La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Cours donné à l'Université du Temps Libre d'Orléans l(UTLO) e 12 octobre 2017.

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

Quand, pour une raison ou une autre, s’interrompt le processus, qui s’accélère continument, du travail et de la consommation et dans lequel nous nous sommes habitués à vivre, une constatation déprimante peut s’imposer à nous. Nous vivons, selon l’expression de Brecht reprise par Arendt, dans de sombres temps. Sombres parce que la lumière attendue du domaine public est éteinte, et que la parole ne dévoile pas ce qui est mais le recouvre d’exhortations rabaissant toute vérité au niveau d’une platitude dénuée de sens.

Nous ne comprenons pas l’époque dans laquelle nous vivons et le monde que nous habitons. Époque que nous ne savons pas nommer. Monde qu’il est pourtant essentiel de comprendre pour nous réconcilier avec lui et assumer notre responsabilité d’adultes et de parents. Pour, après leur avoir donné la vie, introduire les enfants dans le monde, et assumer la double responsabilité de leur développement et de la continuité du monde. Pour éduquer ces nouveaux venus de façon à conserver leur capacité à créer de nouveaux commencements et à remettre le monde en place.

Que faire dans une époque où les humains semblent divisés entre ceux qui croient que tout est possible et ceux pour qui l’impuissance est devenue l’expérience majeure de leur vie ?

S’inspirer de ceux qui nous ont précédé et en particulier de ceux qui ont vécu l’avènement de notre époque et de notre monde. Issus de l’évènement politique sans précédent des totalitarismes, de l’introduction dans l’artifice humain de processus cosmiques comme le nucléaire et de l’avènement de l’automatisation. Pour penser et comprendre le monde dans lequel nous habitons.

Parmi ces prédécesseurs, une femme, Hannah Arendt. Née juive allemande en 1906, exilée en France puis aux États-Unis, devenue américaine, elle eut le courage et l’intelligence de tenter dès 1951 de comprendre le totalitarisme puis, il y aura bientôt 60 ans, de penser la condition de l’homme moderne. Pour essayer de saisir la nature de la société au seuil d’une époque encore nouvelle et inconnue dans laquelle, avec ses contemporains, elle venait d’entrer. Époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui.

Démarche dans laquelle nous nous inscrivons aujourd’hui pour penser notre époque et tenter de comprendre notre monde, après avoir confronté la pensée de Hannah Arendt à quelques questions actuelles et voyagé dans sa vie et son œuvre.

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

Réfléchissant, en 2010, tout en terminant mon premier livre sur Hannah Arendt, sur notre époque et notre monde, je fus frappé par deux constats. L’impossibilité de nommer notre époque autrement qu’en employant le préfixe post : époque post-industrielle, postmodernité, aujourd’hui ère post-vérité, ou ère post-factuelle. Une numérisation accélérée du monde encore peu pensée et interrogée.

C’est, compte-tenu de mes connaissances et de mon expérience professionnelle, à partir de ce second constat que je décidai d’entamer ma recherche tout en continuant de voyager dans l’œuvre de Hannah Arendt et d’approfondir sa pensée. Pendant deux ans, deux saisons de cours donnés à l’UTL, je voyageai dans notre monde numérisé[1]. De ce travail et des échanges qu’il suscita je ressortis avec deux concepts et six questions.

Notre monde, l’artifice (l’habitat, les langues, les lois,…) construit par les hommes pour leur permettre d’exister sur cette Terre et de vivre ensemble, est bouleversé par deux processus de numérisation se rejoignant et se renforçant mutuellement aujourd’hui.

Le plus ancien c'est la numérisation économique : la domination du nombre, du calcul. Venue de l'échange marchand, de la monnaie, elle s'est étendue à la vision de la nature, avec le projet moderne d'en devenir possesseur  et maître. C'est la mathématique universelle de Descartes et le développement des sciences de la nature puis des sciences humaines. Domination qui s’est élargie au domaine des affaires humaines, où, aujourd’hui,  la politique est mise au service de l'économie, l'économie au service de la finance et où le gouvernement des actions des hommes par la loi tend à être remplacé par la gouvernance des comportements humains par les nombres.

Le second, plus récent, c'est la numérisation technologique : la domination des chiffres, la transcription et la reproduction numérique, le remplacement des technologies analogiques par les technologies digitales, le processus de convergence numérique, la domination d'une nouvelle langue, celle des machines, la numération binaire. Domination rendue possible par l'invention de l’informatique, du transistor, des circuits intégrés, du réseau Internet et de la toile numérique (le Web) permettant d’y naviguer, des techniques de numérisation des données, des textes, des images et des sons.

Six questions :

  • Un monde numérisé est-il plus « robuste » face aux dégâts provoqués par l’extension du champ de la consommation marchande ?
  • Le travail retrouve-t-il des dimensions de l’œuvre et de l’action avec le développement des outils et technologies numériques ?
  • Le champ de la nécessité s’étend-il encore par rapport à ceux de l’utilité et de la pluralité ?
  • Le processus de numérisation du monde accélère-t-il la démocratisation dans les pays soumis à des gouvernements autoritaires et provoque-il chez les citoyens un nouvel intérêt pour le politique dans les anciennes démocraties ?
  • Quelles sont les promesses et les limites de ce que certains appellent « La démocratie Internet » ?
  • La numérisation économique menace-t-elle la démocratie ?

Continuer ma recherche nécessitait de préciser la démarche employée et de trouver des repères pour s’orienter dans ce monde numérique.

 

[1] d’octobre 2010 à mai 2012.

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

J’avais, pour formuler ces six questions, utilisé ma connaissance de l’œuvre de Hannah Arendt acquise en écrivant mon premier livre publié en novembre 2010. Il me fallait, pour aller plus loin, approfondir sa trajectoire de vie et de pensée. Ce que je fis, lors de deux saisons de cours donnés à l’UTL[1], en retraçant sa genèse comme penseur politique et en voyageant, dans l’ordre chronologique de publication, à travers les sept livres politiques qu’elle publia pendant sa seconde vie américaine. Ce qui me fournit à la fois un angle d’entrée pour ma recherche de repères pour un monde numérique et la matière d’un deuxième livre, finalement publié en juin 2017.

Parmi les sept livres d’Arendt je sélectionnai, pour cette nouvelle étape de ma recherche Condition de l’homme moderne publié en 1958 juste après le lancement dans l’espace du premier satellite. J’y trouvai l’angle d’attaque que je cherchais pour tenter de penser notre époque, notre monde. À ce livre j’en ajoutai trois, d’auteurs contemporains, pour trouver des repères pour nous orienter dans un monde numérique. Ce fut l’objet de ma cinquième saison de cours donnés à l’UTL[2].

