Autour de Condition de l’homme moderne (1/2) : 470 av. J.C. - 1958
Cinquième cours donné le 13 février 2014.
La théoricienne des commencements confrontée à de nouveaux commencements
Hannah Arendt peut être vue, avant tout, comme la théoricienne politique des commencements[1]. Tous ses livres sont des récits de l’inattendu (que cela concerne les horreurs inédites du totalitarisme ou l’aube nouvelle des révolutions) et les réflexions sur la capacité humaine à commencer quelque chose de nouveau imprègnent sa pensée[2]. Quand elle publie Condition de l’homme moderne[3] en 1958 elle adresse elle-même quelque chose d’inattendu au monde, et cinquante-six ans plus tard, l’originalité de ce livre est plus forte que jamais.
Son prologue s’ouvre sur l’un de ces évènements qui révèle la capacité de l’être humain à initier de nouveaux commencements : le lancement du premier satellite dans l’espace en 1957[4], que Hannah Arendt décrit comme un «évènement, dépassé en importance par aucun autre, même la fission de l’atome». Comme la Révolution Hongroise de 1956[5], qui se produit alors qu’elle travaille sur ce livre, cet évènement inattendu l’amène à réaménager ses idées, mais est en même temps une justification d’observations faites dès son premier livre, Les Origines du totalitarisme.
[1] C’est comme cela qu’elle est perçue par la plupart des penseurs politiques anglo-saxons, comme, par exemple, Margaret Canovan, auteure, en 1992, d’une remarquable étude sur la pensée politique de Hannah Arendt. Je m’appuie beaucoup sur elle pour les deux premières parties de ce cours.
[2] Voir dans le cours n°4 la conclusion des Origines du totalitarisme
[3] Traduction exacte du titre original et intitulé du premier chapitre
[4] Spoutnik 1 lancé par l'URSS et mis sur orbite le 4 octobre 1957, par la fusée R-7. Sphère de 58 cm de diamètre, pesant 83,6 kg. Satellisé sur une orbite elliptique à une altitude comprise entre 230 et 950 km, il tourne autour de la Terre en environ 96 minutes. ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Spoutnik)
[5] Voir cours n°4
Liens avec les Origines du totalitarisme
Pour Arendt, en s’échappant de la terre vers les cieux, et à travers des entreprises comme la technologie nucléaire[1], les êtres humains défient, avec succès, les limites naturelles et posent des questions politiques rendues très difficiles par l’inaccessibilité de la science moderne à la discussion publique. Dans son prologue, elle rapproche ce thème d’un «autre évènement non moins menaçant» : l’apparition de l’automatisation. Alors qu’elle nous libère du fardeau du labeur difficile, l’automatisation entraîne le chômage dans «une société de travailleurs» où toutes les occupations sont conçues comme des moyens de gagner sa vie. Tout au long du livre, encadrant l’analyse phénoménologique[2] des activités humaines, un dialogue entre ces deux sujets, apparemment sans rapport, est progressivement développé. D’un côté, l’aube de l’ère spatiale démontre que les êtres humains littéralement transcendent la nature, laissant le futur dangereusement ouvert. De l’autre côté les sociétés modernes automatisées captives d’une production et d’une consommation toujours plus efficaces nous encouragent à nous conduire et nous penser comme une simple espèce animale gouvernée par des lois naturelles. Pour Arendt, les animaux humains inconscients de leurs capacités et responsabilités ne sont pas bien armés pour prendre en charge des pouvoirs menaçant la survie de la terre.
Un tel rapprochement fait écho à l’analyse antérieure par Arendt du totalitarisme comme un processus déclenché par la combinaison paradoxale de deux convictions : d’un côté la croyance que «tout est possible », et de l’autre celle que les êtres humains sont simplement une espèce animale gouvernée par les Lois de la Nature et de l’Histoire, au service de laquelle les individus sont entièrement superflus.
Condition de l’homme moderne est lié structurellement au travail d’Arendt sur le totalitarisme, et les deux, ensemble, constituent un diagnostic original et saisissant de la situation humaine contemporaine.
[1] La première centrale nucléaire reliée à un réseau électrique est russe, il s’agit de la centrale d’Obninsk en URSS en 1954 (5MW). La première centrale américaine, celle de Shippingport, produira en 1957. (http://energie-developpement.blogspot.fr/2012/10/histoireenergienucleairecivile.html)
[2] La phénoménologie est un courant philosophique qui se concentre sur l'étude des phénomènes, de l’expérience vécue et des contenus de conscience. Edmund Husserl est considéré comme le fondateur de ce courant, dans sa volonté de systématiser l'étude et l'analyse des structures des faits de conscience.
Origines de Condition de l’homme moderne
Le livre est construit à partir des lectures de la fondation Charles R. Walgreen que Hannah Arendt donne à l’Université de Chicago en avril 1956[1]. Ces lectures sont issues d’un projet beaucoup plus vaste sur les éléments totalitaires dans le marxisme.
Arendt s’embarque dans ce projet après avoir fini Les origines du totalitarisme qui contient beaucoup sur les antécédents de l’antisémitisme et du racisme nazi, mais rien sur l’arrière-plan marxiste de la version meurtrière par Staline de la lutte des classes.
Elle souhaite découvrir quels traits de la théorie marxiste peuvent avoir contribué au désastre stalinien. En fait, sa pêche ramène une prise si riche et si variée que le livre sur Marx ne sera jamais écrit.
Beaucoup des fils de pensée (trains of thought) tirés trouveront leur chemin dans Condition de l’homme moderne, notamment sa conclusion que Marx a irrémédiablement mal conçu l’action politique en la mélangeant avec les deux autres activités humaines appelées par elle, le travail et l’œuvre.
[1] Six conférences sous le titre « Le travail du corps humain et l’œuvre de nos mains » (Ursula Ludz dans la préface de Qu’est-ce que la politique ? », Point/Seuil n° 445, 1995.
Un livre fascinant et déroutant
À la fois la difficulté du livre et la fascination durable qu’il exerce viennent de ce qu’Arendt fait beaucoup de choses en même temps. Il y a plus de fils de pensée entrelacés qu’il n’est possible d’en saisir à la première lecture et même des lectures répétées peuvent amener des surprises.
Ce qu’Arendt ne fait pas c’est de la philosophie politique au sens, habituel, d’offrir des prescriptions politiques appuyées sur des arguments philosophiques. Elle refuse énergiquement que son rôle de penseur politique soit de proposer un projet pour le futur ou de dire à quelqu’un quoi faire.
Rejetant le titre de « philosophe politique », Arendt soutient que l’erreur faite par tous les philosophes politiques depuis Platon[1] a été d’ignorer la condition fondamentale de la politique : la pluralité. Chaque être humain peut agir et commencer quelque chose de nouveau. Les résultats qui émergent de ces multiples interactions sont contingents et imprévisibles. «Sujets de politique pratique, soumis à l’accord de beaucoup ; ils ne peuvent rester au stade des considérations théoriques ou de l’opinion d’une personne».
Arendt décrira Condition de l’homme moderne comme «une sorte de prologue» a un travail plus systématique de théorie politique qu’elle a en projet (mais qu’elle n’achèvera jamais[2]). Puisque «l’activité politique centrale est l’action», explique-t-elle, il est nécessaire de mener d’abord un travail de clarification «pour séparer conceptuellement l’action des autres activités humaines avec lesquelles elle est couramment confondue, le travail et l’œuvre».
Et, en effet, le principe d’organisation du livre le plus évident se trouve dans son analyse des trois formes d’activité qui sont au fondement de la condition humaine : le travail, l’œuvre, et l’action.
Cependant, il y a beaucoup plus dans ce livre que cette analyse phénoménologique, et plus que la critique par Arendt de la représentation dénaturée par la philosophie politique traditionnelle de l’activité humaine.
Quand Arendt dit dans son prologue qu’elle ne propose «rien de plus que de penser ce que nous faisons», elle montre clairement que ce qu’elle a en tête n’est pas une simple analyse générale de l’activité humaine, mais «une reconsidération de la condition humaine à partir de la perspective fournie par nos nouvelles expériences et nos nouvelles peurs».
Une construction très spécifique
N’appartenant à aucun genre, ce livre n’a connu aucun équivalent, et son style et sa construction restent très spécifiques à leur auteure. Il fait partie, pour moi, de ces chefs d’œuvre que chacune de nos lectures enrichit.
