Repères pour un monde numérique (3/7)
Cours donné le 10 décembre 2015 à l'Université du Temps Libre d'Orléans
Continuons et terminons notre lecture chapitre par chapitre, entamée le 5 novembre, et voyons ce que nous pouvons en retenir pour notre projet de recherche de repères pour un monde numérique.
Trois remarques :
- Je reproduis ce qui m’a le plus intéressé et que je pense avoir compris dans chaque chapitre. Il ne s’agit donc pas d’un commentaire de ma part mais de la rétention[1] primaire, secondaire puis tertiaire de ma lecture.
- J’ai inséré des illustrations correspondant aux diapositives projetées lors du cours. Elles ont pour seule vocation d’agrémenter ma présentation, de la rendre moins aride et plus dynamique.
- J’ai conservé le titre original des chapitres même si ce que j’en ai retenu peut en être un peu éloigné tant Stiegler, dans son travail de recherche plutôt que d’écriture, entremêle ses fils de pensée.
Le 7 janvier 2016 nous reviendrons sur l’ensemble de ce livre à travers l’identification de repères pour notre monde numérique.
[1] Voir la définition de ce terme dans la partie Concepts et Vocabulaire.
Pris de vitesse : la génération automatique des protentions
Au cours des dix dernières années, la rétention tertiaire numérique a apporté un pouvoir sans précédent d’intégration des automatismes autant que de désintégration des individus (psychiques et collectifs). Elle a transformé en profondeur l’organisation de la consommation en exploitant l’effet de réseau et le calcul intensif sur les mégadonnées (big data)[1]. Cette réticulation[2] s’inscrit beaucoup plus en profondeur avec l’Internet des objets[3]. Elle constitue l’infrastructure des villes intelligentes (smart cities) [4] qui se banaliseront. Mais surtout, au cours des dix prochaines années, ce pouvoir d’intégration numérique va aboutir à une généralisation de la robotisation dans tous les secteurs économiques.
L’automatisation intégrale et généralisée remet en cause le droit et le devoir de travailler, sous la forme, prise depuis le XXe siècle, de l’emploi, du salariat et du pouvoir d’achat garantissant la pérennité du système de production fondé sur le modèle taylorien.
Dans ce contexte, la néguentropie[5] doit découler d’une innovation sociale réinventant les ajustements entre systèmes sociaux et système technique. Ajustement selon un modèle où ce ne sont plus le système économique et l’innovation technologique qu’il impose qui prescrivent le social, mais l’innovation sociale qui, fondée sur une autre économie[6] et sur une réinvention de la politique[7], prescrit l’innovation technologique en interprétant les tendances techniques.
[1] à travers le crowd sourcing, fondé lui-même sur le cloud computing, le social networking
[2] mise en réseau
[3] L'internet des objets désigne des objets connectés aux usages variés, dans le domaine de la e-santé, de la domotique ou de la mesure de soi. Il est en partie responsable d'un accroissement exponentiel du volume de données générées sur le réseau, à l'origine du Big Data.
[4] L'expression « ville intelligente », traduction de l'anglais smart city, désigne une ville utilisant les technologies de l'information et de la communication pour « améliorer » la qualité des services urbains ou encore réduire ses coûts. Ce concept émergent désigne un type de développement urbain apte à répondre à l'évolution ou l'émergence des besoins des institutions, des entreprises et des citoyens, tant sur le plan économique, social, qu'environnemental (wikipedia).
[5] constituant une néguanthropie ouvrant l’âge du Néguanthropocène
[6] l’économie contributive
[7] conçue comme thérapeutique
La performativité[1] des automatismes algorithmiques conduit à une destruction des circuits de transindividuation formés par le concert des individus psychiques. Elle aboutit à la liquidation de ce que Simondon décrivait comme des processus fondés sur ce qu’il appelle la disparation. En physiologie de la perception optique, la disparation désigne la différence entre les images rétiniennes de chaque œil, cette différence entre deux sources bidimensionnelles formant une troisième dimension par où l’organe de la vision perçoit le relief. Cette mise en relief est essentielle aux processus d’individuation collective, et plus généralement à la formation du transindividuel.
Toutes les choses que les automatismes nous dispensent de faire et qu’ils nous désapprennent sont autant d’occasions perdues de venir à notre propre rencontre tout en venant à la rencontre du monde. Il en résulte le sentiment d’une insipidité de l’existence sans nom ni précédent[2]. C’est découvrir que tout acte, tout « être au monde », tout « être ensemble » est privé de ces savoirs (faire, vivre, concevoir). Savoirs qui font le monde comme ensemble de ceux qui savent y être et y devenir, en projetant ce qui, au-delà du devenir entropique, ouvre un avenir néguentropique[3].
L’enjeu noétique devient alors de faire que l’automatisation (de mes appareils techniques aussi bien que des gestes automatiques qu’ils m’imposent d’intérioriser comme circuits neuronaux et d’accomplir en situation[4]) soit conçue, étudiée et cultivée pour dégager des temps d’intermittences plus riches en expériences et en apprentissages que les pratiques auxquelles elle substitue un automate.
Nous déchargeant des contraintes comportementales d’apprentissage d’une époque pour les remplacer par d’autres, plus riches, qui conservent la mémoire des expériences pratiques disparues sur un mode transformé en expérience nouvelle par la nouvelle époque.
[1] La performativité est le fait pour un signe linguistique (énoncé, phrase, verbe, etc.) d'être performatif, c'est-à-dire de réaliser lui-même ce qu'il énonce, c'est-à-dire que produire (prononcer, écrire) ce signe produit en même temps l'action qu'il décrit. Par exemple, le simple fait de dire « je promets » constitue une promesse.
[2] déjà notée par Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958).
