Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Cours donné dans la cadre de l'association Autour de Hannah Arendt
les 14 mars et 4 avril 2019

En 1958 Hannah Arendt, penseur politique américain, publie, sept ans après Les origines du totalitarisme, Condition de l’homme moderne. L'analyse philosophique, politique et historique, qu’elle y mène, a pour but de rechercher l'origine de l'aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l'univers et le monde pour le Moi, afin d'arriver à comprendre la nature de la  société telle qu'elle avait évolué et se présentait au moment de l'avènement d'une époque nouvelle et encore inconnue. « Époque » dans laquelle nous vivons aujourd’hui.

En 2016 Bernard Stiegler, philosophe français consacrant son œuvre au temps et à la technique,  publie Dans la disruption, Comment ne pas devenir fou ?.

En 2017 Emmanuel Todd, anthropologue, historien français et spécialiste des systèmes familiaux, publie Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine.

En 2017 Bruno Latour, anthropologue, sociologue et philosophe français des sciences, publie Où atterrir ? Comment s’orienter en politique.

Trois publications très récentes, trois questions qui démontrent notre désorientation face à notre « monde », à notre « époque ».

C’est cette même désorientation qui est à l’origine des « cours » donnés à l’UTL depuis octobre 2015 : Repères pour un monde numérique puis La condition humaine à l’époque numérique

Je vous propose maintenant de poursuivre et structurer cette recherche autour des deux questions : Où en sommes-nous et où atterrir ?, tout en ayant en tête la terrible interrogation : Comment ne pas devenir fou ?.

Les trois derniers cours de cette saison seront donc consacrées à un croisement et une confrontation de points de vue issus de :

  • Dans la disruption de Bernard Stiegler.
  • Où atterrir ? de Bruno Latour. 

avec le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt : L’âge moderne et la vita activa, chapitre lu et étudié lors de nos ateliers de lecture.

Avec pour ambition d’ouvrir le chemin vers l’écriture d’une Condition de l’homme numérique poursuivant la démarche d’Arendt pour rejoindre celle de Stiegler. Écriture qui prendra en compte :

  • Les repères pour un monde numérique établis en 2015-2016.
  • La réflexion[1] menée de 2016 à 2018, à travers huit questions[2], sur la condition humaine à l’époque numérique.

Fin 2018 Bernard Stiegler publie deux livres.

  • La réédition de sa thèse, La technique et le temps.
  • Un livre qui pourrait nous aider à répondre à la question de Bruno Latour :  Au-delà de l’Anthropocène

Encore plus qu’Arendt, Bernard Stiegler est un auteur difficile à lire. Comme Arendt ses livres sont l’expression écrite du développement d’une pensée et n’ont pas de vocation pédagogique. Différemment d’Arendt, et un peu comme Lacan, Stiegler conceptualise beaucoup en multipliant la création de néologismes.

Je vais entreprendre un travail visant à le « traduire » sans le déformer.  

 

[1] Réflexion qui intègre, partiellement,  l’apport du livre d’Emmanuel Todd : Où en sommes-nous ?

[2] Avons-nous encore une vie privée ? Avons-nous encore un monde ? Que deviennent l’action politique et l’espace public ? Que devient le travail ? Savons-nous et pouvons-nous débattre des choix économiques ? Savons-nous et pouvons-nous débattre des choix scientifiques et techniques ? Que devient notre relation avec la Terre et la Nature ? L’Art assure-t-il encore la permanence du monde ?

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

C’est dans ce dernier chapitre que Hannah Arendt démontre toute la pertinence des distinctions qu’elle a opérées dans et autour de la vie active. À partir de trois évènements elle décrit et analyse la réaction en chaîne qui a conduit, à ce qu’elle appelle, la double aliénation de l’homme moderne, évoquée dès le prologue : la fuite de la Terre pour l’Univers, du Monde pour le Moi. 

Pour Arendt, trois grands événements dominent le seuil de l'époque moderne et en fixent le caractère.  La découverte de l'Amérique suivie de l'exploration du globe tout entier qui a permis à l’homme de prendre pleinement possession de sa demeure mortelle. La Réforme qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques, a commencé le double processus de l'expropriation individuelle et de l'accumulation de la richesse sociale. L'invention du télescope et l'avènement d'une science nouvelle qui considère la nature terrestre du point de vue de l'univers. Ce que retient Arendt du premier évènement c’est qu’en mesurant et en arpentant la Terre l’homme s’est dégagé de tout attachement, de tout intérêt pour ce qui est proche de lui,  et s’est éloigné de son voisinage, avec comme symbole l’'invention de l'avion. On ne peut diminuer la distance terrestre qu'à condition de mettre une distance décisive entre l'homme et la Terre, qu'à condition d'aliéner l'homme de son milieu terrestre immédiat. Arendt trouve ainsi une des origines de la première des deux aliénations relevées dès son prologue, entamé sous le signe du lancement dans l’univers d’un objet terrestre fait de main d’homme : l’aliénation par rapport à la Terre. Point qu’elle approfondit un peu plus loin avec l’invention du télescope.

Mais c’est à l’évènement de la Réforme qu’elle s’attaque d’abord le plus longuement. L’expropriation du paysannat, conséquence imprévue de l'expropriation de l'Église, a précipité l'Occident dans une Histoire où l'on a vu la propriété détruite dans le processus de son appropriation, les objets dévorés dans le processus de leur production, la stabilité du monde sapée dans un processus perpétuel de changement. Dans un premier stade la misère a été imposée à un nombre toujours grandissant de travailleurs privés de la double protection de la famille et de la propriété privée d'une parcelle du monde qui, jusqu'à l'époque moderne, avait abrité l'activité de travail soumise aux nécessités vitales. Dans un deuxième stade la société remplaça la famille comme sujet du processus vital. La classe sociale assura à ses membres la protection que la famille procurait autrefois aux siens, et la solidarité sociale se substitua fort efficacement à l'ancienne solidarité naturelle qui régissait la cellule familiale.  Le territoire de la nation remplaça pour toutes les classes le foyer, propriété individuelle, dont on avait privé la classe des pauvres. Le troisième stade dont Arendt décrivait les prémisses en 1958 est aujourd’hui atteint. L'humanité commence à se substituer aux sociétés nationales, la Terre aux territoires des États. Mais nous avertissait Arendt, le processus d'aliénation par rapport au monde prend forcément des proportions encore plus radicales si on le laisse obéir à sa loi propre. Car on ne saurait être citoyen du monde comme l'on est citoyen de son pays, et l'homme social ne possède pas la propriété collective comme la famille possède la propriété individuelle. L'éclipse du monde public commun, si décisive pour la solitude de l'homme de masse, si dangereuse par l'aliénation des mouvements idéologiques de masse dont elle est la cause, a commencé très concrètement par la perte de cette parcelle du monde que l'homme possédait en privé. (1)

Arendt retrace et analyse ensuite l’impact du troisième évènement, l’invention par Galilée du télescope et l’avènement d’une science nouvelle considérant la nature terrestre du point de vue de l’univers. Quelle que soit aujourd'hui notre œuvre en physique, dans tous les cas nous manions la nature d'un point de l'univers situé hors du globe. Sans nous tenir réellement en ce point dont rêvait Archimède, liés encore à la Terre par la condition humaine, nous avons trouvé moyen d'agir sur la Terre et dans la nature terrestre comme si nous en disposions. Et au risque même de mettre en danger le processus naturel de la vie nous exposons la Terre à des forces cosmiques, universelles, étrangères à l'économie de la nature. Si l'aliénation par rapport au monde a fixé le cours et l'évolution de la société moderne, l'aliénation par rapport à la Terre est devenue, est restée, la caractéristique de la Science moderne. (2)

Il fallut des générations, des siècles pour que se révèle le véritable sens de la découverte du point d'Archimède. Nous sommes les premiers, écrit Arendt, à vivre dans un monde totalement déterminé par une science et des techniques dont la vérité objective et le savoir-faire sont tirés de lois cosmiques, universelles, bien distinctes des lois terrestres et « naturelles », un monde dans lequel on applique à la nature terrestre et à l'artifice humain un savoir que l'on a acquis en choisissant un point de référence hors de la Terre. Si l'on veut tracer une ligne de séparation entre l'époque moderne et le monde dans lequel nous venons d'entrer, on peut trouver le clivage entre une science qui observe la nature d'un point de vue universel et arrive ainsi à la dominer complètement, d'une part, et, d'autre part, une science vraiment « universelle », qui importe dans la nature des processus cosmiques au risque évident de la détruire et de ruiner du même coup la domination de l'homme sur la nature. (3)

La philosophie moderne commence au doute de Descartes. Dans la philosophie et dans la pensée modernes, le doute occupe à peu près la position centrale qu'avait toujours occupée auparavant, l'étonnement des Grecs devant tout ce qui existe tel quel. Le doute cartésien, en son sens radical et universel, fut à l'origine la réaction provoquée par une réalité nouvelle. Les philosophes comprirent que les découvertes de Galilée ne comportaient pas un simple défi au témoignage des sens. Ce n'était pas la raison qui réellement changeait la vision du monde physique, c'était un instrument fait de main d'homme, le télescope. Ce n'était pas la contemplation, l'observation, ni la spéculation qui conduisaient au nouveau savoir. C'était l'intervention active de l'homo faber, du faire, de la fabrication. La manière cartésienne de résoudre le doute universel fut comparable par la méthode et par le contenu au passage de la vérité à la véracité, du réel au digne de foi. Même s'il n'y a pas de vérité, l'homme peut être véridique, même s'il n'y a pas de certitude à laquelle on puisse se fier, l'homme peut être digne de foi. Si le salut existe, il doit être en l'homme, et s'il y a une solution aux questions posées par le doute, elle doit venir du doute. S'il faut désormais douter de toute chose, le doute du moins est certain et réel. De la certitude purement logique qu'en doutant de quelque chose je constate l'existence d'un processus de doute dans ma conscience, Descartes conclut que les processus qui ont lieu dans l'esprit de l'homme ont une certitude propre et qu'ils peuvent devenir objets de recherche dans l'introspection. (4)