Bien que Hannah Arendt n’ait jamais essayé de rassembler des disciples et de fonder une école de pensée, elle a été une grande éducatrice, ouvrant les yeux de ses lecteurs à de nouvelles façons de voir le monde et les affaires humaines.
Le plus souvent sa manière d’éclairer les angles morts de l’expérience est faite de nouvelles distinctions, la plupart du temps ternaires, comme si les dichotomies habituelles étaient trop restrictives pour son imagination intellectuelle.
Condition de l’homme moderne est très fournie en distinctions : entre travail (labor), œuvre (work) et action ; entre pouvoir, violence et force ; entre la terre et le monde ; entre propriété et richesse ; et beaucoup d’autres souvent établies à partir de recherches étymologiques.
Ces distinctions sont liées à une manière de remettre en cause les truismes et les préjugés contemporains. Arendt trouve dans la Grèce antique le lieu à partir duquel jeter un œil critique sur des façons de penser et d’agir que nous considérons comme allant de soi et dont nous avons oublié les origines et aux sources desquelles elle remonte. Sa ferme conviction que nous pouvons tirer d’utiles leçons de l’expérience de personnes vivant il y 2500 ans défie, pour beaucoup, la croyance moderne dans le progrès[1]. Ces références continuelles à l’Antiquité, augmentent le sentiment de confusion de beaucoup des lecteurs de Condition de l’homme moderne, qui trouvent difficile à comprendre ce qui est réellement traité dans ce livre.
Face à un long texte, qui ne répond à aucun schéma connu, plein d’aperçus mais manquant d’une structure argumentative explicite, deux questions viennent immédiatement à l’esprit. À quel exercice se livre Arendt ? Comment aborder la lecture de Condition de l’homme moderne ? Afin que vous puissiez vous faire, vous-mêmes, une idée de la réponse, complexe, à la première question, je vais consacrer ce cours et le suivant à la seconde question en vous proposant un voyage guidé à travers ce livre.
[1] Démarche cependant reprise par un philosophe contemporain comme Bernard Stiegler pour interroger nos sociétés numériques.
Comment aborder la lecture de Condition de l’homme moderne ?
Face à un tel livre, comme pour aborder un pays ou un continent nouveau, le plus simple, si on ne veut pas se lancer totalement dans l’inconnu, est d’en examiner la carte. Et la carte d’un livre c’est sa table des matières, complétée, quand il existe, par son index. L’édition originale de Condition de l’homme moderne dispose des deux. Dans la traduction française l’index a disparu. Quant à la table des matières, elle est placée au début du livre dans la version anglaise, à la fin dans la version française, dans laquelle rien ne semble fait pour faciliter l’accès à une œuvre à la fois fascinante et difficile. D’autant plus que la préface française de Paul Ricœur, aussi intéressante soit-elle, reste trop philosophique alors que la préface anglaise de Margaret Canovan donne au livre sa dimension politique, au sens le plus large du terme.
La structure du livre est, au premier niveau, relativement simple. Six chapitres suivent un prologue démarrant avec le lancement de Spoutnik 1, en 1957, et se terminant par l’exposition du thème central du livre : « rien de plus que de penser ce que nous faisons ». Les deux premiers chapitres « plantent le décor » dans lequel s’inscrivent les trois activités humaines, travail œuvre et action longuement étudiées dans les trois chapitres qui suivent. Enfin Arendt termine son livre par une analyse fascinante et difficile de la vie active depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne.
Un voyage guidé
Au second niveau, constitué par les divisions données par Arendt à chaque chapitre, les choses se compliquent. La table des matières devient un résumé de la structure mais aussi du contenu du livre en quarante-cinq titres. On y voit la structure en fils de pensée (trains of thought) qui traversent l’ensemble de l’ouvrage et en font une « tapisserie » impossible à synthétiser.
Dans mon livre, Réinventer la politique avec Hannah Arendt[1], j’ai choisi de dérouler trois de ces fils de pensée pour trouver des éléments de compréhension de notre présent et de réflexion sur notre futur : la victoire du travail et la défaite du monde, la disparition du politique derrière la gestion des intérêts privés, un monde menacé par l’action des hommes sur la nature.
Pour ce cours je vous propose un voyage guidé à travers ces sept escales et vers ces quarante-cinq destinations. Comme, avec tout voyage organisé, curiosité et frustration se mêleront, laissant à vos lectures, votre réflexion et votre imagination le soin de remplir les vides. Conformément au titre de ce cours, je privilégierai ce qui offre profondeur historique et perspective politique par rapport à une dimension purement philosophique. Comme précédemment, je modifierai, quand cela me paraîtra nécessaire, le texte d’Arendt pour en faciliter la lecture, tout en respectant, pour l’essentiel, le sens.
Plusieurs expressions latines sont utilisées par Arendt dès la table des matières. Vita activa, par distinction avec la vita contemplativa, que je remplacerai, respectivement par vie active (la nôtre, dans la « caverne »[2]) et vie contemplative (celle du philosophe). Polis qui désigne la cité-État en Grèce antique, que je remplacerai par cité. Animal laborans et homo faber, qui traduisent la distinction opérée par Arendt entre le travail de notre corps et l’œuvre de nos mains, entre l’animal humain au travail, qui peine pour produire des biens consommables et assimilables et l’homme artisan qui œuvre pour fabriquer des objets et un monde durables. Je conserverai ces deux expressions.
À lui seul ce prologue mériterait un cours. Certains passages, souvent cités, apparaissent aujourd’hui comme prophétiques, tels ceux concernant l’évolution de nos sociétés vers des « sociétés de travailleurs sans travail »[1]. Quant au début du prologue consacré « aux grandes victoires de la Science » et à leurs conséquences politiques et philosophiques je vous invite à le relire après avoir lu l’ensemble de Condition de l’homme moderne. Il vous impactera d’autant plus.
Pour ce cours je ne retiendrai que la partie du prologue consacrée à la présentation de Condition de l’homme moderne.
À ces préoccupations, à ces inquiétudes, le présent ouvrage ne se propose pas de répondre. Des réponses on en donne tous les jours, elles relèvent de la politique pratique, soumise à l'accord du grand nombre; elles ne se trouvent jamais dans des considérations théoriques ou dans l'opinion d'une personne : il ne s'agit pas de problèmes à solution unique. Ce que je propose dans les pages qui suivent, c'est de reconsidérer la condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos craintes les plus récentes. Il s'agit là évidemment de réflexion, et l'irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de «vérités» devenues banales et vides)[2] me paraît une des principales caractéristiques de notre temps. Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons.
Arendt précise qu’elle ne traitera que «des articulations les plus élémentaires de la condition humaine, des activités qui, traditionnellement et selon les idées actuelles, sont à la portée de tous les êtres humains». Le travail, l’œuvre et l’action dont elle analyse l’évolution de la hiérarchie tout au long de l’histoire de l’occident jusqu’à l’époque moderne[3] à laquelle elle consacre le dernier chapitre. Quant à la question de «l'activité la plus haute et peut-être la plus pure dont les hommes soient capables», celle de la pensée, Arendt y reviendra à la fin de sa vie, après sa rencontre avec un homme incapable de penser par lui-même, Eichmann. [4]
[1] Vous en trouverez de larges extraits dans mon livre.
[2] À rapprocher de l’oraison funèbre de Thucydide par Périclès (495 – 429 av. J.C) : «Voici donc en quoi nous nous distinguons : nous savons à la fois apporter de l'audace et de la réflexion dans nos entreprises. Les autres, l'ignorance les rend hardis, la réflexion indécis. » (http://remacle.org/bloodwolf/textes/thucyeloge.htm)
[3] Nous reviendrons plus tard sur la distinction faite par Arendt entre époque moderne et monde moderne.
[4] Ce sera l’objet de son dernier livre, qu’elle ne pourra achever, La vie de l’esprit, dont les deux premières parties (la pensée et le vouloir) seront publiées après sa mort par Mary McCarthy. On trouvera le 4 janvier 1975, insérée dans sa machine à écrire, le début de la troisième partie, le jugement, limitée au titre et à une citation.
La vie active (vita activa) et la condition humaine
Arendt débute ce premier chapitre en proposant d’utiliser le terme de vie active (vita activa) pour regrouper et distinguer trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Fondamentales parce que correspondant chacune aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme.
- Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain. La condition humaine du travail est la vie elle-même.
- L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine. L’œuvre fournit un monde artificiel d’objets, nettement différent de tout milieu naturel. C’est à l’intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde.
- L’action, seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous humains, donc semblables, mais tous uniques car différents de tout homme ayant vécu, vivant ou à naître.
Attention, ces distinctions constituent trois angles de vue, plutôt que trois définitions, utilisés pour analyser l’évolution de l’activité humaine : celui du travail et de la nécessité ; celui de l’œuvre et du monde ; celui de l’action et de la pluralité.
Condition ou nature humaine ? Arendt est très claire sur ce point. La condition humaine ne s'identifie pas à la nature humaine, et la somme des activités et des facultés humaines qui correspondent à la condition humaine ne constitue rien de ce qu'on peut appeler nature humaine. Il est fort peu probable que, pouvant connaître, déterminer, définir la nature de tous les objets qui nous entourent et qui ne sont pas nous, nous soyons jamais capable d'en faire autant pour nous-mêmes : ce serait sauter par-dessus notre ombre.
La condition humaine dépasse les conditions dans lesquelles la vie est donnée à l'homme. Les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu'ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence. Tout ce qui pénètre dans le monde humain, ou tout ce que l'effort de l'homme y fait entrer, fait aussitôt partie de la condition humaine.
L’expression vita activa (vie active)
Arendt retrace dans la deuxième partie de ce chapitre les origines historiques de l’expression vita activa, « surchargée de tradition et aussi ancienne que notre tradition de pensée politique ». Depuis Socrate[1] jusqu’à Marx[2] en passant par Aristote[3] et Saint Augustin[4]. En insistant sur l’originalité qu’elle revendique dans l’utilisation qu’elle-même fait de cette expression qui «contredit manifestement la tradition» pour «mettre en doute l’ordre hiérarchique (entre activités) qui lui est inhérent». Point sur lequel elle reviendra longuement dans le dernier chapitre.
Éternité contre immortalité
Dans la dernière partie de ce chapitre, la plus difficile parce que la plus philosophique, Arendt distingue la vie active et sa recherche initiale de l’immortalité, et la contemplation (vita contemplitava) et son expérience de l’éternité. Retenons en simplement ce qu’elle dit, à cette occasion, de la mortalité humaine.
La mortalité humaine vient de ce que la vie individuelle, ayant de la naissance à la mort une histoire reconnaissable, se détache de la vie biologique. Elle se distingue de tous les êtres vivants par une course en ligne droite qui coupe le mouvement circulaire de la vie biologique.
La mortalité, c'est se mouvoir en ligne droite dans un univers ou rien ne bouge, si ce n'est en cercle. Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, résident dans leur capacité de produire des choses - œuvres, exploits et paroles - qui mériteraient d'appartenir et, au moins jusqu'à un certain point, appartiennent à la durée sans fin, de sorte que par leur intermédiaire les mortels puissent trouver place dans un cosmos où tout est immortel sauf eux.
La chute de l'Empire romain démontrera avec éclat qu'aucune œuvre humaine n’échappe à la mort. Dans le même temps, le christianisme prêchant la vie éternelle deviendra la seule religion de l'Occident. Cette chute et cet avènement rendront inutiles et futiles tous les efforts d'immortalité terrestre. Et ils réussiront si bien à faire de la vie active la servante de la contemplation que ni l'évolution laïque des temps modernes ni le renversement de la hiérarchie traditionnelle séparant action et contemplation ne suffiront à sauver de l'oubli la quête d'immortalité qui, à l'origine, était le ressort essentiel de la vie active. Ces points seront approfondis dans le dernier chapitre.
Ce deuxième chapitre est probablement encore plus déroutant pour le lecteur contemporain qu’il devait déjà l’être pour celui de 1958. C’est que la confusion à laquelle s’attaque Arendt, entre domaines privé, public, social et même intime, s’est encore accrue. Nous en voyons les manifestations tous les jours. Comme chaque fois qu’elle se retrouve face à des concepts qui sont devenus vides de sens, Arendt remonte aux sources de la pensée occidentale pour y retrouver leur origine et pour les repenser. Donc à la Grèce antique.
L’homme : animal social ou politique
La raison d’une telle recherche. Déterminer le lieu des activités humaines. Le milieu où nous naissons, le monde, n’existerait pas sans l’activité humaine qui l’a produit comme dans le cas des objets fabriqués, qui l’entretient comme dans le cas de terres cultivées, ou qui l’établit en l’organisant comme dans le cas de la cité. Aucune vie humaine, même celle de l'ermite au désert, n'est possible sans un monde qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d'autres êtres humains. L’homme ne peut vivre hors de la société.
Mais, remontant jusqu’à la Grèce antique, Arendt montre comment le mot social a évolué en prenant le sens de condition humaine fondamentale. Pour Platon et Aristote, la vie en société était un trait que la vie humaine avait de commun avec la vie animale. Ce qui était foncièrement humain c’était ce qu’Aristote nommait la vie politique (bios politikos) : à savoir l’action (praxis) et la parole (lexis) qui constituent le domaine des affaires humaines dont est rigoureusement exclu tout ce qui ne serait que nécessaire (le travail) ou utile (l’œuvre). Arendt reviendra longuement sur ce point dans les chapitres qui suivent.
Retenons que, pour Aristote, le propre de l’homme est d’être un « animal politique ».
La cité (polis) et la famille
La distinction entre la vie privée et la vie publique correspond aux domaines familial et politique, entités distinctes, séparées au moins depuis l'avènement de la Cité antique. L'apparition du domaine social, ni privé ni public, est un phénomène relativement nouveau, dont l'origine a coïncidé avec la naissance des temps modernes et de l'État-nation.
Ce qui intéresse Arendt, c'est l'extraordinaire difficulté qu'en raison de cette évolution nous avons à comprendre la division capitale entre domaine public et domaine privé, entre la sphère de la cité et celle du ménage et finalement entre les activités relatives à un monde commun et celles qui concernent l'entretien de la vie. Sur ces divisions, considérées comme des postulats, comme des axiomes, reposait toute la pensée politique des Anciens. Tout ce qui était «économique», tout ce qui concernait la vie de l'individu et de l'espèce, était par définition non politique, affaire de famille.
Le trait distinctif du domaine familial était que les humains y vivaient ensemble à cause des nécessités et des besoins qui les y poussaient. Le domaine de la cité, au contraire, était celui de la liberté. La famille assumait les nécessités de la vie comme condition de la liberté de la cité.
La cité se distinguait de la famille en ce qu'elle ne connaissait que des égaux , tandis que la famille était le siège de la plus rigoureuse inégalité. Être libre, cela signifiait qu'on était affranchi des nécessités de la vie et des ordres d'autrui, et aussi que l'on était soi-même exempt de commandement. Il s'agissait de n'être ni sujet ni chef. Cette égalité était fort différente de celle que nous concevons aujourd'hui.
Elle voulait dire que le citoyen vivait au milieu de ses pairs et n'avait à traiter qu'avec eux. Elle supposait l'existence d'hommes «inégaux» qui, en fait, constituaient toujours la majorité de la population d'une cité. L'égalité loin d'être liée à la justice, comme aux temps modernes, était l'essence même de la liberté. On était libre si l'on échappait à l'inégalité inhérente au pouvoir, si l'on se mouvait dans une sphère où n'existait ni commandement ni soumission.
L’avènement du social
L'apparition de la société, c’est-à-dire la sortie de la pénombre du foyer du travail et son installation dans la lumière du domaine public a effacé l'antique frontière entre le politique et le privé. Elle a même si bien changé le sens de ces termes, leur signification pour la vie de l'individu et du citoyen, qu'on ne les reconnaît presque plus.
Le privé, au sens moderne, dans sa fonction essentielle qui est d'abriter l'intimité, ne s'oppose plus d’abord au politique mais au social. Le premier explorateur-interprète de l'intimité fut Jean-Jacques Rousseau[1] qui se révolta, non point contre l'oppression de l'État, mais contre la société, contre son intolérable perversion du cœur humain et son intrusion dans le for intérieur. De cette révolte du cœur naquirent l'individu moderne et ses perpétuels conflits, son incapacité à vivre dans la société comme à vivre en dehors d'elle, ses humeurs changeantes et le subjectivisme radical de sa vie émotive.
