Où atterrir ? (Trois questions (2/3))
Deuxième des trois cours prévus lors de la saison 2020-2021 de l'association AHA, torpillée par la gestion totalitaire de la pandémie COVID.
Pour cette deuxième question, essentielle et si peu traitée, nous revenons sur le livre éponyme de Bruno Latour[1] pour tenter de le compléter à l’aide du concept de monde commun de Hannah Arendt.
Monde commun totalement absent des réflexions actuelles tant l’aliénation du monde de l’époque moderne, fuyant le monde pour le Moi, est devenue une composante fondamentale, donc invisible, du milieu dans lequel nous vivons. Seul l’adjectif, sous la forme le commun, est réapparu dans le débat politique, le monde n’étant plus qu’une notion géopolitique.
Je vous propose successivement trois textes :
- Sommes-nous modernes ou terrestres ? dans lequel je reprends et résume la problématique posée par Bruno Latour autour du changement d’attracteurs et de l’abandon du vecteur des modernes.
- Instaurer un monde commun dans lequel, à partir d’Arendt et Tassin[2], je tente de compléter l’approche de Latour à travers la notion de monde commun.
- Terrestres et mondains, un court essai pour faire se rencontrer Arendt, Tassin, Latour et Bernard Stiegler autour de la définition d’un nouvel attracteur vers lequel bifurquer.
Bruno Latour définit d’abord ce qu’était le « système de coordonnées des modernes » à travers un vecteur allant du Local, à moderniser, au Global de la modernisation. C’est vers le Global, le Globe, avec un grand G que tout se mettait en mouvement, celui qui dessinait l’horizon à la fois scientifique, économique, moral, le Global de la de la modernisation. Repère à la fois spatial et temporel.
Ce qu’il fallait abandonner pour se moderniser, c’était le Local. Un Local par contraste. Un anti-Global. Rien en soi d’archaïque.
Nous étions partagés entre deux injonctions contradictoires : en avant vers l’idéal de progrès ; en arrière vers le retour aux certitudes anciennes, mais nous savions nous situer dans le cours de l’histoire.
La flèche du temps allait quelque part. Un tel repérage était d’autant plus facile que c’est sur ce vecteur que l’on avait projeté la différence Gauche/Droite aujourd’hui mise en question. Ce qui n’allait pas sans complication parce que, selon les sujets de dispute, Gauche et Droite n’allaient pas dans le même sens.
Si l’on parlait d’économie, par exemple, il y avait une Droite qui voulait aller toujours plus loin vers le Global alors qu’il y avait une Gauche (mais aussi une Droite plus timide) qui aurait souhaité limiter, ralentir, protéger les plus faibles contre les forces du Marché. Inversement, si l’on parlait de « libération des mœurs » et, plus précisément, de questions sexuelles, on trouvait une Gauche qui voulait aller toujours plus loin en avant vers le Global, alors qu’il y avait une Droite (mais aussi une Gauche) qui refusait fortement de se laisser entraîner sur cette « pente glissante ».
Quelles que soient ces subtilités, on arrivait malgré tout à s’y retrouver pour la bonne et excellente raison que toutes les positions continuaient de se placer le long du même vecteur. La direction de l’histoire étant donnée, il pouvait y avoir des obstacles, des « retours en arrière », des « avancées rapides », voire des « révolutions », des « récupérations », mais pas de changement radical dans l’ordonnancement général des positions. En fonction des sujets de dispute le sens pouvait varier, mais il y avait une seule direction, celle que procurait la tension entre les deux attracteurs, le Global et le Local. Ignorant toutes les autres manières d’être local et global révélées par l’anthropologie, être moderne c’était projeter partout sur les autres le conflit du Local contre le Global.
Bruno Latour raconte ensuite comment ce système de coordonnées a été brisé, comment ce qui était un front est devenu un gouffre, comment la flèche du temps a été tordue vers un troisième attracteur.
À la fuite éperdue vers ce qui de « mondialisation-plus » – synonyme de richesse, d’émancipation, de connaissance, d’accès à une vie confortable et d’une certaine définition universelle de l’humain, est apparue de plus en plus, en sentant que seuls quelques-uns allait en profiter, comme une « mondialisation-moins », a répondu une fuite éperdue vers le Local, mais un « local-moins », celui de la tradition, de la protection, de l’identité et de la certitude à l’intérieur de frontières nationales ou ethniques.