L'ingéniosité de l'introspection cartésienne, et par conséquent la raison pour laquelle cette philosophie prit une telle importance dans l'évolution spirituelle et intellectuelle de l'époque moderne, fut en premier lieu le recours au cauchemar de la non-réalité qui servit à noyer tous les objets de-ce-monde dans le flot de la conscience et de ses processus. « L'arbre vu », découvert dans la conscience par l'introspection, n'est plus l'arbre donné dans la vue et le toucher, entité en soi avec son identité, sa forme inaltérable. Transformé en objet de conscience sur le même plan qu'un simple souvenir ou qu'une chose purement imaginaire, il devient partie intégrante du processus, c'est-à-dire de cette conscience que l'on ne connaît que comme un flot toujours en mouvement. Rien sans doute ne pouvait mieux nous préparer à voir éventuellement la matière se dissoudre en énergie et les objets en tourbillons de phénomènes atomiques, que cette dissolution de la réalité objective en états d'esprits subjectifs. En second lieu, la méthode cartésienne pour mettre une certitude à l'abri du doute universel correspondait très précisément à la conclusion la plus évidente que l'on pût tirer de la nouvelle physique. Si l'on ne peut connaître la vérité comme une chose donnée et révélée, l'homme du moins peut connaître ce qu'il fait lui-même. Cette attitude devint la plus générale, la plus généralement admise, et c'est cette conviction, plutôt que le doute sur lequel elle se fonde, qui depuis plus de trois cents ans pousse les générations l'une après l'autre dans une cadence toujours accélérée de découvertes et de progrès. La raison devint calcul des conséquences, faculté qui passe aujourd'hui pour raisonnement de sens commun. La fameuse réduction des sciences aux mathématiques permit de remplacer ce qui est donné dans la sensation par un système d'équations mathématiques où toutes les relations réelles se dissolvent en rapports logiques entre des symboles artificiels. C'est cette substitution qui permit à la Science moderne d'accomplir sa tâche, de produire les phénomènes et les objets qu'elle veut observer. (5)

Mais la mathématisation de la physique, par laquelle s'opéra le renoncement absolu des sens en matière de connaissance, eut, à son dernier stade,  la conséquence inattendue et pourtant plausible, que toute question que l'homme pose à la nature reçoit une réponse en termes de schémas mathématiques. En démontrant la vérité des concepts les plus abstraits de la science, la technologie démontre seulement que l'homme peut toujours appliquer les résultats de son intelligence, et qu'il peut employer n'importe quel système pour expliquer les phénomènes naturels, il saura toujours l'adopter comme principe directeur de ses œuvres et de son action. En d'autres termes, le monde de l'expérimentation, tout en augmentant le pouvoir humain de faire et d'agir, voire de créer un monde, bien au-delà de tout ce que les époques précédentes avaient pu imaginer ou rêver, rejette l'homme, plus rudement que jamais,  dans la prison de son esprit, dans les limites des schémas qu'il a lui-même créés. (6)

Parmi les conséquences spirituelles des découvertes de l'époque moderne, la plus grave peut-être et, en même temps, la seule qui fût inévitable puisqu'elle suivit de près la découverte du point d'Archimède et l'apparition connexe du doute cartésien, est l'inversion de hiérarchie entre la contemplation et la vie active. Un instrument, le télescope, œuvre des mains humaines, voilà finalement ce qui a forcé la nature, ou plutôt l'univers, à livrer ses secrets. La certitude d'une connaissance ne fut accessible qu'à une double condition : premièrement, que la connaissance concernât uniquement ce que l'on avait fait soi-même – et elle eut bientôt pour idéal la connaissance mathématique où l'on n'a affaire qu'à des entités autonomes de l'esprit – et deuxièmement, que la connaissance fût d'une nature telle qu'elle ne pût se vérifier autrement que par l’expérimentation. Depuis lors, vérité scientifique et vérité philosophique se sont quittées. La pensée, autrefois servante de la contemplation, devint servante de l’expérimentation et la philosophie devint superflue pour les hommes de sciences. (7)

Parmi les activités de la vie active la première à s'emparer de la place jadis occupée par la contemplation fut celle du faire, de la fabrication, de l’œuvre sous le double effet de l’importance des instruments et de l'expérimentation dans la Science moderne. Science dans laquelle règne la conviction que l'on ne peut connaître que ce que l'on a fait entraînant le passage des anciennes questions, quoi et pourquoi, à la nouvelle question, comment. Les objets de connaissance ne peuvent plus être des choses ni des mouvements éternels, mais des processus. Le développement, d’abord concept-clef des sciences historiques, s'installa au centre des sciences physiques. Mais, si cette insistance à tout considérer comme résultat d'un processus, caractérise nettement l'homo faber, c'est une chose toute nouvelle que l'exclusive préoccupation de l'époque moderne pour le processus aux dépens de tout intérêt pour les objets eux-mêmes. L'homme a commencé à se considérer comme une partie intégrante des deux processus surhumains, universels, de la Nature et de l'Histoire, condamnés l'un et l'autre à progresser indéfiniment sans jamais atteindre de fin inhérente, sans jamais approcher d'idée préétablie. (8)

Si l'on ne considère que les événements qui ont annoncé l'époque moderne, l’élévation de l’homme-fabricateur, de préférence à l'homme-acteur ou à l'homme-travailleur, au sommet des possibilités humaines  semble aller de soi. Ce qu'il importe d'expliquer, ce n'est pas le respect des modernes pour l'homo faber, c'est le fait que ces honneurs aient été si rapidement suivis de l'élévation du travail au sommet de la hiérarchie de la vie active. Ce qui a changé la mentalité de l'homo faber, c'est la position centrale du concept de processus. Le passage du « quoi » au « comment », déroba à l'homme-fabricateur, les normes et les mesures fixes et permanentes qui, avant l'époque moderne, lui ont toujours servi de guides dans l'action et de critères dans le jugement.  La perte radicale des valeurs à l'intérieur de l'étroit système de référence de l'homo faber se produisit dès que l'homme cessa de se définir comme fabricant d'objets, constructeur de l'artifice humain, inventant incidemment des outils, pour se considérer principalement comme fabricant d'outils, produisant aussi incidemment des objets. Si le principe d’utilité s'appliqua ici, il ne concerna en premier lieu ni les objets d'usage ni l'usage, mais le processus de production. Le repère ultime ne fut ni l'usage ni l'utile, ce fut le bonheur, ce fut l'évaluation de la peine et du plaisir éprouvés dans la production et dans la consommation. (9)

Il reste à expliquer pourquoi,  à la défaite de l’homo faber,  a répondu la victoire de l'animal laborans. Pourquoi, le rang le plus élevé des capacités de l'homme a dû revenir précisément à l'activité de travail ou, autrement dit, pourquoi dans la diversité de la condition humaine et de ses facultés la vie a fait écarter toute autre considération. Si la vie s'est imposée à l'époque moderne comme ultime point de repère c'est que  le renversement moderne entre vie contemplative et vie active s'est opéré dans le contexte d'une société chrétienne dont la croyance fondamentale au caractère sacré de la vie a survécu, absolument intacte, après la laïcisation et le déclin général de la foi chrétienne. Le renversement moderne à suivi, sans le mettre en question, le renversement extrêmement important que le christianisme avait provoqué dans le monde antique en renversant l’ancien rapport entre l’homme et le monde, l’immortalité de la vie individuelle remplaçant celle du monde. (10)

L'homme moderne, quand il perdit l'assurance du monde à venir, ne fut pas rejeté au monde présent, il fut rejeté à lui-même. Tout ce qu'il reste désormais de virtuellement immortel, d'aussi immortel que la cité dans l'antiquité ou la vie individuelle au moyen âge, c’est la vie comme processus vital, potentiellement sempiternel, de l'espèce.

Le mot travail est trop noble, trop ambitieux, pour désigner ce que nous faisons ou croyons faire dans le monde où nous sommes. Le dernier stade de la société de travail, la société d'employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus global de la vie de l'espèce, comme si la seule décision encore requise de l'individu était d'acquiescer à un type de comportement, hébété, « tranquillisé » et fonctionnel.  

Les hommes persistent à fabriquer et à construire, mais ces facultés sont de plus en plus restreintes aux talents de l'artiste, de sorte que la prise de contact avec le monde, qui les accompagne, échappe de plus en plus à l'expérience ordinaire.

La capacité d'agir, au moins au sens de déclencher des processus, est toujours là. Mais elle est devenue le privilège des hommes de science, qui ont agrandi le domaine des affaires humaines au point d'abolir l'antique ligne de protection qui séparait la nature et le monde humain.

Mais l'action des hommes de science, agissant sur la nature du point de vue de l'univers et non sur le réseau des relations humaines, manque du caractère révélant de l'action comme de la faculté de produire des récits et de devenir historique qui, à eux deux, forment la source d'où jaillit le sens qui pénètre et illumine l'existence humaine.

Sous cet aspect, dont l’importance existentielle est extrême, l'action aussi est devenue une expérience de privilégiés, et les quelques-uns qui savent encore ce que c'est que d'agir sont peut-être encore moins nombreux que les artistes, et leur expérience encore plus rare que l’authentique connaissance et amour du monde.

