Condition de l'homme numérique : histoire d'une recherche
Le début de la recherche ayant conduit à ce livre date de 2002. Elle se poursuit depuis avec le sentiment étrange d’être rattrapé par le temps. De prospective elle tend à devenir descriptive.
2002. Trois évènements à l’origine d’un début d’écriture après des décennies de lecture. Sur le plan familial le départ de notre second enfant pour poursuivre ses études à Paris. Sur le plan professionnel une pause forcée de six mois accompagnant une réorganisation du service informatique et le passage, pour le service de Gestion des Ressources Humaines dont j’étais le directeur d’un mode recrutement (400 ingénieurs recrutés en huit ans) à un mode « décrutement ». Je serai, bien sûr, éjecté de mon poste. Après des années de transformation soutenue, mais accompagnée socialement, les techniques néolibérales sont mises en œuvre sans état d’âme pour redresser l’opérateur historique des télécommunications en France et en faire une « machine à cash ». Ces deux évènements se conjuguent pour m‘offrir une fenêtre de temps libre inespérée, certes dans un fort climat d’incertitude.
Troisième évènement en 2002 : la publication, pour la première fois, 51 ans après sa première édition américaine, d’une traduction française, globale et respectant son organisation, du livre de Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Rencontre avec celle qui deviendra pour moi une véritable compagne au plan spirituel, rejoignant Proust rencontré en 1985. Dans les deux cas l’inspiratrice de ces rencontres est ma sœur Laurence.
La décennie 2000 sera celle du tâtonnement au milieu d’une situation professionnelle chaotique et stressante se concluant heureusement, pour moi, par le départ en Congés de Fin de Carrière (CFC) fin 2006. Décennie marquée par la mort de nos parents encore en vie, frappés par les grandes maladies contemporaines (Cancer, Alzheimer, Parkinson). Décennie assombrie par la mort accidentelle, à 53 ans, de ma sœur Laurence, si proche de moi dans la vie de l’esprit. Mort faisant incroyablement écho, par ses circonstances, à celle de notre mère Denise, à l’âge de 57 ans, en 1980. La décennie suivante sera, heureusement et logiquement, celle des naissances.
Le temps libéré en 2007 par mon départ en préretraite, le terrible choc et affreux vide causés par la mort de ma sœur, l’accompagnement de mon père dans sa lutte digne et courageuse contre une maladie terriblement handicapante mais lui laissant toutes ses facultés intellectuelles et émotionnelles, me poussèrent, pour éviter de sombrer après deux terribles années, dans la lecture à tout va, surtout, mais pas uniquement, des œuvres d’Arendt, et dans l’écriture sous la forme d’articles de blog. Décennie conclue en 2010 par deux naissances dans le domaine de la vie de l’esprit : un livre et un cours, succédant à la venue au monde du premier de nos petits-enfants.
Chercheur dans le domaine de la fabrication des Circuits Intégrés, les fameuses puces électroniques, pendant les deux tiers de ma vie professionnelle, DRH d’un service informatique puis responsable des formations des informaticiens de l’opérateur historique des télécommunications en France pendant le dernier tiers, je me suis, depuis le début, interrogé sur l’emprise croissante des technologies et outils numériques sur nos vies professionnelles et privées et sur l’absence quasi-générale de connaissances de fond sur ce domaine, dans le grand public mais aussi chez les diplômés. Quand l’Université du Temps Libre d’Orléans refuse, en 2009, une première proposition de cours sur Hannah Arendt, je prépare alors une offre sur ce que j’appelle la numérisation du monde. Offre acceptée pour la saison 2010-2011.
Au même moment le mouvement Utopia crée une maison d’édition avec comme thème de leur première collection : Penser la politique. Un cahier des charges simple mais qui s’avèrera difficile à remplir : choix d’un auteur avec qui penser la politique, être connaisseur de cet auteur mais pas spécialiste ou universitaire. Je propose alors un livre autour d’Arendt qui s’intitulera finalement Réinventer la politique avec Hannah Arendt. Alors que la maison d’édition a aujourd’hui pignon sur rue ce livre reste désespérément le seul de la collection.
L’été et l’automne 2010 sont une période particulièrement studieuse avec l’écriture d’un livre et la préparation d’un cours.
De 2010 à 2012 je lis beaucoup, publie de nombreux articles sur mes blogs mais j’ai du mal à faire se rejoindre mes deux lignes de recherche et à trouver une méthode pour traiter de l’emprise croissante du numérique sur notre monde et nos vies. C’est l’époque des Printemps arabes et des espoirs qu’ils suscitent de voir les réseaux sociaux devenir des outils de libération politique. une pause en 2013 me permet de mettre mes idées au clair. Je dégage d’abord deux concepts : la numérisation économique aussi ancienne que le monde ; la numérisation technologique démarrée avec Internet et la Toile (Web) au début des années 1990. J’entreprends la lecture et la relecture des sept principaux livres d’Arendt et construis un cours qui sera donné, d’octobre 2013 à avril 2015, dans le cadre de l’Université du Temps Libre d’Orléans (UTLO) : Voyage à travers le XXe siècle avec Hannah Arendt. En parallèle j’entreprends l’exploration de l’œuvre de Bernard Stiegler qui grandit de jour en jour, en volume et pertinence.
