pour laquelle la vie est une façon d’interagir avec l’environnement, et non un ajustement passif (p. 105).

Ainsi, c’est la « révolution darwinienne » (p. 22) et la finalité de l’évolution de l’espèce humaine qui sont au cœur du débat, donnant tout son sens au projet de Barbara Stiegler de revenir aux sources évolutionnistes du néolibéralisme. Pour le théoricien Graham Wallas (1858-1932) – professeur de sciences politiques à London School of Economics –, dont Lippmann est un disciple, l’évolution devient progressivement le maître mot de la politique puisque l’espèce humaine et son environnement évoluent à une vitesse inédite sous la poussée de l’industrialisation et de l’urbanisation.

Il s’agit alors pour la philosophie politique de réfléchir aux moyens de combler l’écart entre les aspects statiques de la vie sociale (institutions, manières de vivre, habitudes) et cette Grande Société caractérisée par les échanges internationaux et la circulation des flux. Cette opposition entre stase et flux montre les assises d’une position qui se dit progressiste, même si elle défend l’adaptabilité la plus obéissante de l’espèce humaine au capitalisme sous les noms de mondialisation et de flexibilité, en discréditant toutes les objections comme réactionnaires et conservatrices. Ainsi, la question est de savoir « comment résister à la disqualification néolibérale de toutes les stases, sans céder à la réaction contre le flux et ses accélérations » (p. 276). Chacun appréciera l’actualité de cette analyse, au moment où les transformations néolibérales des systèmes d’éducation et de santé se justifient par un retard qu’il faudrait rattraper et la nécessité de s’adapter à la mondialisation.

Pour Lippmann et Spencer, l’environnement de la Grande Société s’identifie donc au mode de production capitaliste et mondialisé, auquel les sociétés doivent s’adapter pour survivre. Pour Dewey au contraire, « l’environnement social se définit par une multiplicité d’interactions possibles, dont les échanges économiques ne sont qu’un aspect parmi tant d’autres » (p. 200). Ainsi, l’opposition entre Dewey et Lippmann se situe dans l’alternative déjà théorisée par Wallas, où il s’agit soit de « réadapter l’espèce humaine à son nouvel environnement industriel, [soit] de réadapter cet environnement lui-même aux potentialités créatrices des individus » (p. 150). Toute la problématique de l’adaptation semble ainsi être subordonnée à la définition de l’environnement auquel les sociétés sont censées s’adapter.

Or, l’environnement comme problème philosophique (dont la généalogie est inséparable de celle de l’adaptation) paraît plus profond que la configuration essentiellement américaine à laquelle l’ouvrage est consacré. En effet, Spencer reprend le problème tel qu’il est posé par Auguste Comte dès 1830 à partir des prémisses lamarckiennes, à savoir celui de l’harmonie nécessaire entre l’organisme social et son milieu, érigé alors au rang de projet politique dans un contexte de pacification postrévolutionnaire. C’est alors une véritable politique des milieux qui émerge en France au XIXe siècle, qui postule que la société devrait se gouverner en modifiant ses propres milieux, jusqu’à Durkheim relisant Darwin pour sa théorie de la division du travail comme outil d’adaptation aux milieux sociaux denses. Cette dimension comparative compliquerait l’affiliation libérale-pragmatiste de l’adaptation, puisque cette dernière s’enracine d’abord dans les ambitions politiques du positivisme, de la sociologie et du socialisme, laissant un héritage que Spencer traduit dans le contexte anglo-américain en le déformant. Or, c’est aussi à l’égard de cette première politique des milieux que les propositions de Dewey s’avèrent intéressantes, puisqu’il insiste sur les capacités des individus à transformer collectivement leur environnement et à redéfinir ensemble leurs propres fins (p. 263), là où la tradition sociologique française substantialise parfois les milieux sociaux auxquels les individus doivent s’adapter.

D’autre part, une telle insistance sur l’environnement social et économique (en réalité industriel et capitaliste) est, du moins au premier abord, assez étonnante dans un pays comme les États-Unis connus pour l’exaltation de la wilderness – cet environnement naturel supposé sauvage. À la lecture de cet ouvrage, on pourrait faire l’hypothèse de l’avènement simultané, dans les premières décennies du XXe siècle, d’un environnement naturel conçu comme un ensemble de ressources à conserver (ainsi que Lippmann le formule), et d’un environnement socio-économique qu’il s’agit d’aménager afin d’y adapter les populations urbaines. Cette double conception de l’environnement mériterait sans doute d’être approfondie dans un moment où elle est en crise évidente. Barbara Stiegler y fait en effet allusion en conclusion de son ouvrage (p. 283), lorsqu’elle identifie l’écologie politique comme un nouveau champ de conflictualité aux côtés de l’éducation et de la santé, ces trois domaines étant concernés par un gouvernement des populations à travers l’injonction de l’adaptation.

Enfin, un des mérites de ce travail est de réactualiser les travaux de Foucault sur le néolibéralisme, non pas par la paraphrase, mais par l’enquête. Cependant, si Barbara Stiegler a raison de souligner que Foucault s’intéresse peu aux racines biologiques ou évolutionnistes du néolibéralisme, son affirmation selon laquelle la plupart de ses interprètes auraient délaissé la question des transformations de la biopolitique pourrait être nuancée. Par ailleurs, Barbara Stiegler avance une hypothèse assez forte selon laquelle le néolibéralisme serait devenu une forme de pouvoir disciplinaire, précisément parce que Lippmann constate une déficience structurelle de l’espèce humaine (p. 221) qui appelle des politiques de correction, voire de dressage. Bien qu’elle soit logiquement convaincante, cette hypothèse gagnerait sans doute à être documentée de manière plus précise, d’autant plus qu’elle s’oppose terme à terme à la lecture foucaldienne qui voyait dans le néolibéralisme un adoucissement des disciplines.

Comme le précise la conclusion du livre, l’enquête historique consistant à saisir les étapes de l’élaboration de la pensée néolibérale depuis Lippmann serait l’objet d’un travail à venir. En attendant, on se contentera des travaux récents en histoire qui permettent de comprendre la séquence 1930-1990, notamment à travers la « constitution économique du monde » par l’école de Genève, globalisant les propositions des ordolibéraux allemands. Or, ces travaux semblent complémentaires, le mérite de Barbara Stiegler résidant surtout dans l’effort de clarification philosophique des positions opposées – l’une conduisant à l’intelligence et à la décision collectives, l’autre à une adaptation non questionnée au capitalisme.

En somme, le livre passionnant de Barbara Stiegler renouvelle profondément la manière dont la philosophie politique peut se pratiquer, en problématisant les catégories centrales de la modernité qui se prolongent jusqu’à aujourd’hui et en réactualisant les voies alternatives, sans pour autant tomber dans une vaine érudition. C’est aussi par ses promesses que le livre suscite l’enthousiasme, surtout celle qui consiste à élaborer une « nouvelle conception philosophique et politique du sens de l’évolution » (p. 284). Tout un programme, que l’on espère voir aboutir[3].

 

[1] Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, Puf, 2001.

[2] 2 Serge Audier, Le Colloque Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2008.

[3] Publié dans laviedesidees.fr le 20 mai 2019

Chercheur au CNRS, mathématicien et philosophe, Olivier Rey traite dans son livre d’une question de taille. De taille parce que, bien que souvent oubliée, il s’agit d’une question importante, essentielle. De taille parce qu’il s’agit de la question de la taille.

Dans la réalité la taille n’est pas un paramètre que l’on pourrait fixer à volonté : chaque être vivant n’est viable qu’à l’échelle qui est la sienne. En deçà ou au-delà, il meurt, à moins de se métamorphoser. Il en va de même pour les sociétés et les cultures.

La plupart des crises contemporaines (politiques, écologiques, culturelles) tiennent au dédain affiché par la modernité pour les questions de taille. Nous mesurons tout aujourd’hui, des volumes de transactions à la bourse aux taux de cholestérol, de la densité de l’air en particules fines au moral des ménages. Mais plus nos sociétés se livrent à cette frénésie de mesures, moins elles se révèlent aptes à respecter  la mesure, au sens de juste mesure.

Comme si les mesures n’étaient pas là pour aider à garder la mesure mais, au contraire, pour propager la folie des grandeurs.

Quelques extraits du chapitre V.

La science moderne et le libéralisme ont tous deux joué leur rôle dans la perte du sens des proportions et dans la démesure. Cependant, là où un principe d’illimitation est consubstantiel au libéralisme, il n’en va pas de même pour la science dont les leçons, à cet égard, sont ambiguës. Certes, la science moderne a aboli les limites sous leur ancienne guise cosmique. Cela ne veut pas dire qu’elle est incapable d’en reconnaître d’autres, pourvues d’une autre forme de légitimité. De la science, on retient surtout son pouvoir d’abolir un certain nombre de frontières que l’on tenait anciennement pour essentielles – au premier chef, entre le terrestre et le céleste. On se montre, à tort, moins attentif à celles qu’elle décèle et dont elle révèle l’importance.

Dans un cosmos, les dimensions d’un objet font partie de son être et participent à son ajointement au tout. Certes, les mesures auxquelles on procède sont toujours, nécessairement, relatives : on compare la taille d’un objet à celle d’un autre, éventuellement pris comme référence ou unité de mesure. Il n’en demeure pas moins que la taille de chaque entité, indépendamment de l’unité dans laquelle on l’évalue, possède également, de par l’insertion de cette entité dans le cosmos, un sens absolu.

À l’intérieur de l’espace géométrique euclidien qui, au moment de l’avènement de la science moderne, s’est imposé comme le cadre explicite ou implicite pour penser l’univers, il n’en est pas ainsi. Cet espace est à la fois infiniment étendu et, le point étant sans dimension, infiniment divisible. Il n’y a donc en son sein pas plus d’éléments maximaux que d’éléments minimaux susceptibles de fixer une échelle ; rien non plus qui, dans l’homogénéité géométrique, puisse faire borne, limite.

Pascal fut l’un des premiers, au XVIIe siècle, à prendre pleinement conscience de la nouvelle situation, et à en tirer argument. Ainsi dans le fragment le plus développé de toutes les Pensées et, comme en témoignent les multiples corrections dont il a été l’objet, l’un des plus travaillés, intitulé « Disproportion de l’homme ». Par disproportion, il ne faut pas entendre ici « mauvaise proportion », ou « taille excessive », comme le voudrait l’usage courant du terme aujourd’hui, mais absence de référence par rapport à laquelle on pourrait « proportionner ». « Voilà où nous mènent les connaissances naturelles », écrit Pascal en commençant sa réflexion – confirmant par ces mots que c’est bien la nouvelle science qui le conduit à développer les considérations qui suivent. L’homme se retrouve sans mesure absolue, sans proportion, car « rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient » : le fini est tout aussi bien néant à l’égard de l’infini, que tout à l’égard du néant.

Pour mieux faire comprendre ce dernier point, Pascal présente à l’homme un ciron, ce minuscule acarien qui, à son époque, était le plus petit animal connu. Il demande à son interlocuteur de penser aux jambes et aux jointures dont cet animal, tout juste visible à l’œil nu, est pourvu, puis aux veines qui les irriguent, au sang qui y circule, aux humeurs dans ce sang, aux gouttes dans ces humeurs, aux vapeurs dans ces gouttes, jusqu’au dernier objet que l’imagination, poursuivant ses divisions, parvienne à concevoir. Enfin l’homme, qui croyait enfin avoir atteint l’« extrême petitesse de la nature », est invité à découvrir dans ce plus infime des objets un abîme nouveau : « Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ? »

On ne saurait mieux exprimer la relativité de toute mesure qui s’impose à la pensée moderne. Si Pascal se distingue, ici, c’est surtout par ses qualités littéraires : l’idée qu’il expose semble, quant à elle, partagée par nombre d’esprits éclairés de son temps.

La leçon de Galilée

Il se trouve cependant que l’expérience de pensée qu’il propose, et qui voudrait que les mêmes phénomènes puissent se retrouver d’échelle en échelle, à l’infini, n’a guère de sens. Elle est inspirée par le nouveau regard scientifique sur le monde ; et pourtant, ce même regard l’invalide. On pourrait en appeler, pour le démontrer, à la science contemporaine. Selon les théories en cours, en effet, il se pourrait que l’univers soit d’extension finie (mais de taille croissante, et sans frontières, comme la notion mathématique de variété permet de le concevoir), il n’est en tout cas ni homogène ni isotrope (c’est-à-dire qu’il ne présente pas les mêmes caractéristiques en tout point et en toute direction, car la métrique de l’espace-temps est modifiée par la matière et l’énergie, conformément aux équations d’Einstein). Par ailleurs, on sait que les forces prépondérantes ne sont pas les mêmes à courtes ou longues distances, ce qui donne lieu à des phénomènes de natures elles-mêmes très différentes selon l’échelle – le monde subatomique ne ressemble nullement au monde macroscopique. Quant à la division à l’infini de l’espace, elle est probablement dépourvue de sens physique (selon la théorie des supercordes par exemple, il n’y aurait pas de sens à parler d’une longueur inférieure à la longueur de Planck, de l’ordre de 10-35 m). Cela étant, il n’est nullement besoin de se référer à des théories aussi récentes et aussi sophistiquées, que Pascal et son siècle ne pouvaient qu’ignorer, pour contester l’argument du ciron. À cette fin, la physique de Galilée suffit.

De ce dernier, on connaît davantage son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, qui lui valut son second et célèbre procès, en 1633, que son œuvre ultime, ses Discours concernant deux sciences nouvelles publiés à Leyde en 1638. Pourtant, l’objet principal du Dialogue sur les deux grands systèmes était de prouver que le système de Copernic n’était pas seulement une hypothèse commode pour effectuer des calculs astronomiques, mais une vérité physique, attestée par le phénomène des marées qui en aurait été une conséquence. Le Dialogue expose un grand nombre d’arguments intéressants. Il n’en reste pas moins que la théorie des marées de Galilée, faute de prendre en compte l’influence majeure exercée par la lune, à travers les forces gravitationnelles dont on ne connaissait pas encore l’existence, est une théorie erronée : il faudra attendre plus d’un demi-siècle pour que Newton donne la première explication à peu près correcte du phénomène.

