Cheminer avec Arendt - La brèche entre passé et futur
Nous débutons notre cheminement avec Arendt par la préface de son troisième livre : Entre passé et futur connu en français sous le titre réducteur d'un de ses huit essais : La crise de la culture.
Commentaire et essai de reformulation puis résumé.
Commentaire et essai de reformulation
Même si elle remplit parfaitement sa fonction d’introduire les huit essais qui composent ce livre, cette préface est plus qu’une simple présentation. C’est un essai, une forme de méditation autour de la pensée, une des trois facultés de La vie de l’esprit, titre du dernier livre d’Arendt interrompu par sa mort. Pensée à laquelle elle consacre le dernier paragraphe de Condition de l’homme moderne[1], pour en souligner le côté à la fois insurpassable et vulnérable : « si la pensée reste possible et sans doute en acte partout où les hommes vivent dans des conditions de liberté politique, aucune faculté humaine n’est aussi vulnérable » et « il est bien plus aisé d’agir que de penser sous la tyrannie ».
Méditation autour de la pensée qui débute par une réflexion sur le trésor que s’inquiétait de perdre René Char, poète et résistant, s’il en réchappait pour retrouver l’épaisseur triste d’une vie privée axée sur rien sinon elle-même. Trésor avec ses deux parts étroitement liées : aller nus dépouillés des masques, imposés ou choisis, portés en société et créer un espace public où la liberté puisse apparaître. Trésor apparu et perdu lors des révolutions, de 1776 à 1956, et dont Arendt fait ressurgir le nom oublié : bonheur public, pour les révolutionnaires américains, et liberté publique pour les révolutionnaires français avec l’accent mis, dans les deux cas, sur l’adjectif public[2]. Réflexion donc sur l’action[3], mais avec un lien immédiat avec la pensée et une de ses modalités les plus importantes : le souvenir. Souvenir qui est sans ressource hors d’un cadre préétabli. « L’action qui a un sens pour les vivants n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent »[4] écrit René Char.
Sans achèvement de la pensée après l’acte, sans l’articulation apportée par le souvenir il ne reste simplement aucune histoire à raconter.
Cette situation (cette coupure entre l’action et la pensée) est, pour Arendt, bien connue des hommes. Leurs propres expériences leur ont appris que la pensée et la réalité ont divorcé et que la réalité est devenue opaque à la lumière de la pensée. « La pensée, n’étant plus liée à l’évènement comme le cercle demeure lié à son centre, est astreinte soit à perdre complètement sa signification soit à réchauffer de vieilles vérités ayant perdu toute pertinence »[5]. Tocqueville revenu du Nouveau Monde, qu’il sut superbement décrire et analyser, savait que l’achèvement de l’acte et de l’évènement lui avait échappé. L’aphorisme de Char avec lequel Arendt commence sa préface (Notre héritage n’est précédé d’aucun testament [6]), sonne comme une variation de la phrase de Tocqueville (Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres[7]). Arendt trouve la description exacte de cette situation, dans une parabole[8] de Kafka, véritable radiographie des processus cachés de l’esprit, décrivant un combat qui commence au point précis où l’aphorisme de Char (qui fait l’ouverture de cette préface) laisse suspendue la suite des évènements. L’action a eu lieu et l’histoire qui en fut l’aboutissement attend d’être parachevée dans « les consciences qui en héritent et la questionnent ».
La tâche de la conscience est de comprendre la réalité pour que l’homme, se réconcilie avec la réalité et soit en paix avec le monde.
Historiquement parlant, pour Arendt, cette étape dans le développement de la conscience moderne fut précédée, au moins au XXe siècle, par deux actes : l’appel à l’action puis l’appel à la pensée. Le premier acte fut l’œuvre de la génération précédant celle de René Char. Face à l’incapacité de la tradition de pensée et de la conscience de l’homme moderne à ne serait-ce que poser des questions pertinentes, les existentialistes délaissèrent la pensée pour l’action. L’action semblait offrir l’espoir, non de résoudre les problèmes, mais de vivre avec eux sans devenir un salaud[9]. Le second acte se produisit lorsque René Char, écrivant pendant les derniers mois de la Résistance, alors même que la libération, qui signifiait le fait d’être libéré de l’action, paraissait imminente, conclut ses réflexions en lançant un appel à la pensée non moins urgent et passionné que l’appel à l’action de ceux qui l’avaient précédé.