 

De Condition de l’homme moderne je tirai trois entrées pour ma recherche.

Une approche : reconsidérer la condition humaine du point de vue des expériences et des craintes les plus récentes en utilisant les articulations entre les activités qui sont à la portée de tous les êtres humains : le travail (nécessité, vie), l’œuvre (utilité et monde), l’action (natalité, liberté, pluralité et espace public).

Un diagnostic posé par Arendt sur l’époque moderne qu’elle fait se conclure avec les totalitarismes et l’utilisation de la bombe atomique. Les hommes modernes sont victimes d’une double fuite ou aliénation et d’une double séparation. La fuite de la Terre pour l’Univers. La fuite du Monde pour le Moi. La séparation entre la Science et le Langage naturel, entre la Science et la Philosophie.

Une description de la perte d'expérience humaine que comporte cette évolution.

  • La pensée, devenue calcul des conséquences, mieux remplie par des machines électroniques que par nous.
  • Le travail devenu simple « acquiescement à un comportement, hébété, tranquillisé et fonctionnel ».
  • L’œuvre de plus en plus restreinte aux talents de l'artiste, de sorte que la prise de contact avec le monde, qui l’accompagne, échappe de plus en plus à l'expérience ordinaire.
  • La capacité d'agir, au sens de déclencher des processus, devenue le privilège des hommes de science. Mais sans le caractère éclairant, ni la faculté de produire des récits et de devenir historique que possède l’action quand elle concerne le domaine des affaires humaines. Caractère et faculté qui, à eux deux, forment la source d'où jaillit le sens, l'intelligibilité, qui pénètre et illumine l'existence humaine.
  • Sous cet aspect existentiel des plus importants, l'action, aussi, devenue l’expérience de quelques privilégiés. Et ces derniers, qui savent encore ce que c'est que d'agir, sont peut-être encore moins nombreux que les artistes, et leur expérience est peut-être encore plus rare que l'expérience et l’amour authentiques du monde.
 

[1] d’octobre 2013 à avril 2015

[2] d’octobre 2015 à avril 2016

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

Du livre du juriste Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, issu de ses cours au Collège de France, je tirai quelques repères concernant le processus de numérisation économique du monde.

La numérisation économique (domination des nombres), s’appuie sur l’imaginaire cybernétique et numérique, pour réaliser le vieux rêve occidental de l’harmonie par le calcul et substituer la programmation au commandement.

L’emprise de la gouvernance par les nombres, qui succède au vieux rêve commun du capitalisme et du communisme industriels d’étendre à l’ensemble de la société l’organisation scientifique du travail, s’étend à tous les niveaux (individus, entreprises, États, Europe, International).

Les impasses auxquelles elle conduit (confusion de la carte et du territoire et remplacement de l’action par la réaction) ont provoqué, dans un monde voulu comme plat par certains  et de plus en plus réticulaire, la résurgence d’une structure que l’on croyait disparue avec le féodalisme, l’allégeance, sous la forme de réseaux où chacun compte sur la protection de ceux dont il dépend et sur le dévouement de ceux qui dépendent de lui.

Du livre La société automatique, choisi dans l’œuvre roborative du philosophe Bernard Stiegler, j’obtins des repères sur le processus de numérisation technologique du monde.

La numérisation technologique (domination des chiffres) se traduit par la mise en place au niveau planétaire d’un système technique global basé sur le pouvoir d’intégration sans précédent du numérique.

Cette technologie, qui amène un changement d’époque au moins équivalent à celui provoqué par l’invention de l’écriture alphabétique, est, comme toutes les techniques, un pharmakon (poison/remède/bouc émissaire).

Elle appelle, de façon urgente, une politique traitant les principaux risques qui lui sont associés (robotisation, destruction de l’énergie libidinale, destruction de la temporalité et de la délibération sociales) et apportant les thérapies appropriées (formation de l’attention, utilisation de l’automatisation pour dégager des temps d’intermittence, réinvention du travail).

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

Enfin du livre des historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’évènement anthropocène, je tirai des premiers  repères sur les effets produits par la conjonction et le renforcement mutuel de ces deux processus de numérisation démarrés avec la révolution industrielle.

La révolution industrielle du XVIIIe siècle a conduit la Terre à un point de non-retour, l’Anthropocène.

Cet évènement politique, qui voit l’activité humaine devenue facteur tellurique, bouscule nos représentations et mobilise, de façon transdisciplinaire, tous nos savoirs.

Les risques sont grands de se limiter à une explication historique dominée par les nombres et les courbes, et à une vision systémique et  déterrestrée traitant l’humanité comme un acteur global et indifférencié : l’espèce humaine. 

Il importe, au contraire, de construire des récits politiques de l’Anthropocène prenant en compte une vision différenciée de l’humanité et intégrant les empreintes écologiques et responsabilités très différentes des hommes et communautés humaines.

Ces récits doivent aussi intégrer aussi les controverses existant autour des risques bien connus depuis le début de la révolution industrielle.

La richesse de l'humanité et sa capacité d'adaptation future viennent de la diversité de ses cultures qui sont autant d'expérimentations de façons d'habiter dignement la Terre.

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

De mon étude de l’œuvre de Hannah Arendt et de la recherche de repères pour un monde numérique je déduisis que la prochaine étape vers la compréhension de notre monde et notre époque serait, comme Arendt en 1958, de s’interroger sur la condition humaine. Non sur la condition de l’homme moderne, cette époque étant derrière nous, mais sur la condition humaine à l’époque numérique ou, paraphrasant le titre français du livre d’Arendt, sur la condition de l’homme numérique. Et ce à travers huit questions issues du travail mené pendant les cinq saisons précédentes. Quatre ont été abordées la saison dernière, quatre le seront lors des six cours à venir.

L’approche choisie pour les six séances de la saison dernière tentait de faire émerger un débat et une recherche. Un texte d’introduction, en lien avec l’œuvre d’Arendt était proposé pour élargir la question au-delà de notre simple actualité et lui fournir ainsi une profondeur temporelle. De cinq à dix extraits de dossiers de magazine ou de livres offraient plusieurs points de vue récents autour de la question traitée. Offrant ainsi une dimension spatiale et le relief sans lesquels les obstacles, les impasses mais aussi les sentiers, les chemins ne peuvent être mis en perspectives.

