Hannah Arendt, voyage à travers une oeuvre
Texte et diapositives de la conférence donnée à la Médiathèque d'Orléans
le 18 Octobre 2018
Hannah Arendt jouit, en France, d’un statut particulier.
Son œuvre est beaucoup citée mais peu lue en dehors des spécialistes et des amateurs. Ce que démontrent des citations souvent tronquées et très rarement référencées.
Sa vie reste mal connue malgré le film récent de Margarethe von Trotta et de nombreuses biographies en français.
Sa destinée d’apatride puis d’exilée est le plus souvent ignorée. Ce qui conduit parfois à de monstrueux contresens sur son œuvre et son action.
Depuis 2012 ses 10 livres sont enfin disponibles en français complétés par un grand nombre de recueil de textes, inédits ou non, publiés depuis sa mort.
En moins d’une heure je vais relever un défi :
vous faire voyager, en français, à travers l’œuvre de Hannah Arendt.
Défi relevé grâce au guide de voyage à travers l’œuvre d’Arendt que j’ai publié en 2017
sous le titre Penser avec Hannah Arendt.
Qui dit voyage, dit photos et cartes des lieux, ici des livres, visités. Cartes et photos projetées sous forme de diapositives comme simples illustrations de ma conférence. je reviendrai dessus, si nécessaire, lors des questions et des échanges.
Si l’on tente de dresser l’inventaire des livres publiés en français, avec pour auteur Hannah Arendt, on obtient le panorama présenté sur cette diapositive.
26 livres de Condition de l’homme moderne, en 1961, à Qu’est-ce que la politique en 2014.
Cette profusion recouvre des livres de nature différente :
- 10 livres écrits par Hannah Arendt. Son dernier, interrompu par sa mort le 4 décembre 1975, a été publié par son exécutrice testamentaire : l’écrivaine américaine Mary McCarthy.
- Des recueils d’essais ou de textes inédits édités par différents auteurs après sa mort.
- Des fragments d’un projet de livre non abouti : Qu’est-ce que la politique ?
- Le Journal de pensée d’Arendt.
- Deux recueils de ses livres (2 puis 4) dans la collection Quarto de Gallimard (2002 et 2012).
Quel fil directeur choisir pour lire Hannah Arendt en français ?
Pour le trouver je vous propose, grâce à la diapositive animée projetée, de suivre le fil chronologique des éditions américaines. J’y inscris celui des traductions françaises. Pour les éditions américaines je donne la traduction littérale du titre original.
- 1951 : Les origines du totalitarisme
- 1958 : La condition humaine
- 1961 : Entre passé et futur
- 1961 : Traduction française de La Condition humaine sous le titre Condition de l’homme moderne
- 1963 : De la révolution
- 1963 : Eichmann à Jérusalem
- 1966 : Traduction d’Eichmann à Jérusalem
- 1968 : Des hommes dans de sombres temps
- 1972 : Traduction d’Entre passé et futur sous le titre La crise de la culture
- 1972 : Traduction de la troisième et dernière partie des Origines du totalitarisme sous le titre Le système totalitaire
- 1972 : Dernier livre d’Arendt, Les crises de la République
- 1972 : Traduction de ce livre sous le titre Du mensonge à la violence
- 1973 : Traduction de la première partie des Origines du totalitarisme sous le titre Sur l’antisémitisme
- 1974 : Traduction Des hommes dans de sombres temps sous le titre Vies politiques
- 1977 et 1978 : Publication posthume des deux premières parties de La vie de l’esprit (La pensée et La volonté. La troisième, Le jugement, n’a pu être écrite par Arendt.)
- 1981 : Traduction de La vie de l’esprit
- 1982 : Traduction de la deuxième partie des Origines du totalitarisme : L’impérialisme
- 2013 : Traduction de De la révolution
Face à ce joyeux désordre dans les traductions, nous disposons d’un fil directeur simple pour voyager en français à travers l’œuvre d’Arendt : la chronologie de publication originale de ses livres américains depuis Les Origines du totalitarisme en 1951 à Du mensonge à la violence en 1972.
À ces 7 livres s’en rajoute un huitième inachevé, La vie de l’esprit, pendant pour la vie contemplative de ce qu’est Condition de l’homme moderne pour la vie active. Livre dont l’écriture a été déclenchée par l’étonnement ressenti par Arendt lors du procès d’Eichmann.
Enfin à ces 8 livres s’en rajoutent deux, écrits en allemand et en Allemagne, Le concept d’amour chez Augustin, thèse d’Arendt publiée en 1929. Rahel Varnhagen, terminé par Arendt lors de son exil en France et qui ne sera publié qu’en 1958.