À la place d’une tension, on a désormais un gouffre. À la place d’une ligne de front, on ne voit plus que la cicatrice d’un ancien combat pour ou contre la modernisation de la planète entière. Il n’y a plus d’horizon partagé – même pour décider qui est progressiste et qui est réactionnaire. L’hésitation n’est plus, comme avant, possible, les discussions politiques se sont brutalisées.
L’expression monde moderne semble devenue un oxymore. Ou bien il est moderne, mais il n’a pas de monde sous ses pieds. Ou bien c’est un vrai monde, mais il ne sera pas modernisable.
Brusquement, tout se passe comme si, partout à la fois, un troisième attracteur était venu détourner, pomper, absorber tous les sujets de conflit, rendant toute orientation impossible selon l’ancienne ligne de fuite.
Et c’est en ce point de l’histoire, en cette articulation que nous nous trouvons aujourd’hui.
Trop désorientés pour ranger les positions le long de l’axe qui allait de l’ancien au nouveau, du Local au Global, mais encore incapables de donner un nom, de décrire simplement ce troisième attracteur. Et pourtant toute l’orientation politique dépend de ce pas de côté : il faut bien décider qui nous aide et qui nous trahit, qui est notre ami et qui est notre ennemi, avec qui s’allier et avec qui se battre — mais selon une direction qui n’est plus tracée.
Rien en tout cas qui nous autoriserait à réutiliser les anciens marqueurs comme « Droite » et « Gauche », « libération », « émancipation », « forces du marché ». Et même ces marqueurs de l’espace et du temps qui ont si longtemps paru évidents comme « avenir » ou « passé », « Local » ou « Global ». Il faut, nous dit Latour, tout cartographier à nouveaux frais. Et, en plus, dans l’urgence, avant que les somnambules n’aient écrasé dans leur fuite aveugle ce à quoi nous tenons.
Bruno Latour affirme ensuite que la décision des États-Unis de se retirer de l’accord sur le climat clarifie la nouvelle situation politique.
Pour bien mesurer à quel point la situation s’éclaire, il suffit d’imaginer l’état des conversations si la campagne pour le Brexit avait échoué en juin 2016 ; si Hilary Clinton avait été élue ; ou si, après son élection, Trump ne s’était pas retiré de l’accord de Paris. On pèserait encore les bienfaits et les méfaits de la mondialisation comme si le front de modernisation était encore intact. Heureusement, si l’on ose dire, ces événements l’ont rendue encore moins attirante.
Le « trumpisme » est une innovation en politique comme on n’en voit pas si souvent et qu’il convient de prendre au sérieux. En effet, l’astuce de ceux qui le soutiennent est d’avoir construit un mouvement radical sur la dénégation systématique qu’il existe une mutation climatique.
Tout se passe comme si Trump était parvenu à repérer un quatrième attracteur. Nous n’avons pas de peine à le nommer : c’est le Hors-Sol, l’horizon de celui qui n’appartient plus aux réalités d’une terre qui réagirait à ses actions. Pour la première fois, le climato-négationnisme définit l’orientation de la vie publique d’un pays.
On est très injuste avec les fascistes quand on compare ce dont Trump est le symptôme aux mouvements des années 1930.
Ce que les fascismes avaient réussi à combiner restait le long de l’ancien vecteur — celui qui va vers la modernisation à partir des anciens terroirs. Ils étaient parvenus à amalgamer le retour à un passé rêvé — Rome ou Germania — avec les idéaux révolutionnaires et la modernisation industrielle et technique, le tout en réinventant une figure de l’État total — et de l’État en guerre — contre l’idée même d’individu autonome.
On ne trouve rien de cela dans l’innovation actuelle : l’État est honni, l’individu est roi, et ce qu’il s’agit de faire avant tout, c’est de gagner du temps en relâchant toutes les contraintes, avant que le populo ne s’aperçoive qu’il n’y a pas de monde correspondant à cette Amérique-là.
L’originalité de Trump, c’est de conjoindre dans un même geste, premièrement, la fuite en avant vers le profit maximal en abandonnant le reste du monde à son sort ; deuxièmement, la fuite en arrière de tout un peuple vers le retour aux catégories nationales et ethniques (« Make America Great Again » derrière un mur !)