Les Discours, quant à eux, sont tout à fait novateurs, ne serait-ce que par leur première partie consacrée à l’étude de la résistance des matériaux. Le texte s’ouvre sur une visite des arsenaux de Venise. Autour d’une galéasse en attente de lancement est dressé un appareil de soutènement, bien plus considérable, en proportion, que celui qui entoure les navires plus petits. Un vieil homme assure qu’on procède ainsi avec la galéasse « pour éviter qu’elle se rompe, écrasée par le poids de son énorme masse, alors que les bâtiments plus petits sont exempts de cet inconvénient ». Sagredo, le personnage intelligent et sans a priori des dialogues de Galilée, critique cette opinion populaire qui veut que beaucoup de projets viables à une petite échelle ne puissent réussir à une échelle plus grande ; alors que, estime-t-il, les démonstrations mécaniques reposant sur la géométrie, et les propriétés géométriques d’une figure étant identiques à n’importe quelle échelle, une grande machine doit fonctionner de la même manière et aussi bien qu’une petite si les proportions entre les différents éléments qui les composent sont respectées. Salviati, le porte-parole de Galilée, s’accorde avec Sagredo pour critiquer l’opinion populaire. En effet, remarque-t-il, il arrive que l’inverse de ce qu’affirmait le vieillard soit vrai : parfois, ce qui fonctionne à une grande échelle devient inopérant à une échelle plus petite. Mais il contredit aussi son interlocuteur : « Ne croyez plus, et peut-être avec beaucoup de ceux qui ont étudié la mécanique, que des machines et des constructions faites des mêmes matériaux, reproduisant scrupuleusement les mêmes proportions entre leurs parties, doivent être également ou, pour mieux dire, proportionnellement aptes à résister ou à céder aux assauts et aux chocs venus de l’extérieur, car on peut démontrer géométriquement que les plus grandes sont toujours proportionnellement moins résistantes que les plus petites ; de sorte qu’en fin de compte toutes les machines et constructions, qu’elles soient artificielles ou naturelles, ont une limite nécessaire et prescrite que ni l’art ni la nature ne peuvent dépasser – étant bien sûr entendu que les proportions et les matériaux demeurent toujours identiques  . »

Insistons sur ce point : là où Sagredo entend déduire de la géométrie que toutes les échelles sont équivalentes, Galilée rétorque que c’est géométriquement que l’on peut prouver qu’il n’en est rien.

Galilée affirme que le monde ne saurait être invariant par changement d’échelle. Le monde est « non-linéaire », ce qui veut dire qu’en général les différentes grandeurs ne varient pas proportionnellement les unes par rapport aux autres. Il en résulte des changements de physionomie quand la taille varie, et ce qu’on appelle des « bifurcations », c’est-à-dire des changements brusques lorsque certains seuils sont atteints – par exemple une rupture.

Pensons, pour prendre un exemple très simple, aux géants qui apparaissent dans certains contes, dix fois plus grands qu’un homme ordinaire. Si toutes leurs dimensions sont décuplées, leur volume et leur poids sont multipliés par mille (un homme de 2 mètres et de 100 kilos devient un géant de 20 mètres et de 100 000 kilos). Il en résulte que les efforts qui s’exercent par unité de surface de la section d’un os comme le fémur, lorsque le géant est debout, sont multipliés par dix, et qu’au premier pas celui-ci se casse la jambe.

De manière générale, par de nombreux arguments et calculs, Galilée fait ressortir « l’impossibilité, non seulement pour l’art, mais pour la nature elle-même, d’accroître leurs constructions jusqu’à des dimensions énormes ; ainsi sera-t-il impossible de fabriquer des vaisseaux, des palais ou des temples d’une extrême grandeur, et dont les rames, les vergues, les poutres, les clefs, et en un mot toutes les parties tiendraient encore ensemble ; de son côté, la nature sera incapable de produire des arbres d’une taille excessive, puisque les branches, pliant sous leur propre poids, finiraient par se rompre ; de la même manière d’ailleurs il sera impossible, aussi bien en ce qui concerne les hommes que les chevaux ou les autres animaux, de fabriquer des squelettes capables de durer et remplir régulièrement leurs fonctions, en même temps que ces animaux croîtraient immensément en hauteur : à moins bien entendu d’utiliser une matière beaucoup plus dure et résistante que la matière habituelle, et de déformer leurs os en les agrandissant démesurément, ce qui aboutirait à les rendre monstrueux par la forme et par l’aspect.

Pour illustrer brièvement ce que je dis, j’ai représenté un os dont la longueur a été augmentée trois fois seulement, mais dont l’épaisseur a été accrue de telle façon qu’il puisse remplir pour un animal de grande taille la même fonction que le plus petit pour un petit animal ; voici les figures sur lesquelles vous remarquez comment l’os agrandi acquiert une forme disproportionnée. Il apparaît donc clairement que, si l’on voulait conserver chez un géant particulièrement grand la proportion qu’ont les membres chez un homme ordinaire, il faudrait ou trouver une matière bien plus dure et plus résistante pour en constituer les os, ou admettre que sa robustesse serait proportionnellement beaucoup plus faible que celle des hommes de taille médiocre ; sinon, à augmenter sans mesure sa hauteur, on le verrait plier sous son propre poids et s’écrouler[1] ».

 

[1] Le gros os a trois fois la longueur du petit mais, pour être en mesure de porter une masse 33 =27 fois supérieure, sa section doit également être multipliée par 27, ce qui signifie que son diamètre doit être multiplié par √27 = 3√3 (soit à peu près 5,2). Le dessin de Galilée exagère un peu le renflement du gros os pour rendre le changement de forme encore plus spectaculaire.

Comment bifurquer ? (Trois questions (3/3))
L’importance décisive de l’échelle

Ces remarques peuvent paraître banales. Il s’en faut pourtant que la pensée moderne en soit pénétrée. Significatif est à cet égard le fait que Sagredo, le Vénitien éclairé, ou Pascal, dans son argument du ciron (qui chez lui, il est vrai, avait une valeur principalement rhétorique, métaphorique et apologétique pour situer l’homme entre Dieu et le néant), se montrent sur le sujet plus éloignés de la vérité que le vieil homme imbu de sagesse traditionnelle rencontré à l’arsenal.

L’affranchissement de la réflexion vis-à-vis des dimensions naturelles offertes à l’expérience apparaît, en quelque sorte, comme une conquête de la modernité. D’Arcy Thompson, une des grandes figures de la biologie théorique, cite en exemple les réflexions de deux grands scientifiques du XIXe et du début du XXe siècle : « Oliver Heaviside avait coutume de dire qu’il n’existe pas d’échelle absolue de taille dans l’Univers, car celui-ci n’a de limite ni dans l’immensément grand ni dans l’immensément petit. C’est l’essence même de la philosophie newtonienne qui devrait nous permettre de généraliser nos concepts et nos déductions d’un extrême à l’autre de l’échelle des grandeurs. Et sir John Herschel affirmait que « celui qui se consacre à l’étude doit renoncer à établir cette distinction entre grand et petit, totalement gommée dans la nature ». »

Même quand une telle position n’est pas ou plus revendiquée, elle continue à informer la pensée, empêchant d’accorder aux questions d’échelle l’attention qu’elles méritent. J. B. S. Haldane a remarqué cette tendance en biologie : « Les différences les plus évidentes entre les différents animaux sont des différences de taille mais, pour une raison ou une autre, les zoologistes ont accordé à ces dernières une attention singulièrement réduite. Dans un épais manuel scolaire de zoologie que j’ai sous les yeux, je ne trouve nulle part mentionné que l’aigle est plus grand que le moineau, que l’hippopotame est plus gros que le lièvre – bien que quelques indications soient données du bout des lèvres à propos de la souris et de la baleine. Et pourtant, il serait facile de montrer qu’un lièvre ne saurait avoir les dimensions d’un hippopotame, ni une baleine celles d’un hareng. Pour chaque animal il existe une taille adéquate, et une grande variation de taille entraîne nécessairement un changement de forme » D’Arcy Thompson, comme après lui Haldane, ont insisté sur le fait que, pour de simples raisons de physique, telles que celles mises au jour par Galilée, la dimension ne saurait être considérée comme un paramètre secondaire dans la caractérisation d’une forme vivante : la taille détermine en effet, dans une large mesure, le type d’organisation possible.

Si la cellule, unité de structure du vivant, a une taille comprise entre un et cent micromètres (soit du millième au dixième de millimètre), c’est qu’elle ne saurait être trop petite, sous peine de ne pouvoir réunir en son sein les structures moléculaires nécessaires à sa constitution et à son métabolisme, ni trop grosse, sous peine de ne plus être en mesure d’alimenter ce métabolisme. Les besoins en nourriture, en effet, sont plus ou moins proportionnels au volume, tandis que les possibilités d’alimentation le sont à la surface. Or, à forme constante, le rapport de la surface au volume varie comme l’inverse de la taille : trop grosse, la cellule ne parvient plus à se nourrir, et une division devient nécessaire pour rétablir un rapport surface/volume qui soit viable (sans préjuger des mécanismes effectifs qui commandent cette division). Les organismes pluricellulaires sont confrontés au même type de problème et, d’une manière générale, « le maintien d’un équilibre adéquat entre la surface et le volume au cours de la croissance est l’un des défis qu’a dû relever l’évolution », les solutions valables à une certaine échelle trouvant vite leurs limites.

La taille croissante pose des difficultés qui réclament des structures de plus en plus complexes pour être surmontées, et « les animaux les plus évolués ne sont pas de plus grande taille que les moins évolués parce qu’ils sont plus complexes, ils sont plus complexes parce qu’ils sont de plus grande taille  ». Ainsi, l’oxygénation des insectes par simple diffusion de l’air au long des minces tubes en cul-de-sac que sont les trachées et trachéoles n’est praticable que sur de très courtes distances, d’où s’ensuit que l’épaisseur d’un corps d’insecte ou d’arachnide ne peut guère dépasser un demi-centimètre et que, dans la réalité, les araignées géantes des films d’épouvante, outre qu’elles n’auraient jamais pu atteindre une telle taille, mourraient séance tenante d’asphyxie. Les crustacés, dont le plan anatomique ressemble à celui des insectes, peuvent atteindre de plus grandes dimensions parce qu’ils sont pourvus d’un système respiratoire ; ce sont alors les contraintes mécaniques liées au squelette externe qui viennent limiter leur taille, qui plafonne avec celle des crabes et des homards.

Il est à noter que si la taille réclame une organisation plus complexe, elle procure en retour certains avantages : le nombre de prédateurs potentiels diminue, et la régulation de la température, pour les organismes homéothermes, se trouve facilitée par la diminution du rapport entre la surface externe, par laquelle s’opèrent les pertes de chaleur, et le volume dont il faut conserver la chaleur, tandis que cette régulation est un défi permanent pour les petits animaux. « En réalité, un animal à sang chaud bien plus petit que la souris est inconcevable ; il ne pourrait ni se procurer ni digérer la quantité de nourriture nécessaire au maintien de sa température à un niveau constant, et c’est pourquoi il n’existe aucun mammifère ni aucun oiseau aussi petit que le plus petit des poissons ou grenouilles. Le caractère désavantageux d’une petite taille est d’autant plus marqué que s’intensifient les pertes de chaleur par conduction, comme dans l’Arctique, ou par convection, comme dans l’océan. »

L’importance de l’échelle sur les phénomènes physiques, bien saisie par Galilée, suffit à comprendre que la forme et l’organisation des êtres vivants soient nécessairement très différentes selon l’ordre de grandeur de leur taille – qu’on se place à l’échelle du bacille, de l’insecte ou de l’homme. Les forces de contact, en particulier, n’agissent que proportionnellement à la surface qui leur est offerte, tandis que la force de gravité s’exerce uniformément sur toutes les particules du corps – les premières sont en raison de l’interface intérieur/extérieur, la seconde en raison de la masse et donc, à un facteur près, du volume. Du fait que le rapport entre surface et volume décroît au même rythme que la taille augmente, il résulte que « si la forme des organismes est effectivement dictée par les forces physiques, les créatures de petite taille seront façonnées par des forces de tension superficielle (forces de surface), alors que la forme des organismes plus grands sera régie par des forces gravitationnelles (forces de volume) ». La morphogenèse est donc de nature essentiellement différente selon l’échelle.

Notons également que plus la taille d’un organisme croît, plus la pesanteur devient pour lui une contrainte importante, et un danger – alors qu’elle exerce peu d’effet sur les organismes de petites dimensions. Galilée l’avait remarqué : « Qui ne voit qu’un cheval se rompra les os, s’il tombe d’une hauteur de trois ou quatre coudées, mais qu’un chien, dans les mêmes conditions, ou un chat tombant d’une hauteur de huit ou dix coudées ne se feront aucun mal, pas plus qu’un grillon lâché d’une tour ou une fourmi se précipitant depuis l’orbe lunaire » Cela, parce que la résistance que l’air oppose à la chute d’un objet est proportionnelle à la surface de cet objet, tandis que la force de gravitation est proportionnelle à sa masse. En revanche, les forces de tension superficielle, qui n’ont rien pour nous effrayer, sont très dangereuses pour les insectes. À l’échelle humaine, la force de gravitation est si déterminante que « si [elle] venait à doubler, notre bipédie serait totalement inadaptée, et la plupart des animaux terrestres prendraient la forme de sauriens courts sur pattes ou encore de serpents. […] En revanche, si l’intensité de la force de gravité diminuait de moitié, nous serions plus légers, plus sveltes et plus actifs, nous aurions un besoin d’énergie, de chaleur et de sang moins important, et notre cœur et nos poumons pourraient être plus petits ».

Même s’il n’y a pas de seuil absolu de viabilité pour tel ou tel type de forme et d’organisation, il n’en existe pas moins des discontinuités : « L’échelle de taille des mammifères s’interrompt brutalement, vers le bas, à un poids d’environ cinq grammes, celle des coléoptères à une longueur d’environ un demi-millimètre, et chaque groupe d’animaux a ses propres limitations de taille, vers le haut et vers le bas. » Comme le souligne encore Haldane, pour chaque type d’animal il existe une taille dont il ne saurait trop s’écarter sans disparaître ou subir de profondes transformations. Par exemple, dire d’un homme de 2,50 mètres qu’il est un géant peut s’entendre autrement que par seule comparaison avec la taille moyenne observée : la taille de 2,50 mètres pourrait voisiner la limite au-delà de laquelle la forme et l’organisation humaines ne sont plus viables. Un homme de 2,50 mètres serait extrêmement grand non relativement à notre expérience empirique, « provinciale » du réel, parce que nous n’avons jamais vu d’hommes de 3 mètres (comme les Anciens pouvaient juger très rapide un cheval au galop parce qu’ils ne connaissaient pas les trains à grande vitesse et les avions), un homme de 2,50 mètres serait extrêmement grand dans l’absolu, parce qu’un homme de 3 mètres s’avérerait impossible. Il n’y a que dans l’imagination de Swift et de ses lecteurs que Gulliver, les Lilliputiens (douze fois plus petits que lui) et les Brobdingnagiens (douze fois plus grands) peuvent coexister : dans la réalité, une même forme organique ne saurait se rencontrer à des échelles aussi différentes.

Parce que le monde n’est pas invariant par changement d’échelle, le nœud entre quantité et qualité est impossible à défaire. Effacé sous sa forme cosmique par l’appréhension mathématique du livre de la nature, il réapparaît aussitôt, précisément, sous forme mathématique. Les non-linéarités font que le monde n’est pas invariant par homothétie, et ne saurait l’être. L’inflation contemporaine des images et du « virtuel » contribue à nous masquer ce fait. Les images nous habituent à considérer les choses ou les êtres représentés indépendamment de l’échelle à laquelle ces choses ou ces êtres existent. Sur un écran d’ordinateur, nous pouvons même faire varier la taille à notre guise : non seulement la mesure est relative, mais elle est à notre disposition.

Dans la réalité il en va autrement. Lorsque la taille croît (ou décroît), la forme ne saurait se maintenir longtemps : les non-linéarités engendrent des seuils où un système bascule d’un type de comportement à un autre, des « catastrophes » surviennent qui, dans certains cas, peuvent être éminemment bénéfiques et souhaitables et, dans d’autres, sont synonymes de destruction, d’effondrement – comme le sens courant pris par le terme en français l’indique assez.