Ces deux livres appartiennent à la première partie de la vie d’Arendt. À cette période que j’ai appelée la Genèse d’une personne politique qui constitue la première partie de mon guide de voyage à travers l’œuvre d’Arendt.
Arendt fut une grande voyageuse. Dans le domaine de la vie de l’esprit mais aussi dans celui de la vie active, du monde, pour reprendre trois de ses expressions.
La raison en est simple : les évènements historiques du XXe siècle dont elle fut la passagère. Et, parmi ces évènements, celui qui déclencha chez elle sa conversion de la philosophie au politique : l’arrivée des nazis et de Hitler au pouvoir en Allemagne.
Sa pensée en restera, jusqu’au bout, attachée aux évènements comme un cercle à son centre.
Impossible donc d’entamer un voyage chronologique dans son œuvre américaine sans fournir des repères sur la période qui précéda son entrée dans l’espace public américain avec, en 1951, la publication de son livre Les origines du totalitarisme et l’acquisition de la citoyenneté américaine.
D’où la structure du guide de voyage publié en 2017 et celle de la suite de cette conférence :
- Une première partie pose les repères essentiels dans cette période de l’existence d’Arendt. D’Allemagne aux États-Unis, en passant par la France, la jeune fille juive allemande, brillante étudiante en philosophie et théologie, se transforme en un penseur politique américain de premier ordre.
- Une seconde partie constituée d’un guide de voyage à travers ses 7 livres politiques : vue d’ensemble, mises en contexte et cartes mentales pour naviguer chronologiquement de livre en livre, glossaire pour reprendre cette navigation à partir des notions et des distinctions opérées par Arendt.
Je vous propose d’expérimenter un tel voyage (vue d’ensemble et voyage de livre en livre)
avant d’échanger et de répondre à vos questions.
Hannah Arendt nait le 14 octobre 1906 à côté de Hanovre dans une famille juive allemande assimilée.
Enfance (1)
Elle passe son enfance à Königsberg, capitale de la Prusse orientale, située au nord-est de l’empire allemand. Deux figures masculines marquent le début heureux de son enfance. Son père Paul, ingénieur lettré dont la bibliothèque nourrira très tôt l’appétit dévorant de Hannah. Son grand-père, Max Arendt, le conteur, qui lui donnera le goût de la poésie et des histoires. Tous les deux meurent en 1913 et c’est Martha, sa mère, qui élèvera Hannah. Mère très cultivée, ayant étudié pendant 3 ans le français et la musique à Paris. Une mère adepte des principes d’éducation globale inspirés de Goethe. Une mère engagée politiquement, socialiste, et admiratrice de Rosa Luxemburg.
À 18 ans, Hannah Arendt quitte la maison familiale pour étudier la philosophie et la théologie auprès des professeurs les plus marquants de l’époque : en particulier Heidegger (Marbourg), et Jaspers (Heidelberg). Elle conclut ses études par une thèse sur Le concept d’amour chez Augustin, dirigée par Karl Jaspers et publiée en 1929. Elle poursuit par une recherche sur le romantisme allemand qui la conduit à s’intéresser à l’itinéraire de pensée d’une des figures les plus originales de ce mouvement : Rahel Varnhagen. Elle terminera en France le livre qu’elle lui consacre.
Action puis exil (3)
C’est qu’entre-temps sa vie a basculé avec l’arrivée des nazis au pouvoir. Dès le début des années 1930 Arendt aide ses amis sionistes. L’incendie du Reichstag le 27 février 1933 lui fait définitivement réaliser qu’il n’est plus possible de rester spectatrice. Elle met son appartement au service des ennemis du régime nazi qui s’en servent comme d’un gite d’étape dans leur fuite. Au printemps 1933 elle mène une mission illégale de recueil de la propagande antisémite au sein de la société allemande pour le dix-huitième Congrès sioniste prévu pour l’été 1933 à Prague. Elle est arrêtée et conduite à la direction de la police. Elle est relâchée huit jours plus tard. Conscience de sa chance elle quitte aussitôt l’Allemagne pour rejoindre Paris, via Prague puis Genève.
Arendt devient officiellement apatride. Elle le restera dix-huit ans. Elle sera toute sa vie très sensible au sort des apatrides et à la situation des réfugiés.
À Paris Arendt est confrontée aux questions de survie qui se posent à tout exilé sans papiers. Elle décroche successivement des emplois auprès de plusieurs organisations sionistes lui permettant de concilier travail et action politique en faveur des réfugiés juifs, en particulier des jeunes.