L’égalité moderne, dans laquelle la société a remplacé l'action comme mode primordial de relations humaines par le comportement, diffère à tous les points de vue de l'égalité antique.
Appartenir au petit nombre des égaux, c'était pouvoir vivre au milieu de ses pairs , dans un domaine public animé d'un farouche esprit de compétition. On devait constamment s'y distinguer de tous les autres, s'y montrer constamment par des actes, des succès incomparables, le meilleur de tous. Il était réservé à l'individualité et, seul, permettait à l'homme de montrer ce qu'il était réellement, ce qu'il avait d'irremplaçable. C'est pour pouvoir courir cette chance, par amour d'une cité qui la leur procurait à tous, que les citoyens acceptaient de prendre leur part des charges de la défense, de la justice et de l'administration.
Pour mesurer la victoire de la société aux temps modernes, substituant le comportement à l'action , il suffit de rappeler que sa science initiale, l'économie, qui n'instaure le comportement que dans le domaine d'activités relativement restreint qui la concerne, a finalement abouti à la prétention totale des sciences sociales qui, en tant que sciences du comportement , visent à réduire l'homme pris comme un tout, dans toutes ses activités, au niveau d'un animal conditionné à comportement prévisible.
Si l'économie est la science de la société à ses débuts lorsqu'elle ne peut imposer ses règles de conduite qu'à certains secteurs de la population et pour une partie de leurs activités, l'avènement des sciences du comportement signale clairement le dernier stade de cette évolution, quand la société de masse a dévoré toutes les couches de la nation et que le comportement social est devenu la norme de tous les domaines de l'existence.
[1] Écrivain, philosophe et musicien genevois francophone (1712 – 1778)
Domaine public : le commun
Le mot «public» désigne, nous dit Arendt, deux phénomènes liés l’un à l’autre mais .
Il signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous l’apparence, ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes, constitue la réalité. En second lieu, le mot «public» désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. Ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l’homme. Le monde commun nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres.
Il est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie personnelle aussi bien dans le passé que dans l’avenir : il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui nous ont précédés et avec ceux qui viendront après nous.
C’est le souci partagé par tous de ce monde commun, vu selon nos différences de localisation et la pluralité des perspectives qui en résulte qui garantit le réel. En son absence, dans les conditions d’isolement de la tyrannie ou de désolation de la société de masses, rien ne peut empêcher la destruction du monde commun, habituellement précédée de la destruction des nombreux aspects sous lesquels il se présente à la pluralité humaine.
Le monde commun prend fin lorsqu'on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu'il n'a le droit de se présenter que dans une seule perspective.
Domaine privé : la propriété
Le mot «privé» quand il s'agit de propriété, même dans la pensée politique ancienne, perd son caractère privatif (privé de) et conserve des liens profonds avec le domaine public en général. Liens mal compris aujourd'hui en raison de la confusion moderne entre propriété et richesse. Historiquement, propriété et richesse ont joué à peu près le même rôle de principale condition d'admission au domaine public et au droit de cité. Mais elles sont de natures totalement différentes.
Avant les temps modernes qui commencèrent par l'expropriation des pauvres, toutes les civilisations reposaient sur le caractère sacré de la propriété privée. À l'origine, être propriétaire signifiait, ni plus ni moins, avoir sa place en un certain lieu du monde et donc appartenir à la cité politique. Cette parcelle privée s'identifiait si complètement avec la famille qui la possédait que l'expulsion d'un citoyen pouvait entraîner non seulement la confiscation de ses biens, mais même la destruction de sa maison.
D'origine toute différente et historiquement plus récente est la signification politique de la fortune privée d'où l'homme tire ses moyens de vivre. La richesse privée devint une condition d'admission à la vie publique non pas parce que son possesseur travaillait à l'accumuler, mais au contraire, parce qu'elle garantissait raisonnablement que ce propriétaire n'aurait pas à se consacrer à l'acquisition de ses moyens de consommation, qu'il était libre de s'adonner à des activités publiques. Être propriétaire, dans ce cas, signifiait que l'on dominait les nécessités de son existence, qu’on était libre de transcender sa vie individuelle et d'entrer dans le monde que tous ont en commun.
Jusqu'au début de l'époque moderne, on n'avait jamais tenu pour sacrée la fortune privée. Les défenseurs modernes de la propriété privée, qui y voient unanimement la richesse privée et rien de plus, sont bien mal fondés à se réclamer d'une tradition pour laquelle il ne pouvait y avoir de domaine public libre sans statut et sans protection du domaine privé.
L'énorme accumulation de richesse, toujours en cours, dans la société moderne, qui a commencé par l'expropriation de la classe paysanne, n'a jamais eu beaucoup d'égards pour la propriété privée, sacrifiée, au contraire, chaque fois qu'elle est entrée en conflit avec l'accumulation de richesses.
Le mot de Proudhon[1], «la propriété, c'est le vol», a un solide fondement de vérité dans les origines du capitalisme moderne.
Il est d'autant plus significatif qu’il ait hésité devant le douteux remède de l'expropriation générale. Il savait trop bien que l'abolition de la propriété privée peut guérir le mal de la pauvreté mais risque d'amener un plus grand mal, la tyrannie.
Comme il ne faisait pas de distinction entre propriété et richesse, ses vues se présentent dans son œuvre comme des contradictions, ce qu'elles ne sont pas en réalité.
[1] Pierre-Joseph Proudhon (né le 15 janvier 1809 à Besançon1 dans le Doubs, mort le 19 janvier 1865 à Paris, en France) est un polémiste, journaliste, économiste, philosophe et sociologue français (source : Wikipedia).
Le social et le privé
Avec l’avènement du social, la propriété moderne perd le caractère qui la rattache au monde et vient se localiser dans la personne, autrement dit dans ce qu'un individu ne peut perdre qu'avec la vie, ses talents, et sa puissance de travail. Pour comprendre le danger de cette perte, Arendt considère les caractères non privatifs du privé, indépendants de la découverte de l'intimité et plus anciens qu'elle.
La différence entre ce que nous avons en commun et ce que nous possédons en privé, c'est d'abord que nos possessions privées, que nous utilisons et consommons quotidiennement, sont beaucoup plus nécessaires que tout ce qui relève du monde commun. Sans propriété, comme Locke[1] l'a montré, «le commun ne sert à rien». La nécessité qui, au regard du domaine public, ne révèle que son aspect négatif de privation de liberté, possède une force infiniment supérieure à celle de tous les désirs de l'homme et de ce qu'on nomme ses plus hautes aspirations. Non seulement elle sera toujours au premier rang des besoins et des soucis, elle préviendra aussi l'apathie, la mort de l'initiative qui menace avec tant d'évidence les collectivités trop riches. La seconde des grandes caractéristiques non privatives du privé, c'est que les quatre murs de la propriété privée offrent à l'homme la seule retraite sûre contre le monde public commun, la seule où il puisse échapper à la publicité, vivre sans être vu, sans être entendu. Une vie passée entièrement en public, en présence d'autrui, devient superficielle. Tout en restant visible, elle perd la qualité de le devenir à partir d'un fond sombre qui doit demeurer caché à moins de perdre sa profondeur en un sens non subjectif et très réel.
La façon dont les États prémodernes ont pratiquement traité la propriété privée fait bien voir que l'on a toujours eu conscience de l’existence de ces caractéristiques et de leur importance. On ne protégeait pas pour autant, directement, les activités du domaine privé mais plutôt les bornes séparant la propriété privée de toutes les autres parties du monde et surtout du monde commun lui-même.
La marque distinctive de la théorie politique et économique moderne, au contraire, dans la mesure où elle voit dans la propriété privée un problème grave, a été d'insister sur les activités privées des propriétaires et le besoin qu'ils ont d'être protégés par le gouvernement pour pouvoir accumuler de la richesse aux dépens de la propriété concrète.
Cependant, ce qui compte pour le domaine public, écrit Arendt, ce n'est pas l'énergie plus ou moins entreprenante des gens d'affaires, mais les barrières qui entourent les maisons et les jardins des citoyens.