Les non-linéarités donnent un sens à la notion de mesure absolue. Quitte à comprendre que ce caractère absolu n’est pas un nombre précis, mais un ordre de grandeur qui, pour tout objet, fait partie de son essence. En insistant sur ce point, la science moderne pourrait contribuer à refonder une forme de sagesse cosmique, plutôt que de la faire oublier.

La tâche que Whitehead a proposée pour la philosophie, souder le sens commun à l’imagination, communique directement avec ce qu’il considérait comme la faiblesse dangereuse, peut-être létale, du monde moderne. Les théories spécialisées se font gloire de disqualifier le sens commun, de le convaincre qu’il doit s’en remettre à l’autorité de « ceux qui savent ». La tâche de la philosophie peut se dire « réactiver le sens commun » car ce que nous connaissons n’est que le sens commun tel qu’il a été défait.

Il y a bien des manières de raconter cette défaite. Certaines sont politiques. Ainsi, Gilles Deleuze avait proposé qu’entre la « gauche » et la « droite » il existe une différence non de sensibilité ou de priorité, mais de nature : alors que la gauche a besoin, vitalement besoin, que les gens pensent, la droite demande qu’ils acceptent une formulation des problèmes venue d’ailleurs, qu’ils se conforment à un ordre des choses auto-évident. Défaire le sens commun revient alors à rendre la rumination impuissante, à la séparer de toute capacité d’objecter contre cet ordre des choses, à la réduire à un imaginaire plaintif, rêvant le cas échéant à un monde où « les gens » ne seraient pas si égoïstes, irresponsables, influençables.

Cependant, même si, pour paraphraser Leibniz, il y a du politique partout, tout ne peut se réduire à un registre « purement politique ». En tout cas, pas avant que la question n’ait les moyens de se poser effectivement de la sorte. Pas avant que ce registre politique lui-même soit devenu capable de prendre en charge une proposition comme celle de Deleuze, c’est-à-dire aussi de traduire dans ses propres termes ce que signifie « souder l’imagination et le sens commun ». Car il n’y a pas ici de petites économies. Pour beaucoup la proposition n’aura aucun sens, ou alors ils l’entendront immédiatement comme un appel à plier l’imagination aux conditions imposées par un sens commun qu’il faudrait respecter.

Ainsi, que répondre au physicien qui protesterait : mais si nous devions « respecter le sens commun », ni la relativité einsteinienne ni la mécanique quantique n’auraient jamais vu le jour ! Et Galilée ! Comment aurait-il pu convaincre les gens que la Terre est en mouvement sans qu’ils s’en aperçoivent ? Mauvaise pioche, remarquons-le, que ce dernier argument : si Galilée a publié en italien, et non en latin, son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, s’il y a conféré à un amateur éclairé, Sagredo, la charge d’arbitre dans sa polémique avec Simplicio, représentant de ses adversaires, c’est précisément parce qu’il misait sur l’alliance avec le sens commun contre l’autorité. Toujours est-il que, au début du XXe siècle, les choses ont bel et bien changé : c’est la physique qui, désormais, fait autorité, et cette autorité se définit dorénavant comme « révolutionnaire », détruisant les certitudes de ce qui, corrélativement, est caractérisé comme le sens commun.

Étrange situation, il vaut de le souligner, car, pour que la physique se définisse contre le sens commun, elle a d’abord dû le définir pour son propre compte. En l’occurrence, par un étrange tour de passe-passe, les certitudes qu’elle lui attribue ne sont autres que celles qui, avant les révolutions, caractérisaient une vision « mécaniste » du monde. En d’autres termes, « les gens » doivent être convaincus qu’ils pensent « naturellement » dans les termes de cette physique qui est désormais définie comme classique, qu’ils avaient par exemple toujours adhéré à l’idée d’une « réalité physique » constituée de particules en mouvement, caractérisées chacune par une position et une vitesse bien déterminées. Beaucoup de pédagogie est nécessaire pour que ce qui a scandalisé les physiciens devienne un scandale qui nous concerne tous, que nous nous sentions tous concernés par l’annonce des physiciens : ce réel, que nous avions tous en commun, est « voilé » !

D’autres sciences ont depuis pris le relais, définissant leurs révolutions ou leurs pseudo-révolutions sur le même mode : « Vous (le sens commun) croyiez que..., mais nous savons désormais que... » Tous les coups semblent ici permis : un pli a été pris qui identifie le « progrès » avec ce qui scandalise le public. Pour « ceux qui savent », le public est devenu un stock d’opinions et de croyances toujours prêtes à servir de faire-valoir. Et les « gens du commun » ont pris le pli. Pour la plupart, ils ont accepté un rôle de spectateur passif. Ou, du moins, c’était le cas il y a une vingtaine d’année, lors de ce qui a été baptisé la « guerre des sciences », l’affrontement entre scientifiques et penseurs critiques sous le regard ébahi de ces descendants des citoyens d’Athènes que l’on appelle aujourd’hui « le public ».

Scène typique de cette guéguerre académique : un physicien furieux interpelle l’un de ces penseurs critiques. Ce peut être une philosophe, un sociologue, un spécialiste de ce que l’on appelle dans les pays anglophones les Science studies, ou alors les Cultural studies, cela n’importe pas au physicien, car il ne s’intéresse pas à de telles différences. Ce qui compte pour lui est ce qu’il a perçu : son interlocuteur était susceptible d’insinuer le poison du doute dans l’esprit de ce public quant au fait que les lois physiques décrivent bel et bien « la réalité ». Il ne peut certes condamner ce nouveau Socrate à boire de la ciguë, mais ce qu’il propose n’a rien d’aimable : « Si vous ne croyez pas aux lois de la physique, jetez-vous par cette fenêtre ! » Et le plus fort est que cela semble marcher : le caractère quasi rituel de cette interpellation – je ne compte plus le nombre de fois où je l’ai entendue ou lue ou subie – témoigne du fait que les physiciens y recourent en toute impunité, sans craindre apparemment que quelqu’un s’étonne : « Vous voulez dire qu’avant Galilée et sa loi de la chute des corps on confondait allègrement les portes et les fenêtres ? »

Mais leurs adversaires pouvaient ne pas être en reste lorsqu’il s’agissait pour eux de déconstruire l’« objectivité scientifique ». L’un d’entre eux a même invoqué l’efficace éventuelle de la prière des passagers afin de contrer l’exemple des avions qui volent pris en tant que preuve de l’existence objective des lois de la physique. Lui non plus ne semblait pas nourrir la crainte qu’un croyant, aussi fervent soit-il, rumine et objecte qu’il ne choisirait jamais une compagnie qui remplace les techniciens par des cercles de prière, que ce n’est pas aux lois objectives de l’aérodynamique qu’il se fie lorsqu’il embarque mais au laborieux travail de maintenance des avions, à la formation des pilotes, à la vigilance du contrôle aérien...

L’impunité, le fait qu’ils n’aient pas à compter avec le sens commun, rend bêtes « ceux qui savent ». La « guerre des sciences » a eu lieu dans un paysage dépeuplé. Les guerriers qui s’y affrontaient étaient définis par une situation de fait : ce que j’ai appelé la « défaite du sens commun ». Et il ne s’agit pas d’une défaite sur un quelconque champ de bataille – il n’y a pas eu à proprement parler de bataille, car, lorsqu’il s’agit de ce qui intéresse effectivement les scientifiques – non pas le fait que les corps lourds tombent, par exemple, mais la manière dont peut se définir la variation de leur vitesse au cours de la chute –, le sens commun n’a ni arme ni cause spécifique à défendre. C’est bien plutôt d’une défaite qu’il s’agit, d’une dissolution de la capacité d’objecter, voire même d’imaginer que ce que l’on sait puisse permettre d’objecter – ce qui signifie aussi la perte de ce sans quoi il ne peut y avoir de rumination.

Car ruminer, c’est refuser – sourdement peut-être, sans nécessairement déployer un discours contradictoire – de perdre confiance dans la valeur d’une expérience, même si celle-ci est difficile à mettre en mots ou si elle est mise en difficulté par une théorie qui la disqualifie. Ce qui est défait est la possibilité d’un rapport de récalcitrance par rapport aux prétentions théoriques, à distinguer d’un rapport de méfiance par rapport aux théories elles-mêmes. La récalcitrance n’implique pas la méfiance, mais la capacité à apprécier positivement ce que propose une théorie, sans lui permettre pour autant de nier ce qu’elle propose d’oublier ou de réduire aux apparences. C’est pourquoi à cette défaite du sens commun correspond l’arrogance ignorante dont tant de théories font montre – comme un gouvernail qui aurait perdu contact avec l’eau qui lui résiste, mais lui permet aussi de ne pas tourner fou, de maintenir un cap, c’est-à-dire ici de résister à la bêtise.

Whitehead aurait sans doute été saisi par la bêtise qui s’est déployée en toute impunité lors de cette « guerre des sciences » qui fait partie d’un passé non dépassé – l’écho médiatique s’est éteint, mais la guerre couve toujours. Il n’aurait cependant pas été étonné de l’opposition entre scientifiques et penseurs critiques. C’est même l’incapacité des penseurs critiques, depuis Hume et Kant, de « bien parler » de ce que les sciences célèbrent comme des réussites, qui, pour lui, signe le devenir spécialisé de la philosophie. Lorsque « la question : “Que savons-nous ?” a été transformée en "Que pouvons-nous savoir ?”», la philosophie s’est érigée en juge de l’expérience humaine, en censeur de ce que les humains, y compris les scientifiques, « savent », même s’ils ne savent pas bien le dire. Les ruminations du sens commun ont été renvoyées à la confusion inhérente à des interrogations qui excèdent les limites bornant ce que nous pouvons légitimement prétendre savoir, ce que nous sommes en droit de savoir : s’il rumine, c’est qu’il divague dans le labyrinthe de ses croyances. Quant aux scientifiques qui prétendent avoir « accès à la réalité », la critique tolère leur réalisme naïf. De son côté, écrit Whitehead, « la foi scientifique s’est montrée à la hauteur des circonstances et a tacitement déplacé la montagne philosophique ».

Steven Weinberg, avant de devenir un protagoniste de la guerre des sciences, a bien exprimé le mépris amusé que lui inspirait la « montagne » philosophique :

Ludwig Wittgenstein, qui niait jusqu’à la possibilité d’expliquer le moindre fait par référence à un autre, affirmait que « à la base de toute la conception moderne du monde gît l’illusion que les prétendues lois de la nature sont les explications des phénomènes naturels ». De telles mises en garde me laissent froid. Dire cela à un physicien, c’est dire à un tigre en quête de proie que toute chair est herbe. Que nous autres scientifiques ne sachions pas expliquer, avec l’approbation des philosophes, ce que nous faisons quand nous cherchons des explications ne signifie pas que nous nous livrions à une tâche oiseuse. Les philosophes pourraient nous aider à comprendre ce que nous faisons mais, avec ou sans eux, nous continuerons à le faire.

Weinberg ironise, mais il n’est pas furieux. De fait, les scientifiques et la plupart des philosophes ont toujours été d’accord sur l’essentiel : les sciences témoignent pour la rationalité humaine. Tout a changé lorsque la critique a cessé d’être respectueuse, lorsque certains penseurs critiques ont explicité les conséquences de la déconstruction à laquelle ils procédaient : « Si la “nature” est étrangère à votre accord quant à l’ordre que vous y déchiffrez, c’est donc que cet accord est purement humain : c’est vous, les scientifiques, qui vous mettez d’accord, et la manière dont vous le faites ne diffère pas de celle qui prévaut pour tout autre accord humain. » Exit la rationalité, et cela sans que la remplace un intérêt réel pour les manières multiples dont les humains sont susceptibles de s’accorder. Lorsque le critique affirme que la science n’est qu’une pratique comme les autres, c’est le « ne que » qui compte. Comme tout ce qui prétend fonder les autres accords pratiques, le verdict des faits n’est que la résultante de rapports de force.

Ce que la guerre des sciences a fait apparaître est que le sens commun n’est plus désormais qu’une opinion publique influençable, qui pourrait se laisser séduire par une telle proposition : les critiques, au lieu de susciter l’ironie des scientifiques, ont été accusés de favoriser son irrationalité. Le « relativisme », l’idée que toutes les pratiques « se valent » (même celle des charlatans ou des peuples dits « primitifs » !), est soudain devenu une menace monstrueuse. Il semble que la perte d’autorité des « lois de la nature » – car c’est toujours à elles, c’est-à-dire à la physique théorique, que l’on en revient, quitte à ajouter l’évolution darwinienne pour pouvoir désigner de « vrais ennemis », les créationnistes – soit synonyme de déchaînement de l’arbitraire. Rien ne ferait obstacle aux passions les plus irrationnelles. Tout serait permis, chacun sa vérité, même les partisans de la Terre plate !

Bref, il est désormais admis que « les gens », ces descendants des citoyens d’Athènes, ne sont plus susceptibles de s’interroger, de ruminer. Ce que Whitehead nommait le « sens commun » n’est plus ce avec quoi l’on doit compter, ou ce sur quoi on le peut. Que l’homme de la rue ou l’habitant des campagnes se trompe, cela va désormais de soi – c’est même la seule chose qui fasse l’unanimité parmi les spécialistes. Mais « les gens » font désormais plus que se tromper : ils sont accusés d’être prêts à suivre le premier « démagogue » venu. Ils ont donc besoin de bergers. Et pour dénoncer les « mauvais bergers », tous les coups sont permis puisque « les gens » sont disposés à croire n’importe quoi.

Mais aujourd’hui cette caricature a pris vie et a fait irruption sur la scène politique ou, plus précisément, électorale, la seule scène où la démocratie représentative lui donne le droit de faire entendre sa voix. Tout se passe comme si la défaite du sens commun, devenu incapable de ruminer ou même de se formaliser de la situation qui lui est faite – tête à claque ou faire-valoir pour toutes les prétentions théoriques –, avait assez soudainement accouché du monstre qu’évoquaient les scientifiques contre ceux qu’ils traitaient de relativistes. Et bien sûr, face à la propagation éhontée des fake news, des alternative truths, face à l’indifférence déterminée ou à la méfiance virulente envers des faits pourtant bien établis, on peut être tenté de régler des comptes d’il y a vingt-cinq ans : « Vous voyez bien, le relativisme, l’attaque contre l’autorité des faits qui devraient nous mettre d’accord, c’était l’autorisation donnée à la montée de l’irrationalité. Nous avions raison et vous avez permis à un horrible génie de sortir de sa bouteille ! »

On peut interpréter ce qui arrive de divers points de vue, le rôle des réseaux sociaux, évidemment, mais aussi l’évidence vécue de ce que le progrès auquel on nous a demandé de croire a disparu de l’horizon, ou les propagandes de désinformation de tous ordres. Mais invoquer l’image d’un public qui confirmerait son irrationalité foncière et donnerait raison à la thèse selon laquelle il doit « faire confiance en ceux qui savent », sans quoi il se croira tout permis, me semble négliger la nouveauté redoutable de l’événement. Ce qui me frappe est que celles et ceux qui se délectent des fake news ou autres alternative truths semblent moins manifester une aveugle crédulité qu’une sombre volonté de ne rien entendre, de prendre leur revanche contre « ceux qui savent ». Qui eût cru que Donald Trump, lors de sa campagne électorale, aurait pu impunément déclarer que même s’il tuait quelqu’un en pleine 5e avenue, cela n’empêcherait pas ses partisans de voter pour lui ? Mais ceux-ci ont sans doute bien compris pour leur part que Trump leur donnait l’occasion réjouissante de scandaliser encore un peu plus l’« élite bien-pensante ».