Au lieu d’opposer comme naguère les deux fuites — vers la globalisation et vers le retour au vieux terrain national —, les soutiens de Trump font comme si on pouvait les fusionner.
Fusion qui n’est évidemment possible que si l’existence même de la situation de conflit entre modernisation, d’un côté, et condition terrestre, de l’autre, se trouve déniée.
Pour la première fois, un mouvement de grande ampleur ne prétend plus affronter sérieusement les réalités géo politiques, mais se mettre explicitement hors de toute contrainte, littéralement offshore — comme les paradis fiscaux.
Ce qui compte avant tout, c’est de ne plus avoir à partager avec les autres un monde dont on sait qu’il ne sera plus jamais commun. Tout en maintenant l’idéal américain de la Frontière — en décollant vers l’irréalité !
Ce mouvement définit le premier gouvernement totalement orienté vers la question écologique — mais à l’envers, en négatif, par rejet !
Ce qui facilite le repérage : il suffit de se mettre dans le dos de Trump et de tracer une ligne qui mène directement là où il faudrait aller !
L'impression terrifiante que la politique s'est vidée de sa substance, qu'elle n'a plus ni sens ni direction, qu'elle est devenue littéralement imbécile autant qu'impuissante, n'a pas d'autre cause que cette révélation progressive : ni le Global ni le Local n'ont d'existence matérielle et durable.
Et par conséquent le premier vecteur repéré plus haut, cette ligne droite grâce à laquelle ou pouvait situer ses reculs et ses avancées, ressemble à une autoroute sans début ni fin.
Si la situation s'éclaire malgré tout, c'est parce que, au lieu d'être suspendus entre le passé et le futur, entre le refus et l'acceptation de la modernisation, nous nous trouvons maintenant basculés à 90°, suspendus entre l'ancien vecteur et un nouveau, poussés en avant par deux flèches du temps qui ne vont plus dans la même direction.
Toute l'affaire consiste à repérer de quoi se compose ce troisième terme. En quoi peut-il devenir plus attirant que les deux autres — et pourquoi paraît-il si repoussant à beaucoup ? « Monde », oui, bien sûr, mais on risque de mélanger avec les anciennes formes de globalisations. Non, il faut un terme qui recueille la stupéfiante originalité (la stupéfiante ancienneté) de cet agent. Disons pour l’instant le Terrestre, avec un T majuscule pour bien souligner qu'il s'agit d'un concept ; et même, pour préciser d'avance vers quoi on se dirige : le Terrestre comme nouvel acteur-politique.
Si le Terrestre n'est plus le cadre de l'action humaine, c'est qu'il y prend part. L'espace n'est plus celui de la cartographie, avec son quadrillage de longitudes et de latitudes. L'espace est devenu une histoire agitée dont nous sommes des participants parmi d'autres, réagissant à d'autres réactions. Il semble que nous atterrissions en pleine géohistoire.
S'il est si difficile de comprendre aujourd'hui à quelle époque nous appartenons, c'est parce que ce troisième attracteur est à la fois connu de tout le monde et complètement étrange. Le Terrestre, c'est un Nouveau Monde, certes, mais qui ne ressemble pas à celui que les Modernes avaient jadis « découvert », en le dépeuplant préalablement. Ce n'est pas une nouvelle terra incognita pour explorateurs en casque colonial. En aucun cas il ne s'agit d'une res nullius, prête à l'appropriation.
Au contraire, les Modernes se trouvent en train de migrer vers une terre, un terroir, sol, pays, quel que soit le nom qu'on lui donne, qui est déjà occupé, peuplé depuis toujours. Et plus récemment, qui s'est trouvé repeuplé par la multitude de ceux qui ont senti, bien avant les autres, à quel point il fallait fuir dare dare l'injonction à se moderniser.
Dans ce monde-là, tout esprit moderne se trouve comme en exil. Il va lui falloir apprendre à cohabiter avec ceux qu'il prenait jusque-là pour archaïques, traditionnels, réactionnaires ou simplement « locaux ». Et pourtant, aussi antique que soit un tel espace, il est nouveau pour tout le monde, puisque, si l'on suit les discussions des spécialistes du climat, il n'y a tout simplement pas de précédent à la situation actuelle.
