Le totalitarisme : s'exercer à penser l'événement avec Hannah Arendt
30 avril 1945 : mort de Hitler. 6 août 1945 : Hiroshima. 5 mars 1953 : mort de Staline.
Les Origines du Totalitarisme
3 éditions : 1951, 1958, 1966 avec modification des préfaces et de la fin de la troisième partie.
Recherche, en trois parties, de l’origine « des éléments ayant cristallisé » dans cette nouvelle forme de régime : l’antisémitisme, l’impérialisme et le racisme.
Le champ historique couvert, pour découvrir les origines de l’antisémitisme ayant cristallisé dans le totalitarisme, est limité à l’Europe centrale et occidentale, de l’époque des Juifs de cour à l’affaire Dreyfus.
L’analyse historique porte sur l’évolution de l’imbrication de trois relations : la position de la Bourgeoisie vis-à-vis de la politique, le rôle tenu par des Juifs dans le développement de l’État-nation, l’absence de place des Juifs dans la Société.
La volte-face de la Bourgeoisie vis-à vis de la politique, pendant l’époque impérialiste (voir ci-dessous, la deuxième partie), détruira le fragile équilibre (parias ou parvenus), qui permit aux Juifs de vivre parmi les populations de l’Europe occidentale.
L’Affaire Dreyfus, point culminant d’un antisémitisme qui trouve sa source dans l’État-nation, auxquels sont identifiés les Juifs, annonce, comme une grande répétition générale, les évènements à venir.
Pendant l’ère impérialiste (1884-1947) l’antisémitisme se cristallise avec l’impérialisme et le racisme dans la catastrophe du totalitarisme.
La Bourgeoisie, jusque alors uniquement intéressée par ses affaires, investit le champ politique pour protéger les investissements faits à l’étranger indispensables pour accroitre un capital au développement limité par les capacités nationales.
Cette émancipation politique de la Bourgeoisie conduit à faire porter aux Juifs la responsabilité de toutes les difficultés rencontrées alors dans les relations des différentes classes sociales avec l’État.
L’impérialisme colonial voit l’alliance entre les hommes superflus, rejetés par les crises de surproduction, et le capital superflu, entre la populace et l’élite. Sa domination repose sur deux moyens, la race et la bureaucratie.
La race, découverte comme moyen de domination politique en Afrique du Sud, conduit à des massacres sans précédent et à l’introduction des procédés de pacification dans les politiques étrangères.
Une pensée raciale antérieure nourrit ce racisme : aristocratique, en France, tribale en Allemagne, nationale en Angleterre.
La bureaucratie, découverte en Inde, Algérie et Égypte, devient le moyen d’organiser le grand jeu de l’expansion. L’éloignement entre métropole et colonies permet de différencier les modes de gouvernement. Ce ne sera pas le cas de l’impérialisme continental.
L’impérialisme continental des nations d’Europe centrale et orientale développera un nationalisme tribal et un antisémitisme violent, les Juifs apparaissant comme des agents de l’oppression, étatique et étrangère.
La Première Guerre mondiale déclenche une réaction en chaine. La transformation de la Loi en instrument de la Nation fait émerger deux groupes qui perdront des droits conçus comme inaliénables, les Droits de l’homme : les minorités et les apatrides.
Ces sans-droits de notre monde moderne perdent, non la liberté mais le droit d’agir, non la pensée, mais le droit d’avoir une opinion.
Le danger mortel est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle mondiale, se mette à produire en son sein des barbares à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie de sauvages.
Après la Première Guerre mondiale déferlent, dans des sociétés sans classes, des mouvements totalitaires, organisant les masses selon la force du nombre. Deux régimes totalitaires sont établis là où le contrôle de suffisamment de matériels humains permet les lourdes pertes de population associées à la domination totale : l’URSS puis l’Allemagne après les conquêtes à l’Est.
Leurs deux outils clés pour édifier une société dont les membres agissent et réagissent conformément aux règles d’un monde fictif sont la propagande et l’organisation. La propagande, reprenant les thèmes de 50 ans d’impérialisme et de désagrégation des Droits de l’homme, fournit aux masses un système d’explication cohérent des faits issus de lois et éliminant les coïncidences.
L’organisation est, elle, originale. En oignon : du chef, au centre, aux sympathisants via les couches successives du parti, elle protège chacun de la réalité du monde extérieur et garantit que chacun agisse ou réagisse conformément aux règles du monde fictif construit par la propagande.
Au pouvoir, les totalitarismes engendrent une forme de gouvernement sans précédent avec leur prétention à la domination totale et à l’empire planétaire que caractérise l’expression de révolution permanente, même si c’est dans un sens différent de celui donné par son auteur. En URSS les purges deviennent une institution permanente. En Allemagne la sélection raciale ne connait aucune interruption avec une radicalisation constante des normes et une extension de l'extermination.
La conception du pouvoir et de la réalité sont entièrement nouvelles. Suprême dédain des conséquences immédiates, absence de racines et négligence des intérêts nationaux, mépris des considérations utilitaires, foi inébranlable en un monde idéologique fictif.
Face à cette conception, la normalité du monde constituera la protection la plus efficace contre les divulgations des crimes de masse totalitaire. Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.
Les camps de concentration et d’extermination servent de laboratoire pour vérifier la conviction que tout est possible. Ils servent à l’horrible expérience, dans des conditions scientifiquement contrôlées, consistant à éliminer la spontanéité en tant qu’expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, ce que même les animaux ne sont pas. Sont successivement tués en l’homme la personnalité juridique, la personne morale, rendant pour la première fois le martyre impossible, et l’individualité, le caractère unique de chaque personne.
Ici, avec le totalitarisme est introduit en politique ce qui n'aurait jamais dû l’être : le tout ou rien. Le tout : une infinité indéterminée de formes humaines de vie commune. Ou rien, dans la mesure où la victoire du système des camps de concentration signifierait la même inexorable condamnation pour les êtres humains que l’emploi de la bombe à hydrogène pour le destin de la race humaine.
Idéologie et Terreur sont l’essence même du totalitarisme qui, ainsi, diffère de toutes les formes d’oppression connues comme le despotisme, la tyrannie et la dictature. Le pouvoir totalitaire brave toutes les lois, même celles qu’il a promulguées, mais n’opère jamais sans avoir la Loi pour guide : Loi de la Nature (lutte des races) pour les nazis, Loi de l’Histoire (lutte des classes) pour les bolcheviks.
Nul besoin d’un principe directeur de conduite (présent dans les autres régimes politiques, pour inspirer le gouvernement et les citoyens et servir de norme pour juger toute action dans le domaine public) pour mettre en mouvement un corps politique dont l’essence est la terreur. Ce dont le pouvoir totalitaire a besoin pour guider la conduite de ses sujets, c’est d’une préparation qui rende chacun d’eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de victime : l’idéologie.
L’idéologie dans le sens de la logique d’une idée. Avec ses trois éléments : la prétention à tout expliquer ; l’émancipation de la réalité ; l’ordonnancement des faits en une procédure absolument logique, qui part d’une prémisse tenue pour un axiome et en déduit tout le reste, avec une cohérence qui n’existe pas dans la réalité. Mode de pensée que les expériences ne peuvent pas contrarier, et qui ne peut tirer d’enseignement de la réalité.
Le totalitarisme se fonde sur l’expérience absolue de non-appartenance-au-monde, une des plus désespérées et radicales de l’homme : la désolation. Désolation qui est étroitement liée à l’expérience centrale des masses modernes depuis la révolution industrielle et devenue critique avec la montée de l’impérialisme : le déracinement et la superfluité.