Et si ce qui surgit manifestait sur un mode particulier ce désastre politique et culturel que j’ai appelé la « défaite du sens commun » ? Je ne peux m’empêcher ici de penser à Bertolt Brecht lorsqu’il écrivait : « On parle toujours de la violence du fleuve qui déborde, beaucoup moins de celle des digues qui l’enserrent. » Il pensait certes aux violences révolutionnaires, au peuple dans la rue, non à ces foules qui applaudissent avec passion les énoncés les plus outranciers, les plus ouvertement absurdes, qui découvrent qu’elles-mêmes comptent puisqu’elles font peur à ceux qui savent. Mais les fleuves qui débordent peuvent être différents, la violence des digues est similaire. On ne fait pas sentir impunément à ceux à qui on avait enjoint de faire confiance que leurs raisons de s’indigner face aux promesses non tenues sont nulles et non avenues. On n’humilie pas impunément.

La réponse des partisans de Trump, et des autres, ailleurs, qui repoussent comme mensonge et complot tout ce qui leur demande de penser, ne doit pas occulter qu’il existe des réponses radicalement différentes aux mirages du « progrès », des réponses qui, elles, produisent de la pensée récalcitrante et mettent à l’aventure les raisons qui étaient censées convaincre. De plus en plus nombreux parmi les descendants des citoyens d’Athènes sont celles et ceux qui ne ruminent plus, mais n’en tournent pas sots pour autant. Ils savent ce contre quoi ils résistent lorsqu’il protestent dans les rues, fauchent des champs « contaminés », c’est-à-dire des champs où se cultivent des OGM, campent dans les « zones à défendre », partent en grève contre les redéfinitions « objectives », c’est-à-dire comptables, qui détruisent le sens de leur métier, ou alors se consacrent à des pratiques thérapeutiques « alternatives » dont ils éprouvent les bienfaits, quoi que puisse objecter l’expertise « fondée sur les faits ». Dans tous les cas, ils mettent en question la définition de « l’objet » à laquelle les experts réfèrent leur autorité, non pas avec la violence de ceux qui refusent d’entendre, mais avec l’intelligence de ceux qui ont appris à entendre. Ce qu’ils contestent est la manière dont cette définition implique qu’abstraction soit faite de savoirs/valeurs qui leur importent. Ce dont ils exigent la prise en compte sont les interdépendances multiples, intriquant humains et non-humains, dont les experts demandaient l’oubli, et qu’eux-mêmes avaient le plus souvent pris l’habitude d’oublier.

Penser à partir de la défaite du sens commun, c’est résister à la tentation de dire que les premiers, qui rompent les digues, qui ont décidé de ne plus rien entendre, de se rendre sourds à ce qui les ferait douter, sont les « mauvais », alors que les seconds, les « activistes », sont les « bons » : ils sont tous issus d’un même désastre. En revanche, nous pouvons prendre parti pour la manière dont les uns donnent sens à ce désastre contre celle des autres. Et c’est ce que je ferai, mais en me souvenant, en tant que philosophe, que nous ne sommes plus dans les rues d’Athènes. Ceux qui luttent ne demanderont sans doute pas à la philosophie de les aider à élucider ce qui les fait lutter : les philosophes n’ont pas ouvert la voie aux activistes ; ils bénéficient plutôt de ce que leur apprennent celles et ceux qui s’activent.

Et ce que les philosophes peuvent apprendre, c’est ce que pourrait signifier politiquement la « soudure de l’imagination et du sens commun ». Les savoirs qui s’activent le font sur le mode de la résistance et de la lutte, ce qui leur donne importance et pertinence, mais ce qui peut également faire leur vulnérabilité – leur faire, par exemple, revendiquer la légitimité du « concret » face à l’usurpation de l’abstrait. Certes, la lutte contre l’emprise de définitions donnant autorité à un savoir « objectif » est justifiée lorsqu’elle s’adresse à « l’ennemi ». Mais la force propre des activistes est d’accepter l’épreuve de la question : « Comment ne pas ressembler à l’ennemi ? » Ce qui implique : « Comment ne pas attribuer à une vérité que l’on dira concrète le pouvoir de mobiliser, tous unis à la manière de bons petits soldats ? » Comment, en d’autres termes, faire du « nous » qui lutte non ce qui est réuni par un savoir enfin véridique, mais ce qui se tisse et s’enchevêtre à mesure que se discernent les interdépendances entre raisons de résister.

De ce point de vue, le refus déterminé des OGM en Europe est un cas exemplaire de réussite. Si les OGM issus des laboratoires avaient conservé leur définition d’innovation porteuse d’avenir, témoignage de la « capacité de l’homme à maîtriser la nature », nous ne savons que trop bien ce qui aurait suivi, lorsque les conséquences de leur usage agricole seraient devenues indéniables. Le maintien de la synonymie entre les OGM définis dans les termes abstraits qu’autorise sa définition expérimentale et les OGM en plein champ aurait prévalu alors même que les conséquences lient ces derniers à ce qu’ignorent les premiers : mise sous brevet, usage accru des pesticides avec leur impact sur la biodiversité et la santé, prolifération de « nuisibles » (mauvaises herbes, insectes, champignons, etc.) devenus résistants, etc. Les conséquences économiques, écologiques ou agriculturales auraient été constatées, acceptées, déplorées et/ou gérées, mais sur le mode d’effets secondaires d’une innovation rationnelle et bénéfique. Ce scénario a été déjoué, même dans les régions du monde où les OGM se sont imposés, parce que ceux et celles qui, en Europe, s’y sont opposés ont su tisser leurs raisons de résister – soudure de l’imagination et du sens commun. Isolée, revendiquant pour elle-même la vérité qui légitime la lutte – du combat contre l’accaparement capitaliste par mise sous brevet à la défense de la nature ou alors de la santé –, chaque raison aurait été faible, identifiable à un refus idéologique du progrès. Mais l’imagination, le devenir-sensible aux raisons des autres leur ont permis de faire sens en commun de ce que signifient les OGM dans les champs, et cela sur un mode qui a fait bégayer les experts. L’imagination, une fois activée, est contagieuse. Aujourd’hui, au-delà du refus des OGM, la question de ce que peut signifier une agriculture durable fait penser, imaginer et lutter.

Vivre dans les ruines

De bons esprits nous annoncent que nous sommes entrés dans l’Anthropocène, l’Âge de l’Humain, celui qui découvre qu’Il a impacté le monde sur un mode tel que l’histoire de la planète elle-même en est affectée. Outre d’autres ravages remarquables, ont été mises en branle des dynamiques enchevêtrées, indomptables, susceptibles de détruire l’habitat d’espèces innombrables. L’Âge de l’Humain est, de fait, en train de se terminer et ne peut répondre à la débâcle que par des mythes éculés : l’Humain, se découvrant responsable, se hisserait à la hauteur de ses responsabilités et réussirait à maîtriser l’immaîtrisable (géo-ingénierie) ; ou alors, quittant son berceau ravagé, il migrerait vers d’autres planètes à « terraformer » ; ou encore, il réussirait à découpler sa civilisation des flux matériels et énergétiques dont elle dépend, à vivre « hors sol » grâce aux miracles de la technologie. Ou encore, bien sûr, ce serait la fin du monde, punition de notre hubris.

On peut dire pourtant que, en quelques années, les modèles climatologiques ont permis de « trouver beaucoup plus » sur ce que nous avons appelé la nature. Ils font proliférer des agents dont l’éventuelle sensibilité les uns aux autres entraîne des conséquences qui forcent les chercheurs à défaire à toute vitesse l’ensemble des abstractions qui auparavant impliquaient la stabilité pérenne de la Terre. Mais trouver plus, voire expliquer ce qui est en train de se passer, n’a pas grand-chose à voir avec se rendre capable de répondre.

Les modèles climatiques peuvent au contraire sidérer par leur abstraction. Ainsi, on entend souvent annoncer que, d’après leurs calculs, en 2050, il sera « trop tard » pour tenter d’éviter le pire, et c’est comme si s’annonçait le « moment de vérité », le verdict qui nous condamnera. Nous oublions que d’autres peuples déjà ont, de notre fait, vécu des débâcles obscures sans autre vérité que celle de la destruction de leur monde. Et nous oublions aussi que, même si nous étions capables d’échapper au pire, c’est sur une terre empoisonnée, épuisée, au climat profondément et très durablement perturbé, une terre dont auront disparu une bonne partie des vivants, que nos descendants auront à vivre. Mais, « après 2050 », ce ne sera pas la tombée du rideau, la fin de la pièce. Ce qui s’annonce est bel et bien la nécessité d’apprendre à « vivre dans les ruines », selon l’expression d’Anna Tsing.

Pour beaucoup, qui accueillent par ailleurs sans difficulté la perspective d’une fin du monde, cette pensée-là est « intruse » au sens de William James. Il faut un effort délibéré pour la garder à l’esprit pour lui permettre d’évoquer les « congénères et associées » qui pourraient lui donner consistance. La version tentaculaire que je tente ici de la métaphysique de Whitehead participe à cet effort. Elle est neutre quant à la possibilité qu’en 2050, ou même dès aujourd’hui, nous devions conclure qu’il est « trop tard », car c’est devant celles et ceux qui, en tout état de cause, vivent déjà, ou vivront demain, dans les ruines qu’il s’agit de penser, devant les innombrables vivants, humains et non humains, qui, d’une manière ou d’une autre, vont continuer de vivre et de mourir sur cette terre, quoi que nous concluions. Et ceci crée ce que William James appelait une « option véritable », une option qu’il n’est pas possible d’éviter sous prétexte que les jeux sont faits. D’une manière ou d’une autre, les habitants des ruines hériteront de ce que nous leur léguerons, et même si nous ne pouvons prévoir ce qu’ils feront de ce legs, un peu comme dans le jeu de ficelles, nous sommes engagés par les figures que nous nous serons rendus capables de proposer.

Et donc nous ne sommes plus dans les rues d’Athènes, ni non plus en cette époque violente où Leibniz rêva, avec son dic cur hic, d’une raison philosophique susceptible d’infléchir les raisons furieuses qui justifiaient la guerre et les massacres. Ce n’est plus le discours de ceux qui savent, mais la situation elle-même qui défie « le sens commun », et il y a comme un obscur sentiment d’obscénité à demander que le « voleur » qui dérobe les chances d’avenir d’innombrables vivants trouve une quelconque justification. Faire option contre l’ensemble des perspectives, des justifications, des histoires qui justifiaient notre civilisation, ce n’est pas démontrer que tout cela est faux. L’option d’apprendre, dès aujourd’hui, à vivre dans les ruines est l’option d’apprendre à penser sans la sécurité de nos démonstrations, de consentir à un monde devenu intrinsèquement problématique.

Ne sommes-nous pas bien loin alors du sens commun qui rumine ? Pas si loin, selon l’hypothèse de David Abram, pour qui l’effet de torpille attribué à Socrate témoigne du caractère nouveau, sidérant, de questions hors sol, hors circonstances, hors mémoire. Les enfants des écoles sont susceptibles d’être pareillement torpillés : oui certes, passer de la pratique de diviser une tarte entre trois convives à la compréhension de ce que nous veut la fraction 1/3 est susceptible d’éveiller à un monde nouveau, mais il ne s’agira pas de la manifestation d’une capacité à la pensée abstraite opposée à un savoir-faire concret. Il s’agira de l’éventuelle réussite d’une véritable métamorphose, une opération toujours risquée, car l’enfant qui n’y comprend rien comme l’enseignante qui ne comprend pas que l’enfant sidéré puisse ne pas comprendre peuvent, comme Haraway et Cayenne, se rendre folles l’une l’autre. Si les mathématiques ont été tenues par les Grecs comme le transmissible par excellence, ce qui, une fois compris, va de soi, c’est que, comme avec l’écriture, l’entrée en rapport avec un être mathématique est une capture amnésique – ce que l’on appelle aujourd’hui une « compétence  ». C’est acquis, dit-on d’une compétence, mais qui est acquis ? I got it, dit-on en anglais, mais on pourrait aussi bien dire It got me.

Cependant, apprendre à vivre dans les ruines n’est pas l’affaire du sens commun au sens où Whitehead l’entendait, celui d’humains civilisés, habitués à ce que les choses (ou, à Athènes, les esclaves) fonctionnent pour eux, sans eux. Il n’y a pas d’autre définition de ce qui est entendu ici par ruines que l’absence de garantie, de droit de « compter sur ». Qui dit ruines dit dès lors apprentissage de l’art de l’attention dans un monde qui ne se conforme plus aux rôles que nos habitudes lui assignent, où rien, en droit, ne va de soi, où doit se cultiver le consentement à une précarité qui n’a, bien entendu, rien à voir avec celle, obscène, que produit l’impératif économico-politique de la flexibilité généralisée.

L’art de l’attention est un art de la voix moyenne, un art tentaculaire, car il s’agit de se laisser toucher, de conférer à ce qui nous touche le pouvoir de nous faire sentir et penser, et cela toujours « ici », jamais « hors sol ». Les rites et les initiations de ces « traditions », que Whitehead assimilait au maintien d’une conformité sociale, ne pourraient-ils pas alors être reconnus comme créant une zone de contact avec le sol génératif de cet art ? Comme le sol dont il faut prendre soin pour recevoir de lui la capacité de cultiver dans les ruines des manières de vivre qui ne soient pas réductibles à la simple survie ? Soin des ficelles enchevêtrées, soin des motifs qu’elles composent et recomposent, soin de la manière dont ces motifs font tenir la situation : apprendre à vivre dans les ruines, c’est apprendre à faire exister du « sens en commun » au sein d’un milieu tentaculaire où aucune signification, ou convention, n’est jamais acquise.

Ce « sens en commun », ce sens de la situation commune comme problématique ne désigne pas alors les seuls humains, mais l’ensemble de ce qui participe à cette vie dans les ruines. On pourrait objecter bien sûr que problématiser est un art humain. Et si l’on entend par là examiner la légitimité d’une position, mettre à l’épreuve ses raisons et en cause celles des autres, bref se comporter en citoyen parlant sur l’agora, ou en philosophe écrivant une critique des arguments d’un collègue, c’est sans doute le cas. Mais si les arts de la composition nous apprennent quelque chose, depuis la pratique des palabres jusqu’aux procédés inventés par les activistes américains pour créer entre eux ce qu’ils appellent un consensus, un sentir ensemble de la manière dont une situation affecte chacun, c’est que ce régime discursif fait pour déterminer un vainqueur et un vaincu est très précisément ce qui doit être évité. Les arts de la composition sont des arts de la lenteur, des arts qui excluent, un énoncé étant posé, toute interprétation qui remonterait aux intentions de l’énonciateur ou de ce qu’il a « voulu dire ». Nul n’est censé contester ni se défendre ou tenter de faire prévaloir une signification, et il ne s’agit pas ici de politesse, ou alors c’est une politesse envers l’énoncé lui-même, qui doit être accueilli en tant que n’appartenant à personne, en tant qu’il est issu de la situation, en tant que sa reprise par d’autres contribue à la composition de cette situation.