[1] John Locke (Wrington, Somerset, 29 août 1632 - Oates, Essex, 28 octobre 1704) est un philosophe anglais, l'un des principaux précurseurs des Lumières. (Wikipedia)
Le lieu des activités humaines
Arendt termine ce chapitre par une surprise dont elle a le secret. Là où on attendait une description du lieu des trois activités qu’elle a rassemblées et distinguées sous le terme de vie active, on trouve, en fait, tout un développement autour de l’exemple de la bonté.
Bien que la distinction entre privé et public coïncide avec l'opposition entre la nécessité et la liberté, la futilité et la durée et finalement la honte et l'honneur, il ne s'ensuit nullement que le domaine privé soit le lieu réservé au nécessaire, au futile, au honteux. Certaines choses, tout simplement pour exister, ont besoin d'être cachées tandis que d'autres ont besoin d'être étalées en public. Cela est vrai des principales activités de la vie active, le travail, l'œuvre et l'action. Mais il y a de ce phénomène un exemple, extrême, qui a joué un rôle considérable dans la théorie politique. Jésus enseigna, par la parole et par l'action, une activité : la bonté. Et la bonté a évidemment tendance à se cacher : elle ne veut être ni vue ni entendue. Dès qu'une bonne œuvre se fait connaître, devient publique, elle cesse d'appartenir spécifiquement au bien, d'être accomplie uniquement pour le bien. La bonté n'existe que si nul ne l'aperçoit, pas même son auteur.
L'homme qui est épris de bonté ne saurait mener une vie solitaire. Vivant avec les autres il lui faut se cacher aux autres, il ne peut même pas se faire confiance pour se regarder agir. Les bonnes actions ne tiendront jamais compagnie à personne. À peine accomplies elles exigent d'être oubliées, car le souvenir suffit à détruire leur « bonté ». Les bonnes œuvres ne s'intègrent donc jamais au monde. Elles vont et viennent sans laisser de trace. En vérité, elles ne sont point de ce monde.
Le bien, en tant que mode de vie cohérent, n'est pas seulement impossible dans les bornes du domaine public, il est l'ennemi mortel de ce domaine. Nul peut-être n'a plus vivement senti ce danger de faire le bien que Machiavel[1] qui, dans une page célèbre, osa enseigner « à ne pas être bon». Il ne dit ni ne voulut dire qu'il faut apprendre aux hommes à être mauvais. Pour Machiavel, le critère de l'action politique était la gloire, comme pour l'antiquité classique, et le bien échappe à la gloire autant que le mal. Le mal qui sort de son repaire vient effrontément détruire le monde commun. Le bien qui sort de sa réclusion pour jouer un rôle public cesse d'être bon, il se corrompt intérieurement et , partout où il va, porte sa corruption. Ainsi pour Machiavel, si l'influence de l'Église corrompait la politique italienne, c'était parce qu'elle participait aux affaires du siècle, et non pas à cause de la corruption des prélats.
[1] Nicolas Machiavel (en italien : Niccolò di Bernardo dei Machiavegli ; Niccolò Machiavelli), est un penseur italien de la Renaissance, philosophe, théoricien de la politique, de l'histoire et de la guerre, né le 3 mai 1469 et mort le 21 juin 1527 à Florence, en Italie. (Wikipedia)
Le travail de notre corps et l'œuvre de nos mains
La distinction que propose Arendt entre le travail et l'œuvre n'est pas habituelle. Historiquement, elle concède qu’on ne trouve à peu près rien pour l'appuyer, ni dans la tradition politique prémoderne ni dans le vaste corpus des théories modernes du travail. Mais elle en trouve un témoignage obstiné et très clair dans le simple fait que toutes les langues européennes, anciennes et modernes, possèdent deux mots étymologiquement séparés pour désigner ce que nous considérons aujourd'hui comme une seule et même activité, et conservent ces mots bien qu'on les emploie constamment comme synonymes.
Il n'est pas surprenant que l'Antiquité ait négligé la distinction entre l'œuvre et le travail. Du ménage privé au domaine politique public la différence était telle qu'elle recouvrit et détermina toute autre distinction, et finalement, il ne resta plus qu'un critère. Consacre-t-on plus de temps et d'effort au privé ou au public, l'occupation est-elle motivée par le souci des affaires privées, ou de l'État ?
Quand se développa la théorie politique, les philosophes effacèrent encore ces distinctions qui avaient au moins discerné les activités, en opposant la contemplation à toute espèce d'activité. La pensée politique chrétienne accepta et universalisa cette opposition.
Mais il est pour le moins étonnant, écrit Arendt, que l'époque moderne[1], qui a renversé l'ordre traditionnel de l'action et de la contemplation non moins que la hiérarchie traditionnelle de la vie active elle-même, en glorifiant le travail source de toute valeur, n'ait pu produire une seule théorie dans laquelle fussent nettement distingués «le travail de nos corps et l'œuvre de nos mains[2]», l'animal laborans et l'homo faber. Étonnant que cette époque se soit fourvoyé[3] dans des distinctions, pour elles secondes, entre travail productif et improductif, travail qualifié et travail non qualifié, et enfin travail manuel et travail intellectuel.
L'objectivité du monde
La distinction entre le travail et l'œuvre prend tout son sens si l'on considère le caractère d'objet-de-ce-monde de la chose produite : son emplacement, sa fonction, la durée de son séjour dans le monde. La distinction entre un pain, dont la «vie moyenne» ne dépasse guère une journée, et une table, qui survit aisément à plusieurs générations humaines, est certainement beaucoup plus nette et plus décisive que la différence entre un boulanger et un menuisier.
Ce sont le langage et les expériences humaines fondamentales qu'il recouvre, bien plus que la théorie, qui nous enseignent que les choses de ce monde parmi lesquelles s'écoule la vie active sont de natures très diverses et qu'elles sont produites par des activités très différentes. Considérés comme parties du monde, les produits de l'œuvre - et non ceux du travail - garantissent la permanence, la durabilité, sans lesquelles il n'y aurait point de monde possible. C'est à l'intérieur de ce monde de choses durables que nous trouvons les biens de consommation par lesquels la vie s'assure des moyens de subsistance. Nécessaires au corps et produites par son travail, mais dépourvues de stabilité propre, ces choses faites pour une consommation incessante apparaissent et disparaissent dans un milieu d'objets qui ne sont pas consommés, mais utilisés et habités et auxquels, en les habitant, nous nous habituons.
Comme tels, ils donnent naissance à la familiarité du monde, à ses coutumes, à ses rapports usuels entre l'homme et les choses aussi bien qu'entre l'homme et les hommes. Les objets d'usage sont au monde humain ce que les biens de consommation sont à la vie.
C'est d'eux que les biens de consommation reçoivent leur caractère d'objets; et le langage, qui n'autorise pas l'activité de travail à former quoi que ce soit d'aussi ferme, d'aussi non verbal qu'un substantif, suggère que très probablement nous ne saurions même pas ce qu'est un objet sans avoir devant nous «l'œuvre de nos mains».
La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l'activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs.
La vie humaine, en tant qu'elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de réification, et les choses produites, qui, à elles toutes, forment l'artifice humain, sont plus ou moins du-monde selon qu'elles ont plus ou moins de permanence dans le monde.
Le travail et la vie
Quand Marx définit le travail comme «le métabolisme de l'homme avec la nature», processus dans lequel «le matériau de la nature est adapté par un changement de forme aux besoins de l'homme, il indique clairement qu'il «parle physiologiquement» et que travail et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la vie biologique. La nécessité de subsister régit à la fois le travail et la consommation, et le travail, lorsqu'il incorpore, rassemble et assimile physiquement les choses que procure la nature, fait activement ce que le corps fait, de façon plus intime encore, lorsqu'il consomme sa nourriture. Ce sont deux processus dévorants qui saisissent et détruisent de la matière, et l'ouvrage qu'accomplit le travail sur son matériau n'est que la préparation de son éventuelle destruction.
Cet aspect destructeur, dévorant de l'activité de travail n'est, certes, visible que du point de vue du monde et par opposition à l'œuvre qui ne prépare pas la matière pour l'incorporer, mais la change en matériau afin d’y ouvrer et d'utiliser le produit fini.
Du point de vue de la nature, c'est plutôt l'œuvre qui est destructrice, puisque son processus arrache la matière à la nature sans la lui rendre dans le rapide métabolisme du corps vivant.