Ce qu'on appelle la civilisation, disons les habitudes prises au cours des dix derniers millénaires, s'est déroulé, expliquent les géologues, dans une époque et sur un espace géographique étonnamment stables. L'Holocène (c'est le nom qu'ils lui donnent) avait tous les traits d'un « cadre » à l'intérieur duquel on pouvait en effet distinguer sans trop de peine l'action des humains, de même qu'au théâtre on peut oublier le bâtiment et les coulisses pour se concentrer sur l'intrigue.
Ce n'est plus le cas à l’Anthropocène, ce terme disputé que certains experts souhaitent donner à l'époque actuelle. Là il ne s'agit plus de petites fluctuations climatiques, mais d'un bouleversement qui mobilise le système-terre lui-même.
Aucune société humaine, aussi sage, subtile, prudente, précautionneuse que vous l'imaginiez, n'a eu à se saisir des réactions du système terre à l'action de huit à neuf milliards d'humains. Toute la sagesse accumulée pendant dix mille ans, même si on parvenait à la retrouver, n'a jamais servi qu'à des centaines, des milliers, quelques millions d'êtres humains sur une scène plutôt stable.
S'il y a un sujet qui mérite une froide attention, c'est celui de la condition faite à l'écologie dans le monde moderne. En effet, ce territoire à la fois si ancien et si tragiquement neuf, ce Terrestre sur lequel il faudrait atterrir, a déjà été arpenté en tous sens par ce qu'on peut appeler les « mouvements écologiques ». Ce sont bien les « partis verts » qui ont tenté d'en faire le nouvel axe de la vie publique, et qui, dès le début de la révolution industrielle et surtout depuis l'après-guerre, ont désigné du doigt ce troisième attracteur.
L'écologie a donc réussi à mouliner de la politique à partir d'objets qui ne faisaient pas partie (depuis la viande de bœuf, jusqu'au climat, en passant par les haies, les zones humides, le maïs, les pesticides, le diesel, l'urbanisme ou les aéroports…), jusque-là, des préoccupations usuelles de la vie publique. Elle est parvenue à extirper la politique d'une définition trop restreinte du monde social. En ce sens, l'écologie politique a pleinement réussi à remplir l'espace public de nouveaux enjeux. Moderniser ou écologiser, c'est devenu le choix vital. Tout le monde en convient. Et pourtant, elle a échoué. Tout le monde en convient également.
Le diagnostic est assez simple : les écologistes ont tenté de n'être ni de droite, ni de gauche, ni archaïques, ni progressistes, sans parvenir à sortir du piège dressé par la flèche du temps des Modernes.
Il y a au moins deux façons de « dépasser », comme on dit, la division Droite/Gauche. On peut se situer au milieu des deux extrêmes en s'installant le long du vecteur traditionnel (l'arête 1-2). Mais ou peut aussi redéfinir le vecteur en s'attachant au troisième attracteur qui oblige à redistribuer la gamme des positions Gauche/Droite selon un autre point de vue (les arêtes 1-3 et 2-3).
Nombreux sont les partis, les mouvements, les groupes d'opinion, qui ont prétendu avoir découvert une « troisième voie » entre libéralisme et localisme, ouverture et défense des frontières, émancipation des mœurs et libéralisation économique. S'ils ont échoué, jusqu'ici, c'est faute d'imaginer un autre système de coordonnées que celui qui les réduisait d'avance à l'impuissance. S'il s'agit bien de « sortir de l'opposition Gauche/ Droite », ce n'est pas du tout pour se placer au centre de l'ancienne arête en émoussant la capacité à discriminer, à tailler et à trancher.
Tout au contraire, comme on le voit sur le triangle, il s'agit de basculer la ligne de front en modifiant le contenu des objets de dispute qui sont à l'origine de la distinction Droite/Gauche — ou plutôt des Droites et des Gauches, aujourd'hui si nombreuses et si emmêlées qu'il ne reste plus grand-chose, quand on utilise ces étiquettes, de la puissance d'ordonnancement permise par ce système classique de coordonnées.
Chose étrange, on prétend qu'il est impossible de changer ce vecteur Gauche/Droite, qu'il est gravé dans le marbre, ou plutôt dans le cœur de tous les citoyens depuis deux siècles, tout en avouant que ces divisions sont obsolètes. Cela prouve bien que, faute d'un autre vecteur, ou en revient toujours à la reprise de la même division, reprise d'autant plus stridente qu'elle a moins de pertinence, comme une scie circulaire qui scierait dans l'espace.
