La perte d’expérience humaine (Dans l’ombre des Lumières)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Texte mis à jour le 21 janvier 2021 (citation de fin).

La perte d’expérience humaine  (Dans l’ombre des Lumières)

Ce second confinement est plus mal vécu, par beaucoup, que le premier. Au-delà de la colère, de l’incompréhension, du ressentiment qu’il peut, à juste raison, provoquer, en-deçà de la crainte qu’il ne soit suivi d’autres, nous pouvons sentir qu’il touche quelque chose de très profond dans nos existences individuelles et sociales. 

Interdits de contacts physiques avec nos amis, nos proches et nos relations, nous sommes privés de cette respiration sociale indispensable à toute vie non inhumaine[1], comme nous sommes empêchés, par le port quasi-permanent du masque, d’accéder librement à ce qui est indispensable à notre survie biologique : l’air. Le tout au nom d’une vision abstraite, comptable et technocratique de la santé.

L’espace nous étant compté, au sens littéral du terme, par des mesures d’assignation à résidence, nous ne pouvons que jouer sur le temps, du moins pour celles et ceux qui ne sont pas mobilisés par le travail. Jouer sur le temps en l’élargissant. En l’élargissant, non vers le futur et ces dystopies qui, comme les modélisations « sanitaires », prolifèrent pour nous effrayer, mais vers le passé. En tentant de remonter aux sources de l’ombre qui semble s’être étendu sur nos mondes, sur notre monde : l’ombre des Lumières.

Nombreux sont les philosophes, scientifiques, écrivains, artistes, ayant quitté notre monde, auxquels nous pouvons faire appel. Leurs œuvres et leurs vies peuvent éclairer ces sombres temps[2]. Noyés par un flux informationnel incessant qui aplatit toute pensée, dialoguer avec celles et ceux qui ne sont plus là physiquement mais qui le sont encore par leurs œuvres et dans nos esprits, peut nous aider à faire un pas de côté, à élargir notre cadre de pensée, à mieux comprendre ce que nous vivons, à retrouver ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue[3].

Impossible de comprendre notre « époque », de penser et panser[4] notre monde si malade qu’il nous est devenu toxique, sans revenir à l’époque précédente, l’époque moderne. Ne serait-ce que pour comprendre la nature de la société telle qu’elle avait évolué et se présentait au moment de succomber à l’avènement d’une époque nouvelle et encore inconnue [5].  Époque dans laquelle vivait Hannah Arendt, en 1958, quand elle publiait The Human Condition. Époque toujours innommée (innommable ?). Époque de l’absence d’époque écrivait Bernard Stiegler[6] avant de quitter, volontairement, le 5 août 2020, notre monde si immonde.   

En onze sections, Arendt nous décrit, dans le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne, la victoire de l’animal laborans. Condition « d’animal travaillant et consommant », prolétarisé puisque ayant perdu ses savoir-faire, ses savoir-vivre et maintenant ses savoirs [7], à laquelle nous semblons condamnés et que met si crument en lumière cette année 2020 du confinement.      

Qu’avons-nous perdu de si essentiel ? De quoi nous sommes-nous aliénés ? D’où nous viennent ces émotions, si mêlées, de colère et d’abattement conduisant à un ressentiment,  dangereux[8] pour les individus et la démocratie ? Sommes-nous tous, individuellement, malades, corps et esprits, ou est-ce notre monde qui nous empoisonne après que nous l’ayons empoisonné ? Ou est-ce la Terre, la nature, qui reprend ses droits en détruisant l’artifice construit, génération après génération, pour abriter nos vies, nos existences dont nous avions oublié la fragilité intrinsèque ?

 

[1] Bernard Stiegler, La société automatique 1. L’Avenir du travail (LSA), Fayard, 2015, « Le devoir de tout être non inhumain », section 25 de La société automatique de Bernard Stiegler, p. 88.

[2] Hannah Arendt, Vies politiques (Men in Dark Times), Gallimard, 1974, p. 9.

[3] Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Flammarion, 2010.

[4] Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser 1. L’immense régression, Les Liens Qui Libèrent, 2018.

[5] Arendt, Condition de l’homme moderne (CHM), Edition AHA, Prologue, paragraphe 12.

[6] LSA, section 59, « L’époque de l’absence d’époque et les malappris que nous sommes », p. 219.

[7] LSA, section 75, « Organologie de la prolétarisation, p. 286.

[8] Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020.

L’époque moderne 

Trois mouvements structurent la description époquale et existentiale de l’Âge moderne par Arendt, aboutissant à la victoire de l’animal laborans[1] :  

Le premier[2] analyse les trois évènements[3] dominant « le seuil de l’époque moderne » et en fixant « le caractère » (l’aliénation du monde moderne, sa double retraite fuyant la Terre pour l’univers et le monde pour le Moi[4]) : la découverte de l’Amérique suivi de l’exploration du globe tout entier ; la Réforme qui en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques commença le double processus de l’expropriation individuelle et de l’accumulation sociale ; l’invention du télescope et l’avènement d’une science nouvelle qui considère la nature terrestre du point de vue de l’univers[5].

Le deuxième traite du changement dans les sciences, la philosophie, la pensée et la conception du monde, avec le passage de l’étonnement au doute[6].