Enfin, la pensée, écartée, selon la tradition prémoderne et moderne, de l’examen de la vita activa, reste possible et existe partout où les hommes vivent dans des conditions de liberté politique. Malheureusement, aucune faculté humaine n'est aussi vulnérable, et en fait il est bien plus aisé d'agir que de penser sous la tyrannie. Comme expérience vécue on a toujours admis, peut-être à tort, que la pensée est réservée à un petit nombre. Il n'est peut-être pas présomptueux de croire que ce petit nombre n'a pas diminué de nos jours. Il est possible que cela soit sans intérêt, ou de peu d'intérêt, pour l'avenir du monde ; ce n'est pas sans intérêt pour l'avenir de l'homme.

Car si l'on ne devait juger les diverses activités de la vita activa qu'à l'épreuve de l'activité vécue, si on ne les mesurait qu'à l'aune de la pure activité, il se pourrait que la pensée en tant que telle les surpassât toutes.

Tous ceux qui ont quelque expérience en la matière reconnaîtront la justesse du mot de Caton : «  Il ne se savait jamais plus actif que lorsqu'il ne faisait rien, jamais moins seul que lorsqu'il était seul ». (11)

 

[1] D’après l’aperçu de ce dernier chapitre donné dans mon guide de voyage à travers une œuvre : Penser avec Hannah Arendt. p. 95-101.

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

La disruption est ce qui va plus vite que toute volonté, individuelle aussi bien que collective, des consommateurs aux « dirigeants », politiques aussi bien qu'économiques ». Comme elle prend de vitesse les individus à travers les doubles numériques ou profils à partir desquels elle satisfait des « désirs » qui n'ont jamais été exprimés, et qui sont en réalité des substituts grégaires privant les individus de leur propre existence en précédant toujours leurs volontés, que, du même coup, elle vide de sens, tout en nourrissant les modèles d'affaires de la data economy, la disruption prend de vitesse les organisations sociales, qui ne parviennent à l'appré­hender que lorsqu'elle est déjà devenue du passé : toujours trop tard.

Dans la disruption, la volonté, d'où qu'elle vienne, est par avance obsolète : elle y arrive toujours trop tard. C'est un stade extrême de la rationalisation qui est ainsi atteint, formant un seuil, c'est-à-dire une limite au-delà de laquelle est l'inconnu : il détruit la raison non seulement au sens où les savoirs rationnels s'en trouvent éliminés par la prolétarisation, mais au sens où les individus et les groupes, perdant la possibilité même d'exister (car on n'existe qu'en exprimant sa volonté), perdant ainsi toute raison de vivre, deviennent littéralement fous, et tendent à mépriser la vie – la leur et celle des autres. Il en résulte un risque d'explosion sociale mondiale précipitant l'humanité dans une barbarie sans nom.

À l'époque de la disruption réticulaire et automatique, la nouvelle forme de barbarie induite par la perte du sentiment d'exister ne concerne plus seulement des individus isolés et suicidaires, qu'il s'agisse de Richard Durn ou d'Andréas Lubitz, qui précipita son appareil et ses passagers contre une montagne, comme les suicidaires du 11 septembre 2001.

Le 22 décembre 2014, Sébastien Sarron fonçait avec sa camionnette sur la foule d'un marché de Noël à Nantes. Lorsque la raison est perdue, toutes les puissances technologiques qui sont entre nos mains comme autant de « progrès de la civilisa­tion » deviennent des armes de destruction par où cette « civilisation » révèle la barbarie qu'elle contient et cela constitue l'enjeu majeur de la question pharmacologique à l'époque de la disruption.

La perte du sentiment d'exister, la perte de la possibilité d'exprimer sa volonté, la perte corrélative de toute raison de vivre et la perte consécutive de la raison comme telle, perte glorifiée par Chris Anderson comme « fin de la théorie », sont ce qui frappe désormais des groupes entiers et des pays entiers – et c'est pourquoi les extrêmes droites montent partout dans le monde, et singulièrement en Europe, ce qui va considérablement s'aggraver après la tragédie de la Grèce et les massacres en France.

Mais aussi, et surtout, ces pertes frappent une génération entière : celle de Florian.

Florian est le nom d'un jeune homme de quinze ans dont les propos sont ainsi rapportés[2] :

Vous ne vous rendez vraiment pas compte de ce qui nous arrive. Quand je parle avec des jeunes de ma génération, ceux qui ont deux ou trois ans de plus ou de moins que moi, ils disent tous la même chose : on n'a plus ce rêve de fonder une famille, d'avoir des enfants, un métier, des idéaux, comme vous l'aviez quand vous étiez adolescents. Tout ça, c'est fini, parce qu'on est convaincu qu'on est la dernière, ou une des dernières générations avant la fin.

Florian pense que sa génération est la dernière « ou une des dernières générations avant la fin ». Tel est l'état moral de Florian. (…) La dernière, ou une des dernières générations avant la fin : telle est l'extrême démoralisation de Florian et de sa génération.

Dans l'horizon du devenir, Florian ne voit aucun avenir possible pour sa génération – c'est-à-dire aussi bien pour l'espèce humaine. Il formule en termes clairs, simples et terrifiants ce que tout le monde pense, mais que tout le monde refoule – sauf certains qui en viennent à se précipiter sur des tours à New York en avion, ou sur des montagnes, ou sur des marchés de Noël, ou de la fenêtre d'un commissariat après avoir assassiné ou blessé vingt-sept personnes (il faudrait parler aussi de Columbine, du tueur de Norvège et de tant d'autres – et il faudra parler des frères Kouachi).

Dans le langage de la phénoménologie, et en repassant par des questions issues de l'analytique existentiale de Martin Heidegger, nous devrions dire que, pour Florian, il n'y a pas de protention collective positivement possible : il n'y a pas d'autre protention que la fin de toute protention, c'est-à-dire de tout rêve et de toute possibilité de réaliser un rêve. La vision du monde de Florian et donc de son avenir est soumise en totalité à une protention absolument négative : la disparition du genre humain en totalité.

On peut tenter d'imaginer ce que veut dire, pour Florian, la disparition du genre humain en totalité. Cela peut être envisagé comme l'auto-extermination de l'hu­manité par une guerre mondiale totale et ultime. Cela peut se produire à travers une série d'accidents apocalyptiques. Ce peut être aussi la conséquence du chan­gement climatique et de ses effets secondaires sur la vie en général et la vie humaine en premier lieu. Ce serait en cela le sujet de la conférence des Nations unies à Paris, du 30 novembre au 12 décembre 2015, dont chacun savait qu'il ne sortirait rien.

Sans doute toutes ces possibilités se combinent-elles plus ou moins spécifiquement et avec bien d'autres facteurs et motifs de désespoir pour les jeunes générations, en particulier sur le plan économique, et plus encore lorsque ce plan se trouve massivement soumis à la folie disruptive qui se traduit par l'automatisation intégrale et généralisée.

En 2015, l'accumulation des calamités qui accablent les femmes et les hommes depuis le début du XXIe siècle, combinée à l'exténuation de toute forme de volonté, dont il résulte la prolifération des comportements barbares – tout cela donne à chacun de nous, et pas seulement dans la génération de Florian, toutes raisons de croire que le monde court à sa perte, et ce à très brève échéance.

La question est alors de comprendre comment il est possible que, au moment où chacun sait que l'humanité et la vie en général sont menacées par la folie qui gouverne le monde actuel en partenariat avec la bêtise systémique, personne ne paraisse être en mesure de créer les conditions d'une bifurcation radicale – non pas par une « innovation radicale » disruptive, comme nous allons voir qu'elle est revendiquée par ceux qui se présentent eux-mêmes, et en tant qu'entrepreneurs de start-up, comme de « nouveaux barbares », mais, tout au contraire, par une prise en compte de la radicalité de cette disruption du point de vue d'une nouvelle puissance publique, telle qu'elle permette de faire époque à nouveau.

II est impossible de vivre en société sans protentions collectives positives, et celles-ci procèdent d'une transmission intergénérationnelle et transgénérationnelle. De telles protentions – qui appartiennent à ce que les Grecs de l'époque d'Hésiode appelaient elpis, mot qui signifie attente, à la fois comme espoir et comme crainte, et qui est la condition de l'attention – sont les jalons et les confins du soin qui doit être pris du monde.

Habité par cet être « inquiétant » qu'est l'homme, ce monde est toujours exposé à l'ubris, dont les protentions collectives ménagent une « économie géné­rale » – au sens où Georges Bataille conçut cette notion, dans un rapport fonda­mental au sacrifice – en s'inscrivant dans les calendarités et cardinalités chaque fois spécifiques de telle ou telle civilisation.

Ces cardinalités et ces calendarités ont été non seulement bouleversées, mais littéralement renversées par l'avènement de l'industrie des biens culturels, et plus encore par la numérisation concrétisant la convergence des télécommunications, de l'audiovisuel et de l'informatique, et conduisant à la société réticulaire et automatique.

À présent, le calendrier chrétien s'impose au monde entier à travers les horloges qui synchronisent tous les appareils numériques – des milliards d'appareils, le plus grand nombre se trouvant désormais au fond des poches des Terriens reliés par l'industrie du cloud Computing, des data centers, des satellites géostationnaires et des algorithmes du calcul intensif, formant ce que Heidegger appelait le Gestell.

Ce faisant, le calendrier chrétien court-circuite toutes les autres formes de calendarité, tout en se sécularisant lui-même en totalité, et comme système devenu purement computationnel – totalement sécularisé, comme le comprit Max Weber, ce que Jacques Derrida décrivit comme une mondialatinisation.