Si l'on veut se réorienter en politique, il est probablement sage, afin d'assurer la continuité entre les luttes passées et les luttes à venir, de ne pas chercher quelque chose de plus compliqué qu'une opposition entre deux termes.
La question devient donc la suivante : peut-on conserver le principe du conflit propre à la vie publique, mais en le faisant virer de bord ? En se réorientant vers ce troisième attracteur, on va peut-être pouvoir démêler de quoi Gauche et Droite avaient été, pendant la période moderne en train de se clore, le résumé, le conteneur et l'enveloppe.
Le déchirement que lui fait subit l'attracteur Terrestre oblige à ouvrir ce paquetage et à réexaminer pièce par pièce ce qu'on attendait de chacune d'elles — ce que nous allons peu à peu apprendre à nommer « mouvement », « avancée » et même « progression » — et ce qui va clairement dans l'autre sens — que nous aurons le droit, désormais, d'appeler en effet « régression », « abandon », « trahison » et « réaction ».
On peut se tourner vers l'attracteur Terrestre depuis le rêve maintenant terminé d'un accès impossible au Global (l'arête 2-3 du schéma), mais aussi depuis l'horizon, toujours aussi éloigné, du retour au Local (le long de l'arête 1-3).
Les deux angles permettent de repérer les négociations, délicates, qu'il va falloir mener pour déplacer les intérêts de ceux qui continuent à fuir vers le Global et de ceux qui continuent à se réfugier dans le Local, afin de les intéresser à ressentir le poids de ce nouvel attracteur.
Si l’on veut une définition — encore terriblement abstraite — de la nouvelle politique, c'est à cette négociation qu'il va falloir s'attacher. On va devoir se chercher des alliés chez des gens qui, selon l'ancienne gradation, étaient clairement des « réactionnaires ». Et, bien sûr, il va falloir forger des alliances avec des gens qui, toujours selon l'ancien repère, étaient clairement des « progressistes » et même peut-être des libéraux, voire des néolibéraux !
Par quel miracle cette opération de réorientation fonctionnerait là où tous les efforts pour « sortir de l'opposition Gauche/Droite » ou « dépasser la division » ou « chercher une troisième voie » ont échoué ?
Pour une raison simple qui est liée à la notion même d'orientation. Malgré les apparences, ce ne sont pas les attitudes qui comptent en politique, mais la forme et le poids du monde auxquels ces attitudes ont pour fonction de réagir.
La politique a toujours été orientée vers des objets, des enjeux, des situations, des matières, des corps, des paysages, des lieux. Ce qu'on appelle les valeurs à défendre, ce sont toujours des réponses aux défis d'un territoire que l'on doit pouvoir décrire. Telle est en effet la découverte décisive de l'écologie politique : c'est une politique-orientée-objet. Changez les territoires, vous changerez aussi les attitudes. Le seul élément réconfortant de la situation actuelle, c'est qu'un autre vecteur gagne peu à peu en réalisme. Le vecteur Moderne/Terrestre pourrait devenir une alternative crédible, vécue, sensible, à la division Gauche/Droite toujours aussi aiguë.
Il est assez facile de désigner ceux qu'il serait acceptable de nommer comme les nouveaux adversaires : tous ceux qui continuent de diriger leur attention vers les attracteurs 1, 2 et surtout 4. Il s'agit de trois utopies, au sens étymologique du mot, des lieux sans topos, sans terre et sans sol : le Local, le Global et le Hors-Sol. Mais ces adversaires sont aussi les seuls alliés potentiels. C'est donc eux qu'il faut convaincre et retourner.