La seconde tâche du travail est la lutte incessante contre les processus de croissance et de déclin par lesquels la nature envahit constamment l'artifice humain, menaçant la durabilité du monde et son aptitude à servir aux hommes. La protection et la sauvegarde du monde contre les processus naturels sont de ces tâches qui exigent l'exécution monotone de corvées quotidiennement répétées. Cette lutte laborieuse est très étroitement liée au monde qu'elle défend contre la nature.
Dans les vieilles légendes, dans les contes mythologiques, elle a souvent revêtu la grandeur de combats héroïques contre d'écrasants périls, comme dans le récit d'Hercule qui compte au nombre des douze «travaux» le nettoyage des écuries d'Augias. La lutte quotidienne dans laquelle le corps humain est engagé pour nettoyer le monde et pour l'empêcher de s'écrouler ressemble bien peu à de l'héroïsme. L’endurance qu'il faut pour réparer chaque matin le gâchis de la veille n'est pas du courage, et ce qui rend l'effort pénible, ce n'est pas le danger, mais l'interminable répétition. Les « travaux » d'Hercule ont une chose en commun avec tous les grands exploits : ils sont uniques.
Malheureusement, il n'y a que les mythiques écuries d'Augias pour rester propres une fois l'effort accompli et la tâche achevée.
Travail et fertilité
Pourquoi cette ascension soudaine et spectaculaire du travail, passant du dernier rang à la place d'honneur et devenant la mieux considérée des activités humaines ?
Historiquement, les théoriciens politiques à partir du XVIIe siècle (Locke[1], Adam Smith[2] puis Marx[3]), sont confrontés à un processus inouï d'accroissement de richesse, de propriété et d'acquisition. Essayant de l’expliquer, ils identifient le phénomène du processus[4] qui devient le concept-clef de l'époque et de ses sciences, historiques et naturelles. De toutes les activités humaines seul le travail relève d’un processus sans fin qui avance automatiquement en accord avec le processus vital, hors de portée des décisions ou des projets humainement explicites.
Marx fonde alors toute sa théorie sur le travail et la procréation conçus comme deux modes du même processus de fertilité vitale, le premier assurant la conservation de l'individu et le second la perpétuation de l'espèce. Il retrouve ainsi les idées les plus anciennes et les plus persistantes sur la nature du travail, lequel dans la tradition hébraïque comme dans la tradition classique est lié à la vie de façon aussi intime que la procréation. La force de la vie est la fécondité. L'être vivant n'est pas épuisé lorsqu'il a pourvu à sa propre reproduction, et sa «plus-value» réside dans sa multiplication potentielle. Le naturalisme cohérent de Marx découvre la «force de travail» comme mode spécifiquement humain de la force vitale aussi capable que la nature de créer une plus-value, un surproduit.
S'intéressant presque exclusivement à ce processus, celui des «forces productives de la société», dans la vie de laquelle, comme dans la vie de toute espèce animale, la production et la consommation s'équilibrent toujours, Marx ignore complètement la question d'une existence séparée d'objets du-monde dont la durabilité résiste et survit aux processus dévorants de la vie. Il oublie l’œuvre, ce qui le conduit à une contradiction centrale jamais résolue. L'homme, défini, comme animal laborans, est entraîné dans une société où l'on n'a plus besoin de sa force de travail, la plus grande, la plus humaine de toutes. Il lui est laissé le triste choix entre l'esclavage productif et la liberté improductive.
[1] 1632 - 1704
[2] Adam Smith (5 juin 1723 - 17 juillet 1790) est un philosophe et économiste écossais des Lumières. Il reste dans l’histoire comme le père de la science économique moderne, dont l'œuvre principale, les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, est un des textes fondateurs du libéralisme économique.
[3] 1818 -1883
[4] Arendt revient longuement sur ce point dans les deux derniers chapitres.
Le caractère privé de la propriété et de la richesse
Ce que les temps modernes défendent avec tant d'ardeur, ce n'est pas la propriété en soi, comme « enclos dans le monde commun » (Locke), mais l'accroissement effréné de la richesse et du processus d’appropriation. C’est au nom de la vie[1], de la vie de la société, qu’ils luttent contre tous les organes qui maintiendraient la permanence «morte» d'un monde commun.
Ce processus peut être infini comme le processus vital de l'espèce, mais son infinité est constamment menacée, interrompue par le fait regrettable que les individus ne vivent pas éternellement, n'ont pas de temps infini devant eux. Il faut que la vie de la société dans son ensemble, au lieu des vies limitées des individus, soit considérée comme le gigantesque sujet du processus d'accumulation, pour que ce processus se développe en toute liberté, à toute vitesse, débarrassé des limites qu'imposeraient l'existence individuelle et la propriété individuelle. Il faut que l'homme n'agisse plus en individu, uniquement préoccupé de son existence, mais en membre de l'espèce, il faut que la reproduction de la vie individuelle s'absorbe dans le processus vital du genre humain, pour que le processus vital collectif d'une humanité socialisée suive sa propre nécessité, c'est-à-dire le cours automatique de sa fécondité, au double sens de la multiplication des vies et de l'abondance croissante des biens dont elles ont besoin.
Cependant ni l'énorme accroissement de fertilité ni la socialisation du processus, c'est-à-dire le fait que ce processus n'a plus pour sujet l'homme individuel, mais la société, l'homme collectif, ne peuvent éliminer le caractère strictement, voire cruellement, privé de l'activité de travail et de l'expérience des processus corporels dans lesquels la vie se manifeste. Ni l'abondance de biens ni la diminution du temps effectivement passé à travailler n'ont de chances d'aboutir à la fondation d'un monde commun, et l'animal laborans exproprié n'est pas moins privé lorsqu'on lui dérobe le lieu privé où il pouvait se cacher et s'abriter du domaine commun.
Marx a prédit correctement, encore qu'avec une jubilation mal justifiée, le dépérissement du domaine public dans les conditions de libre développement des forces productives de la société, et il a eu également raison, c'est-à-dire est resté logique avec sa conception de l'homme animal laborans, lorsqu'il a prévu que les hommes socialisés emploieraient leurs loisirs, étant délivrés du travail, à ces activités strictement privées et essentiellement hors-du-monde, que l'on appelle des passe-temps.
[1] Voir le dernier chapitre
Les instruments de l'œuvre et la division du travail
Les outils et les instruments, fournis par l’œuvre, facilitent considérablement le travail, et avec la division du travail, accroissent la fertilité naturelle de l'animal laborans, conduisant à une abondance de biens de consommation.
La division du travail présuppose l'équivalence qualitative de toutes les activités, sans compétence et finalité propres. Ce sont simplement des de force de travail que l'on additionne de manière purement quantitative. Cette division se fonde sur le fait que deux hommes peuvent mettre en commun leur force de travail et se conduire l'un envers l'autre comme s'ils étaient un. Cette unité est exactement le contraire de la coopération. Elle renvoie à l'unité de l'espèce par rapport à laquelle tous les membres un à un sont identiques et interchangeables. Elle garantit le caractère inépuisable de la force de travail qui correspond exactement à l'immortalité de l'espèce, dont le processus vital pris dans l'ensemble n'est pas interrompu par les naissances et les morts individuelles de ses membres.
La capacité de consommation, elle, reste liée à l’individu. Le problème est donc d'adapter la consommation individuelle à un processus d’accumulation illimitée de richesse. La solution paraît assez simple. Elle consiste à traiter tous les objets d'usage comme des biens de consommation, de sorte que l'on consomme une chaise ou une table aussi vite qu'une robe, et une robe presque aussi vite que de la nourriture. De tels rapports avec les objets du monde correspondent d'ailleurs parfaitement à la manière dont ils sont produits. La révolution industrielle a remplacé l'artisanat par le travail et a remplacé la spécialisation de l’œuvre par la division du travail. Les objets du monde moderne sont devenus des produits du travail dont le sort naturel est d'être consommés, au lieu d'être des produits de l'œuvre destinés à servir.
Avec ce besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les choses de-ce-monde qui nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de respecter et de préserver leur inhérente durabilité. Il nous faut consommer, dévorer, pour ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s'il s'agissait des «bonnes choses» de la nature qui se gâtent sans profit à moins d'entrer rapidement dans le cycle incessant du métabolisme humain. C'est comme si nous avions renversé les barrières qui protégeaient le monde, l'artifice humain, en le séparant de la nature, du processus biologique qui se poursuit en son sein comme des cycles naturels qui l'environnent, pour leur abandonner et leur livrer la stabilité toujours menacée d'un monde humain.