Dans un tel contexte purement computationnel, les protentions individuelles aussi bien que collectives s'évanouissent. Tel est notre « temps de détresse ». Et telle est l'incommensurable tragédie de Florian et de sa génération. Au temps de cette génération, qui est aussi celle des digital natives, plus personne ne semble être capable de produire des protentions collectives intergénérationnelles et trans­générationnelles autres que purement négatives – telle une téléologie négative parvenant à sa fin sans finalité (et non à cette finalité sans fin qui donne ses motifs à la raison kantienne).

En cela, Florian et sa génération, et nous – qui survivons avec eux, et parmi eux, plutôt que nous ne vivons véritablement avec eux, car vivre, pour une âme noétique, c'est exister en partageant des fins, c'est-à-dire projeter collectivement des rêves, des désirs et des volontés –, nous tous, comme et avec Florian, nous tous autant que nous sommes, nous sommes jetés dans et par l'époque de l'absence d'époque.

J'ai tenté dans mes travaux antérieurs (et dès mon premier livre) de penser ce qu'est une époque à travers ce que les philosophes appellent l'épokhè. Ce mot grec désigne à la fois « une période de temps, une ère, une époque », et ce qui constitue un « arrêt », une « interruption », une « suspension du jugement », un « état de doute ».

C'est comme une telle suspension du jugement que l'épokhè est devenue un terme du vocabulaire philosophique – usité en particulier par les Stoïciens et les Sceptiques – qui fut réactivé et mis au cœur de la phénoménologie par Edmund Husserl au début du XXe siècle, et comme méthode noétique, c'est-à-dire comme cheminement de la pensée.

Dans une situation singulière et par un chemin que je retracerai sommairement (…), j'en suis venu à poser moi-même que ce que les philosophes appellent l'épokhè, telle qu'elle est à l'origine d'une conversion du regard, d'un changement de la façon de penser, et, en cela, d'une transformation de ce que Heidegger appelle « la compréhension que l'être-là (Dasein) a de son être » (dont nous verrons ici qu'elle consiste dans la production individuelle et collective de « circuits de transindividuation »), l'épokhè philoso­phique et plus généralement noétique (produite par une nouvelle forme du penser en général) est toujours ce qui résulte d'un bouleversement techno-logique, lui-même étant issu de ce que Bertrand Gille décrit comme un changement de système technique.

Un changement de système technique engendre toujours d'abord un désajustement entre ce système technique et ce que Bertrand Gille appelle les systèmes sociaux, qui étaient « ajustés » au système technique précédent, et qui formaient en cela et avec lui une « époque » –  mais où le système technique comme tel s'oubliait, disparaissant dans la quotidienneté comme l'eau échappe aux yeux du poisson en étant son « élément ».

Cette disparition de l'élément technique dans la quotidienneté (son oubli) est ce que décrit admirablement Heidegger dans Être et temps. Et il montre que la facticité du monde et de l'époque dans laquelle il se présente devient patente et inévitable lorsque l'élément technique qu'est l'outil s'interrompt parce que, par exemple, il se brise : c'est ici la fragilité de l'élément technique qui le révèle.

Il faut reprendre ces analyses de Heidegger en les portant sur un autre plan : non pas celui de l'outil, mais celui du système technique, que Heidegger lui-même donne à penser comme « système de renvoi » et comme phénomène de ce qu'il appelle le « rattachement », comme complexe d'outils ou « ensemble technique », ainsi que le décrit Simondon, et qui, lorsqu'il se mondialise en totalité au XXe siècle (ce que Jacques Ellul tentera de décrire comme le « système techni­cien »), devient ce que Heidegger appellera en 1949 Das-Gestell.

Lorsque se produit un changement de système technique – au sens où Bertrand Gille l'entend –, l'époque au sein de laquelle il prend sa source s'achève : une nouvelle époque émerge, généralement au prix de conflits guerriers, religieux, sociaux et politiques en tout genre.

Mais la nouvelle époque n'émerge que lorsque, à l'occasion de ces conflits, et du fait de la perte de prégnance des savoirs et pouvoirs de vivre, faire et concevoir de l'époque précédente, de nouvelles façons de penser, de nouvelles façons de faire et de nouvelles façons de vivre prennent forme, qui sont de « nouvelles formes de vie » au sens de Georges Canguilhem, à partir de précurseurs reconfigurant les rétentions héritées de l'époque antérieure en autant de nouvelles sortes de protention.

Ces nouvelles sortes de protention sont de nouvelles expressions de la volonté, qu'il faut ici entendre au sens de la Boulè des Grecs (qui est à la fois la volonté du citoyen et celle de la cité), et constituent de nouvelles formes de l'attente (elpis) – c'est-à-dire du désir et de l'économie dont il procède : l'économie libidinale, dont émerge ainsi une nouvelle époque. Une époque est toujours une configuration spécifique de l'économie libidinale autour de ce qui se constitue comme ensemble de rétentions tertiaires (c'est-à-dire comme supports techniques de rétentions collectives) formant par leur agencement un nouveau système technique qui est toujours aussi un dispositif rétentionnel.

Une économie libidinale est une économie du désir en tant qu'il est toujours à la fois individuel et collectif. Le désir est structuré par un champ de protentions héritées par le désirant et projetées par lui singulièrement à partir de rétentions collectives transmises par le jeu intergénérationnel que régulent les modèles d'édu­cation aux différents âges de la vie.

Dans ces processus de transmission, les rétentions tertiaires, qui, lorsqu'elles sont ajustées aux systèmes sociaux, sont toujours oubliées comme l'eau est oubliée par le poisson, conditionnent radicalement les rapports qui se nouent entre individus psychiques, et, à travers eux, entre individus collectifs – entre mère et infans, entre enfant, fratrie et autres enfants, entre adolescent et milieu social, entre adultes, entre adultes et nouvelles générations, et donc entre générations, et à travers les générations, entre groupes sociaux, etc.

À l'époque de l'absence contemporaine d'époque, le rôle des rétentions tertiaires numériques dans le (non-)rapport intergénérationnel et dans la (non-) formation de rétentions et de protentions collectives à la fois saute aux yeux et échappe totalement à la compréhension – et il en va ainsi parce que ne se produit plus aucun ajustement entre le nouveau système technique et les systèmes sociaux : bien loin de s'ajuster aux systèmes sociaux en les reconfigurant à travers une « nouvelle époque », le système technique les court-circuite, et, finalement, les anéantit.

Lorsqu'un système technique engendre une nouvelle époque, l'émergence de nouvelles formes de la pensée se traduit par des courants religieux, spirituels, artistiques, scientifiques et politiques, par des mœurs et des styles, par de nouvelles institutions et de nouvelles organisations sociales, par des changements dans l'éducation, dans le droit, dans les formes du pouvoir, et, bien sûr, dans les fondements mêmes des savoirs – comme savoirs conceptuels aussi bien que comme savoir-faire et comme savoir-vivre. Mais c'est ce qui n'advient que dans un second temps, c'est-à-dire après que l'épokhè technologique a eu lieu.

C'est pourquoi une époque se produit toujours à travers un double redoublement épokhal :

  • double parce qu'il se produit toujours en deux temps : d'une part, l’épokhè technolo­gique ; d'autre part, l’épokhè des savoirs comme formes de vie et de pensée, c'est-à-dire la constitution d'une nouvelle transindividuation (caractéristique de telle époque en tel lieu) ;
  • redoublement parce que, à partir des formes déjà là de la technique et du temps qui se sont constituées comme telle ou telle époque établie, une nouvelle réalité technique et une nouvelle réalité historique ( redou­blent et par là relèguent dans le passé ce qui les a engendrées, qui apparaît dès lors précisément constituer le passé) ;
  • épokhal parce que ce n'est que comme interruption inaugurant un recommencement et la nouveauté d'un présent actuel que ce double redoublement advient en s'établissant fermement comme ce que l'on appelle précisément une époque.

La disruption que constitue le système technique numérique est une telle épokhè : la disruption est une telle suspension de toutes les façons antérieures de penser, qui s'étaient élaborées par l'appropriation de changements antérieurs de systèmes techniques (et de systèmes mnémotechniques et hypomnésiques qu'il faut penser comme processus de grammatisation, ce dont je ne parlerai pas ici). Mais cette épokhè est disruptive précisément en cela qu'elle ne donne absolument pas lieu au second temps, ni donc à aucune pensée : elle ne donne lieu qu'à un vide absolu de la pensée, qu'à une kénose d'une radicalité telle que Hegel lui-même aura été dans l'incapacité de l'anticiper. C'est au contraire ce que Nietzsche aura vu venir « à pas de colombe » – comme l'épreuve du nihilisme.

La dimension grotesque de ce que l'on appelle le « débat intellectuel », en France en particulier, et tel qu'en auront parlé les médias au début de l'automne 2015, est un symptôme pathétique de cet état de fait.

Dons la disruption, le second temps du double redoublement épokhal ne se produit pas : il n'y a pas de transindividuation. Et il n'apparaît donc aucune nouvelle forme de pensée se traduisant en nouvelles organisations, en nouvelles institutions, en nouveaux comportements, etc. – par lesquels se constituerait une époque à proprement parler. Les comportements comme façons de vivre sont remplacés par des automatismes et des addictions. Le rapport intergénérationnel et transgénérationnel se défait du même coup : il n'y a plus ni transmission de savoirs, ni protentions de désirs faisant fructifier l'expérience transgénérationnelle – dont les calendarités rituelles, religieuses ou civiles étaient des cadres.