Le troisième analyse l’évolution de la place de la vie active (vita activa) par rapport à la vie contemplative (vita contemplativa), et, au sein de la vie active, l’évolution de la hiérarchie entre les trois activités (action, œuvre, travail)[7], évolution aboutissant à la victoire du travail.

Concentrons-nous d’abord sur les deux premiers avec :  le développement de l’aliénation, la perte de rapport avec le milieu terrestre immédiat, le monde commun, la Terre et, ces dernières décennies, la Vie : le passage de l’étonnement au doute puis à l’effroi et la bêtise[8].

 

[1] CHM, Chapitre VI, section 45.

[2] CHM, Chapitre VI, sections 35 et 36

[3] 1492, 1517, 1610.

[4] CHM, Prologue, paragraphe 12.

[5] CHM, Chapitre VI, section 35, paragraphe 366.

[6] CHM, Chapitre VI, sections 37 à 40.

[7] CHM, Chapitre VI, sections 41 à 45.

[8] Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser 1. L’immense régression, Les Liens Qui Libèrent, 2018, p.19 : « c’est à partir de l’effroi tout autant que de la bêtise qu’il est nécessaire et possible de penser – et de penser des pansements ».

De la triple  aliénation des modernes à notre quadruple aliénation

La peine prise de possession de la Terre qui a suivi la découverte de l’Amérique et l’exploration des mers et des continents s’est faite au prix d’un rétrécissement et d’une aliénation. Avant même l’abolition de la distance et le rétrécissement de l’espace par la vitesse des chemins de fer, des bateaux à vapeur et de l’avion, l’esprit humain a réduit les distances physiques terrestres à l’échelle du corps humain, de ses sens et de son entendement. Et pour l’arpenter et la mesurer, l’homme a dû mettre une distance décisive entre la Terre et lui,  et s’aliéner de son milieu terrestre immédiat[1].

La Réforme a aussi provoqué une aliénation mais toute différente : l’aliénation du monde. Par la morale née de ses efforts pour restaurer le détachement des choses de ce monde de la foi chrétienne. Détachement qui, dirigé vers le monde mais sans souci ni jouissance de lui mais avec, au contraire, pour motivation profonde le souci du moi, démontra sa puissance d’action comme esprit du capitalisme. Mais aussi par l’expropriation du paysannat, conséquence imprévue de celle de l’Église, qui créa à la fois, l’accumulation originelle de la richesse et la possibilité de la transformer en capital au moyen du travail. En trois stades : expropriation de la possession familiale privée d’une parcelle du monde ; remplacement de la famille par la classe et le territoire national ;  enfin substitution de l’humanité, devenue une entité réelle grâce à l’abolition de la distance et le rétrécissement de l’espace, aux sociétés nationales et de la Terre aux territoires limités des États. Donnant des proportions radicales au processus d’aliénation du monde, les hommes ne pouvant être citoyens du monde comme ils le sont de leur pays. L’éclipse du monde commun, si cruciale pour la formation de l’homme de masse solitaire et si dangereuse par le développement de la mentalité détachée du monde des mouvements totalitaires, a commencé par la perte de cette parcelle du monde que l’homme possédait en privé[2].

Le troisième évènement, le moins bruyant mais peut-être le plus important, fut un geste d’audace[3]. Celui de Galilée qui, en tournant vers le Ciel le télescope qu’il avait perfectionné, mais non inventé, fit en sorte que les secrets de l’univers fussent livrés à la connaissance humaine, et mit à la portée d’une créature terrestre et de ses sens corporels ce qui semblait pour toujours hors d’atteinte, ouvert tout au plus aux incertitudes de la spéculation et de l’imagination.

Ces premiers regards jetés sur l’univers allaient créer un monde entièrement neuf et déterminer le cours d’autres évènements qui, avec beaucoup plus de bruit, donneraient naissance à l’époque moderne. Par son geste Galilée confirma les spéculations de ses prédécesseurs[4], substitua un fait démontrable à des idées inspirées, un évènement à l’imagination. La conception astrophysique moderne du monde, qui débute avec lui, nous laisse un univers tel que nous ne connaissons de ses qualités que la manière dont elles affectent nos instruments de mesure. Les conséquences de l’évènement Galilée sont restées contradictoires pendant trois siècles, mêlant triomphe et désespoir. Comme si l’antique peur de voir nos sens, nos organes faits pour accueillir le réel, nous trahir et le vœu d’Archimède, réclamant hors de la Terre un point d’appui pour soulever le monde ne pouvaient se réaliser qu’ensemble[5].

Ce que Kafka[6] résuma en un aphorisme saisissant, aphorisme placé en exergue du dernier chapitre de Condition de l'homme moderne par Arendt : il a trouvé le point d’Archimède, mais il s’en est servi contre soi ; il n’a eu le droit de le trouver qu’à cette condition[7].

Quoique nous fassions aujourd’hui en physique nous agissons sur la Terre et la nature comme si nous en disposions de l’extérieur. Au risque même de mettre en danger le processus naturel de la vie, nous exposons la Terre à des forces cosmiques universelles étrangères à l’économie de la nature. L’aliénation par rapport à la Terre est restée la caractéristique de la science moderne comme l’aliénation par rapport au monde a fixé le cours de l’évolution de la société moderne. Toutes les sciences ont changé si radicalement qu’on peut se demander s’il existait des sciences avant les temps modernes. Ainsi les artifices de l’algèbre moderne ont-ils permis aux mathématiques de délivrer l’homme des chaînes de l’expérience terrestre et de libérer de l’entrave du fini son pouvoir de connaissance. Au lieu d’observer les phénomènes naturels, tels qu’ils lui étaient donnés, l’homme plaça, par l’expérimentation, la nature dans les conditions de son entendement. Conditions obtenues à partir d’un point d’appui situé hors de la Terre[8].