La crainte, en grande partie justifiée, que nous allions vers une société de surveillance numérique généralisée ou que nous y soyons déjà entrés risque de nous faire oublier que la question de la distinction entre privé et public est très ancienne et comporte bien des aspects. Arendt y consacre un chapitre entier de Condition de l’homme moderne. Le texte d’introduction de cette question était constitué des éléments clés de ce chapitre fournis dans mon livre Penser avec Hannah Arendt[1].

La sortie du travail de la pénombre du domaine familial pour accéder, avec l’avènement de la société, à la lumière du domaine public et du politique a changé la signification des termes et rendu confuse la distinction entre public et privé.

La propriété privée a perdu le caractère sacré qu’elle avait avant les temps modernes et son identification à une place dans le monde. Elle s’est rattachée à la personne, à ce qu’un individu ne peut perdre qu’avec la vie : sa force de travail et ses talents.

Elle a été remplacée par la richesse, la fortune privée d’où les hommes tirent les moyens de vivre et la liberté de s’adonner à des activités publiques. C’est l’activité privée, qu’ont protégé les états modernes sacrifiant la propriété chaque fois qu’elle entrait en conflit avec le processus d’accumulation de richesses.

Oubliant ce qu’offrait à l’homme les quatre murs de la propriété privée. La seule retraite sûre contre le monde public commun où il puisse échapper à la publicité, vivre sans être vu et sans être entendu. Une vie passée entièrement en public, en présence d’autrui, devient superficielle. Dans sa fonction moderne d’abriter l’intimité, le privé ne s’oppose plus d’abord au politique mais au social. Ce qui compte pour le domaine public donc le politique, nous dit Arendt, ce n’est pas l’énergie plus ou moins entreprenante des gens d’affaires, mais les barrières qui entourent les maisons et les jardins des citoyens.  

Qu’est devenue, que devient, la vie privée, le privé sous ces différents aspects (famille, place dans le monde, richesse, personne, intimité, activité) avec le double processus de numérisation du monde ? Huit textes, huit apports éclairaient cette question.

Trois premiers textes traitaient de la surveillance numérique et de la menace qu’elle fait peser sur la vie privée (famille, intimité, personne, activité). Le premier issu d’un plaidoyer pour le privé et l’intime, Le citoyen de verre, montre, comment dès 2008, avant l’explosion des réseaux sociaux, la journée ordinaire d’un citoyen ordinaire est déjà tracée numériquement. Le deuxième, éditorial du bimestriel de début 2014 du Monde diplomatique, s’inquiétant de la généralisation du traçage numérique (« Tout le monde le fait ») rappelle la déclaration du Vice-président de Google «  La vie privée peut être considérée comme une anomalie ». Le troisième, interview d’un des pionniers du Web par Philosophie Magazine en 2016, retrace comment un support démocratique universel a pu devenir un outil de surveillance généralisée à partir de l’invention puis de la captation par les grandes compagnies privées d’un petit programme vous reconnaissant lors de la connexion à un site : le cookie

Deux exercices de réflexion philosophique, sous la forme d’éditoriaux de Philosophie Magazine de 2013 et 2016, traitaient de l’impact de l’outil numérique central et universel : le téléphone mobile devenu smartphone. Proposant, dans le premier, une définition de la liberté dans le monde de la traçabilité accrue : ne pas être prévisible pour les autres mais l’être pour soi-même. Le second faisant du smartphone l’équivalent de ce que les Aborigènes appelaient leur animal totem : esprit de la tribu, surplombant et redoutable, dont dépendent l’identité, la récolte et la santé.

Les trois derniers textes traitaient du réseau social le plus utilisé : Facebook. Vision anthropologique pour le premier. En interagissant avec des machines douées de pouvoirs dialectiques l’humanité entre dans sa troisième phase anthropologique après l’homme préhistorique, puis la cité et la civilisation. Avec le risque que le transhumanisme numérique, algorithmique ou biologique nous prive d’une part de notre nature émotionnelle et sensible. Vision philosophique pour le deuxième texte approchant Facebook comme un pharmakon (poison/remède/bouc émissaire) numérique et pointant, en l’absence de politique thérapeutique, le danger que ce réseau ne nous transforme en fourmis numériques. Le dernier racontant l’histoire du combat mené, avec succès, devant la Cour de justice européenne par un étudiant autrichien de 29 ans contre Facebook.

Des échanges, pendant et après le cours ont émergé une série de questions et remarques.

Autour de Facebook. Dans une époque non nommable (innommable ?) avons-nous besoin de nous exhiber pour exister ? Facebook représente-il un nouveau domaine social dans un âge où le travail n’apporte plus la reconnaissance ? Est-ce un raccourci, une prothèse pour tisser des liens et partager des émotions ? Nous rassure-t-il en nous rattachant à notre tribu ? Comme pharmakon nous aide-t-il à élargir notre vision ou, au contraire, la rétrécit-elle ?

Autour des données massives (big data) et l’administration. Peut-on échapper à une vie administrative, publique et de plus en plus privée, semée de petits cailloux numériques ? Les données ont une date de péremption. Sont-elles dangereuses sans marqueur de temps ?

Autour de la ruse et du détournement des outils numériques.

Les budgets de développement informatique, suivant la loi des 80/20, restent limités, au plus, à 90% du traitement nécessaire pour mener totalement à bien un projet. Pouvons-nous rester invisibles numériquement en utilisant les 10% non traités par l’outil numérique ?

Les outils numériques comme Facebook sont très majoritairement utilisés pour des activités en ligne de faible valeur et d’amusement (« les chats mignons »).  Ils s’avèrent très utiles pour les mouvements sociaux militants, qui manquent des ressources nécessaires pour développer eux-mêmes ces outils. Les activistes sont mieux protégés des représailles des gouvernements que s'ils avaient recours à une plate-forme spécialement dédiée au militantisme. En effet, la fermeture d'une plate-forme publique populaire provoquerait un plus grand tollé dans l'opinion publique que celle d'un site obscur.

 

[1] PHA, p. 73-77

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

Cette question peut paraître curieuse, étrange à beaucoup. Pourtant le souci du monde, le souci pour le monde, est resté une préoccupation centrale de Hannah Arendt pendant toute sa vie. Souci non partagé constatait amèrement l’ancienne apatride dans une époque où domine le souci pour l’homme, la fuite du monde vers le moi.

