Réforme des retraites : « La décision du Conseil constitutionnel s’impose mais, parce qu’elle est mal fondée et mal motivée en droit, elle ne peut pas clore le contentieux »
Dominique Rousseau (professeur de droit public)
Le constitutionnaliste Dominique Rousseau souligne, dans une tribune au « Monde », les contradictions de la décision de l’institution de la rue de Montpensier sur la réforme des retraites qui fait selon lui « souffrir la logique juridique ».
Publié le 16 avril 2023 à 04h30, modifié hier à 08h34 | Lecture 4 min.
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Inutile d’aller chercher dans le mode de nomination des membres du Conseil constitutionnel, dans leur passé politique, dans la mise au jour des intérêts particuliers et connivences des uns et des autres pour qui veut discuter la décision du vendredi 14 avril. Il suffit, simplement, de la lire pour qu’en sorte la critique :
« § 65. En dernier lieu, la circonstance que certains ministres auraient délivré, lors de leurs interventions à l’Assemblée nationale et dans les médias, des estimations initialement erronées sur le montant des pensions de retraite qui seront versées à certaines catégories d’assurés, est sans incidence sur la procédure d’adoption de la loi déférée dès lors que ces estimations ont pu être débattues. » Énorme !
« § 69. D’autre part, la circonstance que plusieurs procédures prévues par la Constitution et par les règlements des assemblées aient été utilisées cumulativement pour accélérer l’examen de la loi déférée, n’est pas à elle seule de nature à rendre inconstitutionnel l’ensemble de la procédure législative ayant conduit à l’adoption de cette loi. » Énorme !
« § 70. En l’espèce, si l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution. Par conséquent, la loi déférée a été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution. » Énorme !
« § 11. D’autre part, si les dispositions relatives à la réforme des retraites, qui ne relèvent pas de ce domaine obligatoire, auraient pu figurer dans une loi ordinaire, le choix qui a été fait à l’origine par le Gouvernement de les faire figurer au sein d’une loi de financement rectificative ne méconnaît, en lui-même, aucune exigence constitutionnelle. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur à cet égard, mais uniquement de s’assurer que ces dispositions se rattachent à l’une des catégories mentionnées à l’article L.O. 111-3-12 du Code de la sécurité sociale. » Énorme !
Le Conseil constitutionnel reconnait ainsi que des ministres ont délivré des « estimations erronées » lors des débats parlementaires, que plusieurs procédures ont été utilisées « cumulativement » pour accélérer l’adoption de la loi et que l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a un « caractère inhabituel » .
Il était donc logique en droit qu’il en conclue que le principe de clarté et de sincérité des débats parlementaires n’avait pas été respecté. Or, il juge que tous ces défauts ne rendent pas inconstitutionnel l’ensemble de la procédure législative. À l’évidence, la conclusion ne découle pas logiquement des prémisses et ce décalage ouvre un espace au doute sur le bien-fondé juridique de la décision.
Le Conseil reconnaît encore que, si les dispositions relatives à la réforme des retraites auraient pu figurer dans une loi ordinaire, le fait que le gouvernement ait fait le choix d’une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale ne méconnaît aucune exigence constitutionnelle. Or, selon la Constitution, il est une différence entre loi ordinaire et loi de financement : la première détermine les principes fondamentaux du droit du travail et de la Sécurité sociale (article 34), la seconde a pour objet de modifier en cours d’année les objectifs de dépenses de la Sécurité sociale (article L.O. 111-3-9 du code la Sécurité sociale).
Dans cette affaire, la loi n’avait pas un objet financier pour l’année 2023 mais une réforme du régime juridique des retraites pour les années à venir ; elle déterminait l’âge légal de départ à la retraite, les conditions particulières pour les seniors, les femmes, les personnes ayant commencé à travailler à un jeune âge… En d’autres termes, la loi portait sur les principes fondamentaux du nouveau régime des retraites et l’exigence constitutionnelle qui réserve au législateur ordinaire cette compétence a été méconnue. À nouveau, le Conseil a fait souffrir la logique juridique.
Sans doute serait-il possible d’objecter que le droit constitutionnel est davantage un art de l’interprétation qu’une science exacte et qu’en conséquence le Conseil, juridiction chargée de « dire » le droit de la Constitution, en a donné une lecture juridique.
Objection discutable. Hans Kelsen (1881-1973), père du contrôle de constitutionnalité des lois, distinguait l’interprétation de la doctrine de celle des juges. La première a pour objet de produire une connaissance des textes en exposant la méthode d’analyse retenue ; la seconde a pour objet de produire une décision sur une affaire contentieuse particulière. La première est dite « scientifique », la seconde « authentique ». « Authentique » ne signifie pas « vrai juridiquement » mais seulement que l’interprétation donnée par l’autorité habilitée est celle qui produit des effets dans l’ordre juridique. Ainsi, que l’interprétation de la Constitution faite par le Conseil s’impose ne signifie pas que l’interprétation faite par la doctrine était ou devient fausse ; elle continue, dans le champ de la connaissance, à être valide et à fonder le travail de la critique sans lequel le droit ne vivrait pas.
La décision du Conseil s’impose donc mais, parce qu’elle est mal fondée et mal motivée en droit, elle n’a pas les qualités lui permettant de clore le contentieux des retraites.
Par le passé, le Conseil a su rendre de « grandes » décisions qui ont assis sa position, au départ contestée, dans le système politique : en 1971 lorsqu’il a annulé la loi soumettant la création d’associations à l’autorisation préalable de l’administration ; en 1975, lorsqu’il jugea que la loi Veil n’était pas contraire à la Constitution, ou en 2013 lorsqu’il jugea qu’aucun principe constitutionnel n’interdisait au législateur de reconnaître le mariage entre personnes de même sexe.
Le Conseil avait l’occasion de s’inscrire dans cette histoire : le gouvernement avait brutalisé le Parlement (ce qu’il reconnaît) ; si le Parlement est la nation représentée, le gouvernement avait donc brutalisé la nation ; en sanctionnant la loi au motif que les droits du Parlement avaient été malmenés de manière « inhabituelle », le Conseil protégeait les droits du Parlement et, à travers eux, les droits de la nation à une élaboration claire et sincère de la volonté générale.
Assurément, la décision du 14 avril 2023 ne rentrera pas dans l’histoire ou alors, ce qui serait regrettable, comme point d’accélération d’une remise en cause du principe même d’un contrôle de constitutionnalité des lois.
Or, comme les exemples israélien, hongrois ou polonais en témoignent, ce principe est inhérent à la qualité démocratique d’une société. Une décision mal fondée en droit ne doit pas conduire, comme le dit le proverbe, à jeter le bébé avec l’eau du bain, mais à travailler à poursuivre la transformation du Conseil en une Cour constitutionnelle.
[1] Dans un journal largement subventionné réserver une tribune sur un sujet d’intérêt général, écrite par un professeur de droit public, aux seuls abonnés montre le degré de déliquescence de cette presse de grand chemin (mainstream). Note personnelle (TTO)