La priorité, c'est de savoir comment s'adresser à ceux qui avec raison, se sentant abandonnés par la trahison historique des classes dirigeantes, demandent à cor et à cri qu'on leur offre la sécurité d'un espace protégé. Dans la logique (bien fragile) du schéma, il s'agit de dériver vers le Terrestre les énergies qui allaient vers l’attracteur Local. C'est le déracinement qui est illégitime, pas l'appartenance. Appartenir à un sol, vouloir y rester, maintenir le soin d'une terre, s'y attacher, n'est devenu « réac », nous l'avons vu, que par contraste avec la fuite en avant imposée par la modernisation. Si l'on cesse de fuir, à quoi ressemble le désir d'attachement ? La négociation — la fraternisation ? — entre les tenants du Local et du Terrestre doit porter sur l'importance, la légitimité, la nécessité même d'une appartenance à un sol, mais, c'est là toute la difficulté, sans aussitôt la confondre avec ce que le Local lui a ajouté : l'homogénéité ethnique, la patrimonialisation, l’historicisme, la nostalgie, l'inauthentique authenticité. Au contraire, il n'y a rien de plus innovateur, rien de plus présent, subtil, technique, artificiel (au bon sens du mot), rien de moins rustique et campagnard, rien de plus créateur, rien de plus contemporain que de négocier l'atterrissage sur un sol. Il ne faut pas confondre le retour de la Terre avec le « retour à la terre » de triste mémoire. C'est tout l'enjeu de ce qu'on appelle les Zones à Défendre : la repolitisation de l'appartenance à un sol.
Cette distinction entre le Local et le sol nouvellement formé est d'autant plus importante, qu'il faut bien créer de toutes pièces les lieux où les différents types de migrants vont venir habiter. Alors que le Local est fait pour se différencier en se fermant, le Terrestre est fait pour se différencier en s'ouvrant.
Et c'est là qu'intervient l'autre branche de la négociation, celle qui s'adresse à ceux qui brûlent les étapes vers le Global. De même qu'il faut parvenir à canaliser le besoin de protection pour le faire tourner vers le Terrestre, de même il faut montrer à ceux qui se précipitent vers la globalisation-moins, à quel point elle diffère de l'accès au Globe et au monde. C'est que le Terrestre tient à la terre et au sol mais il est aussi mondial, en ce sens qu'il ne cadre avec aucune frontière, qu'il déborde toutes les identités. C'est en ce sens qu'il résout ce problème de place noté plus haut : il n'y a pas de Terre correspondant à l'horizon infini du Global, mais, en même temps le Local est beaucoup trop étroit, trop riquiqui, pour y tenir la multiplicité des êtres du monde terrestre. C'est pourquoi le zoom qui prétendait aligner le Local et le Global comme des vues successives le long d'un même parcours n'a jamais eu aucun sens.
Est-ce qu'on ne commence pas à discerner, chaque jour de façon plus précise, les prémisses d'un nouvel affect qui réorienterait durablement les forces en présence ? On commencerait à se demander : Sommes-nous Modernes ou Terrestres ?
Nous discernons bien, avec certains mouvements de jeunes comme Extinction Rébellion et Greta Thunberg (sur laquelle nous reviendrons avec le dernier livre de Bernard Stiegler sous-titré La leçon de Greta Thunberg), les prémisses d’un nouvel affect.
Mais je reste, personnellement, insatisfait du nom choisi par Latour pour le troisième attracteur, Terrestre, et de l’abandon, bien rapide, de Monde. Atterrir sur la Terre n’est-il pas d’ailleurs un pléonasme et ne faudrait-il pas mieux définir le(s) lieu(x) vers le(s)quel(s) bifurquer ?
Revenons à Arendt et Tassin.
Si je reprends le titre du livre que j’ai publié en 2010, c’est en fait sur celui que Tassin a publié en 1997, Le Trésor perdu, que je m’appuie (livre à côté duquel comme beaucoup j‘étais passé n’y voyant, trop rapidement qu’un simple plaidoyer pour l’action). Livre réédité en 2017, avec une préface écrite en 2016 dans laquelle l’auteur explique pourquoi il réédite, vingt ans après, ce livre.
Pour Tassin il faut lire The Human Condition comme un exercice de pensée, non comme un traité philosophique. Comme une élaboration philosophique engagée à la fois contre toute la tradition philosophique dominante (nietzschéisme d’Arendt), contre l’intellectualisme des philosophes professionnels, étrangers à l’expérience ordinaire de sens commun, ce qui les a rendus aveugles à, ou complices de, l’émergence d’un monde épousant la logique totalitaire (Heidegger le premier) ; mais aussi comme une tentative de penser les conditions toujours intactes d’un agir politique susceptible d’affronter l’acosmisme du monde moderne qu’accompagne le déni de liberté.