Dans Condition de l’homme moderne Arendt définit ce monde dont nous devons nous soucier et dont il nous faut prendre soin [1], comme la patrie des hommes durant leur vie terrestre, l'espace public qui est entre eux, qui les rassemble tout en les maintenant à distance, en les empêchant de tomber les uns sur les autres. Ce monde n'est ni la terre ni la nature, mais le produit artificiel de l'homo faber.  Il se compose de l'ensemble des objets produits par la main de l'homme  (machines, œuvres d'art, monuments, institutions, États,..) qui, n'étant pas pris dans le processus de consommation, assurent de par leur durabilité un peu de stabilité à l'existence humaine en lui survivant. Outre les objets fabriqués, le monde désigne aussi l'espace politique au sein duquel tout un chacun peut être vu et entendu, apparaître aux yeux de tous. Il n'y a d'hommes, au sens propre,  que là où il y a monde. Réciproquement, il ne peut y avoir de monde, au sens propre, que là où la pluralité du genre humain, ne se réduisant pas à la simple multiplication des exemplaires d'une espèce, assure la multiplicité des perspectives sur le monde. Plus il y a de peuples dans le monde plus il se crée de monde entre eux, et plus ce monde est grand et riche. La destruction d'un peuple appauvrit le monde, le privant irrémédiablement d'une perspective unique.

C'est au peuple romain, le peuple politique par excellence, que nous devons la naissance du monde. II y a eu beaucoup de civilisations extraordinairement grandes et riches jusqu'aux Romains, mais ce qui existait entre elles ce n'était pas un monde, mais seulement un désert, à travers lequel, dans le meilleur des cas, des liens s'établissaient comme des fils ténus, comme des sentiers dans un paysage inhabité, et qui, dans le pire des cas, dégénérait en guerres d'anéantissement ruinant le monde existant. Le passage du désert au monde dont sont crédités les Romains, s'effectue d’abord par leur conception d'une politique étrangère, consistant en une politique d'alliance, de pactes transformant les ennemis d'hier en alliés de demain. Ce passage s’effectue, ensuite, grâce à l'instauration de la Loi, constitutive du monde : la lex romaine est proprement relation entre les hommes, issue d'un accord, d'une parole donnée, d'un consensus omnium. Les Romains sont des « pères fondateurs ».

Le monde peut donc être défini comme un espace entre les hommes, dont les lois garantissent la stabilité sans cesse menacée par la naissance d'hommes nouveaux. Les barrières des lois positives sont à l'existence politique de l'homme ce que la mémoire est à son existence historique : elles garantissent la préexistence d'un monde commun, la réalité d'une certaine continuité, qui transcende la durée individuelle de chaque génération, absorbe tous les nouveaux commencements, et se nourrit d'eux .

Le danger suprême auquel nous sommes confrontés aujourd’hui et qu’Arendt constatait amèrement consiste dans la tentation de se débarrasser de la politique, de notre responsabilité quant au devenir du monde. Le risque encouru, à vouloir être déchargés du souci du monde, est celui d'une double perte ou atrophie : celle du sens commun qui permet de nous orienter dans le monde et celle du sens du beau, du goût, grâce auquel nous aimons le monde. À supposer qu'une telle attitude – caractéristique des peuples parias – persistât pendant des siècles, on aboutirait alors à l'acosmie, une forme de barbarie .

Après ce texte cinq apports récents  pour engager le débat autour du souci du monde.

Le premier texte, tiré du numéro spécial consacré en 2008 par une revue à Hannah Arendt sous le titre même de la question que nous traitons, montre comment, avec le progrès (la numérisation) technique, la victoire de l’info, du live et du flash sur la pensée est absolue. Jamais la société de masse dévorée par l’obsession ego-grégaire de la consommation, assignée à résidence dans un présent anémié, n’a eu autant de pouvoir sur les âmes qu’aujourd’hui. Or c’est à partir d’un tel désert que le totalitarisme a pu naître. Dans un univers si déshumanisé que tout y est possible. La reprise en 2007 du slogan de l’idéologie totalitaire par un candidat aux présidentielles montre que nous n’avons pas retenu la leçon. Le danger, comme l’écrivait Arendt, consiste en ce que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous y sentions bien. L’indifférence généralisée dessine un monde où, lentement, les hommes deviennent superflus, tandis que nous déléguons à d’autres – spécialistes, politiques, techniciens, associations caritatives et ONG – le soin de se soucier du monde commun. Au cœur de nos vies assoupies ce sont les conditions mêmes qui ont vu cristalliser le phénomène totalitaire qui travaillent sourdement nos démocraties.

Les deux textes suivants étaient tirés du livre d’un sociologue du numérique paru en 2010. Le premier développe la capacité qu’ont les êtres humains, depuis l’aube des temps, de charger l’espace physique de significations abstraites (religieuses, politiques,…). Aujourd’hui nous avons créé un espace de signes, de chiffres qui enveloppe l’espace terrestre et lui donne son sens, nous fournissant un double habitat. Quel lien ce second habitat a-t-il avec le monde dont parle Arendt ? Le second, conclusion du livre, propose une formulation de type pharmacologique : « C’est la forme même de notre être en société qui est remise en question. Et si cela comprend une partie de risques et de bouleversements, une place subsiste pour des éléments de surprise et de création de nouveaux espaces pour les relations humaines ».

Les deux derniers textes traitent de la « sécession des très riches » de leur projet de recréer un « monde » ex nihilo. Le sens du mot monde étant très éloigné de celui d’Arendt au cœur duquel se situe la pluralité et l’acceptation du non choix de ses voisins. le premier, extrait d’un dossier consacré par Philosophie Magazine en 2014 au « monde que nous prépare la Silicon Salley », décrit l’alliance qui se dessine entre la pointe avancée de la recherche technologique, le capitalisme le plus dynamique et une nouvelle conception de l’homme et de la société : entre transhumanistes et libertariens. Le second, éditorial du bimestriel du Monde Diplomatique consacré début 2010 à l’urbanisation du monde, s’ouvre sur la déclaration de la coordination des intermittents et précaires d’Ile de France rappelant que nous avons besoin de lieux pour habiter le monde. Il rappelle que la crise des subprime a touché, et ce n’est pas un hasard, la maison, l’habitat, la forme la plus élémentaire pour se situer dans le monde, avoir une place dans le monde dirait Arendt. Il pointe que la ségrégation est la tendance dominante du siècle actuel. Le public n’enchâsse plus un privé en expansion, c’est le privé qui régit le public. Alors même que la contagion de la sphère où les riches évoluent par, la biosphère polluée, pourrait bien rappeler cette vérité cruelle : il n’y a qu’un seul monde.