C’est une quatrième aliénation à laquelle sont aujourd’hui confrontés l’ensemble des habitants de notre monde globalisé. Celle de l’aliénation par rapport à la vie, ou plutôt par rapport à la mort, ce qui revient d’ailleurs au même. Avec l’émergence d’une nouvelle forme de domination, la domination radicale de la science. D’une science devenue la servante de la technique : la technoscience. Recherchant les secrets du code génétique, donc de la vie, non pour accroitre nos connaissances et trouver de nouvelles applications, mais pour directement intervenir sur le vivant, comme ces « ciseaux moléculaires » qui ont valu à la Française Emmanuelle Charpentier et l'Américaine Jennifer Doudna le prix Nobel de chimie 2020. Technoscience qui, aujourd’hui, à l’occasion de la pandémie COVID 19 tente de régir directement notre existence politique, sociale, privée et même intime.

 

[1] CHM, Chapitre VI, section 35, paragraphes 368 à 370.

[2] CHM, Chapitre VI, section 35, paragraphes 371, 375 à 379.

[3] Daniel Boorstin, Les découvreurs, Sehers, p. 293.

[4] de Cusa, Copernic, Bruno, Kepler.

[5] CHM, Chapitre VI, section 36, paragraphes 382, 384, 385.

[6] 1883-1924

[7] Franz Kafka, Aphorismes, Éditions Joseph. K, 2011, p. 65.

[8] CHM, Chapitre VI, section 36, paragraphes 385, 389, 390.

De l’étonnement au doute puis à la réduction des sciences à la « certitude »  mathématique

Nous sommes les premiers, écrit Arendt en 1958, à vivre, depuis quelques dizaines d’années à peine, dans un monde totalement déterminé par une science et des techniques dont la vérité objective et le savoir-faire sont tirés de lois cosmiques universelles, un monde dans lequel on applique à la nature terrestre et l’artifice humain un savoir acquis en choisissant un point de repère hors de la Terre[1].

Si la science nouvelle, la science du point d’Archimède a eu besoin d’environ deux cents ans pour changer véritablement le monde, l’esprit humain, écrit Arendt, changea radicalement en quelques décennies. D’abord celui des hommes de la société des savants et de la république des lettres puis celui de tous les modernes pour devenir une réalité politique démontrable[2].

Descartes et les autres philosophe enregistrèrent le choc énorme du geste de Galilée, principal responsable de l’évènement décisif des temps modernes. Ils anticipèrent, en partie au moins, les inquiétudes que recelait le nouveau point d’appui de l’homme, contrairement aux savants trop occupés. Depuis on ne voit plus ce décalage entre l’humeur de la philosophie moderne, pessimiste depuis le début, et celle de la science moderne, si furieusement optimiste jusqu’à une époque récente. Il ne reste pas plus de gaité dans l’une que dans l’autre[3].

On ne peut s’empêcher de penser à l’extrême mauvaise humeur qui, selon Stiegler, caractérise notre époque de l’absence d’époque [4]. Soixante après la publication de Condition de l’homme moderne.

Le doute cartésien remplaça l’étonnement des Grecs devant tout ce qui existe. Ce doute fut la réaction provoquée par une réalité nouvelle. Le postulat, jusqu’alors incontesté, que les sens dans leur ensemble, groupés et gouvernés par un sixième sens supérieur aux autres, le sens commun, intègrent l’homme dans la réalité s’effondra. Si l’œil humain peut trahir l’homme au point que tant de générations ont cru que le Soleil tourne autour de la Terre, il faut renoncer à la métaphore des yeux de l’esprit qui, même quand elle sert par oppositions aux sens, se fonde sur la confiance dans la vision corporelle. Ce que l’époque moderne a perdu c’est la certitude qui va avec la capacité de voir le vrai et le réel.

La manière cartésienne de résoudre le doute universel et de se libérer des deux cauchemars connexes – ce qui est pris comme le réel est un rêve ; l’hypothèse d’un « Dieu trompeur » – fut comparable, par la méthode et le contenu, au passage de la vérité à la véracité, du réel au digne de foi. Même s’il n’y a pas de certitude à laquelle on puisse se fier, l’homme est digne de foi. De la certitude purement logique qu’en doutant de quelque chose je constate l’existence d’un processus de  doute dans ma conscience, Descartes conclut que les processus qui ont lieu dans l’esprit de l’homme ont une certitude propre et qu’ils peuvent devenir l’objet de recherche dans l’introspection[5].