Arendt redéfinit entièrement le sens de la pensée philosophique. Elle l’extrait du cercle fermé de l’université (qu’elle n’a jamais voulu intégrer malgré de prestigieuses sollicitations) pour l’enter sur les expériences communes. Mais elle le fait en conservant l’exigence première de toute pensée philosophique : l’étonnement, cette disposition d’esprit qui permet de se soustraire au déjà pensé, au cliché, au préjugé, à la langue de bois académique et politique, bref à l’idéologie. Aussi s’avance-t-elle sur une crête étroite entre deux abîmes : elle ne peut échapper à celui du professionnalisme corporatiste et scolastique d’un côté qu’en risquant d’un autre de livrer ses essais de pensée aux récupérations politiques et aux citations médiatiques qui en usent à contresens. Mais ce risque est le prix à payer d’une pensée qui élabore contre la philosophie politique une pensée politique, qui est une pensée de la politique. Non plus penser sur la politique mais penser la politique.
À qui lit Arendt dans le souci de comprendre notre monde en pensant « ce que nous faisons » — ce qui est le projet déclaré de The Human Condition —, apparaît très vite une tension entre l’œuvre et l’action, qui est aussi une tension entre leurs deux conditions : l’appartenance-au-monde et la pluralité. Ce fil est important, à le négliger on manque l’essentiel. Toute l’interprétation que propose Tassin consiste à suivre avec attention, pas à pas, les tensions qui travaillent les trois activités de la vita activa. Et à en examiner les conséquences :
- les effets rétroactifs quant à la compréhension du rapport entre les sociétés totalitaires et nos sociétés contemporaines post-totalitaires, d’une part ;
- les conséquences à venir quant à la compréhension du rapport entre les pouvoirs technoscientifiques de l’œuvrer (ce que Tassin a nommé la technopoiétique), les puissances illimitées de l’action qui contaminent la technopoiétique et l’appartenance au monde qui la conditionne, d’autre part.
Le premier aspect est toujours négligé. En croisant les analyses qu’Arendt a faites de la société totalitaire avec les éléments qu’elle met au jour dans l’examen à la fois systématique et analytique de la vita activa, on peut montrer comment les schèmes de la domination totale se retrouvent, mutatis mutandis, dans les sociétés qui se disent libérales de la fin du XXe siècle, œuvrant à l’aliénation du monde qu’Arendt décrit sous un autre aspect dans le dernier chapitre de The Human Condition. Un lien est ainsi établi qui permet de caractériser le monde moderne sans ignorer ce que celui-ci hérite de la domination totale ni rabattre indûment les sociétés post-totalitaires sur celle-ci. En abordant le problème depuis les conditions de la vita activa, on met en évidence ce que produisent l’absorption de l’œuvre dans le travail, la substitution du faire à l’agir et la contamination de la fabrication par l’action.
Au regard de la condition vitale, on peut ainsi rendre compte de la logique du capitalisme néo-libéral emporté par un process of life globalisé, observer sa combinaison avec la condition mondaine dans le déploiement des technologies de pouvoir managériales propres aux sociétés fortement privatisées ou la contamination du faire par la condition plurielle que révèle la toute-puissance technoscientifique livrée à elle-même dans un monde devenu acosmique et incapable de constituer un horizon de sens susceptible d’en limiter les effets destructeurs. Le livre propose le concept de schème pour penser l’articulation entre logique totalitaire et sociétés prétendument libérales ; et développe la dynamique conflictuelle des conditions qui rend compte de la manière dont s’est configuré le monde moderne.
On rejoint là le deuxième aspect que Tassin met en avant en insistant sur la richesse prospective des propositions arendtiennes. Que la condition de l’action soit la pluralité et non l’appartenance au monde signifie en effet,
- d’un côté, que le caractère politique de l’agir humain ne requiert aucune appartenance communautaire ou mondaine qui en déterminerait le sens et en orienterait le déploiement ;
- et d’un autre, que l’action n’est limitée par aucune inscription mondaine qui en préviendrait les effets imprévisibles et irréversibles.
