Langue(s) (pluralité des)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Langue(s) (pluralité des)

Pluralité des langues : s’il n’y avait qu’une seule langue, nous serions peut-être plus assurés de l’essence des choses.

Ce qui est déterminant, c'est le fait 1. qu'il y ait plusieurs langues et qu'elles se distinguent non seulement par leur vocabu­laire, mais également par leur grammaire, c'est-à-dire essentielle­ment par leur manière de penser, et 2. que toutes les langues peuvent être apprises.

Étant donné que l'objet, qui est là pour soutenir la présen­tation des choses, peut s'appeler aussi bien « Tisch » que « table », cela indique que quelque chose de l'essence véritable des choses que nous fabriquons et que nous nommons nous échappe. Ce ne sont pas les sens et les possibilités d'illusion qu'ils recèlent qui rendent le monde incertain, et pas davantage la possibilité imagi­nable ou la crainte vécue que tout ne soit qu'un rêve, mais bien plutôt l'équivocité de sens qui est donnée avec la langue et avant tout avec les langues. Au sein d'une communauté humaine homogène, l'essence de la table est indiquée sans équivoque par le mot « table », et pourtant, dès qu'il arrive aux frontières de la communauté, il chancelle.

Cette équivocité chancelante du monde et l'insécurité de l'homme qui l'habite n'existeraient naturellement pas s'il n'était pas possible d'apprendre les langues étrangères, possibilité qui nous démontre qu'il existe encore d'autres « correspondances » que les nôtres en vue d'un monde commun et identique, ou quand bien même il n'existerait qu'une seule langue. D'où l'absurdité de la langue universelle — qui va à l'encontre de la « condition humaine », l'uniformisation artificielle et toute-puissante de l'équivocité[1].

 

[1] Hannah Arendt, Journal de pensée, Cahier 2, Notice 15, p. 56-57, novembre 1950.

Publié dans Arendt, Citations

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