L’homme porte ainsi en lui la certitude de son existence. Le fonctionnement de sa conscience, même s’il est incapable d’assurer la réalité du monde donné aux sens et à la raison, confirme, par contre, la réalité des processus qui se déroulent dans l’esprit (La vie de l’esprit[6] ?). L’ingéniosité de l’introspection cartésienne se situe dans le fait qu’elle utilise le cauchemar de la non-réalité pour noyer tous les objets-de-ce-monde dans le flot de la conscience et de ses processus.  « L’arbre vu », découvert dans la conscience par l’introspection, est transformé en objet de conscience sur le même plan qu’un simple souvenir ou qu’une chose purement imaginaire. Il devient partie intégrante du processus de cette conscience que l’on ne connait que comme un flot toujours en mouvement. Nous sommes ainsi préparés à voir la matière se dissoudre en énergie (E = mc2) et les objets en tourbillons de phénomènes atomiques. La méthode cartésienne pour mettre une certitude à l’abri du doute universel correspondait aussi à la nouvelle physique. Si l’homme ne peut connaitre la vérité comme une chose révélée, il peut au moins connaitre ce qu’il fait. Conviction qui, plus que le doute sur lequel elle se fonde, pousse depuis les générations les unes après les autres dans une cadence toujours accélérée de découvertes et de progrès. La raison cartésienne est fondée toute entière sur le postulat implicite que l’esprit ne peut connaitre que ce qu’il a produit et conserve, en un sens, à l’intérieur. Son idéal devient la connaissance mathématique et la raison devient « calcul des conséquences », faculté de déduire et de conclure. La fameuse réduction des sciences aux mathématiques permet de remplacer ce qui est donné par les six sens (cinq plus le sens commun qui les organise) par un système d’équations mathématiques où toutes les relations réelles se dissolvent en rapports logiques entre des symboles artificiels. Substitution qui permet à la science moderne d’accomplir sa tâche de produire les phénomènes et les objets qu’elle veut observer[7].

Ce transfert du point d’Archimède dans l’esprit humain a libéré l’homme de sa condition d’habitant de la Terre. Le doute cartésien, conséquence logique du geste et de la découverte de Galilée, en fut apaisé pendant des siècles. Mais la mathématisation de la physique, par laquelle s’opéra le renoncement absolu aux sens en matière de connaissance, eut pour conséquence que toute question que l’homme pose à la nature reçoit une réponse en terme de schémas mathématiques. Si la science actuelle allègue des réussites techniques pour « prouver » que nous avons affaire à un « ordre authentique » dans la nature, elle pourrait s’enfermer dans un cercle vicieux. Les savants formulent des hypothèses pour organiser les expériences qu’ils utilisent pour vérifier ces hypothèses. Dans toute cette entreprise, ils ont affaire à une nature hypothétique. Le monde de l’expérimentation, tout en augmentant le pouvoir humain de faire et d’agir, voire de créer un monde, bien au-delà de ce que les époques précédentes auraient pu imaginer, rejette l’homme, plus rudement que jamais, dans la prison de son esprit, dans les limites des schémas qu’il a lui-même créés[8]

 

[1] CHM, Chapitre VI, section 37, paragraphe 395.

[2] CHM, Chapitre VI, section 37, paragraphe 400.

[3] CHM, Chapitre VI, section 37, paragraphe 401.

[4] Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? 1. L’immense régression, Les Liens Qui Libèrent, 2018, p. 155-156.

[5] CHM, Chapitre VI, section 38, paragraphes 402, 403, 407, 408, 410.

[6] Titre du dernier livre, The Life of Mind, inachevé et posthume, d’Arendt.

[7] CHM, Chapitre VI, section 39, paragraphes 411, 413-416.

[8] CHM, Chapitre VI, section 40, paragraphes 417, 419, 420.

La victoire puis la défaite de l’homo faber

À ce stade, d’historiale l’analyse d’Arendt devient existentiale en se focalisant sur l’évolution de la hiérarchie des activités humaines fondamentales correspondant aux conditions dans lesquelles la vie sur Terre est donnée à l’homme[1].

En cinq sections[2] Arendt analyse le cheminement qui a conduit des découvertes de l’époque moderne au triomphe de l’animal laborans et à la perte d’expérience qui l’accompagne.

Perte qui, aujourd’hui, nous rend impuissants et incapables de penser et panser ce qui nous arrive, ou plutôt, ce que nous avons provoqué.

Dégageons les principaux éléments de cette analyse, les principales étapes de ce cheminement.

Parmi les conséquences spirituelles des découvertes de l’époque moderne, la plus capitale, la seule qui fut inévitable puisqu’elle suivit de près la découverte du point d’Archimède et l’apparition connexe du doute cartésien fut le renversement hiérarchique entre la vie active et la vie contemplative. L’expérience fondamentale à l’origine de cette inversion fut que l’homme ne put apaiser sa soif de connaitre qu’après avoir mis sa confiance dans l’ingéniosité de ses mains. Un instrument, le télescope, œuvre des mains humaines, voilà finalement ce qui forçait l’univers à révéler ses secrets. L’on cessa d’attendre de la vérité qu’elle apparût et se révélât à l’œil mental de l’observateur pour la traquer derrière ses trompeuses apparences. Afin de connaître il fallait faire. La certitude d’une connaissance n’était accessible qu’à deux conditions. Premièrement, que la connaissance concernât uniquement ce que l’on avait fait soi-même, avec bientôt pour idéal la connaissance mathématique où l’on n’a affaire qu’à des entités autonomes de l’esprit. Deuxièmement que la connaissance fût d’une telle nature qu’elle ne pût se vérifier autrement que par plus de faire. Dès lors vérité scientifique et vérité philosophique se sont séparées. Mais le changement qui eut lieu au XVIIe siècle fut plus profond qu’une simple inversion de l’ordre traditionnel entre le faire et la contemplation. Il ne concerna que la relation entre faire et penser, tandis que la contemplation, au sens originel de la vision prolongée de la vérité, fut totalement éliminée. La pensée devint la servante du faire comme elle avait été celle de la contemplation. La contemplation elle-même n’eut alors plus aucun sens. La conviction que la vérité objective n’est pas donnée à l’homme et, qu’au contraire, on ne peut connaître que ce que l’on fait résulte non du scepticisme mais d’une découverte démontrable, celle de Galilée. Aussi ne conduit-elle pas, écrit Arendt, à la résignation mais soit à un redoublement d’activité soit au désespoir[3].

