23 MARS 2023 : Jour 9 de la mobilisation contre la « contre-réforme » des retraites
Témoignage/reportage reçu de mon frère Bertrand.
CAEN : Blocage du dépôt de carburants
Neuvième journée d’action nationale, ce jeudi matin. Je décide de me rendre à un blocage organisé depuis 4h du matin par l’intersyndicale au grand complet. Il est 9h30.
Une cinquantaine de militants bloquent les différents accès au dépôt de carburants. Ambiance bon enfant, de petits groupes naviguent entre les différents points de blocages et la file de camions commence à s’allonger.
Dans le même temps, un autre groupe de militants est sur l’ A84 et effectue une opération escargot depuis le début de matinée. Ils rejoindront le blocage de la presqu’île un peu plus tard.
Je ne connais que très peu le quartier de la presqu’île de Caen, jouxtant le centre-ville. En attendant le début de la manifestation, je décide d’aller me balader à la découverte de ce quartier.
Un peu d’histoire : Au XVIe siècle, les méandres de l’Orne sont redressés et des quais maçonnés facilitent les fonctions portuaires. Il faudra attendre le Second Empire pour la construction du bassin Saint-Pierre en 1848 et le canal jusqu’à la mer est enfin inauguré le 23 aout 1857. Il s’accompagne d’un développement important de l’industrie avec la construction navale et la grande métallurgie (Société de Métallurgie de Normandie, crée en 1913). La presqu’île devient alors la zone des activités portuaires, industrielles et marchandes, entrepôts de bois, usine de charbon, importation du minerai, du vin, des engrais, exportation de l’acier, des blés et toujours de la pierre…
En 1947, Caen est encore le 7è port de France. Les marchandises sont acheminées sur rail jusqu’au canal créant un réseau de chemin de fer connecté à la gare toute proche. La SMN ferme en 1993, 1300 emplois sont supprimés ».
Un projet de réaménagement de la Presqu’île voit le jour en 2010. Depuis une dizaine d’année, les équipements publiques s’implantes sur la pointe de la Presqu’île : le Cargô, salle de musiques actuelles, le Pavillon, maison des projets urbains, l’ Esam Caen Cherbourg, école supérieure des arts et médias, le Dôme, la bibliothèque Alexis de Tocqueville, le tribunal de Grande Instance.
Depuis le pont de l’Ecluse, j’aperçois au bord de l’Orne quelques tentes. Tout d’abord je pense à des militants qui ont peut-être passé la nuit ici. Le ciel est chargé de nuages et de fortes rafales de vent secouent le campement. Une jeune femme et deux hommes sont en train d’essayer de déplacer l’une des tentes pour la mettre à l’abri du vent. Je m’approche pour les aider, le vent perturbant l’opération. Il n’y a plus d’herbe sous le sol de la tente. Et là, je comprends qu’ils sont installés depuis un certain temps. La tente enfin fixée, j’entame la discussion avec la jeune femme d’une quarantaine d’années. Sophie est installée au bord de l’Orne avec son compagnon depuis deux mois. Après avoir perdu son emploi, elle a perdu son logement. Mère de deux enfants étudiants, elle survit grâce au RSA. Ses deux fils bénéficient de bourses et font des petits boulots pour subvenir à leurs besoins. J’évoque le refus des députés de Macron de rétablir le repas à 1€. Pour elle, cela s’ajoute à tout le reste.
Sophie évoque avec moi l’aide de différentes associations, au niveau nourriture et heureusement d’aide à l’accès à tout ce qui peut permettre de garder un minimum d’hygiène. Elle regarde avec bienveillance ce qui se passe de l’autre côté du pont. Mais ses priorités de survie au quotidien l’empêchent d’y participer. J’ai du mal à les quitter. Un profond sentiment d’impuissance m’étreint Comment avons-nous pu en arriver là ? De plus, je sais, pour les avoir vu, qu’il existe à quelques kilomètres de là, au bord de l’Orne un camp de migrants, à Ouistreham, attendant d’émigrer vers la Grande-Bretagne. Pour conclure, Sophie me signale qu’ils n’ont eu aucun problème de cohabitation avec eux. « A ce point-là, la misère n’a pas de couleur de peau, n’a pas de problème d’origines ».
Juste en face du campement à 100m, le bâtiment de l’ESAM.