En 1936 Arendt fait la rencontre de son second mari, Heinrich Blücher, non-juif, qui a participé au soulèvement spartakiste et a été membre du parti communiste allemand.
En 1938 la situation s’aggrave pour les quelques 15 000 réfugiés à Paris. Fin du gouvernement de Front populaire et déclin du Front populaire juif qui le soutenait. Annexion de l’Autriche par Hitler provoquant l’arrivée d’une nouvelle vague de réfugiés. Promulgation par le gouvernement de Daladier de décrets contre les « étrangers indésirables », touchant notamment les juifs ayant fui le nazisme. Échec de la conférence réunissant 23 nations à Évian pour traiter du problème des réfugiés. En mai 1940 les autorités françaises ordonnent que tous les « étrangers ennemis » âgés de dix-sept à cinquante ans soient envoyés dans des camps d’internement.
Arendt est envoyée à Gurs près de la frontière espagnole. Elle profite de la débâcle française pour s’échapper avec 200 de ses codétenues. Elle retrouve son mari à Montauban.
Le défi est de quitter l’Europe. Avec un double problème : obtenir un visa pour les États-Unis et sortir de France pour embarquer sur un bateau à destination de New-York. Arendt réussit à obtenir, pour elle et son mari, le recherché et très rare visa américain[1]. Reste à obtenir un visa, espagnol ou portugais. Pour ce faire, Arendt et Blücher s’installent à Marseille. Échappant de peu à l’arrestation ils rejoignent Lisbonne. Ils y attendront six mois un bateau pour fuir l’Europe dévastée.
Ces 8 années en France retarderont l’écriture de l’œuvre d’Arendt mais la nourriront de son action politique. En restent l’achèvement de l’écriture de Rahel Varnhagen et quelques textes que vous pouvez lire dans le recueil Les écrits juifs publié en français en 2011. Ainsi que des éléments repris dans les Origines du totalitarisme.
[1] 238 visas accordés pour 1137 demandes entre août et décembre 1940
Le 23 mai 1941 les Blücher arrivent à New York. Tout est à refaire pour Arendt. Elle a 35 ans et ne parle pas anglais. Langue qu’elle apprend rapidement. Aidée par des amis qui « anglicisent » ses écrits, elle publiera rapidement ses premiers textes en anglais. Langue dans laquelle elle écrira 8 livres et de très nombreux articles. Sans jamais oublier sa langue maternelle.
En novembre 1941 elle est engagée comme éditorialiste par le journal de langue allemande Reconstruction (Aufbau). Elle mène un combat politique acharnée.
- Pour défendre l’idée d’une armée juive.
- Pour proposer la fondation d’un nouvel état en Palestine qui ne reproduise pas l’impasse tragique des États-nations européens et prenne en compte l’existence sur ce territoire d’un autre peuple.
Elle n’est pas suivie. Après la proclamation par Ben Gourion de l’État d’Israël le 14 mai 1948 elle abandonne l’action politique pour laquelle elle ne se sent pas vraiment faite.
Revenons à fin 1942. Jewish Frontier fait paraître dans le numéro de novembre 1942 un résumé des rapports effarants reçus du Congrès juif mondial sur la mise en œuvre par les nazis de la Solution finale.
D’abord incrédules, Arendt et Blücher doivent, 6 mois plus tard se rendre à l’évidence : « Ce qui n’aurait jamais dû arriver est arrivé ».
Leur vie continue marquée par ce qui se passe en Europe. Arendt, comme lors de toutes les périodes difficiles de sa vie, écrit des poèmes dont l’un s’achève sur un vers qui anticipe sur le livre qu’elle rédige : « Le fardeau de notre époque », titre que l’éditeur anglais donnera aux Origines du totalitarisme.
En 1951 Les origines du totalitarisme, un livre dense de 500 pages, est publié. Il est structuré en trois parties : Antisémitisme – Impérialisme – Totalitarisme.
Il est immédiatement considéré comme une contribution majeure à l’étude du totalitarisme et établit Arendt comme un grand penseur politique.
Arendt fait la couverture, le 24 mars 1951, de l’hebdomadaire Saturday Review, 10 ans après son arrivée à New York.
En 1951, aussi, Arendt devient citoyenne américaine.
Une autre vie commence consacrée à la réflexion politique.
La carte mentale projetée permet de mettre en regard ces sept livres et de croiser 4 angles de vue. Les cartes mentales se lisent dans le sens des aiguilles d’une montre en partant du nord-est.