[3] et néguanthropologique
[4] par exemple en situation de conduite automobile
Dans le Léviathan électronique en fait et en droit
La destruction de la signification par le système technique numérique est fondée sur l’élimination des processus de disparation décrit comme suit par Simondon. Chaque rétine est couverte d’une image bidimensionnelle. L’image gauche et l’image droite sont disparates. Elles représentent le monde vu de deux points de vue différents. Certains détails masqués par un premier plan dans l’image gauche sont, au contraire, démasqués dans l’image droite, et inversement. Il n’y a pas une troisième image optiquement possible qui réunirait ces deux images. Elles sont par essence disparates et non superposables dans l’axiomatique de la bidimensionnalité. Pour qu’elles fassent apparaître une cohérence qui les incorpore, il faut qu’elles deviennent les fondements d’un monde perçu à l’intérieur d’une axiomatique en laquelle la disparation devient précisément l’indice d’une dimension nouvelle.
Le Web a connu à ce jour deux époques. La première caractérisée par les liens hypertextuels et les sites Web. La deuxième, celle des blogs, des moteurs de recherche permettant de les valoriser, de la recommandation et de la réputation fondées sur l’effet de réseau et intégrées fonctionnellement par des plateformes.
La réduction de la tridimensionnalité et du relief résulte de la stérilisation des technologies participatives et collaboratives, éléments potentiels d’une organologie et d’une société contributives. Sur Internet, les choix d’infrastructures logicielles sont, en effet, plus contraignants pour les utilisateurs que les interdits juridiques[1].
Une troisième époque du Web devrait apparaître. Fondée sur une organologie nouvelle, elle mettrait en œuvre une invention supplémentaire conçue comme technologie politique. Elle aurait pour objet de faire réapparaître de la disparation, et de de fournir les instruments d’interprétation de cette disparité.
[1] Dominique Cardon
Le Léviathan[1] contemporain est planétaire, fruit de la traçabilité réticulaire et interactive du capitalisme 24/7. Cette traçabilité s’opère en prenant de vitesse les rétentions que produit la conscience, c’est-à-dire en lui proposant des protentions préfabriquées et cependant individualisées ou personnalisées. C’est une rupture radicale et sans précédent. Les sélections rétentionnelles sont prises de vitesse par des rétentions et des protentions tertiaires préfabriquées sur mesure via les technologies d’établissement de profils[2] et de saisie automatique[3], et par les traitements en temps réel et les effets de réseau associés.
Si la vitesse moyenne d’un influx nerveux circulant entre l’organe cérébral et la main tourne autour de 50 mètres par seconde, les rétentions tertiaires numériques réticulées peuvent circuler à 200 millions de mètres par seconde sur les réseaux de fibres optiques, soit quatre millions de fois plus rapidement.
La question est alors de configurer le nouveau pharmakon que constitue la rétention tertiaire numérique, non seulement par des prescriptions thérapeutiques, mais par son paramétrage organologique. L’écriture réticulaire du Web est définie par des protocoles, normes et standards issus de recommandations. La réticulation des rétentions tertiaires numériques, principe du Web, devrait à l’avenir être mise au service d’une invention catégoriale assistée par les automates et fondée sur une désautomatisation collective reconstituant les processus de disparation.
Une organisation de la société automatique, fondée sur un revenu contributif d’intermittence, devrait être préalablement expérimentée sur des territoires volontaires, où les jeunes générations, catastrophiquement frappées par le chômage de masse hérité d’un siècle révolu, devraient être incitées à se saisir des possibilités inouïes offertes par une société automatique de droit, et non de fait.
[1] Le Léviathan, ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d'une république ecclésiastique et civile, est une œuvre écrite par Thomas Hobbes, publiée en 1651, qui constitue un des livres de philosophie politique les plus célèbres. Il tire son titre du monstre biblique. Cet ouvrage traite de la formation de l'État et de la souveraineté.
[2] User profiling
[3] Autocompletion. En informatique, le terme complétion est l'anglicisme employé pour le complètement automatique de la saisie au clavier, c'est-à-dire l'aide à la saisie d'informations dans un champ lié à une source de données. Exemple : en tapant dans le champ, une suite de lettres, une liste de mots commençant par cette séquence sera proposée à l'utilisateur.
À propos du temps disponible pour la génération qui vient
L’hominisation commence avec et comme la technicisation de la vie. Les organes biologiques de l’être vivant technique ne suffisant pas à garantir sa survie, cette nouvelle forme de vie doit inventer des organes artificiels qui, en retour, reconfigurent[1] l’organe cérébral. Elle fait ainsi apparaître la mémoire épiphylogénétique[2], technique et artificielle qui constitue les premières formes de rétentions tertiaires il y a environ trois millions d’années. Beaucoup plus tard, il y a au moins quarante mille ans, à partir du Paléolithique supérieur, apparaissent les rétentions tertiaires mnémotechniques à proprement parler. Après le Néolithique arrivent les supports de mémoire (hypomnémata) comme systèmes de numération, abaques, éphémérides, calendriers, formes diverses de l’écriture idéographique, etc.
Une individuation[3] technique ne peut s’accomplir que dans la mesure où elle engendre des individuations psychiques formant elles-mêmes des individuations collectives. D’intégration elle devient désintégration lorsque elle se fait au détriment des individuations psychiques et collectives. Ce qui arrive et se généralise aujourd’hui.
La prolétarisation du travail manuel commence à la fin du XVIIIe siècle, lorsque apparaissent les rétentions tertiaires machiniques issues des formalisations automatiques du mouvement (Vaucanson) et de la motricité thermique(Watt). La transformation des matières[4] en quoi consistent les individuations psychiques, techniques et collectives se désintègre. Le capitalisme industriel instaure le salariat, l’emploi. Les rétentions produites par le travail ne passent plus par les cerveaux des producteurs, qui ne sont plus eux-mêmes individués par le travail, et qui ne sont donc plus porteurs et producteurs de savoir-faire. Pures forces de travail désingularisées, ils deviennent une marchandise substituable à une autre semblable sur le marché de l’emploi.