Une histoire de plus de 200 ans
L’Esam Caen/Cherbourg est née de la fusion en 2011 de l’école régionale des Beaux-Arts de Caen la mer (créée en 1795) et de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Cherbourg-Octeville (1912). Elle est aujourd’hui un établissement public de coopération culturelle placé sous la tutelle conjointe de Caen la mer Normandie Communauté urbaine, la ville de Cherbourg-en-Cotentin, l’État (Ministère de la Culture) et la Région Normandie.
Elle dispose également de nombreux partenaires pour l’ensemble de ses activités. Elle fait ainsi partie de l’Andéa (Association nationale des écoles supérieures d’art et de design), de la Communauté d’Universités et d’Établissements (ComUE) Normandie-Université et, depuis la rentrée 2022, de la CGE (Conférence des Grandes Écoles). Elle est ainsi la première école supérieure d’art et de design territoriale labellisée Grande École et seulement la troisième école supérieure d’art et de design publique. En Normandie, elle est le septième établissement d’enseignement supérieur à rejoindre ce réseau d’excellence.
Je passe entre les bâtiments et découvre une fenêtre de l’Esam ouverte. Une jeune femme travaille à son œuvre, de grands locaux, des peintures sur tous les murs, des ateliers en open-space, apparemment. Bel outil, sans aucun doute. Nous évoquons rapidement ensemble les difficultés de financement des études notamment. Et elle replonge la tête dans son travail, un autre monde…
Je poursuis ma balade et arrive au Dôme
Anciennement appelé Maison de la Recherche et de l'Imagination (MRI), Le Dôme est un espace collaboratif d’innovation né du Programme des Investissements d’Avenir Immédiats en 2015. C’est un espace culturel ouvert aux publics particuliers et professionnels qui propose des actions de culture scientifique et technique autour de projets réels de recherche et d’innovation.
Le Dôme s’adresse en premier lieu aux jeunes adultes (à partir de 15 ans) et aux professionnels de la recherche, de l’innovation et de la transition numérique.
Il utilise tout particulièrement les méthodes de LivingLab pour faire interagir des communautés professionnelles différentes (chercheurs, créateurs numériques, industriels, artistes, agents des services publics… ) entre elles et avec le public.
Le Dôme dispose d’espaces évènementiels, d’un FabLab et d’une Résidence de projets. Sa programmation est fondée sur les projets apportés par les acteurs du territoire dans tous les domaines relatifs aux sciences et techniques : ville de demain, handicap, transition numérique, objets communicants…
Le Dôme est une réalisation de Relais d'sciences , Centre régional de culture scientifique, technique et industrielle de (CCSTI Normandie) qui s'appuie sur un écosystème de professionnels intégrés au bâtiment au sein de la résidence de projets. Il a été construit avec le soutien du Programme des Investissements d’Avenir Immédiats.
Sacrée cohabitation, qui n’est pas sans m’interpeller…
Je continue à déambuler, direction la fresque Orelsan. Je suis un bras du canal en face de l’avenue Victor Hugo. Une grue portuaire est là, figée dans le temps.
Je suis passé « de l’autre côté », dans la friche industriel.
Un bâtiment brulé me donne l’impression d’être un héros de « The last of us ».
Et là, avant de prendre le quai de Normandie, je découvre « Le Quai des Brumes ».
« Reprendre, Au bon coin, le café de la Presqu'île resté dans son jus et le transformer en un resto-bistrot convivial est le pari réussi de Clarisse Royackkers.
Restauratrice depuis 29 ans, Clarisse a eu un coup de foudre pour ce local « au bord de l'eau. Avant de s'installer, Clarisse a tout refait. Trois mois de travaux ont été nécessaires pour réaménager le lieu et décorer le tout dans un esprit industriel. Avec de la brique au mur, « du métal pour rappeler le passé industriel du site et du bois pour le côté bateau, souvenir de l'époque où les paquebots faisaient escale dans le port de Caen. » Du passé, il reste « le carrelage et le bar rhabillé de métal. »
Tout a été judicieusement pensé pour créer une ambiance familiale. Et ça marche, « c'est drôle, tout le monde se tutoie. » On peut prendre un verre tout au long de la journée et déjeuner le midi. L'ardoise propose chaque jour un choix « de plats traditionnels maisons. » Comme, « de la tête de veau, du jambon à l'os, cuit et préparé ici, de la tartiflette normande... » et pour les amateurs de viande, l'incontournable entrecôte mais servie avec des frites maison ».