Toute la réflexion politique de Hannah Arendt part de sa volonté tenace
- de comprendre ce qui s’est passé avec les régimes totalitaires (Les origines du totalitarisme),
- de préparer le terrain pour refonder la politique (Condition de l’homme moderne et La crise de la culture)
- et de proposer des réponses autres que celles, terrifiantes, proposées par le totalitarisme aux problèmes politiques sous-jacents de notre monde moderne (De la révolution).
Ces quatre livres, cœur de son œuvre politique, seront suivis, vers la fin de sa vie, par un recueil de trois essais et d’un entretien traitant de la crise de la République américaine, dans laquelle elle avait mis tant d’espoir (Du mensonge à la violence).
Deuxième angle : la structure comparée des 7 livres
La structure du premier (Les origines du totalitarisme) est unique dans un double sens. Il s’agit d’un seul livre. C’est le seul livre politique de Hannah Arendt organisé en trois parties, lui permettant de traiter trois questions, trois objets. Chaque partie est précédée d’une préface. Mais ces trois questions, ces trois objets, sont reliés. Ce que la publication en France, dans le désordre et sous forme de trois livres chez trois éditeurs, et l’absence de reprise de la préface globale de l’édition américaine de 1951, a masqué jusqu’en 2002.
Condition de l’homme moderne et De la révolution ont une structure identique avec une introduction ou un prologue et six chapitres. Quand nous voyagerons dans ces deux œuvres nous remarquerons que la première, contrairement à la seconde, présente un second niveau de structure avec quarante-cinq sous-chapitres.
La crise de la culture et Vies politiques sont tous les deux des recueils d’essais ou d’articles précédés d’une préface les constituant réellement en livre. Ce n’est pas le cas de Du mensonge à la violence dont les trois essais et l’entretien ne bénéficient d’aucune mise en perspective.
Enfin la structure de Eichmann à Jérusalem montre bien comment ce livre, le plus connu en France, est un ouvrage à part dans son œuvre politique. La structure en quinze chapitres suivis d’un épilogue et d’une bibliographie correspond bien à celle d’un rapport ou d’un reportage. La présence dans la seconde édition, la seule disponible en français, d’une note au lecteur et d’un post-scriptum traduit combien Arendt a été touchée par la violente polémique qui a suivi la publication de son reportage (dans The New Yorker) puis de son livre.
Troisième angle : la nature de « travail en cours » des livres (work in progress)
Très marquée pour Les Origines du totalitarisme qui a fait l’objet de trois éditions américaines (1951, 1958, 1966) avec des modifications importantes de la troisième partie[1]. Si on considère que l’écriture du livre a démarré en 1946, c’est plus de vingt années qui auront été consacrées par Arendt à son écriture. Quant à sa maturation elle a démarré en France en 1938 et s’est nourrie des recherches sur l’antisémitisme débutées dans les années trente à Berlin.
À un degré moindre, La crise de la culture verra son nombre d’essais passer, entre deux éditions (1961 et 1968), de six à huit.
Un angle de vue qui en dit plus sur nous que sur Arendt.
Titres respectés pour Les origines du totalitarisme[2] et De la révolution.
La condition humaine devient Condition de l’homme moderne, ce qui, à la lecture approfondie du livre, est un titre approprié.
Par contre Entre passé et futur est renommé La crise de la culture, du titre d’un des huit essais, ce qui peut fausser la perception d’un livre dont la préface fixe pourtant clairement l’objet.
Même sort pour Crises de la république devenu Du mensonge à la violence introduisant un éventuel lien de cause à effet absent du livre original et de la pensée-même d’Arendt.
Enfin Des hommes dans de sombres temps devient Vies politiques ce qui affaiblit le dessein d’Arendt exposé dans sa préface.
Là où beaucoup en France ne voit dans son œuvre qu’un questionnement philosophique sur le mal, c’est en fait d’abord une œuvre politique qu’a construite Hannah Arendt à partir de l’évènement majeur qui a bouleversé sa vie : l’arrivée d’Hitler et des nazis au pouvoir en Allemagne en 1933.
Nous allons maintenant voyager, plus ou moins rapidement, dans chacun de ces sept livres
en en suivant, à une exception près, leur chronologie de publication.
[1] Retracées dans l’édition en Quarto.
[2] Sauf pour les éditions de poche en trois livres. La traduction de Totalitarianism par Le système totalitaire nous parait trahir la pensée d’Arendt qui ne s’enferme pas dans une vision systémique. De même Sur l’antisémitisme élargit l’objet de la première partie alors qu’Arendt précise qu’elle n’écrit pas une histoire de l’antisémitisme.