[1] « organologisent » écrit Stiegler
[2] la mémoire épiphylogénétique, qui n'est ni génétique, ni somatique, est constituée par l'ensemble des techniques et mnémotechniques nous permettant d’hériter d'un passé qui n'a pourtant pas été vécu.
[3] L'individuation humaine est la formation, à la fois biologique, psychologique et sociale, de l'individu toujours inachevé. L'individuation humaine est triple, c'est une individuation à trois brins, car elle est toujours à la fois psychique (« je »), collective (« nous ») et technique (ce milieu qui relie le «je » au « nous », milieu concret et effectif, supporté par des mnémotechniques). Cet « à la fois » constitue en grande partie l'enjeu historique et philosophique de la notion d'individuation.
[4] L’œuvre dirait Arendt
La révolution industrielle moderne est fatalement conduite à dévaloriser le cerveau humain. L’homme moyen, qui ne dispose que de capacités médiocres, ou de moins encore, n’a plus rien à vendre qui puisse inciter quiconque à l’acheter. Près de soixante-dix ans après cette prophétie[1], la bêtise systémique frappe désormais tout un chacun dans le capitalisme 24/7. Plus on monte dans la hiérarchie, plus cela semble frappant. Il semble n’y avoir plus que des hommes moyens, au moment même où de nouvelles oligarchies prétendent s’excepter de l’ordinaire par des voies purement technologiques[2].
Cette stupidité fonctionnelle, spécifique de ceux que l’on appela les ouvriers spécialisés, est désormais à l’œuvre, via la gouvernementalité algorithmique, chez les traders et autres professions intellectuelles. Elle caractérise désormais tout employé qui ne peut pas et ne doit pas produire de rétentions secondaires collectives. Il paramètre les machines qui mettent en œuvre des rétentions secondaires collectives conçues, standardisées, normalisées et implémentées dans les organes automatisés. Les rétentions secondaires collectives sont transformées en rétentions tertiaires machiniques ou technologiques et deviennent invisibles, impensables, sans pilote et sans raison.
Au XXIe siècle, lorsque aux industries culturelles analogiques se substitue la réticularité numérique du capitalisme 24/7, les consommateurs prolétarisés, fonctionnellement intégrés au système technique computationnel, et désintégrés psychiquement et socialement, peuvent se substituer aux prolétaires producteurs ou aux agents de services, et devenir eux-mêmes agents auxiliaires d’organes artificiels d’information, de décision et de production désormais complètement automatisés.
Effet accentué et généralisé par l’ouverture au public planétaire, en 1993, du réseau Internet par l’intermédiaire du Web et des infrastructures appropriées avec pour conséquence la réticulation totale des territoires, par les voies les plus diverses, même dans les déserts.
Ce destin est celui de la fin de l’emploi, de l’inutilité structurelle de l’employé, et donc de l’inéluctable dépérissement du salariat. Cette fin constitue la question première qui se pose aux forces politiques, qu’elles le veuillent ou non, au capital et aux représentants du monde du travail.
La requalification de la question théorique du travail et sa réinvention pratique doivent être mises au cœur de la reconstitution d’un état de droit et de l’invention d’une puissance publique contributive.[3]
[1] du fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener (1894 - 1964), mathématicien américain.
[2] de Greenspan à la plupart des décideurs et responsables devenus à la fois inconscients et impotents
[3] Stiegler évoque alors la question de l’œuvre mais avec une lourdeur qui contraste avec l’approche lumineuse d’Arendt qu’il semble ignorer.
Énergies et puissances au XXIe siècle
Il y a une véritable omerta quant à la fin de l’emploi. Parce que rien n’est dit de ce qui vient, mais que tout le monde sent, même si personne ne le sait positivement, en France en particulier, et surtout depuis deux ans, l’extrême droite avance à grands pas. Tant que ce bouleversement ne sera pas projeté collectivement, celle-ci (et ses répondants intégristes) continuera d’avancer partout dans le monde à mesure que se concrétiseront les effets non pensés et subis du bouleversement anthropologique et sociologique le plus colossal que l’humanité ait jamais connu .
L’unique secteur émergent est celui du savoir, mais il ne va pas créer des emplois. La question est de savoir si le savoir va recréer de la richesse. Une richesse durable, en remplaçant le travail aliéné et salarié par le savoir matérialisé par les machines[1], et en transformant profondément les savoirs dans leur ensemble. Une richesse comme temps libéré par un travail de désautomatisation, transformant ainsi la « valeur de la valeur» elle-même.
Le travail libéré et désaliéné, libre de toute condition salariale et de tout emploi du temps associé, doit être un temps libre pour la transindividuation. Il doit consister dans la généralisation des pratiques de loisirs au sens ancien du mot loisir, qui se dit en latin otium et en grec skholè. Il doit consister en la généralisation des techniques de soi et des autres, qui sont un travail du soi pour les autres.
Dans une économie contributive fondée sur un revenu contributif, l’otium et la skholè doivent être cultivés à tous les âges de la vie. Une telle culture est un travail, s’il est vrai que toute activité est une transformation de soi. Et parce que l’individuation psychique en quoi elle consiste n’est effective que si elle participe à la transindividuation collective, c’est nécessairement une transformation des autres.
[1] produisant une hypermatière d’un type très spécifique
Le mal-être contemporain résulte de la prolétarisation généralisée devenant massivement entropique et il procède de l’épuisement de deux formes d’énergie : l’énergie de combustion et l’énergie libidinale.
L’énergie de combustion en fournissant, avec le machinisme industriel, leur puissance aux moteurs remplace le travail de subsistance. L’influx nerveux du prolétaire ne fournit qu’une motricité d’appoint, tant que l’automatisation qui peut aller quatre millions de fois plus vite que lui n’est pas totalement accomplie.