2015. Je me considère armé pour reprendre ma recherche sur la numérisation du monde. Constatant la désorientation générale face à l’accélération croissante de la mise en place d’une société du tout numérique, je propose de partir À la recherche de repères pour un monde numérique. Ce sera l’objet des cours donnés d’octobre 2015 à avril 2016. Je suis loin d’imaginer alors le chaos numérique, sanitaire et politique de 2021. L’étude de quatre livres nous permet d’élaborer ces repères. La société automatique de Bernard Stiegler, pour la numérisation technologique. La gouvernance par les nombres d’Alain Supiot pour la numérisation économique. L’évènement Anthropocène de Christophe Bpnneuil et Bernard Fressoz pour un panorama global et historique du point de non-retour où nous a conduit la Révolution industrielle. Enfin Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt, avec sa méthode d’analyse existentiale et historiale, à travers ses trois points de vue distincts et reliés sur la vie active : le travail, l’œuvre et l’action.
D’octobre 2016 à avril 2019, en trois saisons, nous questionnerons La condition humaine à l’époque numérique. Selon huit angles à travers huit questions.
- Avons-nous encore une vie privée ?
- Avons-nous encore un monde commun ?
- Que deviennent l’action politique et l’espace public ?
- Que devient le travail ?
- Savons-nous et pouvons-nous débattre des choix économiques ?
- Savons-nous et pouvons-nous débattre des choix scientifiques et techniques ?
- Que devient notre relation avec la Terre et la nature ?
- L’Art assure-t-il encore la permanence du monde ?
Balayage très vaste, avec une sixième question particulièrement actuelle en 2021. Manque, je reviendrai dessus, le thème de la Vérité, de la Réalité, du Réel.
Le support de cours 2016-2017 est particulièrement roboratif. Il revient sur les saisons précédentes, y compris les deux premières, de 2010 à 2012, pour lesquelles n’existait aucun support autre que deux jeux de diapositives.
2016-2017 c’est aussi la saison durant laquelle je remets en forme mes deux saisons de cours sur Arendt pour en faire un livre publié en juin 2017 : Penser avec Hannah Arendt. Guide de voyage à travers une œuvre.
En juin 2018, la gouvernance par les nombres rattrape l’UTLO. Son nouveau directeur, sous l’impulsion gestionnaire et technocratique du nouveau président de l’Université d’Orléans, se sépare de tous les enseignants de plus de 67 ans, salariés ou bénévoles. La stupidité fonctionnelle, chère à Bernard Stiegler, vient de nous frapper. Rien n’y fera. L’UTLO sera amputée de ses enseignants et cours les plus originaux sans la moindre considération pour ses 3000 adhérents et dizaines de chargés de cours. La saison 2018-2019 se tiendra dans le cadre de l’association Autour de Hannah Arendt, entre passé et futur créée en juin 2018 pour diffuser l’œuvre d’Arendt et réfléchir sur notre monde contemporain.
Dans la seconde partie de la saison 2018-2019, je profite de la liberté acquise grâce à mon licenciement de l’UTLO, pour consacrer quelques cours à une lecture à voix haute et partagée du dernier chapitre de Condition de l’homme moderne en utilisant un support réalisé pour cet objet : La vie active et l’âge moderne.
Durant l’été 2019, peu satisfait de l’édition française de Condition de l’homme moderne, je réalise une édition spéciale pour l’association, comme complément de mes deux livres, et en y intégrant un index par paragraphe des notions, distinctions et analyses.
C’est durant ce même été que je mentionne, pour la première fois dans le support conçu pour la saison 2019-2020, Éléments pour pænser le monde numérique, mon intention d’écrire une « suite » à Condition de l’homme moderne, intitulée Condition de l’homme numérique. Ambition folle, il est vrai, mais qui me devient de plus en plus nécessaire pour tenir le coup face au délitement du monde.
J’identifie alors trois questions pour saisir globalement notre sujet : pænser le monde, c’est-à-dire le penser et le panser.
Où en sommes-nous ? Où atterrir ? Quel langage philosophique et politique utiliser qui ne soit pas retourné contre les individus et les peuples ? La première question reprise du livre d’Emmanuel Todd présenté lors de la saison 2017-2018, la deuxième reproduisant le titre du livre de Bruno Latour étudié lors de la saison 2018-2019, la troisième empruntée à Jean-Claude Michéa et son livre Le loup dans la bergerie. Quatre livres nous accompagnent. Le livre posthume d’Etienne Tassin, Pour quoi agissons-nous ? Homo juridicus d’Alain Supiot. La société ingouvernable de Grégoire Chamayou. Qu’appelle-t-on panser ? de Bernard Stiegler.