L’objet global du livre est exposé, à chaud, dans la préface de 1951, non disponible en français et dont je propose une traduction dans mon guide. Il est précisé, plus à froid, dans la préface de 1966 de la troisième partie consacrée au totalitarisme.
Dans la préface globale publiée en 1951 deux objets sont affichés
Découvrir « les mécanismes cachés par lesquels tous les éléments traditionnels de notre monde politique et spirituel ont été dissouts dans un conglomérat où tout semble avoir perdu une valeur spécifique, et est devenu méconnaissable pour la compréhension humaine, inutilisable pour des fins humaines ».
Comprendre. « Comprendre ne signifie pas nier le monstrueux, déduire le sans précédent des précédents, ou expliquer les phénomènes par des analogies et des généralités telles que l'impact de la réalité et le choc de l'expérience ne soient plus ressentis. Cela signifie, plutôt, l’examen et la conscience du fardeau que notre siècle a placé sur nous – sans nier son existence, et sans se soumettre docilement à son poids. Comprendre, en un mot, consiste à regarder en face sans idée préconçue, avec attention la réalité et à lui résister – quelle que soit cette réalité. »
Dire et comprendre ce qui s’était passé, en élaborant et articulant « les questions en compagnie desquelles ma génération avait été forcée de vivre la meilleure part de sa vie adulte : Que s'est-il passé ? Pourquoi cela s'est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? »
S’aidant de la structure en chapitres et sous-chapitres cette carte permet, en particulier, de visualiser les nombreuses correspondances existant entre les trois parties du livre.
En particulier, dès le premier niveau, celui des chapitres, il est possible de noter : entre la première partie (L’antisémitisme) et la deuxième partie (L’impérialisme) des correspondances autour du développement et du déclin de l’État-nation, de la naissance de l’antisémitisme et de l’émancipation politique de la bourgeoisie. Ou entre la deuxième partie (L’impérialisme) et la troisième (Le totalitarisme) des correspondances autour de l’alliance entre la populace et le capital, la populace et l’élite. Ce qui confirme l’unicité de ce livre.
La publication des Origines du totalitarisme laisse Arendt
- avec un constat, les impasses et les dangers de la vie moderne,
- et un questionnement concernant la pensée philosophique qui va des Lumières à Marx. Comment une telle école de pensée, construite autour de l’idée d’émancipation, a-t-elle pu servir de base à une idéologie totalitaire fondée sur le déni de la liberté et de la dignité ?
Arendt démarre dès 1951 un travail de recherche sur les éléments de totalitarisme dans le marxisme. Elle découvre que c’est au début même de la pensée occidentale, chez Platon puis Aristote, qu’a été tracé un cadre conceptuel hostile à la pluralité humaine.
Les conséquences en été considérables sur notre façon de penser l’action politique, la liberté, le jugement, et, par-dessus tout, la relation entre la pensée et l’action. Arendt abandonne alors son projet de livre sur Marx pour tenter une réorientation fondamentale de la théorie politique. Cette réorientation comporte deux moments.
En premier lieu, une lecture critique des penseurs canoniques, de Platon à Marx, vise à révéler les sources de l’hostilité de la tradition philosophique occidentale envers la pluralité et la politique.
En second lieu, une description de la vie active tente de faire la distinction entre
- la capacité humaine pour l’action et la parole politiques
- et les activités liées à la nécessité naturelle (le travail)
- ou au besoin de créer des choses durables, un artifice humain, un monde (l’œuvre).
Arendt pense que la tradition occidentale a progressivement confondu les composantes distinctes de la vie active et créé un ensemble de concepts qui déforment fondamentalement l’expérience politique et la compréhension que nous en avons.
Condition de l’homme moderne (1958) et les essais rassemblés dans La Crise de la culture (1961) sont les résultats de ce travail de réorientation de la théorie politique.
Dans le prologue de Condition de l’homme moderne Arendt précise le contexte et l’objet de son livre. Elle structure et développe ses réflexions à partir de deux évènements avant de présenter ce qu’elle se propose de faire et ne pas faire dans son ouvrage.
Le premier évènement est le lancement dans l’Univers, en 1957, d’un objet terrestre fait de main d'homme. La réaction immédiate, largement partagée, fut le soulagement de voir accompli le premier « pas vers l'évasion des hommes hors de la prison terrestre ».
Pour Arendt, la question est de savoir si nous souhaitons employer nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques dans le sens donné par un grand nombre de recherches scientifiques : après avoir construit l’artifice humain du monde, qui sépare l’existence humaine de tout milieu purement animal, rendre la vie elle-même « artificielle » et couper le dernier lien qui maintient encore l'homme parmi les enfants de la nature.