Redoublement d’activité si pesant aujourd’hui et dont l’impuissance conduit beaucoup au désespoir.

Parmi les trois activités de la vita activa, la première à s’emparer de la place jadis occupée par la contemplation fut l’œuvre, le faire, la fabrication. Pour deux raisons. La première fut le rôle originel d’un instrument fait de main d’homme dans la révolution moderne. Depuis le progrès scientifique, l’invention et la fabrication de nouveaux outils et de nouveaux instruments sont restés étroitement liés. Mais la seconde raison est plus décisive. Elle tient à la présence de l’œuvre, du faire, de la fabrication dans l’expérimentation et le passage des anciennes questions « quoi » et « pourquoi » au « comment ». L’expérimentation reproduit les processus naturels comme si l’homme s’apprêtait à faire les objets de la nature. « Donnez-moi la matière et j’en bâtirai un monde », ces paroles de Kant révèlent, selon Arendt, en un raccourci saisissant le mélange moderne du faire et du connaître[4].

Cette victoire de l’homo faber, si elle s’est logiquement accompagnée de la victoire de deux de ses normes, la créativité et la productivité, a vu, plus significatif pour la suite, la modification des objets de connaissance. L’objet de la science n’est plus la Nature et l’Univers, mais l’Histoire, le récit de la genèse de la nature, de la vie et de l’univers. Le concept de processus a remplacé le concept d’Être. Si le propre de l’être est d’apparaître et de se dévoiler, c’est le propre du processus de demeurer invisible et de ne se manifester que par la présence de certains phénomènes. Ce processus fut à l’origine celui de la fabrication, de l’œuvre, qui disparait dans le produit. De l’expérience de l’homo faber, le processus est  devenu l’exclusive préoccupation de l’époque moderne aux dépens de tout intérêt pour les objets, donc pour le monde, véritable renversement de la fin et des moyens. L’une des conséquences fut d’abandonner toute tentative de comprendre la nature et, plus généralement de connaître les choses non produites par l’homme et de se tourner exclusivement vers celles qui devaient leur existence à lui. Si la mise en question de la primauté de la contemplation n’avait abouti qu’à renverser l’ordre entre faire et contempler, on serait resté dans le cadre traditionnel. Mais ce cadre a été brisé lorsque dans la conception de la fabrication elle-même, le produit et le modèle permanent ont laissé la place au processus de fabrication, la question de l’objet à produire a été remplacée par celle des moyens de sa genèse et de sa reproduction. La contemplation a perdu ainsi sa place dans l’expérience humaine ordinaire[5].

C’est cette position centrale du processus qui explique, selon Arendt, que le respect des modernes pour l’homo faber ait été si rapidement suivi de l’élévation du travail au sommet de la vita activa. Ce passage du « quoi » au « comment », de l’objet au processus déroba à l’homme fabricateur, l’homme constructeur, les normes et mesures fixes permanentes qui, avant l’époque moderne, lui ont toujours servi de guides dans l’action et de critères dans le jugement. Au-delà du triomphe marchand  de la valeur d’échange sur la valeur d’usage, un changement fut décisif pour la mentalité de l’homme moderne : il commença à se considérer comme partie intégrante des deux processus de la Nature et de l’Histoire, condamnés l’un et l’autre à progresser infiniment sans atteindre de télos inhérent, sans jamais approcher d’idée établie. Autrement dit, alors même que l’homo faber allait acquérir une habileté inouïe pour inventer des instruments à mesurer l’infiniment grand et l’infiniment petit, on l’avait privé des mesures permanentes qui existent avant et après le processus de fabrication et qui forment  à l’égard de l’activité de l’œuvre un absolu authentique et sûr[6].

Aucune activité de la vita activa n'avait autant à perdre que l’œuvre lorsqu’on chasserait la contemplation du champ des facultés humaines douées de sens et de raison car, contrairement à l’action qui consiste en partie à déclencher des processus, et au travail qui suit de tout près le processus métabolique de la vie biologique, la fabrication voit dans les processus, quand elle s’aperçoit de leur existence, de simples moyens en vue d’une fin, des choses secondaires et dérivées. En outre aucune capacité n’avait autant à perdre à l’aliénation par rapport au monde et à la victoire de l’introspection, que celle de l’édification d’un monde et de la production d’objets-de-ce-monde.