On pourrait dire que l’art de la palabre est un art de la problématisation collective et située, activant ce que Whitehead appellerait une « compulsion de la composition ». On peut parler ici d’une opération de composition sans compositeur, et bien sûr sans position de transcendance qui permette d’évaluer ce qui a pris réalité. Le seul critère est immanent et renvoie au « savoir goûter » de ceux que leur participation transforme – transforme, mais ne convertit pas, car il ne s’agit pas d’un accord transcendant les divergences mais d’une obtenue située, d’une transformation des divergences en autant de dimensions enchevêtrées par la situation elle-même, une situation à laquelle il s’agit de consentir sans rêver de la réduire à un problème qui impose les termes de sa solution.

Du point de vue ontologique, ce qui fait commun ne serait plus alors le maintien d’une conformité sociale, mais la continuation de cette composition qu’Haraway appelle sympoiétique. En fait, avec la notion de proposition, Whitehead ouvrait déjà ce chemin, si l’on se rappelle que les propositions whiteheadiennes n’ont qu’un rapport contingent avec le langage humain et que l’efficace propositionnelle est d’abord de l’ordre d’un appât pour le sentir. La proposition est proposition d’un « faire sens »/« faire sentir »/« faire motif ». Mais, si elle est admise dans le sentir, elle ne dit pas comment elle fera sentir, ou quelle signification sera donnée à ce qu’elle fait sentir, ou ce qu’elle motivera. Les propositions sont vectrices de partialité et, en tant que telles, requises par les manières de faire compter ou de faire importer que mobilise tout rapport, mais elles ne déterminent pas la signification du rapport. L’appartenance à un commun, à une composition précaire, toujours sans garantie, enchevêtrant des rapports toujours à déterminer, n’implique pas une convergence qui enrôlerait et unifierait. L’interdépendance, le « avec » de la sympoièse, n’est pas une « cause » à défendre. De même que l’endurance sociale, l’interdépendance est de l’ordre du « fait ». Le fait est que chaque partenaire fait proposition ou motif pour d’autres, de proche en proche ou en cascade, mais toujours chacun à leur manière. En revanche, ce qui peut être défendu contre toute appropriation est la question « De quoi une appartenance rend-elle capable ? », qui est l’inconnue de toute composition. C’est la question que visent à cultiver les arts de la composition.

« Mais écoute », supplie-t-on parfois, non pas « comprends-moi », non pas « sois à l’écoute », mais « laisse-toi modifier ». Les suppliques impliquent typiquement la voix moyenne, car c’est contre la surdité, le refus de goûter qu’elles en appellent, et c’est à cette même surdité que s’adressent les pratiques collectives qu’activent les dispositifs génératifs. Dans les deux cas, la réussite met en jeu la capacité de se laisser affecter ou infléchir et non point persuader. Dans Aventures d’idées, Whitehead avait célébré le pouvoir des idées, qui impliquent la persuasion et non la force. Peut-on parler ici d’« idée » ? Certes pas, au sens où les contraintes propres aux dispositifs génératifs demandent que nul ne se vive comme « ayant une idée » dont il entreprendra de persuader les autres. Les entre-infléchissements entre perspectives partiales et donc divergentes se font sur un mode tentaculaire, par affections réciproques, sans moments dramatiques où l’accord s’imposerait en même temps que ses raisons. Pas de drame ici, car les raisons de l’accord sont la situation elle-même telle qu’elle a reçu, grâce aux contraintes associées au dispositif, le pouvoir de faire « sens en commun ».

Mais les idées ne peuvent être exclues, seule l’emprise furieuse sur ceux dont elles font leur porte-parole est redoutable. Il n’y a rien d’incongru à ce que des êtres dont nul ne peut se faire le porte-parole autorisé soient parties prenantes de la situation commune, participent à la génération d’un sens en commun à travers le mode d’infléchissement des énoncés que suscite leur présence. Parler en présence de, ce n’est pas « s’exprimer » (« j’ai bien le droit de défendre mon idée »), c’est, contraint par cette présence, parler autrement. Car même si sa présence est muette, ce qui est rendu présent est attentif, et son attention oblige à ralentir, à se laisser toucher, c’est-à-dire modifier, sur un mode qui active le caractère tentaculaire de la situation.

Les dispositifs génératifs ont pour efficace, implicitement ou explicitement lorsqu’ils sont repris par ceux et celles qui ont goûté le pouvoir furieux des idées, de demander un usage du langage qui rende présents les êtres concernés par la décision à prendre. Les critiques diraient cet usage artificiel, comme ils le diraient des rites. Ce sont en effet des « faits de l’art ». Mais on ne peut parler d’« artifice » que dans la mesure où l’on considère comme « naturel » l’usage du langage qui a privilégié la « voix active », celle qui exprime une idée exigeant furieusement sa réalisation.

J’avais, au début de cet essai, noté que la manière dont Whitehead caractérisait l’humain et ses entreprises folles – il aurait « traversé le Rubicon » – avait suscité le froncement des sourcils de Donna Haraway. De fait, lorsque le zigzag whiteheadien active la voix moyenne, c’est, plutôt que celle de l’humain, la figure de ce que j’appellerais l’« entrepreneur » qui me semble désormais se dessiner : de celui pour qui le monde se trouve défini selon qu’il peut contribuer ou poser problème, voire faire obstacle, à la réalisation de l’idée et qui verra comme illégitime, « artificiel », ce qui trouble la capacité d’une argumentation, d’une déduction ou d’une raison à convaincre. L’entrepreneur est animé par un possible qui lui demande de faire abstraction de ce qui pourrait compromettre sa réalisation. L’entrepreneur n’est pas coupable. Le possible n’est pas à proscrire. Les idées ne sont pas à dénoncer. La voix active n’est pas à pourchasser. Seule, peut-être, la prétention à l’innocence, à la légitimité est-elle un poison, vecteur d’anesthésie, et, de fait, intrinsèquement dangereuse s’il s’agit d’apprendre à vivre dans les ruines.

Vivre avec le trouble, selon la formule d’Haraway, pourrait alors être ce que demande une vie dans les ruines de ce qui a été défini comme civilisation. Le trouble est désormais partout, et nous avons beau savoir tout ou à peu près tout sur ce qui a dévasté nos mondes, cela ne définit pas la « solution », car la dévastation et la réparation, ou la régénération, ne sont pas symétriques. Défaire est une entreprise assez simple et, le cas échéant, aveugle à ce qu’elle fait, procédant au nom d’une bonne volonté générale ou d’un possible captivant. En revanche, régénérer n’est jamais une affaire générale, car il s’agit de créer ou de réactiver des rapports de proche en proche, toujours tentaculaires, toujours partiaux, toujours à cultiver, c’est-à-dire à reprendre sous le signe de l’absence de garantie, et aussi de la douleur lorsque la perte est irrémédiable.

La réalité tentaculaire n’a rien d’enchanteur. La vie n’est peut-être pas vol, elle peut être création de symbioses, composition d’êtres hétérogènes, joie de l’interdépendance, elle n’en est pas moins également capture et parasitisme. Mais c’est en tant que telle, non comme « seule bonne et toute bonne », qu’elle peut faire motif pour les histoires que nous serons capables de transmettre à celles et ceux à qui nous léguons un avenir précaire, sans garantie, un avenir qui, en tout état de cause, ne sera pas un conte de fées où « tout est bien qui finit bien ». Mais un avenir qui n’en pose pas moins la question de ce que demandent des vies « dignes d’être vécues », même dans les ruines.

Ces histoires commencent déjà à proliférer. Un peu partout aujourd’hui, un vieux mot est réapparu : les communs, à ne pas confondre avec les « biens communs ». Et à ne pas réduire à la « gestion en commun » d’une ressource précaire, qu’un usage irréfléchi et irresponsable pourrait détruire. Certes, le fait que celles et ceux qui ont affaire à cette ressource soient susceptibles d’un mode de coopération intelligent, sans avoir besoin de règles imposées, est en soi une obtenue dont la culture sera précieuse dans les ruines. Et c’est bien de voix moyenne qu’il s’agit dans l’énoncé There is no commons without commoning, pas de commun sans faire en commun, sans les pratiques qui attachent les personnes, qui en font des commoners. Mais ce faire en commun ne définit pas les communs comme exclusivement humains. À quoi leur faire en commun peut-il éveiller la sensibilité de ceux qui y participent ? Avec qui deviendront-ils capables de faire en commun ? Qui participera, avec qui il s’agira de composer ? À ce genre de questions il n’appartient certes pas à la philosophie de répondre. Les réponses ne peuvent être que locales, situées, pratiques, et si la question elle-même peut être cultivée, relayée, répercutée, c’est par le peuple de récits qui suscitent la soudure entre le sens commun et l’imagination.

Whitehead peut nous accompagner dans les ruines. De là vient sans doute d’ailleurs la difficulté des philosophes académiques à admettre qu’il s’agisse d’un philosophe « sérieux », digne de faire argument dans leurs dissertations. Le motif que j’ai tenté de faire surgir avec les fils tendus par la métaphysique whiteheadienne ne réduira sans doute pas cette difficulté, que du contraire. Car la voix moyenne dont j’ai tenté de faire passer l’insistance convient mal, non pas seulement aux historiens de la philosophie mais à la philosophie contemporaine comme « positionnement » dans un marché académique où le philosophe-entrepreneur fait valoir « ses » concepts. « Comme nous pensons, nous vivons », a écrit Whitehead, et je ne sais comment cette vieille tradition que l’on nomme pensée philosophique pourra contribuer à la vie dans les ruines. Une chose me semble sûre : elle ne sera plus celle à qui le sens commun pose la question de la cohérence, car il appartiendra à chaque « faire sens en commun » de réinventer le sens de cette question. Mais peut-être la mise en garde d’Audre Lorde, « les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître », est-elle ce que la philosophie peut apporter à la vie dans les ruines, elle qui a goûté et abusé de tous les poisons qui fabriquent les maîtres, elle qui a exploré toutes les variations de « c’est cela ou le chaos, l’arbitraire, la violence, la trahison ». Nous ne serons sans doute jamais quittes de la prise tentaculaire de l’idée qui réclame d’être réalisée. Peut-être avons-nous encore besoin de la philosophie pour apprendre à goûter, avec un humour qui ne les insulte pas, les passions de ce que Whitehead appela les « aventures des idées ».

Dernier ouvrage publié sous son nom, juste avant sa mort, Bifurquer prouve combien Bernard Stiegler désirait associer pensée et action, deux registres si différents pour Arendt et si difficiles à concilier, le premier nécessitant la solitude du deux-en-un, le second la pluralité de ceux qui agissent.

Je vous propose successivement le texte de présentation de l’éditeur, et le chapitre d’introduction.

La pandémie qui a paralysé le monde en quelques semaines révèle désormais comme une évidence l'extraordinaire et l'effroyable vulnérabilité de l'actuel « modèle de développement », et la potentielle multiplication de risques systémiques combinés qui s'y accumule.

Elle prouve que ce modèle est condamné à mort, et qu'il nous condamnera à mort avec lui, où que nous soyons dans le monde, si nous ne le changeons pas.

Dans l'ouvrage qui suit, est donc posé comme base du travail collectif qui l'a produit que ce modèle destructif de développement atteint ses limites ultimes, et que sa toxicité, de plus en plus massive, manifeste et multidimensionnelle (sanitaire, environnementale, mentale, épistémologique, économique), est engendrée avant tout par le fait que l'économie industrielle actuelle, repose dans tous ses secteurs sur un modèle physique dépassé.

Pour transformer nos sociétés et lutter contre l'entropie – forces de destruction de la biodiversité, du climat, du psychisme – il s'agit d'en reconsidérer complètement les fondements (notamment les bases de notre système économique à la lumière des sciences et de la thermodynamique) et la trajectoire.

Il nous faut urgemment changer de modèle économique et articuler différemment les pratiques locales et macroéconomiques en repensant le territoire et la localité.

Les contributeurs de cet ouvrage proposent également de développer une société contributive avec un revenu éponyme qui revaloriserait tous les métiers du lien.
Ils réinterrogent également la question du travail dans nos sociétés en s'inspirant du colloque « Le travail au XXIe siècle », organisé par Alain Supiot au Collège de France dans le cadre du centenaire de l'OIT (Organisation internationale du travail).

Refondre le droit et la comptabilité des États et des entreprises, repenser la recherche dans l'optique du long terme pour la déconnecter des intérêts privés, reconsidérer dans une optique de partage la révolution numérique…sont également des impératifs dûment développés par des spécialistes de renom.

C'est pour établir un diagnostic précis et préconiser une méthode générale afin de sortir de cet état de fait sans droit que le présent ouvrage a été écrit.

Avec le soutien du prix Nobel de littérature Jean-Marie Le Clézio, qui préface l'ouvrage, ainsi que du professeur au collège de France Alain Supiot, cet essai propose une analyse de ces enjeux à la fois scientifique, économique, politique et social, sur les plans les plus divers. Une véritable boîte à outils et à penser pour habiter autrement sur terre.

Vue d’ensemble

Le présent ouvrage est le fruit de seize mois d’un travail réalisé par le Collectif Intemation, lequel a pour ambition de répondre à deux discours tenus par monsieur Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies, le 10 septembre 2018 à l'ONU, puis le 24 janvier 2019 à Davos (Suisse), ainsi qu'aux interpellations qu'aura faites Greta Thunberg en diverses occasions.

La COP25, qui s'est tenue à Madrid en décembre 2019, aura montré à quel point ni le GIEC (Groupe d'experts intergouvememental sur l’évolution du climat), ni Antonio Guterres, ni Greta Thunberg, ni les mouvements que celle-ci a suscités dans la jeunesse du monde entier ne sont entendus par les pouvoirs politiques et économiques – cependant que les opinions publiques, à l'exception de la plus jeune génération, semblent rester sans voix pour répondre à ces appels, malgré la progression du vote écologiste, par exemple en Europe.

Le point de vue du Collectif Intemation est que, outre tous les conflits d'intérêts particuliers avec l’intérêt général qu'il y a évidemment du côté des gouvernements aussi bien que du côté des entreprises, lesquels, de ce fait, ne prennent pas leurs responsabilités – ce qui nous semble constituer, dans la situation actuelle, une faute à la fois morale, politique et économique , cet état de fait tient d'abord à ce que la mise en œuvre de mesures réellement décisives et efficaces pour combattre le réchauffement climatique et, plus généralement, les désordres liés aux excès de l'ère Anthropocène suppose de modifier en profondeur les modèles scientifiques qui dominent l'économie industrielle depuis la fin du XVIIIe siècle.