C'est une question politique primordiale que l'on ne peut abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique.
Le second évènement est l'avènement de l'automatisation. Il semble que l’on se soit servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir, la fin de l’asservissement à la nécessité.
Mais cet évènement se produit, à une époque de glorification théorique du travail et dans une société de travailleurs.
Ce que nous avons devant nous, écrit Arendt, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
À ces préoccupations, à ces inquiétudes, Arendt ne se propose pas de répondre. « Des réponses on en donne tous les jours, elles relèvent de la politique pratique, soumise à l'accord du grand nombre et il ne s'agit pas de problèmes à solution unique. »
Elle se propose de reconsidérer la condition humaine du point de vue des expériences et des craintes les plus récentes, et, tout simplement, de penser ce que nous faisons.
Elle ne traite que des articulations les plus élémentaires de la condition humaine, des activités qui sont à la portée de tous les êtres humains.
Elle se limite donc à un essai sur le travail, l'œuvre et l'action, qui forment les trois chapitres centraux de son livre. Le point de vue historique est traité dans le dernier chapitre pour ce qui concerne l’époque moderne, et, tout au long du livre, pour les diverses configurations dans la hiérarchie des activités connues dans l'histoire de l'Occident.
L'analyse historique, qu’elle mène, a pour but de rechercher l'origine de l'aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l'univers et le monde pour le Moi, afin d'arriver à comprendre la nature de la société au moment de l'avènement d'une époque nouvelle et encore inconnue. Époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui.
Six chapitres suivent le prologue.
- Les deux premiers plantent le décor dans lequel s’inscrivent les trois activités humaines,
- travail, œuvre et action longuement étudiées dans les trois chapitres qui suivent,
- pour terminer, dans un formidable sixième et dernier chapitre, par l’analyse historique, philosophique et politique de l’impact de l’âge moderne sur la vie active.
Une précision importante qui justifie le titre français du livre. Pour Arendt scientifiquement, l'époque moderne a commencé au XVIIe siècle et s'est achevée au début du XXe.
Politiquement, le monde moderne est né avec les premières explosions atomiques. Son ouvrage ne traite pas de ce monde moderne qui a servi de toile de fond à sa rédaction.
La crise de la culture est le troisième des quatre livres majeurs d’Arendt. C’est un livre difficile parce qu’Arendt y mobilise, à un haut niveau, ses connaissances en philosophie, politique, histoire et sciences de la nature.
Arendt suggère une question à la fin de Condition de l’homme moderne. Est-il possible que les conditions humaines puissent tellement changer que les modalités de la vie active (travail, œuvre, action) et avec elles le statut et la dignité d’êtres humains puissent être perdues ? Arendt, comme souvent, n’y répond pas. Au lieu de cela elle conclut son livre en insistant sur l’importance d’une autre activité, la pensée.
La crise de la culture nous fournit, justement, avec sa préface et ses huit essais une suite de tentatives dans l’activité de penser par soi-même.
Les huit essais de ce livre sont des exercices menés par Arendt pour acquérir de la pratique dans l’activité de penser. Ils peuvent aussi constituer pour ses lecteurs un manuel d’exercices.
Les deux premiers essais traitent de la rupture moderne du fil de la tradition et du concept d’histoire par lequel l’âge moderne a espéré remplacer les concepts de la métaphysique traditionnelle. Les deux essais suivants qui présupposent la lecture des deux premiers, discutent de deux concepts politiques centraux, l’autorité et la liberté pour lesquels des questions se posent si les réponses fournies par la tradition ne sont plus bonnes ni utilisables.
Les quatre derniers essais constituent, selon l’expression même d’Arendt, de « franches tentatives pour appliquer le mode de pensée mis à l’épreuve dans les quatre premiers aux problèmes immédiats auxquels nous sommes confrontés ». Non pour trouver des solutions déterminées mais dans l’espoir de clarifier les problèmes et d’acquérir quelque assurance dans la confrontation de questions spécifiques.
C’est un des rares textes d’Arendt qui apporte un éclairage sur sa démarche et son mode de pensée. C’est une réflexion profonde sur le lien entre évènement, action et pensée et sur l’insertion du penseur dans le temps humain. Un long aperçu en est disponible dans mon guide de voyage.
Quatrième pilier de l’œuvre d’Arendt, ce livre reste le moins connu. Publié au printemps 1963, peu après le reportage sur le procès d’Eichmann à Jérusalem, De la révolution passa quasiment inaperçu.