La disruption est l'époque de l'absence d'époque, qui fut annoncée et pressentie non seulement comme « nouvelle forme de barbarie » par Adorno et Horkheimer, mais comme « fin de la philosophie » par Heidegger, avènement des « forces impersonnelles » par Maurice Blanchot, « monstruosité » par Jacques Derrida, et, avant tous ceux-là, comme nihilisme par Nietzsche. Deleuze en ouvrit la question avec Guattari à partir de 1990 comme question des sociétés de contrôle et de la « dividuation » des individus. Simondon n'en vit rien.

Une époque est ce qui permet l'établissement de protentions collectives par la constitution de nouveaux circuits de transindividuation. Ceux-ci métastabilisent des formes de pensée et de vie trans-individuées par les individus psychiques de l'époque où se forment des processus inédits d'individuation collec­tive, et, en eux, de nouveaux groupes sociaux et systèmes sociaux, de nouvelles organisations sociales, etc.. Les circuits émergent à travers des relations affectives de divers ordres – transitionnelles, filiales, amicales, familières, de coopération, ludiques, religieuses, de pouvoir, de savoir – forgeant des rêves, buts, finalités et horizons communs où les amis et l'ami intime jouent un rôle irremplaçable.

Il n'y a de protentions collectives que dans la mesure où il y a des rétentions collectives. Celles-ci constituent des savoirs. Elles sont transmises collectivement par des organisations éducatives, et acquises au cours des âges de la vie comme rétentions motrices et langagières élémentaires, puis comme énoncés, représenta­tions, formules, règles, compétences, doctrines, dogmes, récits, idées et théories fournissant des capacités d'interprétation du passé d'où surgissent les projections psychiques et collectives de l'avenir.

Heidegger a transformé la phénoménologie husserlienne en une analytique existentiale (qui se présente elle-même comme un développement de la phénomé­nologie, et qui reprend à son compte les axiomes fondamentaux de l'épokhè husserlienne tout en les réformant) lorsqu'il a articulé explicitement et absolument les rétentions psychiques (les éléments mnésiques formant la psyché de tel ou tel individu – l'individu étant ici ce que Heidegger nomme le Dasein) et les rétentions collectives.

Il a ainsi montré que :

  • toute activité rétentionnelle du Dasein est inscrite dans l'activité rétentionnelle d'une époque, dont ce Dasein hérite comme son déjà là, et qui constitue ce que j'ai moi-même appelé des rétentions secondaires collectives (je vais y revenir) ;
  • un tel héritage ne peut se produire que sur le mode de la futurition d'un avenir : comme le dira bien plus tard Heidegger, « l'homme est l'être qui attend », cette attente étant celle d'un avenir qui vient inscrire une différence dans le devenir (cette différence étant une différance qui, comme processus d'individuation, produit une bifurcation) ;
  • la futurition de l'avenir est primordialement constituée dans le Dasein par une archi-rétention - « archi » au sens où elle est toujours déjà sue et « souvenue » par le Dasein – qui est aussi une archi-protention (ce qui est toujours déjà su et pré-vu par le Dasein), à savoir la mort du Dasein : le Dasein sait d'abord et avant tout qu'il va mourir, il le sait d'un savoir insigne. Mais ce savoir insigne et primordial se dissimule toujours à lui par des processus de dénégation de tous ordres appartenant à ce que Heidegger appelle Besorgen (« affairement », « pré-occupation »). Il ne sait ainsi sa fin la plupart du temps que sur le mode de cette constante dénégation. Toute son existence est une façon de le savoir, c'est-à-dire aussi, la plupart du temps (dans l'affairement et la préoccupation, Besorgen), une façon de refuser de le savoir. Tous ses savoirs sont des versions de ce savoir insigne et primordial – mais toujours sur le mode partiel d'une différance (une remise à plus tard) qui ne pourra jamais tout à fait le savoir.

Ce savoir est autrement dit le savoir d'un défaut, et un défaut de savoir. C’est un savoir par défaut.

À partir de ces considérations issues de ma lecture d'Être et temps ainsi que des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, j'ai tenté d'étendre les concepts husserliens de rétention et de protention, et du même coup les concepts heideggériens de déjà là, d'époque, d'historialité et de spatialité, en formant le concept de rétention tertiaire – et plus récemment de protention tertiaire.

La rétention tertiaire est, nous le verrons, ce qui supplée le défaut de rétention – c'est-à-dire aussi bien la perte de mémoire et de savoir. Mais c'est aussi ce qui accentue cette perte (ce défaut) : c'est un pharmakon.

Rétentions et protentions tertiaires permettent d'appréhender ce que Heidegger étudie sous les noms de « databilité » et d'« ustensilité », constituant des champs de rétentions et de protentions collectives configurées par les dispositifs rétentionnels de calendarité et de cardinalité qui supportent les époques et, souvent, traversent les épokhalités – plusieurs époques appartenant alors à une même ère, par exemple les époques de l'ère chrétienne.

Le Dasein ne peut recevoir les rétentions qu'il hérite d'un passé déjà là comme ses rétentions propres (et par là les adopter) que parce que celles-ci sont inscrites dans l'espace factice et technique du monde (y compris comme langage) et consti­tuent par là même ce que Heidegger appellera à la fin d'Être et temps la « mondo-historialité » du Dasein, c'est-à-dire le fait que la tempora­lité (et son historialité) est déjà là avant lui dans le monde comme vestiges, monuments, récits, comme étant son passé que pourtant il n'a pas vécu.

C'est ce que Heidegger montre dans 'Être et temps pour rendre compte de la possibilité de l'historiographie. Mais c'est d'abord ce qui conditionne ce qu'il décrit, à savoir que « le passé du Dasein l'a toujours déjà précédé ». Or cela n'est possible que parce que :

  1. ce passé n'est pas seulement le sien – ce qui signifie dans mon propre langage qu'il est formé de rétentions secondaires collectives ;
  2. il est inscrit dans ce monde (ce qui se voit, nous dit Heidegger, avec les vestiges, monuments et récits) – ce qui signifie que ces rétentions collectives sont rendues possibles par des rétentions tertiaires.

Que les rétentions psychiques du Dasein soient rendues possibles par des rétentions tertiaires qui sont collectives par le fait même d'être extériorisées et spatialisées, permettant que le Dasein partage avec d'autres individus psychiques des rétentions secondaires collectives qu'il appréhende comme les siennes, comme ses propres rétentions, et qui font qu'il appartient à la même époque (et à la même « culture ») que ceux avec qui il partage ces rétentions, c'est aussi ce qui a pour conséquence que les individus d'une même époque et d'une même culture ont sinon tout à fait les mêmes attentes, du moins un horizon commun de convergence de leurs attentes, formant à l'infini la prétention commune d'un avenir commun – l'unité indéterminée d'un horizon d'attente – qui est aussi en dernier ressort l'ave­nir du genre humain, c'est-à-dire de la noèse comme dignité de vivre de façon non inhumaine.

Nous venons de voir que le partage est ce qui constitue le fonds d'une époque (et plus précisément ce que Simondon appelle son fonds préindividuel). Or la rétention tertiaire numérique qui constitue le système technique numérique est disruptive parce qu'elle prend le contrôle de ce partage, ce que j'ai appelé en tentant de poursuivre les réflexions de Gilles Deleuze et de Félix Guattari les sociétés d'hypercontrôle.

Ces sociétés ne sont cependant plus tout à fait des sociétés si une société ne se constitue que dans une époque : elles sont des agrégations d'individus de plus en plus désindividués (désintégrés) qui conduisent de plus en plus à l'accomplissement de la nouvelle forme de barbarie entrevue en 1944, et dont la disruption est la concrétisation contemporaine.

La reconstitution d'une véritable société automatique est ce qui ne peut advenir que par l'établissement d'une véritable économie du partage – ce que produit l'actuelle disruption étant tout au contraire une déséconomie du partage, c'est-à-dire une destruction de ceux qui partagent par ce qu'ils partagent.

J'appelle avec Ars Industrialis économie de la contribution cette véritable économie du partage, qui fait l'objet des deux tomes de La Société automatique, où ce qui se partage absolument est le savoir en tant que potentialité néguentropique. Et il s'y partage comme travail au sens où le père Schaeffer disait à son fils Pierre :

Travaille ton instrument.

 

[1] Bernard Stiegler. Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? Les Liens qui Libèrent. 2016. P. 24-40.

[2] Dans L'Impansable 1. L'effondrement du temps.( http://www.legrandsouffle.com/site-edition/livres/nos-collections/20-l-impansable)

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)
 

[1] Bruno Latour. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. La Découverte. 2017. P. 38-74

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

S’il ne faut pas chercher la clef de la situation actuelle dans un manque d’intelligence, il faut la chercher dans la forme des territoires auxquels cette intelligence s’applique. Or c’est justement là que le bât blesse : il y a maintenant plusieurs territoires, incompatibles les uns avec les autres. Pour simplifier, on peut supposer que, jusqu’ici, chacun de ceux qui acceptaient de se plier au projet de la modernisation pouvait retrouver sa place grâce à un vecteur qui allait, pour simplifier, du local au global. C’est vers le Globe avec un grand G que tout se mettait en mouvement, celui qui dessinait l’horizon à la fois scientifique, économique, moral, le Globe de la mondialisation-plus. Repère à la fois spatial — la cartographie — et temporel — la flèche du temps lancée vers l’avenir. Ce Globe qui a enthousiasmé des générations parce qu’il était synonyme de richesse, d’émancipation, de connaissance et d’accès à une vie confortable emportait avec lui une certaine définition universelle de l’humain. Enfin le grand large ! Enfin sortir de chez soi ! Enfin l’univers infini ! Rares sont ceux qui n’ont pas ressenti cet appel. Prenons la mesure de l’enthousiasme qu’il a pu susciter chez ceux qui en profitaient — sans s’étonner de l’horreur qu’il suscite chez ceux qu’il a broyés sur son passage.