C’est clair que l’on va y aller en famille.
Je me retrouve devant la fresque Orelsan
Magnifique. Sous les nuages normands, entre culture, désindustrialisation, précarité, pour moi, l’endroit où cette fresque a été créé correspond bien à ce qu’il écrit.
L’odeur de l’essence
« Les jeux sont faits, tous nos leaders ont échoué
Ils s'ront détruits par la bête qu'ils ont créé
La confiance est morte en même temps qu'le respect
Qu'est c'qui nous gouverne? La peur et l'anxiété
On s'auto-détruit, on cherche un ennemi
Certains disent "C'est foutu", d'autres sont dans l'déni
Les milliardaires lèguent à leurs enfants débiles
L'histoire appartient à ceux qui l'ont écrite
Plus personne écoute, tout l'monde s'exprime
Personne change d'avis, que des débats stériles
Tout l'monde s'excite parce que tout l'monde s'excite
Que des opinions tranchées, rien n'est jamais précis
Plus l'temps d'réfléchir, tyrannie des chiffres ».
De longs moments passés sur cette presqu’île, un peu hors du temps, avec tout ce que l’humain peut fabriquer, détruire, inventer, créer et voir se côtoyer, sur un petit espace, tout ce qu’est notre monde m’aide à réfléchir. J’ai toujours su pourquoi je militais, et cela me donne un regain de la force.
Allez j’y retourne, bientôt midi, je rejoins la manif. Je repasse devant le campement et discute 5 minutes avec Sophie. Elle a la niaque, Sophie.
L’odeur des saucisses et des merguez a envahi le pont bloqué. Pas facile quand tu ne connais personne de faire sa place. Les sandwichs sont réservés aux salariés Enedis. J’ai connu des temps meilleurs. Bien sûr j’étais prêt à mettre mon obole au pot commun. Super échange avec un syndicaliste Enedis et qui en plus a des amis à Pau, donc je gagne une saucisse et un verre de blanc pour 2€.
Les cheminots sont là. Les fumigènes commencent à flamber et j’ai l’immense honneur de faire « péter » une bombe de chantier. La manif démarre.
Une mamie traverse lentement sur le passage clouté juste devant nous. Un regard pétillant me pousse à aller lui parler. Le bas du visage est recouvert d’un masque. Elle s’en excuse, elle est fragile des poumons. Elle nous regarde avec bienveillance et s’excuse de ne pouvoir nous suivre. Elle vient de faire ses petites courses et s’appuie sur sa petite chariote qui lui sert de panier et de déambulateur. Geneviève a 90 ans et d’une coquetterie incroyable. Je regarde ses chaussures montantes, rouges avec des lacets couleur cuivre. Avec un regard malicieux, elle me fait remarquer qu’ils sont assortis à ces gants. La manif commence bien.
J’ai été marqué par toute cette période des gilets jaunes. J’ai senti, à ce moment-là, que la révolte et les révoltés doivent être, pour faire court, d’horizons différents. Et j’ai retrouvé chez beaucoup d’entre eux un certain bon sens et qui vaut largement des années d’étude.
Je me retrouve donc à la tête du cortège. Beaucoup de drapeaux des différentes organisations syndicales, chacun semblant défendre « sa boutique ». Je m’assois sur le parapet du pont Alexandre Stirn et laisse défiler le début du cortège J’entame la discussion avec un jeune homme. Mathieu a 23 ans. Il est menuisier et en grève aujourd’hui. Il adore son travail, semble satisfait de son employeur mais trouve son salaire trop bas et n’arrive pas à imaginer ce que pourrait être sa retraite. Il est très remonté contre Macron, sur ses propos, son mépris, ses provocations et sa politique. Il voit ses parents s’épuiser au travail et se demande dans quel état ils seront à la veille de leur 64 ans.
Les différentes délégations syndicales sont devant maintenant. Les rafales de vents font flotter toutes ses bannières et donnent une impression de force sur l’ensemble de la foule. Les camions sono mettent l’ambiance avec des chants engagés et des slogans, repris par la foule.
Le long du quai Eugène Meslin, une famille regarde passer la manifestation. Ils ont été de toutes les rassemblements des gilets jaunes. Toujours beaucoup d’amertume sur cette période. Ils estiment ne pas avoir été soutenus tant sur leurs revendications que sur les violences policières subies. Mais ils ont décidé de remettre les compteurs à zéro et sont heureux de pouvoir de nouveau exprimer leurs revendications et leur révolte. Un espoir est en train de renaitre et ils veulent en être.