Saison rendue chaotique par la gestion catastrophique, en France, en Europe et au niveau mondial, de la pandémie COVID-19. En France les mesures politiques autoritaires se succèdent : confinements, couvre-feu puis passe sanitaire. Nous avons basculé dans un régime politique qui reprend de plus en plus des caractéristiques de ce que nous avons étudié avec Arendt : le totalitarisme. Une loi suprême et son idéologie : la santé à tout prix, la vie ou plutôt la survie à tout prix. Un véritable harcèlement par la peur se met en place. Litanie du nombre de décès chaque soir. Déni puis interdiction des traitements. Inutilité puis port obligatoire des masques. Tests indisponibles puis à gogo. Et surtout la solution miracle « les vaccins ». « Vaccination » non obligatoire, sauf de notables exceptions, nécessitant un consentement libre et éclairé. Pour aboutir à ce sommet de perversité politique et psychique : le pass(e) sanitaire pour contraindre à une « vaccination » librement consentie…
L’impact sur l’activité de l’association est catastrophique. La saison 2019-2020 se déroule grâce à un investissement personnel important et usant. La saison 2020-2021 redémarre en septembre et octobre pour être stoppé par le deuxième confinement. Un essai, peu concluant, en visiophonie, en mars 2021, n’aura pas de suite, torpillé par le troisième confinement. Le dialogue, même par courriel, devient difficile. Les choix par rapport aux « vaccins » s’opposent et le harcèlement politique et médiatique envers les « non vaccinés » rappellent de très tristes souvenirs. Nous sommes dans ces sombres temps évoqués par Brecht et Arendt.
Revenons sur l’été 2020 et sa courte pause dans le délire covidiste. Le 6 août une terrible nouvelle. Bernard Stiegler s’est suicidé la veille. Les circonstances de ce suicide n’ont toujours pas été explicitées, si tant est que ce soit possible. Le résultat est tragique. La disparition d’un compagnon de pensée au moment-même où son apport et sa présence étaient indispensables. Je me sens à nouveau orphelin. J’accuse le coup. La préparation du support pour la saison 2020-2021 se fait dans une forme d’urgence presque vitale. Tout en doutant que la saison puisse se tenir tant la gestion sanitaire et politique du COVID est un mélange d’incompétence, d’imbécilité et de stratégie du choc. L’arrivée des « vaccins », dans des délais irréalistes, suscitera d’abord la réticence rapidement levée pour l’immense majorité par une propagande de la peur de tous les instants. Les relations amicales et familiales se tendent, parfois jusqu’à se rompre. L’association n’y échappe pas. Un travail de dix ans que je croyais de personnel devenu partagé puis collectif, avec les pluralités et diversités d’approches indispensables, me parait balayé.
Le support 2020-2021, dont je suis particulièrement fier, reste à travailler. Construit aussi autour de Trois questions pour pænser le monde, il fait appel à Hannah Arendt (2 livres), Etienne Tassin (3 livres), Bernard Stiegler (3 livres), Barbara Stiegler (1 livre), Bruno Latour (1 livre), Isabelle Stengers (1 livre) et Olivier Rey (1 livre).
Enfin, de mars 2020 à mai 2021, sur la période qui a vu trois confinements, j’ai écrit régulièrement sur mon blog, approfondissant la lecture d’Etienne Tassin qui a su, avec talent, analyser, présenter et prolonger la pensée d’Arendt et en particulier montrer le développement de sa pensée depuis Les origines du totalitarisme à De la révolution, en passant par Condition de l’homme moderne et Entre passé et futur. J’ai aussi tenté de croiser la pensée d’Arendt avec celle de Bernard Stiegler, en particulier Condition de l’homme moderne et La société automatique. Je prépare, sous le titre, Une année particulière, un support reprenant les principaux articles de cette période. Nous y voyons, grâce à Arendt et Tassin, comment nous sommes passés de l’aliénation de l’époque moderne à l’acosmisme de notre monde et, grâce au croisement d’Arendt et de Stiegler comment nous vivons dans une époque qui ne fait ni époque ni monde.
Ni le monde, ni l’époque ne peuvent donc être qualifiés de numérique, puisqu’il n’y a ni époque, faute d’une politique d’adoption du nouveau système technique centré sur le numérique, ni monde, faute de souci d’un monde commun. Par contre la tentative totalitaire de créer un homme nouveau, un homme aux comportements régis numériquement, un homme numérique, elle, est bien réelle.
C’est donc bien à la Condition de l’homme numérique que je vais m’intéresser dans la suite de ce livre.