Rien n’indique plus clairement la défaite de l’homo faber que la rapidité avec laquelle le principe d’utilité, quintessence de sa conception du monde, dût céder la place au « principe du plus grand bonheur du plus grand monde ». L’homme cessa de se définir comme fabricants d’objets, constructeur de l’artifice humain, inventant incidemment des outils, pour se considérer principalement comme fabricant d’outils et en particulier d’outils à faire des outils, produisant aussi incidemment des objets. Il ne resta d’utile que ce qui contribuait à stimuler la productivité et à diminuer le labeur. Le repère ultime cessa d’être l’usage et l’utile pour devenir le « bonheur », l’évaluation de la peine et du plaisir éprouvés dans la production et dans la consommation. Les modernes ont eu besoin du « calcul de la peine et du plaisir » ou de la comptabilité morale des mérites et des fautes pour parvenir à une illusoire certitude mathématique du bonheur ou du salut. Le principe du bonheur ne dut cependant sa victoire qu’à un autre repère qui constitue un principe beaucoup plus fort que les computations douleur-plaisir, le principe de la vie, la promotion de la vie individuelle ou une garantie de la vie de l’espèce.

La vie comme souverain bien

Il reste à expliquer pourquoi à cette défaite de l’homo faber a répondu la victoire de l’animal laborans, pourquoi le rang le plus élevé dans la vita activa est revenu à l’activité de travail, ou, en d’autres termes, pourquoi dans la diversité de la condition humaine et de ses facultés, c’est précisément la vie qui a fait écarter toute autre considération[7].

Selon Arendt, la raison pour laquelle la vie s’est affirmée puis est demeurée le souverain bien de la société moderne, est que le renversement moderne s’est opéré dans le contexte d’une société chrétienne dont la croyance au caractère sacré de la vie a survécu, sans même être ébranlé par la sécularisation et le déclin général de la foi. Le renversement moderne, entre la vie active et la vie contemplative, a suivi, sans le mettre en question, le renversement extrêmement important que le christianisme avait provoqué dans le monde antique, et qui fut politiquement d’une portée et historiquement plus durable que toute croyance ou dogme spécifique. Car la « bonne nouvelle » de l’immortalité de la vie individuelle avait renversé l’ancien rapport entre l’homme et le monde et élevé ce qu’il y a de plus mortel, la vie humaine, au privilège de l’immortalité détenu jusqu’alors par le cosmos. La vie individuelle s’empara de la place occupée autrefois par « la vie de la cité ». Tout se passa comme si les premiers chrétiens, du moins Saint Paul qui était citoyen romain, avait consciemment édifié leur conception de l’immortalité d’après le modèle de Rome, en substituant la vie individuelle à la vie de la cité[8].

Cette immortalité chrétienne conférée à la personne a aussi accru l’importance de la vie sur Terre. Sans celle-ci, première étape, la plus misérable et qui s’achèvera dans la mort, il ne peut y avoir de vie éternelle. Raison, peut-être, du fait indiscutable que c’est seulement lorsque l’immortalité de la vie individuelle devint le dogme central de l’Occident, avec l’avènement du christianisme, que la vie sur Terre devint aussi le souverain bien de l’homme. Cette affirmation du caractère sacré de la vie tendit à niveler les distinctions anciennes au sein de la vita activa et à délivrer partiellement du mépris antique le travail, sans, toutefois, en arriver à sa glorification moderne[9].     

L’époque moderne, elle, ne cessa d’admettre que la vie, et non pas le monde, est pour l’homme le souverain bien. Dans ses révisions et critiques les plus audacieuses, elle ne pensa jamais à mettre en question ce renversement fondamental que le christianisme avait introduit dans le monde antique moribond. La primauté de la vie avait acquis un statut de vérité axiomatique qu’elle conserve même dans notre monde actuel qui a déjà commencé à dépasser toute l’époque moderne et à substituer à la société du travail une société d’employés. Il ne s’ensuit nullement que nous vivons dans un monde chrétien. Car ce qui compte aujourd’hui ce n’est plus l’immortalité, mais c’est que la vie est le souverain bien[10].

La conjonction des deux inversions, celle de la vie active et de la vie contemplative et celle, antérieure, de la vie et du monde, fut le départ de toute l’évolution moderne. Lorsque la vita activa eut perdu tout point de repère dans la vita contemplativa, alors elle put devenir active au plein sens du mot. Et c’est seulement parce que cette vie active demeura liée à la vie, son unique point de repère, que la vie en tant que telle, le métabolisme de travail de l’homme avec la nature, put devenir active et déployer totalement sa fertilité[11].

La victoire de l’animal laborans et la perte d’expérience humaine

La victoire de l'animal laborans eût été incomplète si le processus de sécularisation, le déclin de la foi inévitablement provoqué par le doute cartésien, n'avait ôté à la vie individuelle son immortalité ou, du moins, la certitude de l'immortalité. La vie redevint mortelle, aussi mortelle que dans l'antiquité, et le monde encore moins stable, moins durable, moins sûr par conséquent, que pendant l’ère chrétienne. Tout ce qu'il resta désormais de virtuellement immortel, d'aussi immortel que la cité dans l'antiquité ou la vie individuelle au moyen âge, ce fut la vie : le processus vital, potentiellement sempiternel, de l’espèce[12].