Les échanges furent riches mais difficiles à synthétiser. Le sens qu’Arendt donne au mot monde demande un temps d’appropriation. Retenons quelques éléments. Le monde et le Droit : manière occidentale de lier les hommes ; technique de l’interdit qui interpose dans les rapports un sens commun qui dépasse et oblige ; qui permet à chacun, avec l’assurance d’un ordre existant (monde ?), de donner un sens à sa vie fut-elle contestatrice. Le premier pas vers le totalitarisme fut de détruire la personnalité juridique. Le désert : quand il n’y a plus de monde c’est le règne terrifiant de la désolation ; mais à l’écart du monde, c’est un lieu où réfléchir, méditer, se recueillir dans la solitude ; lieu aussi où l’on ne survit pas sans l’autre. La fragilisation du monde à travers ce second habitat numérique sujet aux pannes matérielles et surtout logicielles. La possibilité d’exploiter de façon émancipatrice les outils et données numériques : le coté remède du pharmakon.

 

[1] Voir aussi PHA, p.75 et 205.

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

Depuis 1958 et la publication de Condition de l’homme moderne, la confusion s’est encore accrue sur ce que recouvrait le terme politique. Souvent ramené à la seule prise du pouvoir par des élections puis à la gestion économique, le champ du politique a régulièrement vu réapparaître ce qu’Arendt appelle l’action politique.

Qu’est-ce que l’action politique selon Arendt ? Un texte très complet d’Etienne Tassin et Valérie Girard[1] était proposé pour répondre à cette question[2]. Quelques éléments.

Selon Arendt toute action est politique. Ce n’est pas l’agir qui est accidentellement politique. C’est le politique qui est tout entier de l’ordre de l’agir.

L’action est, par définition libre. Elle n’est donc ni réaction, ni fabrication, ni opération ou organisation. Elle ne se comprend ni en termes de mobiles ou d’intentions, mais de sens. La liberté, dans son sens politique, s’entendant non comme un attribut de la volonté mais comme spontanéité (ce qu’Arendt appelle natalité) : pouvoir de commencer quelque chose de neuf.

L’action échappe toujours à celui qui l’a initiée. Le sens que lui donneront les spectateurs et la manière dont d’autres acteurs la poursuivront sont imprévisibles. L’action est, en effet, toujours publique et commune, liberté et pluralité étant indissociables.

L’action n’est pas fabrication. Elle ne produit rien d’extérieur et ne vise aucun but. Elle est à elle-même sa propre fin. Au « afin de » de l’œuvre elle oppose le « en raison de ».

Les manifestations  sont l'action politique par excellence. Non que la manifestation soit la seule action politique, mais c'est celle qui porte le politique à son essence la plus pure : un agir avec d'autres qui déploie une scène d'apparition où un principe est rendu visible dans sa présence même, évanescente et fragile, au sein d'une communauté d'acteurs précaire. L'interprétation des manifestations selon le schème de l'instrumentalité (comme moyens de pression...) conduira à les critiquer pour leur inefficacité ou leur inutilité. Mais c'est manquer leur sens proprement politique, qui consiste à cristalliser la constitution d'une communauté d'acteurs sur le principe de toute action politique : l'instauration d'une scène de visibilité commune où la liberté peut paraître et les principes d'un vivre-ensemble, pour lesquels les hommes ont un intérêt qui les rassemble, se manifester. La manifestation est le lieu du sens.

L’action se distingue du travail et de l’œuvre par trois vertus propres.

L'institution d'un espace d'apparence : toute action déploie avec elle un espace de visibilité où les acteurs se rendent manifestes.

La relation des acteurs entre eux : l'action est la seule activité qui crée des modes de relations humaines, dont l'importance et le sens sont indépendants de l'objet éventuel à l'occasion duquel les hommes se rencontrent.

La révélation de l'agent dans les actions et les paroles. En agissant, nous nous révélons au sens où nous nous donnons naissance et où  nous nous manifestons. L'action est ainsi une « seconde naissance » (natalité).

Être citoyen, cela signifie d'abord exister sur un mode public et actif, et c'est ce mode d'action qui devrait conférer des droits en les faisant exister publiquement (et non la nationalité ou autres déterminations étrangères à l'action politique). « La liberté est la raison d'être du politique et son champ d'expérience est l'action. »[3]

Sept textes et une carte mentale étaient proposés pour débattre du devenir de l’action politique et de l’espace public dans notre monde numérique.

Les deux premiers textes concernaient le « printemps arabe ». Témoignage d’une blogueuse sur le Web mis au service de la démocratie directe lors de la révolution tunisienne de 2011. Liberté d’agir sans les entraves des partis, diffusion d’une information vérifiée, appel à la mobilisation. Avec une vision de l’action politique très proche de celle d’Arendt. Le second, un article du bimestriel de l’été 2011 du Monde Diplomatique. Si ce ne sont pas Internet et les réseaux sociaux qui font la révolution, le Web participatif est porteur de nouvelles formes d’organisation qui ne sont pas que technologiques et sèment le grain de la démocratie. Non sans poser la question de l’avenir d’une mobilisation sans structuration politique. Question traitée par Arendt dans son livre le moins connu : De la révolution[4].

Le troisième, extrait d’un livre de réflexion de Frédéric Lordon, à partir de Spinoza, sur les affects du politique, écrit avant mais publié après Nuit Debout. Dans ce qui est devenu une économie générale de la visibilité, les images ont une portée croissante pour comprendre, affecter. Tout l’enjeu, et la numérisation technologique peut y contribuer, est de restaurer dans l’espace publique les images manquantes. Indispensables au début elles deviendront moins nécessaires ensuite, puisque devenues liées à des idées et à leurs signes caractéristiques (textes écrits, discours prononcés) qui suffiront à réactiver leur pouvoir d’affecter.

Deux textes (la conclusion de son livre de 2010 « La démocratie Internet, ses promesses et ses limites », et un entretien donné six ans plus tard à Philosophie Magazine) donnaient un aperçu sur les recherches d’un sociologue du numérique. Le Web ouvre une scène sur laquelle la société se donne en représentation et partage des informations jusqu’alors jamais montrées. La société démocratique sort de l’orbite de la politique représentative. Grâce à Internet le public, relégué au rôle d’audience par les journalistes, sondages et experts, s’émancipe. Il produit des connaissances, sans s’en remettre à d’autres, définit lui-même les sujets dont il veut débattre et s’organise. L’entretien de 2016 confirme cet éclairage. Les électeurs sont de plus en plus éduqués et compétents, ils n’ont aucune envie de confier le pouvoir durant cinq ans à un représentant, sans avoir rien à redire. C’est sur cette dynamique et sur le désir d’une démocratie en continu que reposent les nouveaux usages des outils numériques. En quelque sorte, le discret, digital  du numérique au service de la démocratie en continu, analogique.