Je m’insère dans la foule au milieu des jeunes. Ils sont très nombreux et très déterminés. Entre deux slogans repris en cœur et avec force, j’échange avec une jeune fille très remontée. Emma âgée de 21 ans, est étudiante en histoire : « Macron m’a volé deux ans, maintenant il veut voler deux ans à mes parents. Ras le bol, il a diminué les APL, refusé les repas à 1€, et maintenant il viole notre démocratie. Son passage en force avec le 49-3 est certes légal, mais il n’est pas légitime. Je pense tous les soirs à ceux de ma génération qui défilent dans les rues des grandes villes et qui se font tabasser par les forces de l’ordre avant de partir en garde à vue. J’ai la haine. Cela ne peut pas continuer ainsi. Il faut se débarrasser de Macron. »
J’observe « cette foule », le Peuple, qui défile, dans la joie et la détermination. La colère est profonde et palpable. Encore énormément de manifestants ce 23 mars. Un homme est assis sous un abri bus et semble dubitatif. Je m’assois à côté de lui et entame la discussion. :
« Si vous attendez le bus, aujourd’hui ce n’est pas gagné ! »
« Non, je déguste, je déguste ce moment où tout un peuple défile, ou tout un peuple semble se réveiller de ces dernières années de torpeur ou il a tout accepté. Cela fait tellement longtemps que j’attendais cela. »
Gérard a 78 ans, les cheveux blancs mi-longs, il me fait penser à Cavanna.
« Il faut continuer, ne rien lâcher et tout leur reprendre » conclut-il.
Nous arrivons sur la place de la Préfecture. Il est 16h30. J’essaie de lancer un slogan : Macron démission. Je me fais agresser par un militant CGT d’une quarantaine d’années, de deux têtes de plus que moi :
« Tu veux quoi, que Le Pen prenne le pouvoir ? Casse-toi fasciste ». me dit-il de façon agressive.
Je lui réponds calmement : « Et toi, qu’as-tu voté au 1er tour de la présidentielle ? On avait la possibilité d’éliminer Le Pen à ce moment-là ».
J’ai voté Roussel et je t’emmerde ». conclut-il en avançant sur moi. Un de ses amis le prend par les épaules et ils s’éloignent tous les deux.
Seul fausse note de cette magnifique manif, où j’ai eu la chance de côtoyer tellement de belles personnes. Hasta la Vista.
Il est temps pour moi de rentrer à Bayeux il y a une manif à 17h.
J’apprendrais dans la soirée que des incidents ont eu lieu à Caen devant la Préfecture.
Bayeux, sous-préfecture du Calvados, 14 000 habitants, située à 26 kms de Caen, j’y habite depuis 2006. Ce soir, je pense que c’est la 3é manif. A chaque fois, elles ont rassemblé environ un millier de manifestants. Du jamais vu à Bayeux. La dernière grande manifestation, c’était en 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo.
Lors de la dernière manifestation dans la capitale du Bessin, le 15 mars, nous avons mis un petit message sur la façade de la permanence du Député Renaissance Bertrand Bouix.
17h 15, la manif démarre depuis la place Saint Patrice en direction de la place Charles de Gaulle,
Magnifique intervention du secrétaire de l’UL CGT de Bayeux faisant référence au discours du Général de Gaulle, le 14 juin 1944, la première ville de France libérée.
La pluie est forte, mais ne décourage pas le millier de manifestants. Là aussi l’intersyndicale est présente.
Il se passe vraiment quelque chose en France depuis quelques semaines. Et chacun, à son niveau, a envie d’en être.
Je finis ce texte le 26 mars au soir, après les évènements de Sainte Soline. J’ai mal, je pense à tous ces camarades, blessés, humiliés, emprisonnés. Je pense à chacun d’entre nous et tout particulièrement à Sophie et son compagnon.
« Le courage n'est pas l'absence de peur, mais la capacité de vaincre ce qui fait peur. La beauté est dans les yeux de celui qui regarde. Fais de ta vie un rêve, et d'un rêve, une réalité. Le souvenir, c'est la présence invisible ».
Nelson Mandela
Bertrand Ternisien d'Ouville