L’énergie libidinale configure toutes les formes de la vie noétique, manuelles aussi bien qu’intellectuelles. La vie noétique est la forme psychosociale de l’individuation. Manuel ou intellectuel, un travailleur est d’abord et avant tout une âme noétique, c’est-à-dire un corps noétique. C’est pourquoi tout bon professionnel est d’abord un amateur, et tout travailleur qui n’est pas désintégré comme une pure force d’un travail réduit à l’emploi forcé de son temps aime son travail.
La fin de l’emploi peut et doit mener à la déprolétarisation du travail, et à sa réinvention, inspirée à la fois par l’organisation du travail dans les communautés du logiciel libre et par le statut de l’intermittence, dans une société où l’emploi tend à devenir le vestige d’une époque révolue, et où le savoir néguanthropique devient la source de la valeur à la fois comme savoir-vivre, savoir-faire et savoir-conceptualiser.
La situation contemporaine de prolétarisation généralisée s’est planétairement avérée constituer en 2008 une économie de l’incurie. Déséconomie généralisée, installant une dissociété intrinsèquement irresponsable systémiquement fondée sur une bêtise systémique et anti-noétique. L’infidélité systémique du consommateur aussi bien que du spéculateur, qui jettent leurs objets, mène au gaspillage énergétique et à l’épuisement de toutes les formes d’énergie – énergies de combustion, c’est-à-dire de subsistance, et énergies libidinales, c’est-à-dire d’existence.
Les énergies de subsistance et d’existence ne redeviendront durables que pour autant qu’elles seront en mesure de reconstituer une noèse dans le contexte pharmacologique contemporain des stades les plus récents de la grammatisation.
Pour Ars Industrialis, la refondation d’une économie libidinale suppose l’installation d’un nouveau modèle industriel fondé sur l’économie de la contribution, c’est-à-dire sur un vaste processus de déprolétarisation.
Comme l’énergie solaire, l’énergie libidinale parait inépuisable et intrinsèquement renouvelable. Et pourtant, l’énergie libidinale n’est pas donnée. Elle est le fruit d’un travail social de formation de l’attention que la déformation contemporaine de l’attention délie et libère sous forme d’automatismes pulsionnels extrêmement dangereux. La prolétarisation est aussi ce qui détruit l’attention, rendant inaccessibles non seulement les consistances, mais la jouissance de l’existence, c’est-à-dire aussi de la reconnaissance.
C’est la mort de Richard Durn, survenue le 28 mars 2002, peu de temps avant que Jean-Marie Le Pen fût préféré à Lionel Jospin pour participer au second tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac, qui conduisit Bernard Stiegler à explorer toutes ces questions. Durn assassina huit conseillers municipaux puis se donna la mort en se jetant par la fenêtre des locaux de la brigade criminelle de Paris où il était interrogé, trois semaines après avoir écrit dans son journal qu’il avait perdu le sentiment d’exister.
Nul doute que les candidats au suicide djihadiste souffrent d’une semblable misère.
La déprolétarisation est la condition d’une reconstitution de l’énergie libidinale, qui n’est renouvelable qu’à la condition d’être soignée de ses multiples tendances destructrices. Depuis la destruction destructrice du capitalisme jusqu’aux « martyrs » intégristes.
Par-dessus le marché
Dans la gouvernementalité algorithmique, l’espace de publication est le Web qui rend le réseau Internet accessible à tous. Pour qu’un état de droit spécifique se constitue, il faut que le Web, à travers ses formats et langages d’édition, devienne non seulement sémantique[1] mais herméneutique[2] (c’est-à-dire axé sur l’interprétation et permettant de confronter les points de vue et de valoriser les différences[3]). La nécessité qui s’impose est la formation de l’attention à ce qui constitue cette différenciation entre calculable et incalculable[4] et la protection contre sa déformation. Formation et protection de l’attention, dans une économie contributive, devraient devenir un travail constant et libre reposant sur un otium du peuple basé sur la culture des externalités positives qui ne sont pas issues d’une génération spontanée, comme voudraient nous le faire croire les libertariens de tout poil et de gauche à droite, mais d’une institution : l’institution du droit, déclinable en tout régime de vérité constitutif des circuits de transindividuation de l’époque.
Éduquer ses enfants, c’est ce qu’une mère et un père ou un parent font pour le bonheur de vivre, pour le leur et pour celui de leur enfant. Mais c’est ce qu’à notre époque ils peuvent de moins en moins faire. Ils en sont empêchés par la prise de contrôle des protentions dès les premiers âges de la vie, à travers des dispositifs qui captent l’attention de leurs enfants comme la leur, instaurant une prolétarisation précoce ruinant l’attention et générant une misère immense affective, symbolique, sexuelle, intellectuelle, économique, politique et spirituelle.
Le capitalisme 24/7 canalise et déforme un temps beaucoup plus aliéné que celui de l’emploi salarié et que celui des « loisirs » configuré par les industries culturelles. C’est pourquoi la question n’est pas simplement de donner du « temps libre ». Il faut défendre le modèle de l’intermittence, où il ne s’agit plus de « faire de sa vie une œuvre d’art », mais de faire de la vie organologique une œuvre néguanthropique, par la réinvention du travail reconstituant une solvabilité globale différant l’entropie cosmique.
[1] Le Web sémantique, ou toile sémantique, est un mouvement collaboratif mené par le World Wide Web Consortium (W3C)2 qui favorise des méthodes communes pour échanger des données (Wikipedia).
[2] Herméneutique : théorie, science de l'interprétation des signes, de leur valeur symbolique. « Appelons herméneutique l'ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens » (M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 44).
[3] C’est moi qui précise
[4] incalculable qui peut être cependant codifié
Aujourd’hui, l’humanité est confrontée à la toxicité de son propre développement, à un point tel que l’on parle désormais de l’Anthropocène pour désigner l’âge de la biosphère où les activités anthropiques seraient devenues la contrainte dominante devant toutes les autres forces géologiques et naturelles qui jusque-là avaient prévalu. L’action de l’espèce humaine serait une véritable force géophysique agissant sur la planète.