Les deux derniers textes concernaient l’actualité récente, ce que j’essaie d’éviter en général tant réaction à chaud et réflexion de fond semblent incompatibles. Réagir n’est pas agir comme nous le rappelle le texte d’introduction sur la conception de l’action par Hannah Arendt. Mais, en même temps, pour elle la pensée doit toujours rester liée à l’évènement comme le cercle à son centre[5]. Il était impossible de ne pas parler des deux évènements ayant secoué les républiques issues des deux révolutions étudiées par Arendt dans De la révolution[6]. Nuit Debout en France et l’élection de Donald Trump aux États-Unis. Et la qualité des deux textes montrent qu’il est possible de prendre à chaud un recul suffisant pour réfléchir sur de tels évènements. À plusieurs, comme des acteurs et spectateurs de Nuit Debout dans la Revue Temps Modernes. En dialogue avec soi-même et quelques amis comme le directeur du Hannah Arendt Center.

Ce qui m’a paru intéressant dans la démarche des Temps Modernes, et même nouveau, c’est le refus de prendre, par rapport à Nuit Debout, une position « éditorialisante ». Refus qu’explicite le texte de l’avant-propos qui était fourni comme apport à notre débat. Et dont je propose l’extrait qui suit, tant il est intéressant pour notre recherche. « Appelons éditorialisant le discours qui tente de donner une opinion sur un sujet auquel il reste largement extérieur, le commentaire évaluatif plus ou moins correctement informé qui permet surtout à un sujet de se situer dans un champ où il se compare à ses semblables. Écarter ce genre d'approche fut une décision mûrie. Elle reflète notre volonté de contribuer, dans la mesure de nos capacités, à changer les règles du débat public en France qui, ces dernières années, a eu tendance à tomber terriblement bas. Une certaine sagesse des questions s'est perdue; agitateurs et vitupérateurs sont laissés libres d'organiser le champ des problèmes et de susciter les « discussions ». Cette situation nous semble avoir une raison simple : un mauvais réglage dans la compréhension de la notion même de « débat ». On veut du débat, par-dessus tout du débat. Plus notre monde est rigide, incapable de changer ne fût-ce qu'un peu, plus il nous faut du débat Mais rien ne menace plus le débat que cet impératif à débattre. On se précipite pour mettre en scène une contradiction, entendre les pour et les contre. On néglige un point : pour et contre quoi ? Le « débat » se déploie et on ne sait même pas de quoi on parle. Les problèmes sont vagues, mal posés, ou plutôt posés en fonction des prises de position que l'on veut manifester bruyamment. On oublie un effort de la pensée autrement plus noble et plus impérieux : atteindre plus de précision quant à ce sur quoi il y a lieu, justement, de se prononcer. (…) On pourrait dire : un événement bien défini ne laisse déjà presque plus de place au débat. Non pas qu'il n'existe alors qu'une seule voie vers lui et à partir de lui, mais la diversité des manières de penser ne peut plus alors se résoudre à du «pour ou contre »; elle devient une question d'inventions et de nuances. »

Le texte de Roger Berkowitz, du 13 novembre 2016, est, lui, un formidable exercice de penser mêlant émotion et réflexion sans que la première stérilise la seconde et que la seconde annihile la première. Impossible à résumer. En retenir simplement qu’une connaissance approfondie de l’œuvre d’Arendt et en particulier des Origines du totalitarisme[7], dont les ventes ont été fortement augmentées par l’élection de Trump, est mise au service d’une pensée par soi-même et de l’analyse de la situation telle qu’elle se présentait en novembre 2016. L’érudition au service de la pensée alors que bien souvent elle la remplace.

 

Présentation et échanges ont occupé deux séances. Malheureusement sans prise de notes.

Seul un retour par courriel peut être partiellement cité. Il concerne « l’image manquante » qui serait utilement à reconstituer pour tenter d'introduire du recul et de la pensée critique face à l'évidente force de vérité de l'image immédiate du média audiovisuel. Pascal Quignard, dans son essai sur la peinture dans l'antiquité,  « Sur l'image qui manque à nos jours », remarque que ce n'est pas l'action qui est représentée, la peinture « préfigure » une scène qu'elle ne montre pas.  L'image manquante est une scène qui va avoir lieu, mais que tout « le monde » (antique) connaît (soit mythique soit historique : Médée tuant ses enfants, César franchissant le Rubicon).  Quignard écrit: « dans chaque fresque ancienne une image particulière manque dans l'image » et encore « l'image qui est à voir (qui est comme devant être vue) manque dans l'image ». Ce qui me frappe dans ce rapprochement (et cet écart) entre l'image manquante dans la peinture antique et celle manquante dans le média actuel, c'est que dans l'une cela fait appel à une culture commune et invite à se représenter soi-même l'image qui manque, dans l’autre l’image est irreprésentable impensable et nous livre à l'immédiateté d'une réalité « vraie » indiscutable. Je retiens aussi que Lordon  invite à produire une autre image (désaliénante) permettant de penser, tandis que Quignard met en évidence comment l'image manquante du monde antique inaugure le mouvement de la pensée.

 

[1] Qui participait le 15 juillet à la rencontre proposée par Laure Adler dans le cadre des Ateliers de la pensée du festival d’Avignon autour du thème : « Penser aujourd’hui avec Hannah Arendt ». Rencontre à laquelle j’avais aussi été invité.

[2] Voir aussi PHA, p. 87-95 et p. 204.

[3]Pour la liberté voir PHA, p. 112-114 et p. 208-209. Pour la natalité voir PHA, p. 209.

[4] Voir PHA p. 149-155 et 212-213.

[5] Voir PHA, p. 104.

[6] Voir PHA, p. 127-155.

[7] Voir PHA, p. 52-66.

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

La question du travail qui est au centre de nos sociétés dominées par l’économie et, bien sûr, de nos vies revient dans l’espace public lors de chaque rendez-vous électoral. Sans qu’ait été pris le temps de préciser ce dont on parle, la question que l’on traite, le débat se déploie en pour ou contre des solutions miracles au mal qui gangrène nos sociétés glorifiant le travail : sa disparition ou plutôt la disparition de sa forme contemporaine, l’emploi. La dernière campagne présidentielle n’a pas échappé à ce travers avec le débat pour ou contre le « revenu universel ». La question même du travail a été évacuée pour discuter sur ce qu’on entendait par revenu et par universel et savoir si nous étions pour ou contre.

Pour préciser la question sur laquelle nous avons échangé lors de nos deux derniers cours du printemps 2017 un texte introductif, toujours basé sur la pensée de Hannah Arendt, et onze apports étaient proposés. Sans que malheureusement un retour des échanges soit possible en l’absence de prise de notes.