Ces modèles sont dans leur facture d'ensemble fondamentalement newtoniens, en cela qu'ils ignorent les enjeux de l'entropie. Intégrer ces enjeux (dont tous les aspects toxiques du développement sont des expressions) suppose de modifier les axiomes, les théorèmes, les méthodes, les instruments et les organisations microéconomiques et macroéconomiques de l'économie industrielle mondiale – l'économie industrielle se caractérisant par le fait que, comme technologie, elle intègre des formalismes scientifiques à des savoirs et à des méthodes techniques de production. La nécessité de modifier l'organisation économique du fait de la toxicité générée par l'actuelle économie industrielle est ce qu'auront souligné, à l'occasion de la COP23, les chercheurs signataires de l'appel diffusé le 13 novembre 2017 dans BioScience,  en particulier dans leur onzième point.

L'humanité dans son ensemble, que l'ONU représente à sa plus vaste échelle, est mise au défi de formaliser et de mettre en jeu au niveau de l'économie planétaire de nouveaux modèles théoriques qui seraient à la hauteur de la situation réelle – une menace globale provoquée par l'économie globale à l'encontre de la biosphère pouvant laisser place, à une échéance proche, à une sorte de « nécrosphère » du fait d'une exploitation irraisonnée et déraisonnable de ce qui est aussi appelé depuis Vernadsky la technosphère. Dans quelle mesure un tel discours peut-il être plus audible que les alertes lancées sans cesse depuis 1992, et qui, malgré les innombrables catastrophes détonnais provoquées dans la biosphère, dont les incendies de l'année 2019 donne les images les plus saisissantes d'effroi, seront demeurées sans effet ?

Un tel discours peut devenir audible, et à brève échéance, dans la mesure où il fait de ce défi la chance de créer une activité économique nouvelle, industrielle aussi bien qu'artisanale, agricole et de service, fondée sur la lutte contre l'entropie, et plus solvable, redéfinissant progressivement, dans une démarche transitionnelle, et en profondeur, l'investissement aussi bien que le travail d'une part, l'emploi d'autre part, en tirant parti de l'automatisation en cours – non pas pour résoudre tous les problèmes par la technologie, mais pour faire que la technologie renforce les capacités des individus et des groupes à lutter contre l'entropie, et, en cela, et au sens strict, à gagner leur vie, individuellement et collectivement.

Sous dix angles différents, correspondant à dix chapitres, cet ouvrage propose :

  • un diagnostic de la situation présente :
  • une formalisation théorique de ses causes, conséquences et possibles transformations ;
  • une méthode d'expérimentation sociale à grande échelle, fondée sur le transfert rapide des résultats de la recherche contributive –  tout à la fois recherche fondamentale, recherche appliquée et recherche action – sous forme de modèles d'économie contributive ;
  • le partage des résultats et des expériences par leur consolidation à l'échelle globale à travers une organisation spécifique, inspirée du concept d’Internation esquissé par Marcel Mauss en 1920.

Les dix angles sont : 1. L'épistémologie. 2. Les dynamiques territoriales. 3. L'économie contributive, 4. La recherche contributive. 5. L’Internation et les nations, 6. L’Internation comme institution, 7. L’éthique dans l’ère Anthropocène. 8. Le design contributif. 9. L'addiction et le système dopaminergique. 10. L'économie politique globale du carbone (du feu) et du silicium (de l’information).

Après la présentation du Collectif Internation et de l’Association des amis de la génération Thunberg et du contexte « onusien », sont abordés les 10 thèmes dont le contenu est reproduit ci-dessous presque intégralement.

Penser le rôle du travail dans l’Anthropocène avec Alfred Lotka

Comme on l’a déjà mentionné les propositions du Collectif Internation présentées ici s'inspirent d'une expérimentation sociale en cours dans le département de la Seine-Saint-Denis, appelée Territoire Apprenant Contributif et consacrée à la réinvention du travail dans le cadre d'une économie contributive. Comme nous le verrons à maintes reprises, l'avenir du travail, qui est plus ou moins au cœur de toutes ces analyses, y est fondamentalement et fonctionnellement lié aux questions climatiques et environnementales.

Dans   Le   Travail   au  XXIe   siècle,  Alain Supiot écrit en ce sens que,

par son travail, Homo faber vise en principe à adapter son milieu vital à ses besoins, autrement dit à faire surgir du chaos un cosmos. De limmonde un monde humainement vivable. Mais, par son travail, il peut inversement détruire ou saccager, volontairement ou non, son milieu vital, et le rendre humainement invivable. La question du travail et la question écologique sont ainsi indissociables.

À la différence de l'emploi, dont il est donc strictement distingué, tout comme il est distingué du labeur (ponos en grec), le travail (ergon en grec) est ici conçu avant tout comme une production de savoir.

Or Lotka montre en 1945 que la production de savoir est la condition de la lutte contre l'entropie pour cette forme de vie technique qu'est la vie humaine. Si l'organogenèse en quoi consiste la révolution du vivant en général est productrice d'organes endosomatiques spontanément ordonnés par les contraintes biologiques, dans la forme spécifiquement humaine de la vie, l'organogenèse est aussi exosomatique, ce que Lotka appelle l'évolution exosomatique, et les organes artificiels, qui sont ainsi produits par la coopération des groupes humains, requièrent chaque fois des savoirs qui intensifient leurs capacités néguentropiques plutôt que leurs tendances entropiques.

Quant à la coopération, et à la division du travail telle qu'elle se développe comme acquisition de savoirs sans cesse renouvelée, la paléoanthropologie récente, en Amérique du Nord comme en Australie, a montré qu'elle est la condition de la survie de l’Homo sapiens, et, avant cela, de l'hominisation. Dans ses travaux récents Richard Sennett a actualisé ses questions dans le contexte du monde contemporain.

Les organes exosomatiques sont bivalents : ils constituent ce que Socrate appelle des pharmaka – à la fois poisons et remèdes (et c'est pourquoi, par son travail, l’Homo faber peut tout aussi bien produire un kosmos que saccager son milieu). Les pratiques des organes exosomatiques doivent donc être prescrites par des théories aussi bien que par des savoirs empiriques fournis par l'expérience.

Georgescu-Roegen reprendra le point de vue de Lotka en soutenant que c'est l’économie qui a pour fonction de limiter lentropie et d'augmenter la néguentropie. Cela veut dire, pour Georgescu-Roegen, que l'économie ne doit plus reposer exclusivement sur la physique newtonienne, mais doit intégrer et la thermodynamique, comme question de l'entropie, et la biologie, comme enjeu de la néguentropie.

Il faut cependant redire ici que, aux yeux de Lotka, et au-delà d'une question strictement biologique, l'économie, pour limiter l'entropie des organes exosomatiques et augmenter leur néguentropie, doit valoriser les savoirs. C'est en ce sens que, pour ne pas rester enfermé dans le modèle biologique dont Lotka décrit précisément l'insuffisance, nous parlons d'anthropie et de néguanthropie, tout en posant que ce qui produit la néguanthropie, c'est le savoir sous toutes ses formes.

Dès lors qu'a été reconnue la fonction vitale du savoir, il faut analyser les conséquences du fait que, depuis le début de l'ère Anthropocène — si l'on admet que celle-ci peut être datée de la révolution industrielle —, le travail a été transformé en emploi, et les savoirs qui étaient mis en œuvre par le travail ont été progressivement transformés en formalismes machiniques. Cela a eu pour conséquence un appauvrissement structurel de l'emploi, toujours plus nettement prolétarisé, qui inquiétait déjà Adam Smith, et qui viendra au cœur de la théorie marxiste.

Aujourd'hui, on sait que cet appauvrissement constitue avant tout :

  • un devenir entropique de l'emploi, avec les conséquences calamiteuses que Ton sait sur l'environnement,
  • une perte de son sens, à l'origine notamment de ce que l'on appelle désormais « la souffrance au travail », mais aussi, plus généralement, de la démotivation et de la
    crise des « ressources humaines »,
  • ce qui conduit au remplacement des employés prolétarisés par des automates (robotiques ou algorithmiques, comme ce fut mis en relief par un rapport du MIT repris par Oxford), les emplois prolétarisés tendant à disparaître et l'activité de pur labeur (ponos) sans travail (ergon) étant transférée vers les automates.

Or, la variable de l'emploi, cruciale dans le modèle de développement appelé economy of growth, étant ainsi systémiquement orientée à la baisse, la solvabilité globale du modèle s'en trouve nécessairement et irréversiblement compromise. « Irréversiblement », sauf à changer le modèle macroéconomique, ses fonctions et ses variables.

C'est à proposer les voies réalisables et expérimentables d'un tel changement, qui doit s'opérer dans l’urgence, que s'est attaché le Collectif Internation, en préconisant une démarche expérimentale spécifique appelée recherche contributive, telle qu'elle fut proposée en 2014, en France, par le Conseil national du numérique dans le rapport Jules Ferry 3.

Désintoxiquer l’économie : l’économie contributive

C'est à partir du constat d'une tendance systémiquement baissière de l'emploi prolétarisé et de la nécessité d'une redistribution des gains de productivité obtenus par l'automatisation à travers un travail effectué et rémunéré hors emploi que le programme du Territoire Apprenant Contributif s'est développé en Seine-Saint-Denis, expérimentant ainsi le développement d'une économie de la contribution.

Le travail hors emploi, c'est ce qui constitue une activité de savoir non encore valorisée économiquement et socialement. Nous soutenons que, dans le contexte de l'ère Anthropocène, il faut investir dans son développement, et cela, afin de faire émerger de nouveaux savoirs — vivre autrement, faire autrement, concevoir autrement — capables de désintoxiquer l’économie industrielle.

Le but de l'économie contributive comme modèle macroéconomique fondé sur des activités territoriales microéconomiques et méso-économiques est ainsi de revaloriser les savoirs de toutes sortes — de celui de la mère qui sait élever son enfant à l'époque des écrans tactiles (ce à quoi travaille la clinique contributive du Territoire Apprenant Contributif de Plaine Commune) aux savoirs les plus formalisés et mathématisés, bouleversés par les black boxes, en passant par les savoir-faire du travail manuel ou intellectuel à l'époque de l'automatisation.

Dans l'économie contributive ainsi conçue, et rémunérant le travail par un revenu contributif qui s'inspire du modèle français des intermittents du spectacle, l'emploi, qui devient intermittent, est fonctionnellement déprolétarisé, ce qui signifie aussi que de nouvelles formes d'organisation du travail, inspirées d'abord par le logiciel libre, mais aussi par les méthodes de recherche action telles que la psychiatrie institutionnelle les aura pratiquées, ou telles que Gregory Bateson les aura étudiées (à travers l'association des Alcooliques Anonymes), sont mises en place à travers des dispositifs et institutions spécifiques. (À partir du cas de la Seine-Saint-Denis ont été conçus des instituts de gestion de l'économie contributive, IGEC)

Ici, la décarbonation de l’économie passe donc par la déprolétarisation de l'industrie. Cette évolution ne concerne évidemment pas tous les emplois. Mais elle concerne centralement tous ceux qui tendent à diminuer l’empreinte entropique de l'homme — la forme humaine de la production d'entropie étant aussi appelée forçage anthropique (anthropogenic forcing) dans le rapport 2014 du GIEC, et l’on parle plus généralement, par exemple en géographie, d'anthropisation.

C'est pourquoi nous utiliserons dans ce qui suit le terme anthropie pour qualifier la forme spécifiquement humaine de l’entropie ; l'augmentation de l’anthropie (sous des formes thermodynamiques, biologiques et informationnelles) est le trait   spécifique   de   l'ère   Anthropocène. L'anthropie ainsi conçue, et se développant à présent à un point tel que ses propres conditions de possibilité s'en trouvent inéluctablement compromises, l'enjeu est de reconstituer des potentiels néguanthropiques. Or ce qui définit un savoir comme savoir est précisément son caractère néguanthropique.

La revalorisation du travail et la revalorisation du savoir

Tels qu'ils permettent de lutter contre cette anthropie, les savoirs peuvent être empiriques, comme savoirs de la main au sens où les ont décrits par exemple Richard Sennett ou Marthew Crawford, ou encore au sens où la good enough mother de Donald Winnicott travaille et œuvre en élevant son enfant, c'est-à-dire cultive un savoir de son enfant et transmet ainsi un savoir à son enfant, ce qui s'appelle 1'éducation parentale. Un savoir empirique peut être un art (ars) au sens de l'artisan, mais aussi au sens de l'artiste, ou encore au sens du sportif.

Un savoir conceptuel peut être scientifique, ou technique, ou technologique. Quant aux savoirs sociaux de la quotidienneté — hospitalité, commensalité, relations de voisinage, pratiques festives, règles de vie constituant des mœurs —, ils sont détruits et ruinés par le marketing, les modes d'emploi et les usages réduits à l'utilité remplaçant les pratiques sociales toujours porteuses de savoirs spécifiques constituant des « mœurs » comme soin collectif, et en cela comme solidarité. De telles pratiques constituent les bases de ce qu'Henri Bergson appelait l'obligation, qui est la condition de la vie sociale, et qui, détruite, ne peut que conduire à une incivilité généralisée.

On pourrait continuer longtemps à décliner tout ce que peut être le savoir (empirique, conceptuel, social) : la tâche est par essence interminable, car le savoir, comme inventivité, créativité ou découverte, est infini en principe et en puissance, quoique toujours fini en acte, tout l'enjeu de la raison étant de savoir faire au mieux avec cette différence entre puissance et acte (au sens d'Aristote : dunamis et energeia — mot dont le radical est ergon).

Soulignons ici que la décarbonation comme déprolétarisation ne concerne pas que les activités de travail et d'emploi dans la production ou les services : l'enjeu est aussi la désintoxication des consommateurs, c'est-à-dire la déprolétarisation des modes de vie. Ici s'impose un immense chantier éducatif dont les termes et enjeux sont profondément nouveaux, et qui ne peut pas attendre les réformes des institutions d'éducation (jusqu'alors et généralement toujours plus calamiteuses), mais qui doit au contraire conduire à des dynamiques sociales de la société civile nourrissant et transformant les institutions éducatives — ce qui relance la question de ce qui fut développé au XXe siècle au titre de l'éducation populaire et des rapports entre démocratie et éducation au sens de John Dewey.

Ici même, on pose en principe que tout savoir, quel qu'il soit — empirique, parental, artistique, sportif, scientifique, académique ou social, à tous les sens que l'on peut donner à ce dernier qualificatif—, tout savoir sait quelque chose du monde en cela qu'il ajoute quelque chose à ce monde : il sait que ce monde est inachevé et qu'il faut continuer de le faire advenir. Cet ajout par lequel le monde advient par le savoir, c'est un apport néguanthropique (..) aux mondes humains — lesquels, sans cela, s'effondreraient dans l'anthropie : le savoir, quelle que soit sa forme, c'est ce qui, dans la tendance spontanée de l'univers en totalité à aller vers le désordre, maintient ou constitue un ordre.