Une réorganisation de la science dans une optique néguanthropologique est indispensable au stade actuel de la rétention tertiaire numérique, qui autorise les meilleures et les pires pharmacologies spéculatives.
Dans le capitalisme industriel, qui a réagencé l’otium et le negotium dès son origine, la recherche scientifique qui engendre des innovations, installant ainsi la technoscience, participe toujours à des transformations avec des conséquences pharmacologiques positives aussi bien que négatives.
Les innovations dites « de rupture » ne sont possibles qu’à la condition de laisser l’improbabilité de leur avènement advenir même si leurs conditions les plus favorables peuvent et doivent être entretenues et cultivées pour qu’émerge ce qui sans cela resterait la face cachée de l’improbable.
La pollinisation noétique et le Néguanthropocène
Une fourmi émet des phéromones par lesquelles elle communique des informations au reste de ce réseau biologique contrôlé par l’ADN des fourmis qu’est la fourmilière. Ces informations permettent la constitution d’une métastabilité homéostatique. Si, par exemple, les nurses sont ôtées de la fourmilière, et si elles n’émettent plus le message informant le reste de la fourmilière qu’elles s’occupent des larves, toutes les autres fourmis auront tendance à devenir des nurses, jusqu’à ce que soit atteinte la proportion de nurses requise dans la fourmilière, et définie par l’enveloppe génétique de l’espèce.
Les réseaux sociaux qui recueillent massivement des données personnelles et les exploitent en temps réel, deviennent des foules conventionnelles automatisées et s’apparentent à une fourmilière artificielle. C’est particulièrement frappant avec Twitter et ses followers. Mais c’est vrai des réseaux sociaux en général, reposant sur la captation de données dont le traitement revient vers l’ensemble du réseau en temps réel (à une vitesse qui peut être quatre millions de fois plus rapide que celle des influx nerveux organiques). Mais ici, l’enveloppe n’est plus génétique, comme dans la fourmilière, mais algorithmique.
Il y a destruction de la causalité sociale et délibérative, c’est-à-dire noétique, lorsque les technologies de calculs de corrélations anticipent automatiquement les comportements individuels et collectifs qu’elles provoquent et « autoréalisent » en court-circuitant toute délibération. Avec elles, c’est la temporalité sociale tout aussi bien que rationnelle qui est détruite. Si la société est ce qui délibère, et si les automatismes algorithmiques prennent de vitesse une telle possibilité de délibération, à quelles conditions une société automatique est-elle encore possible ?
La réponse de Stiegler est simple. Elle n’est possible que par-dessus le marché (le negotium). Ce n’est que par-dessus le marché (ce qui ne veut pas dire contre lui) qu’il est possible de mettre les automatismes au service de la raison, c’est-à-dire de la décision, et donc du temps individuel participant à la formation d’un temps historique. C’est à partir de cet encastrement impératif du negotium dans l’otium qu’il faut concevoir une économie contributive fondée sur une pollinisation noétique.
La fin de l’emploi exige que la réticulation numérique soit mise au service d’un processus massif de pollinisation noétique, c’est-à-dire d’un otium du peuple reconstituant une solvabilité à long terme et basé sur la néguanthropie comme valeur de la valeur.
L’enjeu de la libération du travail, ce n’est pas de « réduire le temps de travail » pour le partager et diminuer le taux de chômage. C’est de supprimer le chômage en supprimant l’emploi comme statut-clé et fonction-clé du système macro-économique tel que Keynes et Roosevelt l’avaient conçu et mis en place, et dont les effets se sont renversés. Le maintien du discours sur le salaire et le pouvoir d’achat permet à ceux qui prélèvent de la plus-value de faire sans cesse pression à la baisse du coût du travail sur le marché de l’emploi pour toujours plus augmenter cette plus-value. Les partenaires sociaux sont complices de cet état de fait en le perpétuant eux-mêmes
À l’époque de la rétention tertiaire numérique réticulée, il est possible d’atteindre dans une quasi-simultanéité les cerveaux connectés de plus de deux milliards de Terriens. La question éditoriale s’y présente dans des termes absolument. Cet inédit absolu ne procède pas seulement du calcul sur des masses immenses à une vitesse plus que foudroyante, installant comme nous l’avons vu un nouvel âge de la performativité et appelant une nouvelle herméneutique. Le caractère absolument inédit de la situation organologique et pharmacologique instaurée par la rétention tertiaire numérique réticulée tient à ce que s’y installe un nouvel âge de l’impression ouvert par l’imprimerie tridimensionnelle. Avec l’impression numérique, on imprime désormais en trois dimensions des objets qui renouvellent en profondeur la question de l’artefact qui constitue dès le début de l’hominisation la rétention tertiaire épiphylogénétique. Comme objet imprimé, la rétention tertiaire épiphylogénétique la plus banale devient à la fois hypomnésique, transitionnelle et industrielle, d’autant que les puces RFID et autres tags s’incrustent dans les objets. Les objets dits « communicants», intégrant des modules Internet, et dotés d’une adresse Internet[1], constituent l’Internet des objets comme stade d’une hyper-réticulation où c’est le monde qui est doublé, et non seulement ses habitants. Le monde est grammatisé de part en part, ce dont les villes intelligentes (smart cities) sont une concrétisation.
L’avenir industriel constitue une nouvelle question hautement pharmacologique. Il requiert la définition d’une nouvelle thérapeutique elle-même fondée sur un nouveau critère de la valeur. Et Stiegler affirme que ce nouveau critère est la néguentropie noétique concrétisée par des savoirs mis au service du Néguanthropocène.
[1] ce dont le protocole IPV6 permettrait la généralisation
Dans les territoires numériques[1], et en particulier dans les smart cities qui infrastructureront demain l’hypermatérialisation digitale (à la fois tactile et numérique) des objets urbains et des choses publiques, la gouvernementalité algorithmique peut tout aussi bien court-circuiter intégralement les populations et leurs représentants que générer un nouvel âge de la res publica, de la chose publique, de la république. Cela suppose que les localités deviennent pollinisatrices, c’est-à-dire sources de néguanthropie, en cultivant des champs d’externalités positives, faute de quoi elles deviendront des fourmilières numériques.