Pour Arendt l'histoire de ce siècle pourrait être écrite comme la biographie d’une personne décrivant deux fois un cercle : s’échappant de la pensée en se jetant dans l’action puis rejetée dans la pensée par le fait d’avoir agi. Historiquement, remarque Arendt, un tel appel à la pensée se rencontre dans l’étrange entre-deux qui s’insère dans le temps entre des choses qui ne sont plus et des choses qui ne sont pas encore. Cet intervalle s’est avéré plus d’une fois receler le moment de la vérité.
Arendt utilise et complète la parabole de Kafka. Les forces du passé poussant en avant et du futur poussant en arrière, depuis une origine infinie, s'entrechoquent au point où se tient l'homme. L'homme, que Kafka appelle « Il », par son combat contre ces deux forces crée une brèche dans le temps, intervalle dans lequel il tente de se tenir rêvant de sauter au-dessus de la ligne de combat pour jouer le rôle d'arbitre. Vieille tentation de la métaphysique liée au maintien par Kafka d'une conception linéaire du temps qu’Arendt modifie. L'insertion de l'homme dans le temps fait dévier les deux forces. La brèche n’est plus un intervalle mais la résultante du parallélogramme de forces du passé et du futur : une force d'origine déterminée et de fin illimitée. C'est le long de cette force que, par son combat, l’homme va pouvoir penser en restant relié à l'événement, à l'action, au monde et a la réalité. Au moins théoriquement tant ce combat risque de l'épuiser.
Pour éviter tout malentendu Arendt précise que sa métaphore des conditions contemporaines de la pensée ne concerne que les phénomènes mentaux. Ce n'est que dans la mesure où il pense que l'homme vit dans cette brèche entre passé et futur. Brèche du temps qui va probablement de pair avec l'existence de l'homme sur la terre. Chemin frayé par la pensée, petit tracé de non-temps que l'activité de la pensée inscrit à l'intérieur de l'espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l'attente sauve tout ce qu'il touche de la ruine du temps historique et biographique.
Ce petit espace de non-espace-temps au cœur du temps, contrairement au monde et à la culture où nous naissons, ne peut être transmis ou hérité mais seulement indiqué. Il revient à chaque génération nouvelle et même à tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère entre un passé infini et un futur infini de le découvrir et de, laborieusement, le frayer.
Pendant très longtemps, à travers les millénaires qui ont suivi la fondation de Rome, la brèche entre passé et futur fut comblée par ce que, depuis les Romains, nous avons appelé la tradition. Avec l’âge moderne cette tradition s’est usée avant que son fil se rompit avec les totalitarismes[10]. Depuis, d’expérience réservée aux seuls penseurs, la brèche entre passé et futur devint un problème pour tous et donc un fait politique. Malheureusement nous ne semblons ni équipés ni préparés pour cette activité de pensée et d’installation dans la brèche entre passé et futur.
C’est pourquoi Arendt nous propose huit exercices, en fait neuf avec la préface, pour acquérir de la pratique en comment penser, comment se mouvoir dans cette brèche, seule région peut-être où la vérité pourra apparaître un jour.
Exercices de pensée politique telle qu’elle nait de la réalité d’évènements politiques, même si ces évènements ne sont qu’occasionnellement mentionnés.
La conviction d’Arendt est que la pensée elle-même nait d’évènements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter.
Ces exercices se mouvant entre passé et futur comportent une part de critique comme une part d’expérimentation, sans chercher à déconstruire ou à dessiner un futur utopique. La part critique domine dans les trois premiers essais, la part expérimentale dans les cinq derniers, mais les deux sont toujours présentes.
Ayant l’unité des mouvements d’une suite musicale, ces huit essais se répartissent de la façon suivante. La première partie traite de la rupture moderne dans la tradition et du concept d’histoire par lequel l’âge moderne a espéré remplacer les concepts de la métaphysique traditionnelle. La seconde partie, qui suppose la lecture de la première, discute deux concepts politiques centraux et liés : l’autorité et la liberté. Les quatre derniers sont de franches tentatives pour appliquer le mode de pensée mis à l’épreuve dans les deux premières parties à des problèmes actuels : éducation ; culture ; vérité et politique ; science et dimension de l’homme.