Dénué  de  tels   savoirs, l'emploi  peut devenir toxique et « saccager » son milieu, comme le souligne Supiot. Or c'est précisément en un tel dénuement que consiste la prolétarisation. Et là est l’origine profonde de l’ère Anthropocène atteignant à présent ses limites — les rapports du GIEC décrivant précisément de telles limites sous l'angle climatologique, mais le défi du réchauffement de la biosphère n'épuise malheureusement pas le sujet des limites de l'ère Anthropocène, lesquelles caractériseront sans aucun doute tous les traits les plus saillants de ce qui reste à venir du XXIe siècle, y compris, espérons-le, comme réponses à ces limites, et, en cela, comme dépassement de l'ère Anthropocène par l'ère Néguanthropocène.

(…)dans le contexte de l'ère Anthropocène atteignant ses limites, l'économie doit être redéfinie avant tout comme action collective de lutte contre l’entropie et contre l’anthropie — tant il est vrai que les dérèglements divers qui caractérisent le stade actuel de 1'ère Anthropocène consistent tous en une augmentation des taux d'entropie thermodynamique, comme dissipation de l'énergie, biologique, comme réduction de la biodiversité, et informationnelle, comme réduction des savoirs à des données et à des calculs informationnels — et, corrélativement, comme perte de crédit, défiance, mimétisme généralisé et domination de ce qui a été appelé post-truth era au moment même où, plus que jamais, ce qu'Alfred Whitehead appelait la fonction de la raison devrait être remise au cœur de ce qui constitue un état d'extrême urgence.

Lutter contre l’anthropie

S'il est évident que 1 'économie est d'abord ce qui consiste à produire, à partager et à échanger de la valeur, et si 1'économie dite de consommation a fondamentalement consisté, depuis l'avènement de l'économie industrielle, à produire diverses formes de valeur au-delà de ce qui constitue la valeur dans les économies de subsistance (en dévalorisant les valeurs traditionnelles, et en valorisant par l'économie les découvertes scientifiques et les inventions techniques à travers un processus d'innovation dont la première fonction est le marketing tel qu'il « crée des besoins »), au stade actuel de l'ère Anthropocène

  • cette valeur s'est dévalorisée, ce qui constitue un extrême désenchantement, au sens que Max Weber donnait à ce mot — mais bien au-delà de ce qu'il put lui-même en anticiper —,
  • la « valeur de toutes les valeurs » devient de façon toujours plus patente ce qui permettra à cette ère de dépasser ses limites — et d'entrer en cela dans une nouvelle ère.

Dépasser ces limites, cela ne peut être rien d'autre que lutter contre l'entropie, et contre sa principale source : l’anthropie. Lutter contre l'entropie, c'est ce que fait le vivant : on parle d'entropie négative en ce sens depuis qu'Erwin Schrödinger en a formulé le concept en 1944 à Dublin — au cours de conférences publiées ensuite sous le titre Qu’est-ce que la vie ?

Nous avons déjà signalé qu'en 1971, trente-sept ans après sa rencontre avec Joseph Schumpeter à Harvard, Nicholas Georgescu-Roegen montre que l'économie industrielle ne tient pas compte de l'entropie, étant de ce fait nécessairement condamnée à détruire ses propres conditions de possibilité. Arnold Toynbee développera des arguments comparables en repartant des analyses de Vladimir Vernadsky dans un chapitre de La Grande Aventure de l'humanité intitulé « La biosphère ».

Or l'entropie négative, qui commande le processus d'organisation du vivant tout au long de son évolution, ne peut cependant se produire que temporairement et localement. Nous soutenons que c'est également vrai de ce que nous appelons l'anthropie négative, ou néguanthropie, et nous posons que toute société est une localité néguanthropique appartenant à une localité de même type, mais plus vaste, jusqu'à la plus vaste localité sur terre, qui est la biosphère elle-même comme singularité absolue dans l'univers sidéral connu.

À l'inverse, et en conséquence, la globalisation (comme parachèvement toxique et insoutenable de la transformation de la biosphère en technosphère), lorsqu'elle élimine systémiquement les spécificités locales, conduit à augmenter massivement les processus entropiques et anthropiques. C'est pourquoi engager la présente initiative en direction de l'Organisation des Nations unies a également consisté pour notre collectif à réactiver la notion d'« intemation » avancée en 1920 par Marcel Mauss.

La notion d’internation et les échelles de localité

(…) La façon dont Mauss décrit les nations en 1920 doit être réévaluée en fonction de ces notions, dont il ne disposait pas : les nations, comme toutes les autres formes de localité appelées sociétés humaines (du clan à la localité néguentropique que constitue la biosphère elle-même dans sa globalité à l'échelle du système solaire), sont des cas d'organisation que nous appelons néguanthropiques pour les distinguer de la néguentropie constituée par le vivant en général.

Pratiquer   un    tel    vocabulaire,    c'est prendre   acte   de 1'enjeu « pharmacologique » que constituent les organes exosomatiques tels que Lotka les théorise, et dont une économie digne de ce nom doit réduire au minimum les diverses formes de toxicité par une organisation appropriée à la fois des savoirs (et donc de l'éducation) et des échanges (et donc de l'économie) — les savoirs reposant eux-mêmes sur des échanges, dont l'économie éditoriale, sous toutes ses formes, est une condition fondamentale, avec les institutions scientifiques dont on verra qu'Albert Einstein, tout comme Bergson et Mauss, se préoccupait au sein de la Société des Nations.

Mauss posait en 1920, et dans le contexte de la création de la SDN et du débat qu'elle suscitait alors parmi les socialistes (auxquels il appartenait), qu'il ne fallait pas diluer les nations dans l'internationalisme, contrairement à la réaction de la plupart des marxistes, qui soutenaient alors la révolution d'octobre 1917 : il s'agissait pour lui de permettre le « concert » des nations par la constitution d'une internation. On peut voir dans cet avertissement la prescience du fait qu'une négation des nations conduisait inéluctablement à une exacerbation des nationalismes. Mais on peut aussi y voir un vœu pieux — notamment après l'échec de la SDN.

Si cela est vrai, ce vœu et sa piété (comme croyance dans la supériorité de l’intérêt pacifique des hommes) sont de nos jours à reconsidérer du point de vue d'une économie conçue avant tout comme lutte contre l'entropie, et donc comme valorisation de localités ouvertes, et fondées, de ce fait (cette économie et ces localités), sur une nouvelle épistémologie de l'économie et des disciplines qu'elle convoque (mathématiques, physique, biologie, informatique théorique, notamment), prenant pleinement en compte les enjeux de l'entropie.

Prendre en compte les enjeux de 1 'entropie, cela veut dire apprendre à compter autrement, en traduisant ces enjeux formellement, en particulier dans les processus de certification, de traçabilité et de comptabilité qui constituent toute économie industrielle, et en les traduisant en termes juridiques et institutionnels aux diverses échelles qu'il s'agit dès lors de reconstituer — non pas comme barrières, mais comme points de passage et négociations des économies d'échelle tels qu'une économie de la néguentropie les requiert, et tels qu'une monétisation extraterritoriale les impose. Il y a dans les travaux actuels menés sur la comptabilité par des économistes, des juristes, des philosophes, notamment, toutes sortes de possibilités — par exemple, en Europe, avec la mise en place de ce qui est appelé les « comptes satellites ».

Guerre et paix économiques

Un siècle après l'institution de la SDN et la méditation de Mauss, la préoccupation immédiate n'est pas d'éviter un conflit mondial — même si, au cours de la dernière décennie, l'inquiétude à cet égard n'aura cessé de croître à nouveau, bien loin de l'« optimisme » qui aura dominé la fin du XXe siècle. La principale préoccupation en matière de conflits est devenue la guerre économique, en tant qu'elle est ruineuse pour les environnements — sociaux, moraux    et    mentaux    aussi    bien    que physiques.

C'est dans ce contexte que les nationalismes les plus archaïques croissent partout dans le monde — et, avec eux, les processus de remilitarisation, et donc de nouvelles menaces de guerre, la différence avec ce qui conduisit aux deux guerres mondiales du XXe siècle étant la banalité de l'arme atomique. La situation est, autrement dit, incommensurablement plus grave qu'à l'époque de la SDN.

Pourquoi   en   ce   cas   rien  ne   semble pouvoir être changé dans cet état de fait ? Nous soutenons dans le premier chapitre que c'est d'abord une question épistémique et épistémologique, c'est-à-dire que la question quid juris ? telle que Kant l'introduit au début de la Critique de la raison pure doit être posée à nouveaux frais, et qu'il faut pour cela — et dans l'état d'extrême urgence — mettre en place et soutenir des processus de recherche contributive appropriés, appuyés sur une institution scientifique qui doit être créée pour cela, et qui constituerait la base institutionnelle d'une internation.

La SDN devint l'ONU en 1945, précisément à la suite de l'échec à contenir les nationalismes exacerbés de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon — avec les conséquences que l'on sait, cependant que le monde s'était divisé en deux blocs. À présent que

  • 1' internationalisation  s'est opérée par  le marché,
  • l'ère Anthropocène a été qualifiée comme telle, la question de la lutte contre l'entropie
    s'imposant au cœur de l'économie,

il est temps de repenser cette histoire séculaire du point de vue d'une critique de l’économie globalisée qui ignore structurellement et fonctionnellement les diversités et spécificités locales telles que, comme néguanthropie, elles génèrent de la noodiversité (c'est-à-dire des savoirs infiniment variés et précieux) — comme la vie néguentropique génère de la biodiversité.

Notons ici que des initiatives aussi différentes que celles issues du mouvement territorialiste suscité en Italie par Alberto Magnaghi et celles des « villes et territoires en transition » inspirés par Rob Hopkins en Angleterre constituent avant tout des discours et des pratiques sur et par la localité — de même que, de façons un peu différentes, les réaffirmations des « savoirs ancestraux » en Amérique du Sud (par exemple dans la constitution de l’Équateur, ou dans le perspectivisme d'Eduardo Viveiros de Castro) et des peuples autochtones en Amérique du Nord (au Canada) rouvrent la question préalable du statut de la localité dans la vie sociale, économique et noétique .

De même convient-il de rappeler que

  • la   politeïa, telle qu'elle provient de l'expérience grecque de la polis, et telle qu'elle a toujours consisté à affirmer la prévalence de la décision politique sur la décision économique, est toujours le privilège d’un lieu, qu'on l'appelle cité (polis, civitas, ou république au sens de la Renaissance, puis de Kant), monarchie, empire, nation ou union (fédération ou confédération comme aux États-Unis, en Inde, au Brésil etc.),
  • le « peuple » et son « indépendance » sont constitués par leur droit territorial à 1’autodétermination. Aucune cosmopolitique ne saurait l'ignorer (à commencer par celle de Kant).

La globalisation, qui s'est soudainement étendue à l'échelle de la planète en totalité à la fin du XXe siècle en utilisant le vecteur technologique pour prescrire des usages standards, sans plus tenir aucun compte des spécificités de ce que Bertrand Gille et Niklas Luhmann appelaient les systèmes sociaux, ignorant de ce fait les pratiques sociales singulières que les nouveaux organes exosomatiques rendaient aussi possibles, la globalisation, ainsi menée, a éliminé toutes les échelles localesde la nano-localité domestique à la macro-localité nationale, voire continentale (régionale au sens anglo-saxon d'unité géographique), imposant ainsi une conception standardisée et monolithique du marché tentant elle-même de s'imposer comme une hégémonie computationnelle fondée sur l'élimination de tout ce qui n'est pas calculable.

Elle a de ce fait ruiné la métalocalité biosphérique, car celle-ci ne peut demeurer une singularité dans l'univers (comme milieu de vie) qu'à la condition de protéger et sa biodiversité, et, lorsqu'elle tend à devenir technosphérique, sa noodiversité : telle est la réalité de l'ère Anthropocène rencontrant ses limites extrêmes. Et telle est la raison pour laquelle les extrémismes nationalistes réapparaissent à peu près partout, voire deviennent ou redeviennent les premières forces politiques.

Localités urbaines et commerces urbains dans le devenir computationnel

Quant à la ville, non seulement au sens de la petite localité de Totnes, en Angleterre, telle que la décrit Hopkins, mais comme métropole ou mégapole ou mégalopole, constituant ce qu'il est devenu  habituel d'appeler la ville globale depuis les travaux de Saskia Sassen, elle a montré qu'elle était aussi le foyer d'une réinvention complexe et de la localité, et de la citoyenneté :

L'espace constitué par la grille mondiale des villes globales [...] est sans doute un des espaces les plus stratégiques pour la formation de types inédits de politiques, d'identités et de communautés, y compris celles qui sont transnationales. C'est un espace centré sur un lieu [...] implanté dans des sites stratégiques et singuliers [... ] transterritorial en ce qu'il connecte des sites qui ne sont pas géographiquement proches. [...] La centralité du lieu dans un contexte de processus globaux engendre une ouverture économique et politique transnationale.

En cela, la ville globale et les réseaux de villes globales ne sont pas seulement des « territoires apprenants » au sens où Pierre Veltz les décrivait en 1993 : depuis lors se sont développés les réseaux numériques, à une vitesse et à une échelle telles que les localités urbaines s'en sont trouvées très profondément transformées :

Toute la question du contexte et de ses environs, en tant que partie de la localité, est profondément bousculée (par les réseaux globaux)

II en résulte qu'apparaissent de nouveaux types de frontières, qui ne sont pas seulement nationales ni territoriales, cependant que se forme

un droit global [...] qu'il convient de [...] distinguer du droit national comme du droit international

et qui est avant tout un droit du contrat qui désintègre les notions de droit issues de
l'Antiquité gréco-romaine, et fondamentalement liées aux questions quid juris ? et quid facti ? telles que Kant les revisite et telles qu'elles concernent aussi bien les sciences que le droit. Reste que ces économies et organisations urbaines locales réticulées, et devenant globales en cela, sont à ce jour plus des « chevaux de Troie » pour faire pénétrer les critériologies de valeurs issues du marché global tel qu'il ignore les questions d'entropie que l'inverse.

Avec l'effacement des localités en tant qu'elles sont néguentropiques et néguanthropiques, c'est aussi le commerce que le marché global a détruit — au sens où Armand Hatchuel et Olivier Favereau ont proposé de distinguer commerce et marché. Il importe ici de souligner que la notion de marché global est fondée sur l'a priori parfaitement fallacieux selon lequel un comportement rationnel est un calcul, c'est-à-dire un « ratio », tous les agents économiques étant alors définis comme faisant des calculs d'intérêts particuliers parfaitement décontextualisés et délocalisés, étayant après consolidation une rationalité universelle qui a plus à voir avec ce qu'Adorno appelait la rationalisation qu'avec ce que Whitehead appelle la raison. C'est cela qui conduit à ce que Supiot a appelé la gouvernance par les nombres.

Une telle conception de 1’économie aboutit nécessairement à la négation du politique, la démocratie se désintégrant dans le marketing, ce qui génère parmi les populations du monde entier un sentiment de dépossession de leur avenir et de soumission à un devenir computationnel fonctionnellement aveugle — d'autant que cette hégémonie computationnaliste, dont les « plateformes » sont devenues les opératrices, commandant désormais de fait la réticulation de ces villes globales, conduit à une catastrophe annoncée, et à une échéance si rapprochée qu'elle pourrait venir frapper avec une violence inouïe les jeunes générations d'aujourd'hui lorsqu'elles seront devenues adultes (et l'on voit alors à quel prix le renoncement à la finalité au nom de l'efficacité est absolument illusoire).