Il produisit un effet, mais à retardement. Les étudiants intéressés par la théorie politique le lurent très largement au milieu des années soixante. Aux premières heures du mouvement de la prise de parole (1964-1965), le livre d’Arendt et L’homme révolté de Camus étaient, tacitement, lecture obligée à Berkeley.
En France ce livre est presque totalement ignoré. Du fait, d’abord, de l’importance démesurée accordée à Eichmann à Jérusalem et à la polémique qui suivit. Mais aussi, et surtout, du fait de la traduction de 1967 qui, par ses erreurs et contresens, le rendit totalement illisible en français. Une seconde traduction, correcte, n’est disponible que depuis 2012.
Dans son introduction Hannah Arendt constitue l’objet de son livre, un essai sur la Révolution, en analysant historiquement les deux problèmes politiques majeurs que sont la Guerre et la Révolution : leurs points communs, leurs différences, leurs relations et leurs liens avec la liberté.
Dans le premier chapitre Arendt mène une réflexion sur le sens du mot et de l’évènement révolution. Réflexion qui fait appel, pour son approche et son contenu, au travail mené à bien dans les quatre premiers essais de La crise de la culture.
Suivent cinq chapitres permettant à Arendt de conclure son travail de refondation de la théorie politique en menant une analyse comparative des révolutions américaine et française.
En pointant, dans le dernier chapitre, ce que ces deux révolutions ont en commun
Un système de conseils (districts américains, sociétés populaires et conseils municipaux en France). Une nouvelle forme de gouvernement qui, comme un trésor perdu, réapparait, de façon spontanée, lors de chaque révolution : Commune de Paris, Révolution russe, Révolution allemande, Révolution hongroise…
En comparant le sort et l’écho très différents de ces deux révolutions.
Alors que la révolution française inspira toutes les révolutions qui suivirent, ce fut, paradoxalement, la révolution américaine qui réussit à fonder une nouvelle forme durable de gouvernement.
Forme qui préserve et associe les deux éléments, apparemment inconciliables de l’esprit révolutionnaire : l’esprit novateur avec l’expérience humaine de l’aptitude au commencement et le souci de la stabilité avec l’acte de fondation.
La révolution française échoua dans cette tâche, déviée de son cours par le fléau de la misère de masse, par la question sociale. Ne visant plus la liberté mais le bonheur du peuple. Ce qui amena Robespierre à dire, dans son dernier discours : « Nous n’avons pas su trouver le moment de fonder la liberté. »
Le succès de la révolution américaine qui réussit à fonder, autour de la constitution, et de l’équilibre des pouvoirs, un nouveau gouvernement durable fut cependant partiel et ambigu.
Partiel puisqu’il n’inspira aucune des révolutions qui suivirent. Ambigu puisque la quête du bonheur perdra sa dimension publique pour se dénaturer dans la seule dimension privée, consommatrice.
Ce qu’Arendt traduira très explicitement dans le titre de son dernier livre (1972) : Crises de la République.
Ce qui m’amène à déroger à la chronologie de publication pour mettre, rapidement, en regard de De la révolution ce dernier livre traduit, malheureusement, sous le titre de Du mensonge à la violence.
Le regard d’émerveillement, qu’Arendt portait sur les États-Unis, est devenu beaucoup plus critique
Les trois essais et l’entretien réunis dans Du mensonge à la violence traitent tous de crises qui ont traversé la république américaine à partir de la fin des années soixante.
Avec pour conséquence une méfiance généralisée de l’opinion publique envers les institutions et une radicalisation des étudiants.
Le 11 mai 1960 Eichmann est enlevé en Argentine par des agents israéliens. Le 22 mai il est à Jérusalem. Débute le 29 mai un interrogatoire qui durera jusqu’au 17 janvier 1961. Le procès débute le 11 avril 1961 pour s’achever le 14 août. Les attendus du jugement sont lus les 11 et 12 décembre 1961. Quatre jours plus tard Eichmann est condamné à mort. Un second procès se tient à partir du 22 mars 1962 pendant deux semaines. Le premier jugement est confirmé le 29 mai 1962. Eichmann est pendu le 31 mai 1962. Le tout aura duré un peu plus de deux ans.
Deux années qui vont fortement impacter la fin de la vie et de l’œuvre de Hannah Arendt. Quand Eichmann est arrêté, Arendt est en train de terminer le travail considérable entamé après la publication des Origines du totalitarisme en 1951. L’évènement du procès d’Eichmann surprend Arendt dans la période de sa vie la plus féconde intellectuellement.