Ce qu’il fallait abandonner pour se moderniser, c’était le Local. Lui aussi avec une majuscule pour qu’on ne le confonde pas avec quelque habitat primordial, quelque terre ancestrale, le sol d’où jailliraient les autochtones. Rien d’aborigène, rien de natif, rien de primitif, dans ce terroir réinventé après que la modernisation a fait disparaître tous les anciens attachements. C’est un Local par contraste. Un anti-Global. Une fois ces deux pôles repérés, on peut tracer un front pionnier de modernisation. C’est lui que dessine l’injonction à nous moderniser, qui nous préparait à tous les sacrifices, à quitter notre province natale, à abandonner nos traditions, à rompre avec nos habitudes, si nous voulions « aller de l’avant », participer au mouvement général de développement et, en fin de compte, profiter du monde.

Nous étions certes partagés entre deux injonctions contradictoires : en avant vers l’idéal de progrès ; en arrière vers le retour aux certitudes anciennes, mais cette hésitation, ce tiraillement, nous allait finalement assez bien. Comme les Parisiens savent repérer le cours de la Seine par la suite des numéros pairs et impairs de leurs rues, nous savions nous situer dans le cours de l’histoire. Il y avait bien des protestataires, mais ils se trouvaient de l’autre côté du front de modernisation. Ils étaient les (néo)autochtones, les archaïques, les vaincus, les colonisés, les dominés, les exclus. Grâce à cette pierre de touche, on pouvait, sans risque de se tromper, les traiter de réactionnaires, en tout cas d’antimodernes ou de laissés-pour-compte. Ils pouvaient bien protester, mais leurs criailleries ne faisaient que justifier la critique.

C’était brutal, peut-être, mais enfin le monde avait un sens.

La flèche du temps allait quelque part. Un tel repérage était d’autant plus facile que c’est sur ce vecteur que l’on avait projeté la différence Gauche/Droite aujourd’hui mise en question.

Ce qui n’allait pas sans complication parce que, selon les sujets de dispute, Gauche et Droite n’allaient pas dans le même sens.

Si l’on parlait d’économie, par exemple, il y avait une Droite qui voulait aller toujours plus loin vers le Global alors qu’il y avait une Gauche (mais aussi une Droite plus timide) qui aurait souhaité limiter, ralentir, protéger les plus faibles contre les forces du Marché (les majuscules sont là pour rappeler qu’il s’agit de simples repères idéologiques).

Inversement, si l’on parlait de « libération des mœurs » et, plus précisément, de questions sexuelles, on trouvait une Gauche qui voulait aller toujours plus loin en avant vers le Global, alors qu’il y avait une Droite (mais aussi une Gauche) qui refusait fortement de se laisser entraîner sur cette « pente glissante ».

De quoi compliquer quelque peu l’attribution des qualificatifs comme « progressiste » et « réactionnaire ». Mais on pouvait trouver quand même de vrais « réacs » — à la fois contre les « forces du marché » et contre la « libération des mœurs » — et de vrais « progressistes », Gauche et Droite mêlées, qui se laissaient attirer par le Global, à la fois pour libérer les forces du capital et la diversité des mœurs.

Quelles que soient ces subtilités, on arrivait malgré tout à s’y retrouver pour la bonne et excellente raison que toutes les positions continuaient de se placer le long du même vecteur . Ce qui permettait de les repérer comme on lit la température d’un patient en suivant les gradations d’un thermomètre.

La direction de l’histoire étant donnée, il pouvait y avoir des obstacles, des « retours en arrière », des « avancées rapides », voire des « révolutions », des « récupérations », mais pas de changement radical dans l’ordonnancement général des positions. En fonction des sujets de dispute le sens pouvait varier, mais il y avait une seule direction , celle que procurait la tension entre les deux attracteurs, le Global et le Local (encore une fois ce ne sont là que des abstractions commodes).

Comme la chose va vite se compliquer, un schéma serait commode. La forme canonique (figure 1) permet de situer le Local-à-moderniser et le Global-de-la-modernisation comme deux attracteurs notés 1 et 2. Entre les deux, le front de modernisation qui distingue clairement l’avant et l’arrière, ainsi que la projection sur ce vecteur des différentes façons d’être de Droite ou de Gauche, forcément simplifiées.

Ce Global et ce Local-là ignorent évidemment toutes les autres manières d’être local et global que nous a révélées l’anthropologie et qui restent invisibles pour les Modernes et donc ne font pas partie du schéma — du moins pour l’instant. Être moderne, par définition, c’est projeter partout sur les autres le conflit du Local contre le Global, de l’archaïque contre le futur dont les non-modernes, cela va de soi, n’ont que faire.

(Pour être complet, il faudrait ajouter une prolongation à l’infini du projet de l’attracteur 2, dont rêvent encore ceux qui veulent s’échapper des problèmes de la planète en se déplaçant vers Mars, ou en se téléportant dans les ordinateurs, ou en devenant enfin vraiment posthumains grâce au mariage de l’ADN, des sciences cognitives et des robots. Cette forme extrême de « néo-hyper-modernisme » ne fait qu’accélérer jusqu’au vertige l’ancien vecteur et n’a donc pas d’importance pour ce qui suit.)

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

Qu’arrive-t-il à ce système de coordonnées si la mondialisation-plus devient la mondialisation-moins ? Si ce qui attirait vers soi avec la force de l’évidence, tirant le monde entier après soi, devient un repoussoir dont on sent confusément que seuls quelques-uns vont profiter ? Inévitablement, le Local, lui aussi, par réaction, va redevenir attirant.

Mais voilà, ce n’est plus le même Local. À la fuite éperdue vers la mondialisation-moins, fait pendant la fuite éperdue vers le Local-moins, celui qui promet tradition, protection, identité et certitude à l’intérieur de frontières nationales ou ethniques.

Et voilà le drame : le Local relooké n’a pas plus de vraisemblance, n’est pas plus habitable que la mondialisation-moins. C’est une invention se modernisant. Quoi de plus irréel que la Pologne de Kaczyński, la France du Front national, l’Italie de la Ligue du Nord, la Grande-Bretagne rétrécie du Brexit ou l’ America great again du grand Trompeur ?

Il n’empêche, ce deuxième pôle attire autant que l’autre, surtout quand ça va mal et que l’idéal du Globe semble s’éloigner encore plus loin.

Les deux attracteurs ont fini par tellement s’éloigner l’un de l’autre qu’on n’a même plus le loisir d’hésiter, comme avant, entre les deux. C’est ce que les commentateurs appellent la « brutalisation » des discussions politiques.

Pour que le front de modernisation ait une certaine crédibilité, qu’il organise durablement le sens de l’histoire, il fallait que tous les acteurs résident au même endroit, ou du moins qu’ils puissent partager quelque chose comme un horizon commun, les uns tirant à hue et les autres à dia.

Or les tenants de la globalisation comme ceux du retour en arrière se sont tous mis à fuir le plus rapidement possible, en rivalisant d’irréalisme. Bulle contre bulle ; gated community contre gated community.

À la place d’une tension, on a désormais un gouffre. À la place d’une ligne de front, on ne voit plus que la cicatrice d’un ancien combat pour ou contre la modernisation de la planète entière. Il n’y a plus d’horizon partagé — même pour décider qui est progressiste et qui est réactionnaire.

On se retrouve comme les passagers d’un avion qui aurait décollé pour le Global, auxquels le pilote a annoncé qu’il devait faire demi-tour parce qu’on ne peut plus atterrir sur cet aéroport, et qui entendent avec effroi (« Ladies and gentlemen, this is the captain speaking again ») que la piste de secours, le Local, est inaccessible elle aussi. On comprend que les passagers se pressent avec quelque angoisse pour tenter de discerner à travers les hublots où ils vont bien pouvoir atterrir en risquant de se crasher — même s’ils comptent, comme dans le film de Clint Eastwood, sur les réflexes de Sully, leur commandant de bord.

Que s’est-il donc passé ? Il faut supposer que quelque chose est venu tordre la flèche du temps, une puissance à la fois ancienne et imprévue qui a d’abord inquiété, puis perturbé et enfin dispersé les projets des ci-devant Modernes.

Comme si l’expression monde moderne était devenue un oxymore. Ou bien il est moderne, mais il n’a pas de monde sous ses pieds. Ou bien c’est un vrai monde, mais il ne sera pas modernisable. Fin d’un certain arc historique.

Brusquement, tout se passe comme si, partout à la fois, un troisième attracteur était venu détourner, pomper, absorber tous les sujets de conflit, rendant toute orientation impossible selon l’ancienne ligne de fuite.

Et c’est en ce point de l’histoire, en cette articulation que nous nous trouvons aujourd’hui.

Trop désorientés pour ranger les positions le long de l’axe qui allait de l’ancien au nouveau, du Local au Global, mais encore incapables de donner un nom, de décrire simplement ce troisième attracteur.

Et pourtant toute l’orientation politique dépend de ce pas de côté : il faut bien décider qui nous aide et qui nous trahit, qui est notre ami et qui est notre ennemi, avec qui s’allier et avec qui se battre — mais selon une direction qui n’est plus tracée.

Rien en tout cas qui nous autoriserait à réutiliser les anciens marqueurs comme « Droite » et « Gauche », « libération », « émancipation », « forces du marché ». Et même ces marqueurs de l’espace et du temps qui ont si longtemps paru évidents comme « avenir » ou « passé », « Local » ou « Global ».

 Il faut tout cartographier à nouveaux frais. Et, en plus, dans l’urgence, avant que les somnambules n’aient écrasé dans leur fuite aveugle ce à quoi nous tenons.