Le texte introductif était extrait de mon premier livre sur Hannah Arendt, publié en 2010, et portait le titre « La victoire du travail et la défaite du monde »[1],[2]. La réflexion sur le travail traverse en effet l’ensemble de Condition de l’homme moderne et peut en constituer un des fils de lecture. Je vous livre ci-dessous la conclusion de l’extrait qui était proposé.

« Le travail aujourd’hui triomphe. Il occupe la place centrale dans le discours de notre société et malheureusement, même si c’est par son absence, dans nos existences humaines. Il reste toujours lié à la nécessité, au sens le plus physiologique du terme, puisqu’il représente, pour une population qui va en s’accroissant sans cesse sur la planète, le seul moyen d’accéder aux ressources nécessaires à la vie à travers son complément inévitable, la consommation. Mais le travail s’est transformé et sa transformation révolutionnaire a modifié en trois siècles notre monde comme aucune autre activité humaine ne l’a fait.

Les origines de cette transformation, à ne pas confondre avec des causes, sont décryptées par Hannah Arendt et, en particulier, la première d’entre elles : la  sortie du travail de l’obscurité du domaine privé, de la famille et son accès à la lumière du domaine public avec, à la fois cause et effet, l’apparition, de la société. Les anciennes sphères du privé  et du public, et maintenant celle de l’intime, ont été dévorées de façon irrésistible par la croissance du domaine social. En un temps très court les collectivités modernes se sont transformées en sociétés de travailleurs et d’employés, dont tous les membres considèrent leur activité, quelle qu’elle soit, comme un moyen de gagner leur vie et celle de leur famille.

Nous pouvons observer cette transformation, quasiment en temps réel, avec  les pays dits émergents, en particulier avec  la Chine. Avec le travail, c’est le processus même de la vie, et sa fertilité  qui, sous une forme ou une autre, a pénétré le domaine public. Libéré des restrictions que lui imposait sa relégation au domaine privé l’élément de croissance propre à toute vie organique a complètement dépassé les processus de dépérissement qui, dans l’économie de la nature, modèrent et équilibrent l’exubérance de la vie. Un processus inouï d’accroissement de richesse et d’accumulation a vu le jour. 

Mais ce travail, assimilé à la vie, s’est transformé de façon révolutionnaire. Il s’est  divisé en actes élémentaires, en tâches, en fonctions, en compétences selon le degré d’automatisation, d’informatisation. Il s’est aussi transformé en s’étendant des biens de consommation, indispensables à la vie, au sens le plus biologique du terme, aux objets d’usage qui, plus ou moins durables, constituent le monde qui nous relie et nous sépare. Il a absorbé l’œuvre, et sa spécialisation en métiers, pour la remplacer par ses processus et sa division en fonctions. Tout est devenu ou devient  bien de consommation, toute activité devient travail, au sens de moyen de gagner sa vie, mais aussi au sens de processus perpétuel dans lequel l’objet produit n’est plus la finalité.  Les objets d’usage, les métiers et même le monde s’évanouissent dans ce flux incessant.

Si le travail, et la vie auquel il est assimilé, triomphent, le monde est le grand perdant. En absorbant l’œuvre le travail a transformé les objets du monde moderne en produits dont le sort naturel est d'être consommés, au lieu d'être des objets d’usage destinés à servir. Il est courant, maintenant, de pointer que nos sociétés sont des sociétés du gaspillage, comme le notait dès 1958 Hannah Arendt confrontée à l’émergence d’une société de consommation toute puissante. Il est plus rare d’entendre que cette évolution menace encore plus le monde humain que la nature et la Terre elle-même. C’est qu’enfermés dans un processus exponentiel, que nous avons baptisé croissance ou développement, nous avons perdu de vue que notre existence, pour rester humaine a besoin d’un monde, artifice créé par les générations qui nous ont précédé pour nous protéger des forces destructrices du processus vital et nous permettre de vivre et d’agir ensemble.

Nous n’habitons plus un monde, fait d’objets et d’institutions durables assurant une permanence dans laquelle s’inscrivent les biographies humaines successives. Nous sommes poussés par un processus qui détruit l’idée même de présent, s’affranchit des enseignements du passé et nous conduit de façon accélérée vers l’inconnu d’un futur auquel nous sommes devenus incapables de réfléchir. Les générations qui ont terriblement souffert des totalitarismes  du  XXe siècle, l’âge des extrêmes si bien étudié par l’historien britannique Eric Hobsbawm, avaient compris, dans leur chair même, l’importance de l’existence et de l’entretien d’un monde humain. Hannah Arendt, bien que ou parce que rejetée comme apatride de ce monde, mettait au premier plan le souci, l’amour du monde et en faisait le principe d’éducation majeur. La démarche du Conseil National de la Résistance française, à travers son programme adopté le 15 mars 1944, et celle des étudiants américains des « Students for a Democratic Society », à travers leur déclaration de Port Huron en 1962, obéissaient au même souci. Nous avons oublié leurs leçons pour nous courber chaque jour un peu plus sous le joug d’une nécessité toujours croissante. »

Onze textes pour faire, après cette introduction, un premier tour autour de la question du devenir du travail.

Trois textes questionnant globalement et  historiquement le travail.

André Gorz, journaliste et philosophe, rappelle, en 1988,  que la société de travail et son éthique n’ont que deux siècles. Le lien entre travailler plus et mieux est rompu. Il est vital pour le mouvement syndical d’abandonner l’idéologie du travail en levant la confusion entre emploi et travail. En  distinguant le travail économique accompli en vue d’un paiement des activités domestiques accomplis pour soi et les siens et des activités autonomes accomplies comme étant une fin pour elles-mêmes.

Dominique Méda, philosophe et sociologue, « ose » s’interroger en 1995 sur le sens et le statut du travail. Elle cherche, en particulier à comprendre les manifestations multiples d’un même évènement : l’avènement des sociétés fondées sur le travail, la prédominance de l’économie et le dépérissement du politique.

C’est le travail qui devient superflu, pas nous, écrit en 2008 la sociologue québécoise Rolande Pinard. Nous ne sommes pas réductibles au travail.

Cinq textes questionnant ce que devient aujourd’hui le travail.

Richard Sennet, sociologue et historien américain s’interroge sur la nocivité des nouvelles formes d’organisation du travail : la flexibilité en rendant illisible les nouvelles formes de pouvoir ne corroderait-elle pas le caractère, c’est-à-dire la valeur éthique que nous attachons à nos désirs et à nos relations avec les autres ?