Si le cœur de son œuvre n’en est pas affecté, ses quatre livres « piliers » étant déjà écrits sinon publiés, cet évènement amènera Arendt à porter un nouveau regard sur un problème qui la hante depuis les Origines du totalitarisme, celui du mal, et lui fera se poser une importante question à l’origine de ce qui sera son dernier livre, inachevé, La vie de l’esprit.
Ce livre croise :
- le compte-rendu d’un procès, objet premier du reportage d’Arendt qui, comme journaliste assiste au début du premier procès et en étudie attentivement l’ensemble des pièces
- une reconstitution historique de la mise en œuvre de la « Solution finale de la question juive », s’aidant du travail de Raoul Hilberg.
La structure en quinze chapitres suivis d’une bibliographie correspond bien à celle d’un reportage et d’un rapport. Avec en conclusion du chapitre consacré au jugement la célèbre phrase commentant les dernières paroles d’Eichmann.
« Comme si, en ces dernières minutes, il résumait la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine – la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal. » Expression utilisée uniquement dans cette phrase et dans le sous-titre du livre.
L’épilogue est une longue analyse juridique conclue par une adresse d’Arendt à Eichmann qui mérite d’être lue avec attention. Je vous en lis la fin.
« Et puisque vous avez soutenu et exécuté une politique qui consistait à refuser de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d’un certain nombre d’autres nations – comme si vous et vos supérieurs aviez le droit de décider qui doit et qui ne doit pas habiter le monde – nous estimons qu’on ne peut attendre de personne, c’est-à-dire d’aucun membre de l’espèce humaine, qu’il veuille partager la terre avec vous. C’est pour cette raison, et pour cette raison seule, que vous devez être pendu. »
L’introduction de la première partie de La vie de l’esprit éclaire, à postériori, ce que la « rencontre » d’Eichmann a provoqué chez Hannah Arendt.
Elle revient d’abord sur son expression, banalité du mal, qui « ne recouvre ni thèse, ni doctrine, bien que j’ai confusément senti qu’elle prenait à rebours la pensée traditionnelle – littéraire, théologique, philosophique – sur le phénomène du mal. » Donc, contrairement à ce qui est cru et rapporté en France, Hannah Arendt n’est en rien « la théoricienne de la banalité du mal.
Elle ne retrouve chez Eichmann aucune des figures habituelles du mal. « Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité mais un manque de pensée. »
Ce qui amène Arendt à la question, impossible à éluder « l’activité de penser en elle-même, l’habitude d’examiner tout ce qui vient de se produire ou attire l’attention, sans préjuger du contenu spécifique ou des conséquences, cette activité fait-elle partie des conditions qui poussent l’homme à éviter le mal et même le conditionnent négativement à son égard ? »
Question qui reste encore ouverte.
Durant les dernières années de sa vie, Arendt renforce la ligne de séparation entre domaine public et domaine privé. Comme personne publique, recevant maints honneurs et active jusqu’à l’épuisement, elle s’exprime souvent et avec vigueur sur la République, les États-Unis.
En privé elle se retire dans son espace de pensée, son « être ensemble avec soi-même », surtout après avoir perdu, avec les disparitions de Karl Jaspers (1969) puis d’Heinrich Blücher (1970), ces entre-deux, ces espaces si importants pour elle.
En 1968 Arendt publie un recueil d’essais et d’articles écrits sur une période de douze ans (1955-1967), dont le titre original reflète l’atmosphère de cette période aux États-Unis, Des hommes dans de sombres temps.
Ce livre rassemble des textes de nature différente faisant tous référence, explicitement ou implicitement, à l’amitié comme vertu politique.
« Que nous ayons, même dans les plus sombres des temps, le droit d’attendre quelque illumination et qu’une telle illumination puisse fort bien venir moins des théories et des concepts que de la lumière incertaine, vacillante et souvent faible que des hommes et des femmes, dans leur vie et leur œuvre, font briller dans presque n’importe quelles circonstances et répandent sur l’espace de temps qui leur est donné sur terre, telle est l’intime conviction qui constitue le fond sur lequel les silhouettes qui suivent furent dessinées. Des yeux aussi habitués à l’obscurité que les nôtres auront du mal à distinguer si leur lumière fut celle d’une chandelle ou d’un soleil ardent. Mais une telle évaluation objective me paraît être une question d’importance secondaire qui pourra être abandonnée sans inconvénient à ceux qui naîtront après nous. »
La lumière incertaine et vacillante que font briller la vie et l’œuvre de Hannah Arendt
peut, à son tour, éclairer notre époque et nos sombres temps.