Cette illimitation, Tassin l’a nommée un acosmisme existential qui s’expérimente aujourd’hui sous la forme d’un acosmisme époqual. Dire que l’action n’est pas conditionnée par le monde mais par la pluralité, c’est dire qu’elle excède toutes les bornes et ne connaît pas de limites mondaines. On sait que la réponse politique à cette difficulté tient pour Arendt dans le pardon et la promesse. Mais elle indique aussi par-là qu’il y a un acosmisme de l’action ; et que la contamination du faire technoscientifique par les propriétés acosmiques de l’agir importe inévitablement cet acosmisme dans le monde, puisque l’appartenance au monde est condition de l’œuvrer.
Il en résulte que l’agir politique, l’œuvrer technoscientifique et le processus vital de dévoration naturelle du mode de production économique collaborent, chacun à sa façon mais de concert, à la destruction du monde commun. Cette destruction du monde est engagée sur les trois plans de nos activités : économique, socio-culturel, politique.
Tassin propose le concept d’acosmisme pour décrire cette destruction du monde qui définit paradoxalement le monde moderne ; et il suggère que seule une cosmopolitique, une politique du monde — qui a le monde commun de l’agir concerté pour objet, visée ou mire — est en mesure d’affronter, si ce n’est de surmonter, cet acosmisme.
Ainsi est dégagé le sens de la politique : instaurer un monde commun contre les destructions du monde inhérentes aux activités humaines.
N’est-ce pas ce qu’Arendt nous invite à comprendre lorsqu’elle écrit : « Au centre de la politique, on trouve toujours le souci pour le monde et non pour l’homme, et en vérité le souci d’un monde organisé de telle ou telle façon, sans lequel ceux qui se soucient et qui sont des politiques estimeraient que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.[1] » ? Les esprits politiques se soucient du monde. Nous devons donc penser ensemble la liberté qui est « la raison d’être de la politique[2] » et le monde qui est le souci de la politique.
Cette liberté soucieuse du monde ou ce libre souci pour le monde oriente alors la politique du monde qui est une politique pour le monde, en vue du monde, donc une cosmopolitique, vers une dimension écologique.
Elle indique que l’écologie — entendons par là l’expression du souci pour le monde qui est au centre de la politique — est politique ou n’est rien : l’oikos n’est pour les êtres humains un foyer, une maison commune ainsi qu’on dit ordinairement, qu’à condition d’être une demeure. Il appartient à la politique de faire en sorte que demeure la demeure : en sa version faible, que le développement soit durable ; en sa version forte qu’une décroissance soit engagée afin d’en revenir à ce que le monde est en mesure de supporter.
La politique ne peut pas avoir en vue la liberté sans avoir en vue en même temps le monde commun susceptible d’accueillir cette liberté, demeure commune aux acteurs, c’est-à-dire aux êtres humains considérés comme êtres agissant et pas seulement comme êtres fabriquant ou travaillant. Le trésor perdu ouvre à cette suggestion développée par Tassin dans un autre livre[3] consacré à la cosmopolitique des conflits que nous aborderons ci-dessous en traitant de la troisième question : comment bifurquer ?
[1] H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, tr. S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995, p. 44.
[2] H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La crise de la culture, tr. A. Faure et P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 192.
[3] E. Tassin, Un monde commun. Pour une cosmopolitique des conflits, Paris, Seuil 2003.
Le troisième attracteur nommé Terrestre par Latour ne peut être un lieu où projeter d’atterrir sans intégrer cette dimension d’instauration d’un monde commun contre les destructions inhérentes aux activités humaines.
Sans un double effort, envers le monde et le vivant, si nous nous consacrons uniquement à « agir pour le vivant » nous risquons de nous oublier, nous que la faute d’Épiméthée a laissés nus et sans défenses et dépendant de la construction d’un monde commun, d’un processus d’hominisation centré sur la technique, le développement de systèmes techniques et mnémotechniques.
À ce stade c’est à une rencontre entre Arendt et Stiegler que nous devons œuvrer autour de ce monde que tous les deux ont maintenant quitté et grâce à leurs rétentions tertiaires : leurs livres, articles et entretiens.
C’est donc un double affect que nous devons susciter. En accompagnant la sensibilité montante pour la Terre, la nature, le vivant d’un nouveau souci pour le monde en inventant, comme nous y incitait Tassin, lui aussi disparu, une cosmopolitique des conflits.
Terrestres et mondains nous pourrons alors œuvrer à bifurquer pour sortir de l’Anthropocène et entrer dans la Néguanthropocène.