L’adresse à Antonio Gutterez : une méthode pour sortir de l’enfer qui vient

Le 10 septembre 2018, dix jours avant la première réunion du Collectif Intemation à Londres, Antonio Guterres avait prononcé à New York, devant l'assemblée générale des États membres, un discours à travers lequel il enjoignait aux nations de prendre de toute urgence les mesures requises par les derniers rapports du GIEC. Quatre mois plus tard, le 24 janvier 2019, il allait reprendre et ajuster ces propos devant les entreprises globales réunies au Forum économique mondial de Davos — où Greta Thunberg était aussi présente, après avoir pris en août 2018 l'initiative de parler au nom de sa génération tout en engageant une « grève mondiale pour le climat ».

Le Collectif Internation a alors décidé d'adresser à Antonio Guterres, en tant que secrétaire général de PONU, la lettre reproduite après cette introduction, annonçant les propositions déclinées dans les chapitres qui suivent. Dans ce courrier, nous proposons à Antonio Guterres et aux Nations unies

  • d'une part, un diagnostic de ce qui bloque toute initiative concertée des pouvoirs publics et économiques pour surmonter les catastrophes désormais diversement anticipées et décrites,
  • d'autre part, une méthode pour surmonter ces blocages — cette méthode prenant acte à la fois des objectifs de développement durable adoptés en 2015 par l'ONU et de l'impérative nécessité d'affronter de façon intégrée les immenses défis que constituent d'une part le changement climatique, d'autre part ses conséquences migratoires, et enfin les bouleversements induits par les technologies numériques, ainsi que le soulignait Antonio Guterres le 24 janvier 2019 à Davos.

Redisons que si ni les États membres, ni les entreprises globales ou transnationales n'agissent dans le sens requis par Antonio Guterres et par Greta Thunberg, ce n'est pas seulement en fonction de conflits d'intérêts particuliers face à l'impératif de privilégier le bien public porté à l'échelle de la biosphère : c'est d'abord parce que font défaut, à l'échelle des États aussi bien qu'à l'échelle des entreprises, les concepts et les méthodes qui sont requis pour faire face à ce « renversement de toutes les valeurs » en quoi consiste l'épreuve de l'Anthropocène devenue l'ère post-véridique.

Dire cela signifie qu'il faut accomplir un effort colossal de recherche pour faire face à ces défis, alors même que le GIEC pose qu'il faut désormais agir sans délai, et donc sans le temps d'une recherche préalable qui ferait précéder l'action par la réflexion. Cette apparente contradiction n'en est cependant pas une pour nous, et l'on a déjà argumenté en ce sens : faire de cette contradiction une perspective nouvelle est à la fois le but et la méthode de la recherche contributive.

Territoires laboratoires et recherche contributive

Outre qu'il se mène depuis des années des recherches qui tentent de dépasser les limites de la pensée dominante telle qu'elle demeure profondément liée au paradigme qui a conduit à ce que le GIEC annonce, faute de changer de cap, comme une inéluctable catastrophe, la recherche contributive consiste à développer des territoires laboratoires associant intimement et quotidiennement des habitants, des associations, des institutions, des entreprises et des administrations. Il s'agit pour ces communautés apprenantes de faire face très pratiquement aux enjeux immédiats de l'ère Anthropocène, telle qu'il s'y produit des processus toxiques de toutes sortes, tout en y mettant à l'épreuve et en y formalisant de nouveaux modèles théoriques, c'est-à-dire génériques, et en cela transposables — précisément sous condition de prise en compte des localités.

C'est pourquoi la proposition que nous faisons aux Nations unies en nous adressant à son secrétaire général est de lancer à grande échelle, et dans toutes les régions du monde, des initiatives de territoires laboratoires pratiquant la recherche contributive, en ouvrant un appel d'offres doté de moyens suffisants, et appelant des candidatures sur la base d'un cahier des charges dont le travail que nous présentons ici se propose de constituer une base de départ.

Comme on l'a déjà indiqué, la thèse première consiste à poser que l'élément de blocage principal du développement économique actuel a d'abord des causes épistémologiques. Elle est exposée dans le premier chapitre.

L'intégration des enjeux et des formalismes liés à l'entropie nécessite des approches territorialisées, selon les motifs exposés précédemment, l'enjeu étant alors le passage des niveaux microéconomiques aux niveaux macroéconomiques en traversant les strates méso-économiques régionales et de filière. Les dynamiques territoriales et urbaines, d'une part, les spécificités des économies contributives valorisant le travail et déprolétarisant les emplois, d'autre part, constituent les enjeux des chapitres deux et trois.

La méthode de recherche contributive, qui s'inspire en partie de ce que l'artiste allemand Joseph Beuys avait appelé la « sculpture sociale », est exposée dans le chapitre quatre. Telle qu'elle est ici proposée, c'est-à-dire dans le cadre d'une démarche expérimentale mise en œuvre à l'échelle mondiale, elle requiert la constitution d'une institution scientifique qui devrait être le point de départ d'une Internation — comme c'est exposé dans le chapitre cinq.

Une telle pratique de recherche expérimentale tout aussi bien que théorique et contributive nécessite des instruments de délibération, de coopération et d'échange pour lesquels de nouvelles pratiques de la conception informatique, de l'ingénierie et du design sont requises. Elle suppose une requalification des questions dites éthiques, d'une part en repartant de la notion d'ethos c'est-à-dire aussi bien de localité et d'autre part en requalifiant celui-ci dans le contexte global devenu technosphérique. Ces analyses sont exposées dans les chapitres six et sept.

Le défi du changement climatique est clairement identifié, qualifié et quantifié comme la question du métabolisme du carbone dans une société basée sur la technologie thermodynamique que fut tout d'abord et par excellence la machine à vapeur — à partir de l'étude de laquelle apparaîtra la théorie thermodynamique. La question des technologies du silicium qui sont devenues de nos jours à la fois des concurrents des employés prolétarisés et des dispositifs de décision automatisée — est cependant tout aussi cruciale dans la lutte contre le franchissement des limites de l'ère Anthropocène.

Depuis le début du XXIe siècle, et dans le contexte de la guerre commerciale, avec les smartphones et les réseaux dits sociaux, ces technologies du silicium sont en outre socialisées dans le sens d'une exploitation systémiquement addictive des circuits dopaminergiques de la récompense. Les chapitres huit et neuf exposent ces enjeux, qui constituent les bases fondamentales d'une politique de la désintoxication qui serait fondée sur une déprolétarisation nouant de nouveaux rapports avec ces dispositifs exosomatiques hautement toxiques que sont devenues les technologies du carbone et du silicium, qu'il s'agit de réorienter vers des pratiques économiques curatives.

Questions et problèmes aporétiques de la localité

En introduisant l'enjeu de la lutte contre 1'anthropie, nous avons souligné le caractère irréductible de la localité. Celle-ci, dans le cas de la forme exosomatique de la vie, peut cependant devenir elle-même toxique : dès lors que les organes exosomatiques sont irréductiblement bivalents, ils peuvent léser ceux qui, individuellement et collectivement, en subissent les effets entropiques, et toute situation de crise procède de près ou de loin d'un tel « désajustement » où le « pharmakon » exosomatique peut ainsi inverser son signe, et devenir « poison » plutôt que « remède ». Alors, la localité tend à se rétracter et à se fermer — c'est-à-dire à décliner.

Quant à la possible toxicité des organes en principe bénéfiques, le début du XXIe siècle se présente comme une véritable accumulation de telles inversions de signes par lesquelles le remède se révèle tout à coup être empoisonnant. À tous égards, l'ère Anthropocène apparaît précisément comme une telle inversion, à l'échelle de la planète tout entière, et l'on sent bien à présent à quel point de telles inversions de valeur peuvent être porteuses de violence.

C'est d'autant plus le cas que, la plupart du temps, lorsqu'un dispositif exosomatique qui s'était installé plus ou moins positivement inverse son signe, les victimes de cette bivalence se retournent vers une autre victime, dite « expiatoire » : un « pharmakos », comme disent les Grecs de l'Antiquité et les Écritures du monothéisme, c'est-à-dire un bouc émissaire. La localité se constitue alors essentiellement comme       une symptomatologie de l'exclusion.

C'est souvent ainsi que, de nos jours, la localité, parce qu'elle se vit en quelque sorte par défaut, est revendiquée comme affirmation identitaire, close et stérile — le bouc émissaire permettant de se dissimuler les remises en cause que nécessiterait une véritable revalorisation des localités fondées sur le partage et l'échange de savoirs nouveaux, inaugurant un nouveau rapport aux technologies et, plus généralement, au milieu qui s'y forme (…). La localité devient alors la projection fantasmatique d’une  identité donnée, et non le processus d'une identification toujours ouverte, restant à venir, et adoptive, c'est-à-dire métabolisant son altérité.

Une localité n'est pas une identité. C'est au contraire un processus d'altération constitué de localités plus restreintes et multiples, et inclus dans de plus vastes localités. La question fondamentale est celle du métabolisme qu'est la localité en tant que processus néguanthropique — y compris à son niveau le plus élevé, comme biosphère en totalité, désormais devenue technosphère.

Le métabolisme par lequel les localités entrent en relation et échangent des altérités est l'économie, qui n'est pas réductible à l'échange des biens de subsistance ou de consommation, et qui constitue toujours ce que Paul Valéry appelait une économie politique de la valeur esprit — niveau le plus sublimé de ce que Freud appelait plus généralement l'économie libidinale. Cette économie est conditionnée dans ses formes par les configurations historiques du processus d'exosomatisation.

Le processus d'exosomatisation est ce qui sans cesse désoriente la forme de vie exosomatique. Initialement, d'abord et avant tout, la localité est l’avoir lieu d'où émerge une orientation, c'est-à-dire un sens — une fin, surgie d'un point de vue partagé par une communauté, constituant ainsi un savoir, ou plutôt un faisceau de savoirs, toujours déjà en train de diffracter en direction d'un avenir diversement ouvert.

Un tel point de vue est un potentiel de bifurcation, c'est-à-dire d'émergence d'une différence comme lieu — où un déphasage se produit dans le rapport à la matière qu'est toujours la métabolisation, engendrant une dimensionnalité à la fois singulière et collective. La localité ainsi conçue est le moteur de la différence elle-même : elle n'est pas constituée par son identité (elle n'en a pas : elle surgit du défaut d'origine que frappe — et comme mystère — l'exosomatisation), mais par son potentiel de différenciation.

Ceci est vrai des localités de toutes les époques et de toutes les régions du monde. Le fait que les Baruya soient organisés en tribus appartenant elles-mêmes à une ethnie, la tribu recelant elle-même des clans, signifie que c'est dans le différentiel que constituent ces échelles de localité que peuvent surgir des processus d'individuation locaux — ces différentes échelles étant cosmologiquement inscrites dans les localités qui dépassent l'ethnie, ce dépassement étant toujours l'objet de ce que nous appelons ici la noèse comme noodiversité. La localité, autrement dit, s'exprime toujours en points de vue eux-mêmes locaux par rapport au processus d'unification qu'elle forme.

La localité est donc relationnelle et fonctionne comme le lieu d'activation d'une autre dimension dans un champ — qui est elle-même le produit d'un autre différentiel produit par une autre localité sur une autre dimension du champ. La différence est première, c'est-à-dire primordialement liée à une autre différence, plutôt qu'à l'existence d'une identité préconstituée.

La réévaluation des localités ainsi conçues comme sources de néguanthropie et d'anti-anthropie (de processus métastabilisés sous forme de structures sociales et de singularités émergentes toujours capables de remettre en cause tout ordre constitué) nécessite de repenser le calcul automatique et les algorithmes sur de nouvelles bases d'informatique théorique — dont les principes les plus généraux sont esquissés dans le chapitre six — et comme technodiversité constitutive de cosmotechniques.

L'actuelle génération automatique de relations entre individus psychiques conduit — à travers ce que l'on appelle le user profîling, les écho chambers et le nudging — à littéralement anéantir ces localités psychiques que sont les individus eux-mêmes, qui se trouvent ainsi remplacés par ce que Félix Guattari avait appelé des dividuels, au sens où en sont statistiquement extraits des patterns sur un mode que Robert Musil préfigurait déjà en quelque façon dans L'Homme sans qualités, cependant qu'en Italie, en Allemagne et au Japon se préparait une catastrophe.

Ce sont ici les savoirs en tant que mémoires (ensembles de rétentions collectives et de protentions collectives) qui sont très gravement compromis par le user profîling, les écho chambers et le nudging : la société devient ainsi systémiquement amnésique. Il ne s'agit pas cependant de prôner la protection d'une mémoire individuelle ou collective « authentique » qui serait maintenue à l'écart et à l'abri du calcul : l'enjeu est la socialisation néguanthropique et anti-anthropique de la rétention artificielle, qui, comme exosomatisation, constitue toute forme de société, comme totem, tel que le considère Émile Durkheim, ou comme œuvre au sens d'Ignace Meyerson, la rétention digitale devant être théorisée à nouveaux frais en vue de la mettre au service de la métabolisation des localités, et non de leur abstraction purement computationnelle et extractive.

C'est en ce sens que les IGEC, comme institutions de l'économie contributive, sont basés avant tout sur des plateformes délibératives constituées en partant du niveau local, et à partir de projets formant des structures d'échanges micro-réticulaires, vers des structures d'échanges macro-réticulaires.

L’avenir selon Bergson

Confrontés aux défis mortels et apocalyptiques au sens strict de la fin de l'ère Anthropocène annoncée par  la communauté  scientifique dans  son immense majorité, les êtres humains doivent reconstituer des savoirs en redécouvrant des savoirs anciens, voire ancestraux, et en produisant des savoirs nouveaux dans tous les domaines. Inventivité, créativité et découverte sont aujourd'hui et comme toujours les seuls garants de l'avenir de l'humanité — et plus généralement de la vie.

La recherche contributive pose que tous peuvent et doivent prendre part à une telle production de richesses nouvelles, et l'économie contributive pose que cela nécessite un changement macroéconomique, raisonné, expérimenté et délibéré, fondé sur une reprise en compte de l'ensemble des travaux scientifiques, au service d'une nouvelle rationalité économique combattant l'anthropie, et ouvrant un âge fondé sur la coopération et la paix économiques, plutôt que sur une destruction qui n'est plus en rien « créatrice » : l'ère Anthropocène est la révélation du caractère avant tout destructeur de la « destruction créatrice » décrivant selon Joseph Schumpeter le capitalisme consumériste.

Si 1'inventivité, la créativité et la découverte sont toujours les seuls garants de l'avenir, ce qui change à présent, et désoriente à cet égard, c'est le fait qu'une économie globale, d'une efficacité extraordinaire, qui a permis de nourrir, de vêtir et de loger des milliards d'habitants, plus ou moins mal, s'avère avoir aussi été d'une toxicité hors du commun — telle qu'elle menace de mettre un terme à ce que Toynbee avait appelé « la grande aventure de l'humanité ».

Ici, et pour en tirer les leçons, il faut relire trois petites phrases tout à fait extraordinaires — extra-lucides — qui furent publiées par Henri Bergson en 1932 :

L'humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d'elle. À elle de voir si elle veut continuer à vivre.

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