Philippe Askenazy, économiste, traite, en 2004 des désordres du travail liés à ce qu’il appelle le nouveau productivisme. Prônant un réexamen des rapports du capitalisme et du travail il montre comment les entreprises américaines ont su mettre en place des politiques de prévention assurant des bonnes conditions de travail. Contrairement aux entreprises françaises et européennes avec les dégâts financiers et humains qui vont avec un tel choix. Autrement dit  l’importation d’un seul côté d’un modèle.

Bruno Flacher, enseignant en sciences sociales, interroge en 2008 les liens entre travail et citoyenneté. Avec le chômage de masse le rôle intégrateur du travail est affaibli, avec un impact sur la citoyenneté et l’éloignement de la vie politique. Inversement la citoyenneté peut être une ressource à travers les manifestation, le vote, le principe du droit au travail inscrit dans la Constitution, pour le respect du droit du travail. Avant les lois « travail »…

Yves Clot, professeur et titulaire de la chaire de psychologie des milieux de travail et de vie a rassemblé dans un livre qui fait référence depuis sa première publication en 1995  les résultats d’enquêtes de terrain sur « Le travail sans l’homme ? ». Dans  la postface de 2008 que nous proposions il s’interroge : bien travailler aujourd’hui ne demande-t-il pas d’avoir le loisir dans le travail même de penser et repenser ce que l’on fait ?

Deux textes de philosophes sur le bon travail, les splendeurs et les misères du travail.

Matthew B. Crawford, philosophe et réparateur de motos américain, traite en 2009 la question : qu’est-ce qu’un bon travail ? Sa remarque que la disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l’ignorance totale du monde d’artefacts que nous habitons résonne, cinquante plus tard, avec le souci du monde exprimé par Arendt dans Condition de l’homme moderne.

Alain Botton, philosophe et écrivain suisse, s’interroge sur la croyance spécifique à notre société que le travail doit nous rendre heureux. Croyance à laquelle Hannah Arendt attribuait la victoire de l’animal laborans, du travail.

Le reportage de Françoise Aubenas, grand reporter et ancienne otage en Irak, cherchant pendant six mois le nouvel eldorado qu’est un emploi à durée indéterminée (CDI).

Enfin un entretien avec Bernard Stiegler, philosophe du numérique et plus largement de la technique et du temps. On ne peut défendre l’automatisation sans assumer les problèmes sociaux qu’elle crée. L’hypothèse de Stiegler est de prendre le modèle des intermittents pour créer un revenu contributif basé sur la valeur pratique, caractéristique de tous les savoirs sous toutes leurs formes. La valeur pratique ne s'use pas, ne se jette pas, est irréductible à sa valeur d'échange (à la différence de la valeur d'usage ou de la force de travail) et permet de valoriser le passé tout en se projetant dans l'avenir. Le revenu contributif est un revenu alloué à tout le monde sur une base qui permet de vivre décemment, de s'éduquer et de développer des capacités, c'est-à-dire des formes de savoir, que la société a besoin de valoriser et qui est un droit « rechargeable » en fonction de l'activité de socialisation de capacités ainsi développées par les individus en direction des groupes. La société planétaire est confrontée à d'immenses problèmes : réchauffement climatique, démographie, crise de l'eau, pathologies mentales en tout genre, insolvabilité masquée par la spéculation. Pour résoudre ces immenses problèmes, il n'y a pas d'autre possibilité que d'élever l'intelligence collective en augmentant spectaculairement les savoirs partagés. Ce que précisément l'automatisation rend possible sans doute pour la première fois. Une expérimentation autour de la mise en place d’un revenu contributif a démarré et s’étendra sur dix ans sur le Territoire de Plaine commune (Aubervilliers, Épinay-sur-Seine, L'Île-Saint-Denis, La Courneuve, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen, Stains et Villetaneuse : 408 000 habitants).

 

[1] Voir RPHA, p. 37-57

[2] Voir aussi PHA, p. 77-82, 95-104, 204.

La Condition humaine à l’époque numérique, saison 2 (1/7) (CHEN S2)

Quatre questions restent à aborder lors des six prochains cours (16 novembre, 14 décembre, 11 janvier, 1er février, 8 mars, 12 avril) :

  • Savons-nous et pouvons-nous débattre politiquement des choix économiques ?
  • Savons-nous et pouvons-nous débattre politiquement des choix scientifiques et techniques ?
  • Que devient notre rapport à la Terre et la nature ?
  • L’art assure-t-il encore la permanence du monde ?

Autrement dit, comment sommes nous, humains de l’époque numérique, conditionnés par nos propres productions économiques, scientifiques, technologiques et artistiques et avons-nous continué à perdre ou retrouvons-nous un lien avec le monde et la nature ?

L’expérience des saisons précédentes a montré la difficulté à associer présentation d’une question, à partir d’une préparation solide visant à fournir un cadre de réflexion et des points de vue multiples, avec des échanges dont il puisse être possible de rendre compte.

Afin de permettre d’approfondir nos échanges et d’élargir le public nous avons créé une association Autour de Hannah Arendt, entre passé et futur.

L’association « Autour de Hannah Arendt, entre passé et futur, a été créée dans le prolongement de mes travaux sur l’œuvre de Hannah Arendt et sur la condition humaine à l’époque numérique. Travaux ayant donné lieu, depuis 2011,  à des cours à l’Université du Temps Libre d’Orléans (UTL) et s’étant traduits par la publication de deux livres en 2010 et 2017.

Son objet est double. Faire connaître, auprès d’un large public, l’œuvre de Hannah Arendt, penseur politique du XXe siècle. Réfléchir sur le monde contemporain et la condition humaine à l’époque numérique.

L’association propose à ses adhérents un ensemble de services. Débats entre les cours donnés à l’UTL. Mise à disposition d’une bibliothèque sur Hannah Arendt et autour du Numérique. Ateliers de lecture de l’œuvre de Hannah Arendt. Veille bibliographique sur les deux thèmes. Lettre périodique. 

Les activités de l’association se font en direction du grand public, en partenariat avec d’autres associations ou des institutions scolaires, universitaires ou culturelles. Ses interventions peuvent prendre la forme de conférences, de débats ou d’ateliers adaptés aux publics concernés et aux lieux, avec des intervenants internes ou externes. Le programme est disponible sur le site www.ttoarendt.com

Adresse électronique : autourdehannaharendt@orange.fr

Adresse postale : 3 rue Georges Simenon, 45400 Fleury les Aubrais

Téléphone : 06 31 31 94 95 

Publié dans Arendt, Cours, Numérique

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