Une société de consommateurs
Nous vivons dans une société de consommateurs et donc de travailleurs, travail et consommation n’étant que les deux stades d'un même processus imposé à l'homme par la nécessité de la vie. Cette société est née de l'émancipation de l'activité de travail, qui précéda de plusieurs siècles l'émancipation politique des travailleurs. Toutes les activités sérieuses, quels qu'en soient les résultats, reçoivent le nom de travail et toute activité qui n'est nécessaire ni à la vie de l'individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les amusements, les « passe-temps ». L’«œuvre» de l'artiste, seul «ouvrier» restant dans une société de travailleurs, se dissout dans le jeu et perd son sens pour le monde.
Que l'émancipation du travail à l'époque moderne non seulement échoue à instaurer une ère de liberté universelle mais aboutisse au contraire à courber toute l'humanité pour la première fois sous le joug de la nécessité, c'est un danger que Marx avait bien aperçu lorsqu'il soulignait que le but de la révolution ne pouvait pas être l'émancipation déjà accomplie des classes laborieuses mais devait consister à émanciper l'homme du travail. Les perspectives ouvertes ces dernières années par le progrès de l'« automatisation », font que l'on peut se demander si l'utopie de Marx ne sera pas la réalité de demain, et si un jour l'effort de consommation ne sera pas tout ce qui restera des labeurs et des peines inhérents au cycle biologique.
L'espoir qui inspira Marx et l'élite des divers mouvements ouvriers – le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité – repose sur l'illusion que la force de travail, si elle n'est pas épuisée dans les corvées de la vie, nourrira automatiquement des activités «plus hautes». Cent ans après Marx, nous voyons l'erreur de ce raisonnement. Les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, la consommation ne se bornant plus aux nécessités mais se concentrant sur le superflu, ne change en rien le caractère de cette société. Toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu'elles apparaissent dans le monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique.
Si l'idéal était déjà réalisé, si vraiment nous n'étions plus que les membres d'une société de consommateurs, nous ne vivrions plus du tout dans un monde, nous serions simplement poussés par un processus dont les cycles perpétuels feraient paraître et disparaître des objets qui se manifesteraient pour s'évanouir, sans jamais durer assez pour environner le processus vital.
Le monde, la maison humaine édifiée sur terre et fabriquée avec les matériaux que la nature terrestre livre aux mains humaines, ne consiste pas en choses que l'on consomme, mais en choses dont on se sert. Si la nature et la terre constituent généralement la condition de la vie humaine, le monde et les choses du monde sont la condition dans laquelle cette vie spécifiquement humaine peut s'installer sur terre. Si nous n'étions pas installés au milieu d'objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d'édifier un monde dont la permanence s'oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine.
Le danger d’une société de consommation, éblouie par l'abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d'un processus sans fin, est de n’être plus capable de reconnaître la futilité d'une vie qui ne se fixe ni ne se réalise en un sujet permanent qui dure après que son labeur est passé.
La durabilité du monde
L'œuvre de nos mains fabrique l'infinie variété des objets dont la somme constitue l'artifice humain. Ce sont surtout, mais non exclusivement, des objets d'usage. L'usage auquel ils se prêtent ne les fait pas disparaître et ils donnent à l'artifice humain la stabilité, la solidité qui, seules, lui permettent d'héberger cette instable et mortelle créature, l'homme.
La durabilité de l'artifice humain n'est pas absolue. L'usage que nous en faisons l'use. Le processus vital qui imprègne tout notre être l'envahit aussi, et si nous n'utilisons pas les objets du monde, ils finiront par se corrompre, par retourner au processus naturel global d'où ils furent tirés, contre lequel ils furent dressés. La chaise redeviendra bois, le bois pourrira et retournera au sol d'où l'arbre était sorti avant d'être coupé pour devenir un matériau à ouvrer, avec lequel bâtir.
Mais si telle est la fin inévitable de chaque objet au monde, ce n'est pas le sort de l'artifice humain lui-même où chaque objet peut constamment être remplacé à mesure que changent les générations qui viennent habiter le monde fait de main d'homme, et s'en vont.
Ce que l'usage use, c'est la durabilité.
C'est cette durabilité qui donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et qui s'en servent, une objectivité qui les fait s'opposer, résister, au moins quelque temps, à la voracité de leurs auteurs et usagers vivants.
À la subjectivité des hommes s'oppose l'objectivité du monde fait de main d'homme bien plus que la sublime indifférence d'une nature vierge dont l'écrasante force élémentaire, au contraire, les oblige à tourner sans répit dans le cercle de leur biologie parfaitement ajustée au vaste cycle de l'économie de la nature.
C'est seulement parce que nous avons fabriqué l'objectivité de notre monde avec ce que la nature nous donne, parce que nous l'avons bâtie en l'insérant dans l'environnement de la nature dont nous sommes ainsi protégés, que nous pouvons regarder la nature comme quelque chose d'objectif .
À moins d'un monde entre les hommes et la nature, il y a mouvement éternel, il n'y a pas d'objectivité.
Réification
La fabrication, l'œuvre de l'homo faber, consiste en réification[1]. La solidité, inhérente à tous les objets, même les plus fragiles, vient du matériau ouvragé, mais ce matériau lui-même n'est pas simplement donné et présent, comme les fruits des champs ou des arbres que l'on peut cueillir ou laisser sans changer l'économie de la nature. Le matériau est déjà un produit des mains qui l'ont tiré de son emplacement naturel, soit en tuant un processus vital, comme dans le cas de l'arbre qu'il faut détruire afin de se procurer du bois, soit en interrompant un lent processus de la nature, comme dans le cas du fer, de la pierre ou du marbre, arrachés aux entrailles de la terre. L'homo faber, le créateur de l'artifice humain, a toujours été destructeur de la nature.
Le processus du faire est entièrement déterminé par les catégories de la fin et des moyens. L'objet fabriqué est une fin en ce double sens que le processus de production s'y achève, et qu'il n'est qu'un moyen de produire cette fin. Le travail, certes, produit aussi pour une fin, la consommation. Mais comme cette fin, la chose à consommer, n'a pas la permanence dans-le-monde d'une œuvre, la fin du processus ne dépend pas du produit fini mais plutôt de l'épuisement de la force de travail, les produits eux-mêmes redevenant immédiatement des moyens de subsistance et de reproduction.
Dans le processus du faire, au contraire, la fin n'est pas douteuse. Elle arrive dès qu'un objet entièrement nouveau, assez durable pour demeurer dans le monde comme entité indépendante, a été ajouté à l'artifice humain. En ce qui concerne l'objet, le processus n'a pas à être répété. Le besoin de répétition vient de ce que l'artisan doit gagner ses moyens de subsistance, auquel cas son activité artisanale coïncide avec son activité de travail. Ou bien, il vient d'une demande de multiplication sur le marché, auquel cas l'artisan qui veut répondre à cette demande ajoute, comme aurait dit Platon, l'art de gagner de l'argent. Dans les deux cas le processus se répète pour des raisons qui lui sont extérieures contrairement à l'activité laborieuse dans laquelle il faut manger pour travailler et travailler pour manger.
Le processus de fabrication n'est pas irréversible[2]. Tout ce qui est produit par l'homme peut être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes.
AInstrumentalité et animal laborans
La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l'homme doit «s'adapter» à la machine ou la machine s'adapter à la «nature» de l'homme. Si la condition humaine consiste en ce que l'homme est un être conditionné[1] pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de son existence ultérieure, l'homme s'est «adapté» à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées.
Le premier stade, l'invention de la machine à vapeur qui introduisit la révolution industrielle, était encore caractérisé par une imitation de processus naturels et une utilisation des forces naturelles pour des buts humains qui ne différaient pas en principe de l'antique utilisation des énergies hydraulique et éolienne. L'étape suivante est caractérisée surtout par l'emploi de l'électricité, laquelle en fait détermine encore le stade actuel du développement technique. Cette fois nous n'employons plus le matériau tel que la nature nous le livre, en tuant ou interrompant des processus naturels, ou en les imitant.