À la différence des êtres purement organiques, les êtres dits humains sont néguentropiques à deux niveaux. Comme êtres vivants, c’est-à-dire organiques, qui, en se reproduisant, induisent de petites différences à l’origine de l’évolution et donc de ce que Schrödinger décrit comme l’entropie négative, et aussi comme êtres artificiels, c’est-à-dire organologiques. Les artifices sont des détours, plus ou moins éphémères, comme ces insectes nommés éphémères, et ils sont ni plus ni moins « sans pourquoi » que les roses, elles-mêmes artificielles en large part.
Stiegler et Ars Industrialis soutiennent le projet d’une néguanthropologie conçue comme un soin et comme une économie en ce sens. Ce soin économe n’est pas un simple pouvoir de transformer anthropologiquement le monde (comme « maître et possesseur de la nature »), mais un savoir néguanthropique constituant une néguanthropologie au service du Néguanthropocène[2].
À l’heure où le savoir devenu automatique est au cœur de l’économie, au risque de se nier lui-même comme computation a-théorique, Stiegler reprendra ce chantier sous les angles épistémique et épistémologique dans L’Avenir du savoir. Nous y verrons que :
- la question de l’avenir du savoir est inséparable de celle de l’avenir du travail,
elle doit se traduire par une politique industrielle alternative qui rende à la France et à l’Europe leur place dans le devenir, et comme transformation de ce devenir en avenir.
[1] et tous les territoires sont devenus plus ou moins numériques, s’il est vrai que la diffusion des smartphones est à présent planétaire
[2] à la façon dont Canguilhem conçoit la fonction de la biologie comme connaissance de la vie dans la vie technique, et dont Whitehead conçoit la fonction de la raison dans une cosmologie spéculative.
La lecture de ces cinq derniers chapitres et de la conclusion de La société automatique nous a confronté avec des concepts et éléments de vocabulaire. C’est à partir d’eux que nous pourrons établir progressivement, en les confrontant avec les lectures à venir et des compléments issus de l’actualité politique, économique, éditoriale et culturelle, nos « repères pour un monde numérique ».
Après un premier zoom effectué le 5 décembre je vous en propose un deuxième. Les concepts non vus dans cette séance le seront le 7 janvier avec la synthèse que je vous présenterai de ma lecture et de ma rétention (primaire, secondaire, tertiaire) de La société automatique.
Désir/Pulsion[1]
Le désir s'oppose à la pulsion. Plus exactement il est ce qui transforme la pulsion, ce qui la détourne à travers l'idéalisation de son objet et rend possible la sublimation. La sublimation est le processus constitutif par lequel l'humanité, comme transformation des pulsions en désirs, anime l'hominisation comme tendance à l'élévation individuelle qu'Aristote dit noétique (intellectuelle et spirituelle).
Le désir, à commencer par celui de vivre, est ce dont on doit prendre soin. Il est la matière première de nos existences, il est ce qui fait de nous des êtres non inhumains. La destruction du désir, par la déliaison des pulsions, conduit à la destruction du désir de vivre lui-même. Le genre humain est la seule espèce zoologique capable de suicide (individuel ou collectif). Là est le véritable enjeu de ce qu'analysait Freud dans Malaise dans la civilisation (1929).
Le capitalisme engendre de nos jours la destruction du désir, celui du consommateur, celui du travailleur. Il nourrit nos pulsions en même temps qu'il achève nos désirs. La pulsion, systémiquement installée par le consumérisme, repose sur la possession d'un objet voué à être consommé, c'est-à-dire consumé, c'est-à-dire détruit.
À l'inverse, le désir, aussi bien dans son sujet que dans son objet, est toujours le désir d'une singularité infinie ou inachevée (non finie). En ce sens, l'infinité du désir est ce qui distingue par exemple la justice du droit, et la promesse du programme. La question centrale de l'économie politique n'est pas celle de la relance de la consommation, mais celle de la relance du désir, tragiquement et suicidairement en panne.
[1] Vocabulaire d’Ars Industrialis, 390-391.
Attention/Protention[1]
L'attention, la rétention et la protention forment la vie de la conscience. Si l’ordre chronologique est celui de la rétention du passé, de 1''attention au présent et de la protention à venir, l'ordre logique et impose de commencer par le milieu : l'attention, qui ouvre l'une à l'autre rétention et protention.
L'attention est par excellence la modalité de la conscience. Être conscient, c'est être attentif. La vie de l’attention se situe entre les rétentions (la mémoire) et les protentions (le projet, l'attente, le désir) qu'elle lie en étant ouverte à ce qui advient dans le « maintenant » depuis ce qu'elle retient de ce qui est advenu (rétention) et en attente de ce qui est en train d'advenir (protention).
L'attention n'est pas un réflexe. L'attention se forme et forme. La formation de l'attention est toujours à la fois psychique et sociale, car l'attention est à la fois attention psychologique, perceptive ou cognitive (être attentif, vigilant, concentré) et attention sociale, pratique ou éthique (faire attention, prendre soin). L'attention qui est la faculté psychique de se concentrer sur un objet, de se donner un objet, est aussi la faculté sociale de prendre soin de cet objet.
Il existe des techniques de captation de l'attention dont le but est de former l'attention (ainsi du livre), d'autres dont le but est de la capturer et de la canaliser, ce qui conduit à la déformer, l'épuiser et la détruire. L'attention fait aujourd'hui l'objet d'une exploitation industrielle où la matière première valorisée et la ressource rare est devenue la capacité d'attention des consommateurs. Toujours plus, et par tous les moyens, l'industrie publicitaire tente de capter notre attention, et personne n'échappe à cette saturation cognitive et affective. Il est désormais prouvé que l'usage massif des médias de masse dès le plus jeune âge conduit à un « attention déficit disorder ». Le cerveau nourri au zapping perd l'attention un peu comme celui qui mange devant la télévision perd le goût de ce qu'il mange et parfois perd l'appétit, parfois devient boulimique.