[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, édition de 2018, p. 483-484. Paragraphe complet :
Enfin, la pensée – que suivant la tradition prémoderne et moderne nous avons écartée de notre examen de la vita activa – reste possible et sans doute en acte partout où les hommes vivent dans des conditions de liberté politique. Malheureusement, et contrairement à ce que l'on admet en général à propos de l'indépendance proverbiale des penseurs dans leur tour d'ivoire, aucune faculté humaine n'est aussi vulnérable, et en fait il est bien plus aisé d'agir que de penser sous la tyrannie. Comme expérience vécue on a toujours admis, peut-être à tort, que la pensée est réservée à un petit nombre. Il n'est peut-être pas présomptueux de croire que ce petit nombre n'a pas diminué de nos jours. Il est possible que cela soit sans intérêt, ou de peu d'intérêt, pour l'avenir du monde ; ce n'est pas sans intérêt pour l'avenir de l'homme. Car si l'on ne devait juger les diverses activités de la vita activa qu'à l'épreuve de l'activité vécue, si on ne les mesurait qu'à l'aune de la pure activité, il se pourrait que la pensée en tant que telle les surpassât toutes. Tous ceux qui ont quelque expérience en la matière reconnaîtront la justesse du mot de Caton : ...numquam se plus agere quam nihil cum ageret, numquam minus solum esse quam cum solus esset – il ne se savait « jamais plus actif que lorsqu'il ne faisait rien, jamais moins seul que lorsqu'il était seul ».
[2] Trésor auquel Arendt consacre le sixième dernier chapitre de De la révolution sous le titre « La tradition révolutionnaire et son trésor perdu ».
[3] Action à laquelle Arendt consacre le cinquième et avant-dernier chapitre de Condition de l’homme moderne et dont elle fait la plus haute des activités de la vita activa ( travail/œuvre/action) et la caractéristique d’une vie vraiment humaine.
[4] FH, N° 187, p. 56.
[5] CC, p. 15. (§6). La mise en gras est de moi.
[6]René Char, Feuillets d’Hypnos (FH) , folio plus classiques, N° 62, p. 25.
[7] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, folio histoire, p. 452.
[8] Traduction d’Arendt (ou plutôt traduction français de la traduction anglaise d’Arendt) :
Il y a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connait réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n'y eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre.
[9] Selon l’expression de Sartre.
[10] CC, « La tradition et l’âge moderne », p. 28-57
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament[1] ». Dans cet aphorisme le poète René Char condensa l’essence de ce que quatre années dans la Résistance avaient représenté pour une génération d’écrivains et d’hommes de lettres. Face à l’évènement totalement inattendu de l’effondrement de la France, ils en étaient venus bon gré mal gré à constituer un domaine public. – « Si j’en réchappe, je sais que je devrais rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor »[2] prévoyait René Char. Cela ne dura effectivement pas et ils furent une fois de plus séparés du « monde de la réalité » par « l’épaisseur triste »[3] d'une vie privée axée sur rien sinon sur elle-même. Et s’ils refusaient de « reconduire jusqu’au principe de leur comportement le plus indigent »[4], ils ne pouvaient que retourner au vieil affrontement vide des idéologies qui divisaient en innombrables cliques les anciens compagnons d’armes. Ils avaient perdu leur trésor – et ses deux parts étroitement liées : aller nus, dépouillés de tous les masques que fait porter la société ou fabriqués par les individus ; commencer à créer un espace public où la liberté pouvait apparaître. « À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’assoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis[5] ». (§ 1-3).