Aujourd'hui nous avons commencé à déclencher nous-mêmes des processus naturels qui ne se seraient pas produits sans nous, et nous avons canalisé ces forces en même temps que leur énergie élémentaire pour les introduire dans le monde. Le résultat est une véritable révolution du concept de fabrication. La manufacture qui avait toujours été «une série d'actes séparés» est devenue «un processus continu», celui de la chaîne de montage. Dans cette évolution l'automatisation est le stade le plus récent, qui «éclaire toute l'histoire du machinisme».
Si la technologie actuelle consiste à canaliser les forces naturelles dans le monde de l'artifice humain, la technologie future peut consister à canaliser les forces universelles du cosmos pour les introduire dans la nature terrestre.
L’homo faber, le fabricant d'outils, inventa les outils pour, en priorité, édifier un monde et non pour aider le processus vital.
Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commencé à les dominer, voire à les détruire.
[1] Voir le premier chapitre
Instrumentalité et homo faber
L'homme, en tant qu'homo faber, instrumentalise. Tout se dégrade en moyens, tout perd sa valeur intrinsèque et indépendante. Ce qui est en jeu, ce n'est évidemment pas l'instrumentalité, en tant que telle, l'emploi des moyens en vue d'une fin. C'est seulement quand le processus vital s'empare des objets et les utilise à ses fins que l'instrumentalité productive et limitée de la fabrication se change en instrumentalisation illimitée de tout ce qui existe, en dévaluation sans limite de tout ce qui est donné.
Les Grecs redoutaient cette dévaluation du monde et de la nature, et l'anthropocentrisme qui lui est inhérent. On en a un exemple dans la célèbre attaque de Platon contre Protagoras[1] et sa maxime, «l'homme est la mesure de tous les objets, de l'existence de ceux qui existent, et de la non-existence de ceux qui ne sont pas».
Platon vit immédiatement que si l'on fait de l'homme la mesure de tous les objets d'usage, c'est avec l'homme usager et instrumentalisant que le monde est mis en rapport, et non pas avec l'homme parlant et agissant ni avec l'homme pensant. Et puisqu'il est dans la nature de l'homme usager et instrumentalisant de tout regarder comme moyen en vue d’une fin - tout arbre comme bois en puissance - il s'ensuivra éventuellement que l'homme sera la mesure non seulement des objets dont l'existence dépend de lui, mais littéralement de tout ce qui existe.
Platon savait bien que les possibilités de produire des objets d'usage et de traiter toutes les choses de la nature comme des objets d'usage en puissance sont aussi illimitées que les besoins et les talents des êtres humains.
Si on laisse les normes de l'homo faber gouverner le monde fini comme elles gouvernent la création de ce monde, l'homo faber se servira un jour de tout et considérera tout ce qui existe comme un simple moyen à son usage.
Il classera toutes choses parmi les objets d'usage et, pour reprendre l'exemple de Platon, on ne comprendra plus le vent tel qu'il est comme force naturelle, on le considérera exclusivement par rapport aux besoins humains ce qui, évidemment, signifie que le vent en tant que chose objectivement donnée aura été éliminé de l'expérience humaine.
[1] Le Protagoras (ou Les Sophistes) est un dialogue de Platon. On peut déduire de la présence des deux fils de Périclès, morts en – 429, que le dialogue est censé se dérouler entre – 432 et – 430, peu avant la guerre du Péloponnèse.
Le marché
À la différence de l'animal laborans dont la vie sociale est grégaire et sans-monde, l'homo faber est parfaitement capable d'avoir un domaine public à lui, même s'il ne s'agit pas de domaine politique à proprement parler : le marché où il peut exposer les produits de ses mains et recevoir l'estime qui lui est due. Ce goût de la parade a probablement des racines aussi profondes que l'inclination, à laquelle il est étroitement lié, «à troquer et échanger une chose pour une autre» qui, selon Adam Smith, distingue l'homme de l’animal.
Le marché doit exister avant l'avènement d'une classe de manufacturiers qui produira exclusivement pour le marché, c'est-à-dire produira des objets d'échange plutôt que des objets d'usage. Dans ce processus, qui va de l'artisanat isolé à la manufacture en vue du marché, le produit final change de qualité, mais en partie seulement. La durabilité qui seule décide si un objet peut exister en tant que tel et durer dans le monde comme entité distincte, reste le critère suprême, bien qu'elle ne fasse plus de l'objet une chose à utiliser mais plutôt une marchandise à stocker en vue d'un échange futur.
C'est seulement au marché, où tout peut s'échanger contre autre chose, que tous les objets, produits du travail ou de l'œuvre, biens de consommation ou objets d'usage, nécessaires à l'existence, au confort ou à la vie intellectuelle, deviennent des «valeurs». La valeur consiste uniquement dans l'estime du domaine public où les objets paraissent en tant que marchandises.
Il n'y a pas de «valeur absolue» dans le marché des changes, qui est la sphère propre des valeurs, et la recherche de cette valeur équivaut à la quadrature du cercle. La relativité universelle, une chose n'existant que par rapport à d'autres, et la perte de valeur intrinsèque, rien n'ayant plus de valeur «objective» indépendante des estimations toujours changeantes de l'offre et de la demande, sont inhérentes au concept même de valeur.
La raison pour laquelle cette évolution, qui paraît inévitable dans une société commerçante, a engendré un grave malaise avant de constituer le grand problème de la science nouvelle de l'économie, ce ne fut même pas la relativité en tant que telle. Ce fut plutôt que l’homo faber, dont toute l'activité est déterminée par l'emploi constant de repères, de mesures, de règles, de normes, ne put supporter de perdre les normes ou les repères «absolus». Car l'argent qui sert évidemment de dénominateur commun aux objets de toute sorte qui peuvent ainsi s'échanger les uns contre les autres, ne possède nullement l'existence indépendante et objective, transcendant toutes les utilisations et résistant à toute manipulation que possèdent l'aune ou la toise à l'égard des choses qu'elles doivent mesurer et à l'égard des hommes qui s'en servent.
La permanence du monde et l'œuvre d'art
Les œuvres d'art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du-monde. Leur durabilité peut atteindre à la permanence à travers les siècles. Nulle part la durabilité pure du monde des objets n'apparaît avec autant de clarté, nulle part, par conséquent, ce monde d'objets ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d'êtres mortels. Tout se passe comme si la stabilité du-monde se faisait transparente dans la permanence de l'art, de sorte qu'un pressentiment d'immortalité, non pas celle de l'âme ni de la vie, mais d'une chose immortelle accomplie par des mains mortelles, devient tangible et présent pour resplendir et qu'on le voie, pour chanter et qu'on l'entende, pour parler à qui voudra lire.
Dans le cas des œuvres d'art, la réification est une transfiguration, une véritable métamorphose dans laquelle le cours de la nature est soudain renversé. Les œuvres d'art sont des objets de pensée, mais elles n'en sont pas moins des objets. De soi-même le processus de pensée ne produit, ne fabrique pas plus d'objets concrets, livres, tableaux, statues, partitions, que de soi-même l'utilisation ne produit, ne fabrique des maisons ou des meubles. La réification qui a lieu dans l'écriture, la peinture, le modelage ou la composition est évidemment liée à la pensée qui l'a précédée, mais ce qui fait de la pensée une réalité, ce qui fabrique des objets de pensée, c'est le même ouvrage qui, grâce à l'instrument primordial des mains humaines, construit les autres objets durables de l'artifice humain.
Le monde d'objets fait de main d'homme, l'artifice humain érigé par l'homo faber, ne devient pour les mortels une patrie, dont la stabilité résiste et survit au mouvement toujours changeant de leurs vies et de leurs actions, que dans la mesure où il transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits pour l'usage.
La vie au sens non biologique, le laps de temps dont chaque humain dispose entre la naissance et la mort, se manifeste dans l'action et dans la parole qui l'une et l'autre partagent l'essentielle futilité de la vie. Les hommes de parole et d'action ont besoin de l'homo faber en sa capacité la plus élevée.
Ils ont besoin de l'artiste, du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils racontent, ne survivrait pas un instant.
Nous terminerons cette saison, le jeudi 13 mars, par un aperçu des deux derniers chapitres de Condition de l’homme moderne : L’action et L’âge moderne et la vita activa.
Nous disposerons ainsi d’une vision globale, sinon complète, du livre, que je considère, comme beaucoup, comme le chef d’œuvre d’Arendt, vision que j’ai représentée sous forme de deux schémas.
Je vous proposerai enfin le programme de la saison prochaine.