L'humanité socialisée est l’état de la société où ne commande plus qu'un unique intérêt, et cet intérêt a pour sujet soit des classes, soit l'espèce, mais ni l'homme ni des hommes. C'est qu'à ce moment dans les activités des hommes la dernière trace d'action, le motif qu’implique l'intérêt individuel, disparait. Il reste une « force naturelle », la force du processus vital à laquelle tous les hommes avec toutes leurs activités sont également soumis, et dont le seul but, à supposer qu’elle en eût un, est la perpétuation de l'espace animale Homme. Aucune des facultés supérieures de l'homme n’est nécessaire désormais pour relier la vie individuelle à la vie de l'espèce. La vie individuelle fait partie du processus vital, et tout ce dont on a besoin c’est de travailler, d'assurer son existence et celle de sa famille. Ce qui n’est pas obligatoire, imposé par le métabolisme vital devient superflu, ou tout au plus justifiable comme particularité de la vie humaine en tant que distincte d'autres vies animales[13].

Si l'on compare le monde moderne avec celui du passé, la perte d'expérience humaine que comporte cette évolution est extrêmement frappante. Ce n'est pas seulement, ni même principalement, la contemplation qui est devenue une expérience totalement dénuée de sens. La pensée elle-même, en devenant « calcul des conséquences », est devenue une fonction du cerveau, et logiquement on s'aperçoit que les machines électroniques remplissent cette fonction beaucoup mieux que nous. L'action a été vite comprise, elle l'est encore, presque exclusivement en termes de faire et de fabrication, à cela près que la fabrication, à cause de son appartenance-au-monde et de son essentielle indifférence à la vie, passe pour une autre forme du travail, pour une fonction plus compliquée du processus vital[14].

Dans le même temps, nous nous sommes montrés assez ingénieux pour trouver les moyens de soulager la peine de vivre à tel point qu'il n'est plus utopique de songer à éliminer le travail du nombre des activités humaines. Car dès à présent, le mot travail est trop noble, trop ambitieux, pour désigner ce que nous faisons ou croyons faire dans le monde où nous sommes. Le dernier stade de la société de travail, la société d'employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus de la vie globale de l'espèce, comme si la seule décision encore requise de l'individu était de lâcher, pour ainsi dire d'abandonner son individualité, sa peine et son inquiétude de vivre encore individuellement senties, et d'acquiescer à un type de comportement hébété, « tranquillisé » et fonctionnel. Ce qu'il y a de fâcheux dans les théories modernes du comportement, ce n'est pas qu'elles sont fausses, c'est qu'elles peuvent devenir vraies, c'est qu'elles sont, en fait, la meilleure mise en concepts possible de certaines tendances de la société moderne. On peut parfaitement concevoir que l'époque moderne qui commença par une explosion d'activité humaine si neuve, si riche de promesses, s'achève dans la passivité la plus inerte,  la plus stérile que l'Histoire ait jamais connue[15].

L'homme moderne n'a pas pour autant perdu ses facultés et n'est pas sur le point de les perdre. Malgré tout ce que la sociologie, la psychologie, l'anthropologie  nous disent de l' « animal social », les hommes persistent à fabriquer, créer et à construire, encore que ces facultés soient de plus en plus restreintes aux talents de l'artiste, de sorte que la prise de contact avec le monde, qui les accompagne, échappe de plus en plus à l'expérience ordinaire[16].

De même la capacité d'agir, au moins au sens de déclencher des processus, est toujours là. Mais elle est devenue le privilège des hommes de science, qui ont agrandi le domaine des affaires humaines au point d'abolir l'antique ligne de protection qui séparait la nature et le monde humain. Mais l'action des hommes de science, du fait qu'elle porte sur la nature, du point de vue de l'univers, et non sur le réseau des relations humaines, manque du caractère de révélation de l'action, comme de la faculté de produire des récits et de devenir historique qui forment la source d'où jaillit le sens, l'intelligibilité, qui pénètre et illumine l'existence humaine. Sous cet aspect, dont l'importance est extrême, l'action aussi est devenue une expérience de privilégiés. Ces derniers qui savent encore ce que c'est d'agir sont peut-être moins nombreux que les artistes, leur expérience est peut-être encore plus rare que l'expérience authentique du monde et l’amour du monde[17].

Enfin la pensée que, suivant la tradition prémoderne et moderne, Arendt a écartée de son examen de la vita activa, reste possible et sans doute réelle partout où les hommes vivent dans des conditions de liberté politique. Malheureusement, et contrairement à ce que l'on admet en général à propos de l'indépendance proverbiale des penseurs dans leur tour d'ivoire, aucune faculté humaine n'est aussi vulnérable, et en fait il est bien plus aisé d'agir que de penser sous la tyrannie.

Mais écrit Arendt,  il est raisonnable de penser que les quelques-uns à qui l’activité de la pensée a été réservée ne sont pas moins nombreux aujourd’hui. Ajoutant, pour conclure son livre en citant Caton, que si l’on ne devait juger  les diverses activités de la vita activa qu’à l’épreuve de l’activité vécue, si on ne les mesurait qu’à l’aune de la pure activité, il se pourrait que la pensée en tant que telle les surpassât toutes[18].

 

[1] CHM, Chapitre I, section 1, paragraphe 13.

[2] Renversement de la contemplation et de l’action (41). Le renversement dans la vita activa et la victoire de l’homo faber (42). La défaite de l’homo faber et le principe du bonheur (43). La vie comme souverain bien (44). Le triomphe de l’animal laborans (45).

[3] CHM, Chapitre VI, section 41, paragraphes 422, 424-427, 430.