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

Si l’on a pu prétendre, au début de ce texte, que la décision des États-Unis de se retirer de l’accord sur le climat clarifiait la nouvelle situation politique, c’est parce que le cap ainsi proposé donne une idée si diamétralement opposée à la direction à prendre, qu’elle définit finalement assez bien, mais par contraste, la position de ce troisième attracteur !

Pour bien mesurer à quel point la situation s’éclaire, il suffit d’imaginer l’état des conversations si la campagne pour le Brexit avait échoué en juin 2016 ; si Hilary Clinton avait été élue ; ou si, après son élection, Trump ne s’était pas retiré de l’accord de Paris. On pèserait encore les bienfaits et les méfaits de la mondialisation comme si le front de modernisation était encore intact. Heureusement, si l’on ose dire, les événements de l’année dernière l’ont rendue encore moins attirante.

Le « trumpisme » est une innovation en politique comme on n’en voit pas si souvent et qu’il convient de prendre au sérieux.

En effet, l’astuce de ceux qui le soutiennent est d’avoir construit un mouvement radical sur la dénégation systématique qu’il existe une mutation climatique.

Tout se passe comme si Trump était parvenu à repérer un quatrième attracteur. Nous n’avons pas de peine à le nommer : c’est le Hors-Sol, l’horizon de celui qui n’appartient plus aux réalités d’une terre qui réagirait à ses actions. Pour la première fois, le climato-négationnisme définit l’orientation de la vie publique d’un pays.

On est très injuste avec les fascistes quand on compare ce dont Trump est le symptôme aux mouvements des années 1930. Les deux mouvements n’ont de commun qu’une invention imprévue dans la gamme des affects politiques qui laisse les anciennes élites, pour un temps, totalement désemparées.

Ce que les fascismes avaient réussi à combiner restait le long de l’ancien vecteur — celui qui va vers la modernisation à partir des anciens terroirs. Ils étaient parvenus à amalgamer le retour à un passé rêvé — Rome ou Germania — avec les idéaux révolutionnaires et la modernisation industrielle et technique, le tout en réinventant une figure de l’État total — et de l’État en guerre — contre l’idée même d’individu autonome.

On ne trouve rien de cela dans l’innovation actuelle : l’État est honni, l’individu est roi, et ce qu’il s’agit de faire avant tout, c’est de gagner du temps en relâchant toutes les contraintes, avant que le populo ne s’aperçoive qu’il n’y a pas de monde correspondant à cette Amérique-là.

L’originalité de Trump, c’est de conjoindre dans un même geste, premièrement, la fuite en avant vers le profit maximal en abandonnant le reste du monde à son sort (pour représenter les « petites gens » on fait appel à des milliardaires !) ; deuxièmement, la fuite en arrière de tout un peuple vers le retour aux catégories nationales et ethniques (« Make America Great Again » derrière un mur !) Au lieu d’opposer comme naguère les deux fuites — vers la globalisation et vers le retour au vieux terrain national —, les soutiens de Trump font comme si on pouvait les fusionner. Fusion qui n’est évidemment possible que si l’existence même de la situation de conflit entre modernisation, d’un côté, et condition terrestre, de l’autre, se trouve déniée.

D’où le rôle constitutif du climato-scepticisme, sans cela incompréhensible (rappelons que jusqu’à Clinton les questions de politique écologique faisaient l’objet d’accords entre Républicains et Démocrates). Et l’on comprend bien pourquoi : le manque total de réalisme de la combinaison — Wall Street entraînant des millions de membres des classes dites moyennes vers le retour à la protection du passé ! — sauterait aux yeux. Pour le moment, l’affaire ne tient qu’à la condition de rester totalement indifférent au Nouveau Régime Climatique en brisant toutes les formes de solidarité, aussi bien à l’extérieur, entre nations, qu’à l’intérieur, entre classes.

Pour la première fois, un mouvement de grande ampleur ne prétend plus affronter sérieusement les réalités géo politiques, mais se mettre explicitement hors de toute contrainte, littéralement offshore — comme les paradis fiscaux. Ce qui compte avant tout, c’est de ne plus avoir à partager avec les autres un monde dont on sait qu’il ne sera plus jamais commun. Tout en maintenant l’idéal américain de la Frontière — en décollant vers l’irréalité !

Comme si l’on voulait s’éloigner le plus vite possible de ce troisième attracteur, ce spectre qui hante toute la politique, et que le « trumpisme », c’est là sa vertu, aurait clairement détecté ! (Il est d’ailleurs assez remarquable que cette invention vienne d’un développeur constamment endetté, courant de faillite en faillite et devenu célèbre par la téléréalité, cette autre forme d’irréalisme et d’escapisme.)

Quand on a promis à ceux qui allaient vers le Local-moins qu’ils allaient retrouver le passé alors qu’on se promet d’immenses profits dont on va priver la grande masse de ces mêmes électeurs, il ne faut pas être trop vétilleux sur les preuves empiriques !

Comme on l’a vu, il est bien inutile de s’indigner sous prétexte que les électeurs trumpistes ne « croient pas aux faits ». Ils ne sont pas idiots : c’est parce que la situation géopolitique d’ensemble doit être déniée que l’indifférence aux faits devient tellement essentielle. S’il fallait prendre en compte la contradiction massive entre fuite en avant et en arrière, il faudrait se préparer à atterrir !

Ce mouvement définit le premier gouvernement totalement orienté vers la question écologique — mais à l’envers, en négatif, par rejet ! Ce qui facilite le repérage : il suffit de se mettre dans le dos de Trump et de tracer une ligne qui mène directement là où il faudrait aller !

Et, bien sûr, il ne faut pas que les « petites gens » se fassent trop d’illusions sur la suite de l’aventure. Ceux pour qui Trump travaille, ce sont précisément ces minuscules élites qui avaient détecté depuis le début des années 1980 qu’il n’y aurait pas d’espace pour eux et pour les neuf milliards de laissés-pour-compte. « Dérégulons, dérégulons ; lançons-nous dans le pompage massif de tout ce qui reste encore à pomper — Drill baby drill ! ; on va bien finir par gagner, en misant sur ce cinglé, les trente ou quarante ans de répit pour nous et pour nos enfants. Après cela que le déluge vienne, de toutes les façons nous serons morts. »

Les comptables connaissent bien les entrepreneurs qui « font de la cavalerie » : l’innovation du « trumpisme », c’est de faire faire de la cavalerie à la plus grande nation du monde. Portrait de Trump en Madoff d’État !

Sans oublier ce qui explique toute l’affaire : il préside le pays qui avait le plus à perdre d’un retour à la réalité ; dont les infrastructures matérielles sont les plus difficiles à réorienter rapidement ; dont les responsabilités dans la présente situation climatique sont les plus écrasantes ; mais, et c’est là le plus rageant, qui possède toutes les capacités scientifiques, techniques, organisationnelles qui auraient pu mener le « monde libre » à prendre le virage vers le troisième attracteur.

En un sens, l’élection de Trump entérine, pour le reste du monde, la fin d’une politique orientée vers un but assignable. Ce n’est pas une politique « postvérité », c’est une politique postpolitique, c’est-à-dire, littéralement sans objet puisqu’elle rejette le monde qu’elle prétend habiter.

Le choix est fou, mais il est compréhensible. Les États-Unis ont vu l’obstacle et, comme on le dit d’un cheval, ils ont refusé — , en tout cas pour l’instant. C’est avec ce grand refus que les autres doivent vivre.

Du coup, en tout cas on peut l’espérer, chacun a une chance de se réveiller. Le mur d’indifférence et d’indulgence que la menace climatique à elle seule n’avait pas réussi à percer, le désordre de la cour du roi Pétaud le jettera peut-être à bas.

Faute de quoi, il ne faut pas être grand clerc pour prévoir que toute l'affaire finira dans un déluge de feu. C'est là le seul vrai parallèle avec les fascismes. Contrairement à la phrase de Marx, l'histoire ne va pas simplement de la tragédie à la farce, elle peut se rabâcher une fois de plus par une bouffonnerie tragique.

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

Il semble ridicule de laisser entendre que nous n'avons pas d'indication plus précise sur ce troisième attracteur sinon par ceux qui le fuient. Comme si, nous les Modernes, nous n'avions jamais su quel était le cadre général de notre action ainsi que la direction générale de notre histoire. Comme s'il fallait attendre la fin du siècle dernier pour s'apercevoir que, d'une certaine façon, nos projets flottaient dans le vide.

Et pourtant, n'est-ce pas exactement la situation à laquelle nous sommes confrontés ? Le Global (plus autant que moins) vers lequel nous évoluions jusqu'ici, l'horizon qui permettait de se projeter dans une mondialisation ou une globalisation indéfinie (et, par réaction, les localités qui se multipliaient pour échapper à ce destin apparemment inéluctable), tout cela n'a jamais eu de sol. de réalité, de matérialité consistante.

L'impression terrifiante que la politique s'est vidée de sa substance, qu'elle n'embraye plus sur rien, qu'elle n'a plus ni sens ni direction, qu'elle est devenue littéralement imbécile autant qu'impuissante, n'a pas d'autre cause que cette révélation progressive : ni le Global ni le Local n'ont d'existence matérielle et durable.

Et par conséquent le premier vecteur repéré plus haut (figure 1), cette ligne droite grâce à laquelle ou pouvait situer ses reculs et ses avancées, ressemble à une autoroute sans début ni fin.

Si la situation s'éclaire malgré tout, c'est parce que, au lieu d'être suspendus entre le passé et le futur, entre le refus et l'acceptation de la modernisation, nous nous trouvons maintenant basculés à 90°, suspendus entre l'ancien vecteur et un nouveau, poussés en avant par deux flèches du temps qui ne vont plus dans la même direction (figure 4).