La protention est le temps du désir ou le temps de la question, qui suppose le temps de l'attention et le temps des rétentions (tertiaires). Elle est le désir (et l'attente) de l'avenir, ce qui dans le devenir constitue la possibilité de l'avenir, étant entendu que le devenir peut n'engager aucun avenir. Pour que l'avenir prenne consistance, il faut au minimum échapper au court-termisme qui gouverne notre monde. La finance, qui est originellement le temps du crédit, soit donc l'organisation de protentions, accompagne aujourd'hui une économie consumériste qui détruit la possibilité même de se projeter dans l'avenir. C'est là tout le paradoxe.
[1] [1] Vocabulaire d’Ars Industrialis, 380-382.
Individuation
L'individu n'est pas seulement un (unité, totalité), il est unique (unicité, singularité). Historiquement, l'individualité a toujours eu deux faces. D'une part, l'individu est l'atome, il est ce que l'on ne peut pas diviser sans tuer ; d'autre part, l'individu est l'unique, il est ce qui n'est pas substituable. D'une part, l'individu se distingue comme unité totale face à son environnement ; d'autre part, il se distingue comme unité singulière face aux autres individus. Ces deux faces sont conciliables, mais pour cela nous devons considérer la totalité indivisible comme étant celle de l'individu et du milieu, et non celle de l'individu seul.
Un individu est un verbe infinitif plutôt qu'un substantif défini, un devenir plutôt qu'un état, une relation plutôt qu'un terme et c'est pourquoi il convient de parler d'individuation plutôt que d'individu. Pour comprendre l'individu, il faut en décrire la genèse au lieu de le présupposer. Or cette genèse, soit l'individuation de l'individu, ne donne pas seulement naissance à un individu, mais aussi à son milieu associé.[1]
L'individuation humaine est la formation, à la fois biologique, psychologique et sociale, de l'individu toujours inachevé. L'individuation humaine est triple, c'est une individuation à trois brins. Elle est toujours à la fois psychique (« je »), collective (« nous ») et technique (ce milieu qui relie le «je » au « nous », milieu concret et effectif, supporté par des mnémotechniques).
Individuation versus individualisme. C'est un paradoxe de notre temps maintes fois relevé : l'individualisme de masse ne permet pas l'individuation de masse. C'est la force des technologies de gouvernances néolibérales que d'avoir réussi à priver l'individu de son individuation, au nom même de son individualité. L'individualisme est un régime général d'équivalence où, chacun valant chacun, tout se vaut ; à l'inverse, l'individuation engage une philosophie où rien ne s'équivaut. L'individualisme répond à une logique où l'individu réclame sa part dans le partage des ayants droit (partage entre particularités, entre minorités) ; à l'inverse, l'individuation répond à une philosophie qui brise cette logique de l'identification, et pour laquelle il n'est pas de partage qui ne soit participation et pas de participation qui ne mène l'individu à dépasser ce qui le départage. L'individuation n'est pas l'individualisation et l'individualisation, au sens où l'entend l'individualisme consumériste, est une désindividuation.
L'individu est singulier dans la mesure où il n'est pas particulier. Comment échapper à la particularité d'un chiffre (celui d'un génome, d'un code-barres, d'une puce RFID) ou à celle d'un moi (une opinion, un goût, un vote) ? La particularité est reproductible, la singularité ne l'est pas : elle ne peut pas être un exemplaire, mais elle est un exemple de ce que c'est que s'individuer. Un individu est singulier dans la mesure où il n'est pas substituable : sa place ou son rôle ne peut pas préexister à son être.
Il y a donc de quoi s'inquiéter des standardisations industrielles productivistes puis consuméristes qui transforment le singulier en particulier, ou de ce marketing croissant qui assaille un cerveau de plus en plus formaté et de moins en moins formé.
[1] Telle fut la leçon philosophique de Gilbert Simondon.
Skholè[1]
Skholè est un terme grec, voisin de l’otiom latin, dont dérivent les termes « école », « school », scholars », etc.
Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, skholè signifie loisir. Ce paradoxe n’est qu’apparent en cela que le loisir veut d’abord dire la liberté par rapport à la nécessité de subvenir à ses besoins, c’est-à-dire à ce que nous nommons la subsistance, et qui lorsqu’elle n’est pas satisfaite, ferme l’accès aux objets de la skholè, qui sont les objets de la pure contemplation. La skholè est en cela la condition de constitution de la théorie (theoria), qui constitue la forme la plus haute de l’individuation, qu’Aristote dit « noétique », c’est-à-dire intellectuelle et spirituelle. La liberté de la skholè n’est donc pas celle du divertissement ou de la distraction, mais au contraire celle de cette forme spécifique de l’attention qu’est l’étude. Un esprit libre est celui qui acquiert la puissance de ses propres contraintes.
Skholè, pour les Grecs, a aussi le sens général d’une trêve, d’un répit, d’une suspension temporelle et en ce sens d’un repos. Cette suspension prime sur ce qu’elle suspend, à savoir les affairements de la vie quotidienne ou les occupations serviles qui sont la marque d’une soumission aux besoins de la vie animale. La skholè désigne ainsi la temporalité libre propre des activités qui font, aux yeux des Grecs anciens, la valeur de l’existence proprement humaine. Le temps « scolaire » est calme, tranquille, voire lent, parce qu’il est le temps de prendre son temps, un temps dans lequel l’action peut se dérouler à loisir et se donner le temps, au lieu d’être emportée par lui.