Les hommes de la Résistance n’étaient ni les premiers ni les derniers à perdre leur trésor. L’histoire des révolutions pourrait être racontée sous la forme de la légende d’un trésor sans âge qui apparait brusquement et disparait de nouveau. Trésor au nom oublié et perdu : « bonheur public » en Amérique, « liberté publique » en France avec dans les deux cas l’accent mis sur public. – C’est à cette absence de nom, que Char fait allusion. Absence liée à l’oubli, au défaut de mémoire, qui atteignit non seulement les héritiers mais les acteurs et les témoins, ne disposant pas d’un cadre de référence permettant d’en fixer le souvenir. « L’action qui a un sens pour les vivants n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent »[6]. Sans achèvement de la pensée après l’acte, il ne reste aucune histoire à raconter. (§ 4-5)
Les hommes savent, par leur expérience, que la réalité et la pensée ont divorcé. La réalité devenue opaque à la lumière de la pensée, la pensée n’étant plus liée à l’évènement comme le cercle demeure lié à son centre, est astreinte soit à perdre complètement sa signification soit à réchauffer de vieilles vérités ayant perdu toute pertinence concrète. « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres »[7] d’Alexis de Tocqueville, de retour du Nouveau Monde où il notait que l’achèvement de l’acte et de l’évènement lui avait échappé[8], fait écho à l’aphorisme de René Char cité au début de la préface. La seule description exacte de cette situation se trouve dans une parabole de Kafka. – Parabole[9] décrivant un combat qui commence lorsque l’action a eu lieu et attend d’être parachevée « dans les consciences qui en héritent et la questionnent »[10]. La tâche de la conscience est de comprendre ce qui s’est passé pour que l’homme se réconcilie avec la réalité. (§ 6-7)
Avant que la génération de Char se trouvât précipitée des occupations littéraires dans l’engagement de l’action, une autre génération, un peu plus âgée, celle des existentialistes, s’était tournée vers la politique pour résoudre des embarras philosophiques et avait tenté de délaisser la pensée pour l’action. Cette rébellion du philosophe contre la philosophie apparut quand il commença à devenir clair à l’homme moderne qu’il vivait dans un monde où sa conscience et sa tradition de pensée n’étaient même pas capables de poser des questions adéquates, pour ne pas parler des solutions réclamées à ses propres problèmes. L’action semblait offrir l’espoir non de résoudre les problèmes, mais de rendre possible de vivre avec eux sans devenir un salaud, un hypocrite. – René Char, pendant les derniers mois de la Résistance, lança à ceux qui survivraient un appel à la pensée non moins urgent et passionné que l’appel à l’action de ceux qui l’avaient précédé. Il conviendrait de remarquer que l’appel à la pensée se fit entendre dans l’étrange entre-deux qui s’insère parfois dans le temps historique où non seulement les historiens mais les acteurs et les témoins prennent conscience d’un intervalle dans le temps entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et des choses qui ne sont pas encore. Dans l’histoire, ces intervalles ont montré plus d’une fois, qu’ils peuvent receler le moment de la vérité. (§ 8-9)
Revenons à Kafka. L’histoire dans son absolue simplicité et brièveté rapporte un phénomène mental, un évènement de pensée. La scène est un champ de bataille où s’entrechoquent les forces du passé et du futur et où l’homme, appelé « Il », doit livrer bataille aux deux forces. – Le passé, comme le futur, est vu comme une force, et non comme un fardeau. C’est le passé qui nous pousse en avant et le futur qui nous repousse dans le passé. Du point de vue de l’homme, qui vit toujours entre passé et futur, le temps est brisé au point où il se tient. Mais son lieu n’est pas le présent mais plutôt une brèche dans le temps que son constant combat fait exister. (§ 10-11).