[4] CHM, Chapitre VI, section 42, paragraphes 432-433.

[5] CHM, Chapitre VI, section 42, paragraphes 434-437, 447.

[6] CHM, Chapitre VI, section 43, paragraphes 451-453, 457.

[7] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 460.

[8] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphes 461, 463.

[9] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphes 464-466.

[10] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 468.

[11] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 469.

[12] CHM, Chapitre VI, section 45, paragraphe 470.

[13] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 471.

[14] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 472.

[15] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 473.

[16] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 475.

[17] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 476.

[18] CHM, Chapitre VI, section 44, paragraphe 477.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Ce second confinement agit comme un révélateur et un fixateur photographiques. Il développe la photographie de notre « monde », de notre « époque », de nos sociétés. Photographie qu’il est alors aisée de comparer à l’analyse historiale et existentiale d’Arendt.

Si notre aliénation (par rapport à notre environnement terrestre immédiat, par rapport au monde, par rapport à la Terre et maintenant par rapport à la vie) et la perte de repères qui l’accompagne sont confirmées, c’est surtout ce qu’Arendt appelle la perte d’expérience humaine qui est frappante.

Qu’avons-nous perdu de si essentiel ? telle était une des questions posées en introduction de ce texte. La réponse est limpide. Nous avons perdu l’expérience humaine, celle des générations qui nous ont précédés, des différents mondes communs, des différentes façons d’habiter dignement le monde et de vivre sur Terre. Et la nôtre, celle que nous avions encore avant l’avènement des sociétés automatiques. Particulièrement dans le monde occidental à l’origine de ce qu’on a appelé les Lumières et qui semble aujourd’hui recouvert par une ombre épaisse.

Nous avons l’illusion d’être capables de tout contrairement aux mondes, époques et générations qui nous ont précédées. Mais nous sommes esclaves de nos outils numériques après trente ans d’injonction à nous adapter[1]. Nous nous retrouvons dans la situation décrite à l’été 1950 par Arendt dans la préface à la première édition des Origines du totalitarisme.

Jamais notre futur n’a été plus imprévisible, jamais nous n’avons été aussi dépendants de forces politiques auxquelles il n’est pas possible de faire confiance pour suivre les règles du sens commun et de l’intérêt bien compris – forces qui semblent pure folie, si on les juge selon les normes des autres siècles. C’est comme si l’espèce humaine s’était divisée elle-même entre ceux qui croient en la toute-puissance humaine (qui pensent que tout est possible si l’on sait comment y préparer les masses) et ceux pour qui l’impuissance est devenue l’expérience majeure de leur vie[2].

 

[1] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019

[2] Préface malheureusement et curieusement absente de l’édition française. Traduction personnelle publier dans :  Thierry Ternisien d’Ouville, Penser avec Hannah Arendt, Guide de voyage à travers une œuvre, Chronique Sociale, 2017, p. 52-55.

 

[1] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019

[2] Préface malheureusement et curieusement absente de l’édition française. Traduction personnelle publier dans :  Thierry Ternisien d’Ouville, Penser avec Hannah Arendt, Guide de voyage à travers une œuvre, Chronique Sociale, 2017, p. 52-55.

Après l’invention au XXe siècle de nouveaux régimes politiques autour de la domination totale, le XXIe siècle avait démarré sous les auspices de la lutte (coopération ?) entre deux formes de domination rendues visibles par deux évènements : la domination intégrale de l’islamisme avec les attentats du 11 septembre 2001, et tous ceux qui ont suivi ;  la domination globale de l’économie financière avec la crise des subprimes de 2008.

Aujourd’hui la « pandémie » COVID 19 révèle une quatrième forme de domination, la domination radicale de la technoscience, d’une science totalement asservie à la technique et l’économie.

Nous sommes au bout d'un chemin, celui des modernes. Le progrès, en bon pharmakon, de remède est devenu poison et l'auto-asservissement des humains est au bout de cette voie. Le système de coordonnées des modernes[3] est brisé. Il nous faut trouver un troisième attracteur. Beaucoup en ressentent la nécessité. Ce sur quoi a surfé un Trump. Mais le lieu où atterrir, parce que c'est sur Terre qu'il nous faut revenir, est à l'opposé de celui visé par Trump.

Il nous faut reconstruire un monde commun[4], des mondes communs et retrouver l'expérience humaine que nous avons perdue.

Et, pour ce faire, de nouvelles alliances sont à nouer. en travaillant simultanément sur trois questions :

  • Où en sommes-nous ?
  • Où atterrir ?
  • Comment bifurquer[5] ?

Cette crise sanitaire, démocratique, économique, sociale, culturelle, psychique peut nous faire gagner un temps considérable. Nous ne sommes plus obligés de convaincre de la catastrophe climatique annoncée et de sa capacité à détruire notre monde et nos vies.  

Bonne année 2021 ! Bonne nouvelle décennie !

Thierry Ternisien d’Ouville, le 4 janvier 2021.

 

[1] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019

[2] Alexandre Lacroix (Écrivain, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine, président des Mots (école d'écriture)), sur son mur Facebook le 23 décembre 2020.

[3] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.

[4] Etienne Tassin, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Éditions du Seuil, 2003.

[5] Bernard Stiegler (sous la direction de), Bifurquer. « Il n’y a pas d’alternative », Les Liens Qui Libèrent, 2020.

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