Ainsi relève de la skholè les pratiques du jeu, de la gymnastique, des banquets du théâtre et des arts, ainsi que, dans une certaine mesure, la participation aux affaires publiques, la politique, pour autant qu’elle participe de ce que Hannah Arendt nomme la vita activa et non de la prise de pouvoir. Ce qui rapproche toutes ces activités entre elles, c’est en effet leur gratuité, c’est-à-dire leur caractère autofinalisé et libre par rapport aux contraintes de l’utilité qui est toujours particulière et en cela à courte vue et la liberté qu’à la fois elles supposent et elles engendrent. L’étude et la lecture fournissent l’un des meilleurs paradigmes de la skholè, de ce temps librement suspendu dans lequel peut se déployer une activité qui est à elle-même sa propre fin, et dont la pratique littéralement élève et anoblit celui qui s’y consacre.
Redonner à l’école son sens de skholè, c’est refuser l’idée qu’elle ne servirait qu’à nous adapter à plutôt qu’à nous en émanciper. C’est la comprendre comme apprentissage du temps libre et souverain.
[1] Vocabulaire d’Ars Industrialis, 430-431.
Otium/Negotium[1]
Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la société est constituée par une opposition entre la sphère des besoins, celle des esclaves, artisans, roturiers, et la sphère de l’otium, celle des clercs, ou de toutes les personnes dégagées des obligations de la vie quotidienne liées à la production des subsistances. Le negotium est le nom que les Romains donnaient à la sphère de la production, elle-même soumise au calcul. Ce n'est pas seulement le commerce des marchandises au sens du plan comptable, c'est le commerce au sens large des affaires, le business, l'affairement, c'est aussi le lieu des usages. À l'inverse, l’otium est le temps du loisir libre de tout negotium, de toute activité liée à la subsistance. Il est en cela le temps de l'existence.
Si otium et negotium, comme existence et subsistance, composent toujours, ils doivent absolument demeurer distincts. Les distinguer ne signifie pas les opposer systématiquement. Max Weber a montré combien, avec l'éthique protestante du capitalisme, le negotium devient une activité qui relève de l’otium, et dans laquelle il s'inscrit.
Otium et negotium ont ceci en commun que ces deux activités se déploient avec des supports de mémoire[2]. Dans le negotium on trace les échanges, on quantifie et on calcule le commerce humain. Dans l’otium, les supports de mémoire sont mis en œuvre pour les objets de la contemplation, de la skholè, de l'idéalisation au sens de Freud, c'est-à-dire aussi de la sublimation. N’existant pas ces objets consistent : la justice, l'infinité de l'objet de mon désir, le point géométrique, etc..
Économie libidinale
La libido, nous dit Freud[1], est l'énergie qui constitue ce que l'on nomme plus communément l’éros ou l'amour, sexuel ou non : l’énergie de l'amour que l'on porte aux autres, l'amour de soi, mais aussi de l'attachement à un objet ou à une idée. C'est le concept clé de la théorie psychanalytique freudienne. La libido est la socialisation de l'énergie produite par la pulsion sexuelle et les pulsions afférentes, mais telles que, comme désir, ces pulsions sont transformées en objets sublimables : objets d'amour ou d'attention à l'autre, objets d'investissement. La libido est cependant toujours projetée, canalisée et médiatisée par des artefacts, comme en témoigne la question freudienne du fétichisme, et c'est pourquoi elle peut elle-même faire l'objet de techniques et de technologies devenues industrielles.
L'économie libidinale est un concept freudien fondamental qui nomme l'énergie produite par une économie des investissements sexuels constituée par leur désexualisation. L'économie de cette énergie (la libido) transforme les pulsions (dont la pulsion sexuelle) en les mettant en réserve (comme investissement). Toute société repose sur une économie libidinale qui transforme la satisfaction des pulsions, par essence asociales, en un acte social.
Le capitalisme du XXe siècle a fait de la libido sa principale énergie. Il ne suffit pas de disposer de pétrole pour faire marcher le capitalisme consumériste. Il faut pouvoir exploiter aussi et surtout la libido. L'énergie libidinale doit être canalisée sur les objets de la consommation afin d'absorber les excédents de la production industrielle. Il s'agit de façonner des désirs selon les besoins de la rentabilité des investissements, c'est-à-dire de réduire les désirs à des besoins. L'exploitation managériale illimitée de la libido est ce qui détruit notre désir. De même que l'exploitation du charbon et du pétrole nous force aujourd'hui à trouver des énergies renouvelables, de même il faut trouver une énergie renouvelable de la libido. C’est donc aussi un problème écologique.
Seule l'analyse en termes d'économie libidinale permet de comprendre pourquoi et comment la tendance pulsionnelle du système psychique et la tendance spéculative du système économique font précisément système.
Une économie de marché saine est une économie où les tendances à l'investissement se combinent avec des tendances sublimatoires, ce qui n'est précisément plus le cas.
[1] Stiegler cite Psychologie du moi et analyse des foules(1929).
La préparation de ce cours a été rendu particulièrement difficile par le traumatisme provoqué par les attentats du 13 novembre.
J’ai mobilisé toutes mes capacités d’attention pour vous proposer la fin de ma lecture de La société automatique, convaincu qu’en ce moment tragique, le temps libre dont je disposais grâce à ce qu’il reste encore du système social issu de la Deuxième Guerre mondiale, devait être utilisé précieusement et en pensant aux générations qui viennent.
C’est pourquoi je ne vous envoie pas de sélections d’articles d’actualité, même si je vous ai fait suivre par courriel quelques liens vers des expressions nous ayant semblé, à mon fils[1] et moi, porteuse d’un peu de lumière, d’éclaircissement.
Je vous propose simplement à la fin de ce cours d’échanger sur et à partir de ce que je viens de vous présenter, en toute liberté.
Avec, pour ce qui me concerne, une simple question. Comment attirer dans l’otium, la skholè qu’est l’UTL des gens de toute génération ?
Le 7 janvier 2016 nous conclurons notre étude de La société automatique par l’identification de nos premiers « repères pour un monde numérique ».
[1] Professeur agrégé d’Histoire et Géographie