Puisque Kafka conserve la métaphore traditionnelle d’un mouvement temporel rectiligne, « Il » a tout juste assez de place pour tenir et se prend à rêver d’une région surplombant la zone de combat. Pour éviter la tentation du surplomb métaphysique Arendt complète Kafka : l’insertion de l’homme fait dévier les forces du passé et du futur, même légèrement. La brèche où « Il » se tient n’est plus, virtuellement, un simple intervalle mais ressemble à un parallélogramme de forces. – L’action des deux forces aboutit à une troisième force, la résultante, dont l’origine serait le point où les forces du passé et du futur se heurtent. Les deux forces antagonistes sont illimitées quant à leur origine (passé infini et futur infini) et ont un point d’aboutissement connu, celui où elles se heurtent. La force diagonale, au contraire, est limitée quant à son origine mais infinie en ce qui concerne sa fin. Elle est la métaphore parfaite pour l’activité de la pensée. Si le « IL » de Kafka est capable d’exercer ses forces le long de cette diagonale, il découvrira l’espace-temps énorme, en perpétuel changement, qui est créé et limité par les forces du passé et du futur et trouvera le lieu dans le temps qui est suffisamment éloigné du passé et du futur pour offrir à l’arbitre une position à partir de laquelle juger les forces en lutte d’un œil impartial. – Mais il n’en va que théoriquement ainsi. « IL », incapable de trouver cette résultante qui le conduira hors de la ligne de combat mourra probablement d’épuisement, conscient seulement de l’existence de cette brèche dans le temps qui est le sol sur lequel il doit se tenir, bien qu’il semble un champ de bataille et non un foyer. – Ces images ne peuvent valoir qu’à l’intérieur du domaine des phénomènes mentaux. Ce n’est que dans la mesure où il pense que l’homme vit dans cette brèche entre passé et futur. Cette brèche va de pair avec l’existence de l’homme sur la terre. Chaque génération doit découvrir et frayer laborieusement ce petit non-espace-temps qui ne peut être transmis mais seulement indiqué. (§ 12-15)
Nous ne semblons ni préparés ni équipés pour cette activité de pensée, d’installation dans la brèche entre passé et futur. Pendant les millénaires qui ont suivi la fondation de Rome cette brèche fut comblée par la tradition. Lorsque le fil de la tradition usé avec l’âge moderne se rompit, la brèche entre passé et futur devint une réalité tangible pour tous et non pour les seuls penseurs. Elle devint donc un fait relevant du politique. – Les huit essais qui suivent relèvent de la pratique d’exercices de pensée. Ils ont pour objet d’acquérir de l’expérience en comment penser, comment se mouvoir dans la brèche entre passé et futur. – Ce sont des exercices de pensée politique telle qu’elle nait de la réalité d’évènements politiques. Se mouvant entre passé et futur ils contiennent une part critique et une part expérimentale, les trois premiers plus critiques et les cinq derniers plus expérimentaux –L’unité de ces essais est celle de la succession de mouvements qui, comme dans une suite musicale, sont écrits dans le même ton ou des tons relatifs. Le livre est divisé en trois parties. La première traite de la rupture moderne dans la tradition et du concept d’histoire ; la seconde, qui suppose la lecture et la discussion de la première, discute deux concepts politiques centraux et liés, l’autorité et la liberté. Les quatre essais de la dernière partie sont de franches tentatives pour appliquer le mode de pensée essayé dans les deux premières à des problèmes actuels. (§ 16-19)
[1]René Char, Feuillets d’Hypnos (FH) , folio plus classiques, N° 62, p. 25.
[2] FH, N° 195, p. 58.
[3] FH, N° 188, p. 57.
[4] FH, N° 195, p. 58-59.
[5] FH, N° 131, p. 42.
[6] FH, N° 187, p. 56.
[7] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, folio histoire, p. 452.
[8] Note d’Arendt. Cette citation est empruntée au dernier chapitre de De la Démocratie en Amérique. Citée intégralement (p. 451-452) : Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes, soit encore bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée : je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. Ces lignes de Tocqueville n’anticipent pas seulement les aphorismes de René Char ; assez étrangement, si on les lit textuellement, elles anticipent également l’idée de Kafka selon laquelle c’est l’avenir qui renvoie l’esprit de l’homme dans le passé jusqu’à l’Antiquité la plus reculée.
[9] Franz Kafka, Aphorismes (édition bilingue), éditions Joseph K, p. 65.
Il a deux adversaires. Le premier le presse sur ses arrières depuis le début. Le second arrête sa progression. Il lutte contre eux deux. Plus exactement le premier le soutient dans sa lutte contre le second car il veut le pousser vers l’avant. Symétriquement le second soutient sa lutte contre le premier car il veut le repousser en arrière. Mais tout cela n’est que théorie. En effet il n’y a pas que les deux adversaires, lui aussi tient sa place, et qui connait vraiment ses intentions ? En tout cas il rêve qu’il profitera d’un instant où la surveillance se relâchera, par une nuit d’encre comme on n’en a pas encore connue, et qu’il bondira au-dessus de la ligne de front et, profitant de son expérience du combat, il se fera reconnaître comme arbitre du combat entre ses deux adversaires.
[10] FH, N° 187, p. 56.