Toute l'affaire consiste à repérer de quoi se compose ce troisième terme. En quoi peut-il devenir plus attirant que les deux autres — et pourquoi paraît-il si repoussant à beaucoup ?

La première difficulté, c'est de lui donner un nom, un nom qui ne se confonde pas avec les deux autres attracteurs. « Terre » ? On va croire qu'il s'agit de !a planète vue de l'espace, la fameuse « planète bleue ». « Nature » ? Elle serait bien trop vaste. « Gaia » ? Ce serait exact mais il faudrait des pages et des pages pour en préciser l'usage. « Sol » fait trop penser aux anciennes formes de localités. « Monde ». oui, bien sûr, mais on risque de mélanger avec les anciennes formes de globalisations.

Non, il faut un terme qui recueille la stupéfiante originalité (la stupéfiante ancienneté) de cet agent. Disons pour l’instant le Terrestre, avec un T majuscule pour bien souligner qu'il s'agit d'un concept ; et. même, pour préciser d'avance vers quoi on se dirige : le Terrestre comme nouvel acteur-politique.

L'événement massif qu'il s'agit d'encaisser concerne en effet la puissance d'agir de ce Terrestre qui n'est plus le décor, l'arrière-scène, de l'action des humains.

Ou parle toujours de géopolitique comme si le préfixe « géo » ne désignait que le cadre dans lequel se déroule l'action politique. Or ce qui est en train de changer, c'est que « géo » désigne dorénavant un agent qui participe pleinement à cette vie publique.

Toute la désorientation actuelle vient de ce surgissement d'un acteur qui réagit désormais aux actions des hommes et interdit aux modernisateurs de savoir où ils se trouvent, dans quelle époque, et surtout quel rôle ils doivent dorénavant y jouer.

Les stratèges en géopolitique qui se targuent d'appartenir à l’« école réaliste » vont devoir modifier quelque peu la réalité que leurs plans de bataille vont devoir affronter.

Naguère, on pouvait encore dire que les humains étaient « sur terre » ou « dans la nature », qu'ils se trouvaient « à l'époque moderne » et qu'ils étaient des « humains » plus ou moins « responsables de leurs actions ».

On pouvait distinguer une géographie « physique » et une géographie « humaine » comme s'il s'agissait de deux couches superposées. Mais comment dire nous nous trouvons si ce « sur » ou « dans » quoi nous sommes placés se met à réagir à nos actions, revient sur nous, nous enferme, nous domine, exige quelque chose et nous emporte dans sa course ? Comment distinguer dorénavant la géographie physique et la géographie humaine ?

Tant que la terre semblait stable, on pouvait parler d'espace et se situer à l'intérieur de cet espace et sur une portion de territoire que nous prétendions occuper. Mais comment faire si le territoire lui-même se met à participer à l'histoire, à rendre coup sur coup, bref, à s'occuper de nous ? L'expression : « J'appartiens à un territoire » a changé de sens : elle désigne maintenant l'instance qui possède le propriétaire !

Si le Terrestre n'est plus le cadre de l'action humaine, c'est qu'il y prend part. L'espace n'est plus celui de la cartographie, avec son quadrillage de longitudes et de latitudes. L'espace est devenu une histoire agitée dont nous sommes des participants parmi d'autres, réagissant à d'autres réactions. Il semble que nous atterrissions en pleine géohistoire.

Marcher vers le Global, c'était s'avancer toujours plus loin vers un horizon infini, pousser devant soi une frontière sans limite — ou. au contraire, si l’on se tournait de l'autre côté, vers le Local, c'était dans l'espoir de retrouver la sécurité d'une frontière stable et d'une identité assurée.

S'il est si difficile de comprendre aujourd'hui à quelle époque nous appartenons, c'est parce que ce troisième attracteur est à la fois connu de tout le monde et complètement étrange.

Le Terrestre, c'est un Nouveau Monde, certes, mais qui ne ressemble pas à celui que les Modernes avaient jadis « découvert », en le dépeuplant préalablement. Ce n'est pas une nouvelle terra incognita pour explorateurs en casque colonial. En aucun cas il ne s'agit d'une res nullius, prête à l'appropriation.

Au contraire, les Modernes se trouvent en train de migrer vers une terre, un terroir, sol, pays, turf, quel que soit le nom qu'on lui donne, qui est déjà occupé, peuplé depuis toujours. Et plus récemment, qui s'est trouvé repeuplé par la multitude de ceux qui ont senti, bien avant les autres, à quel point il fallait fuir dare dare l'injonction à se moderniser.

Dans ce monde-là, tout esprit moderne se trouve comme en exil. Il va lui falloir apprendre à cohabiter avec ceux qu'il prenait jusque-là pour archaïques, traditionnels, réactionnaires ou simplement « locaux ».

Et pourtant, aussi antique que soit un tel espace, il est nouveau pour tout le monde, puisque, si l'on suit les discussions des spécialistes du climat, il n'y a tout simplement pas de précédent à la situation actuelle. La voilà cette wicked universality, ce manque universel de terre.

Ce qu'on appelle la civilisation, disons les habitudes prises au cours des dix derniers millénaires, s'est déroulé, expliquent les géologues, dans une époque et sur un espace géographique étonnamment stables. L'Holocène (c'est le nom qu'ils lui donnent) avait tous les traits d'un « cadre » à l'intérieur duquel on pouvait en effet distinguer sans trop de peine l'action des humains, de même qu'au théâtre on peut oublier le bâtiment et les coulisses pour se concentrer sur l'intrigue.

Ce n'est plus le cas à l’Anthropocène, ce terme disputé que certains experts souhaitent donner à l'époque actuelle. Là il ne s'agit plus de petites fluctuations climatiques, mais d'un bouleversement qui mobilise le système-terre lui-même.

Les humains ont bien sûr toujours modifié leur environnement, mais ce terme ne désignait que leur entourage, ce qui précisément les environnait. Ils restaient les personnages centraux, ne faisant que modifier à la marge le décor de leurs drames.

Aujourd'hui, le décor, les coulisses, l’arrière-scène, le bâtiment tout entier sont montés sur les planches et disputent aux acteurs le rôle principal. Cela change tous les scripts, suggère d'autres dénouements. Les humains ne sont plus les seuls acteurs, tout en se voyant confier un rôle beaucoup trop important pour eux.

Ce qui est sûr, c'est qu'on ne peut plus du tout se raconter les mêmes histoires. Le suspense est total.

Revenir en arrière ? Réapprendre les vieilles recettes ? Regarder d'un autre œil les sagesses millénaires ? Apprendre des quelques cultures qui n'ont pas encore été modernisées ? Oui, bien sûr, mais sans se bercer d'illusions : pour elles non plus il n'y a pas de précédent.

Aucune société humaine, aussi sage, subtile, prudente, précautionneuse que vous l'imaginiez, n'a eu à se saisir des réactions du système terre à l'action de huit à neuf milliards d'humains. Toute la sagesse accumulée pendant dix mille ans. même si on parvenait à la retrouver, n'a jamais servi qu'à des centaines, des milliers, quelques millions d'êtres humains sur une scène plutôt stable.

On ne comprend rien au vide de la politique actuelle si l'on ne mesure pas à quel point la situation est sans précédent. De quoi sidérer en effet.

Du moins, il est facile de comprendre la réaction de ceux qui ont décidé de fuir. Comment accepter de se tourner volontairement vers cet attracteur quand on allait tranquillement vers l'horizon de l'universelle modernisation ?

Accepter de regarder en face une telle situation, c'est se retrouver comme le héros de la nouvelle d'Edgar Poe. Descente dans le Maelstrom. Ce qui distingue les noyés du seul survivant, c'est la froide attention avec laquelle le vieux marin des îles Lofoten explore le mouvement de tous les débris que le vortex fait tournoyer autour de lui. Quand le navire est entraîné dans l'abîme, le narrateur finit par survivre en s'attachant à une barrique vide.

Il faut être aussi astucieux que ce vieux marin : ne pas croire qu'on va s'en tirer ; ne pas cesser de noter attentivement la dérive de toutes les épaves ; ce qui permettra peut-être, en un éclair, de déceler pourquoi certains débris sont aspirés vers le fond, alors que d'autres, à cause de leur forme, pourraient servir de bouées de secours. « Mon royaume pour un tonneau ! »

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

S'il y a un sujet qui mérite une froide attention, c'est celui de la condition faite à l'écologie dans le monde moderne. En effet, ce territoire à la fois si ancien et si tragiquement neuf, ce Terrestre sur lequel il faudrait atterrir, a déjà été arpenté en tous sens par ce qu'on peut appeler les « mouvements écologiques ». Ce sont bien les « partis verts » qui ont tenté d'en faire le nouvel axe de la vie publique, et qui. dès le début de la révolution industrielle et surtout depuis l'après-guerre, ont désigné du doigt ce troisième attracteur.

Alors que la flèche du temps des Modernes entraînait toutes choses vers la mondialisation, l'écologie politique tentait de les tracter vers cet autre pôle.

Il faut lui faire cette justice qu'elle est si bien parvenue à tout transformer en vives controverses —depuis la viande de bœuf, jusqu'au climat, en passant par les haies, les zones humides, le maïs, les pesticides, le diesel, l'urbanisme ou les aéroports — que chaque objet matériel a pris sa « dimension écologique ».

Grâce à elle, il n'est plus un projet de développement qui ne suscite une protestation, pas une proposition qui ne suscite son opposition. Signe qui ne trompe pas : les acteurs politiques que l’on assassine le plus volontiers aujourd'hui, ce sont les militants écologistes. Et c'est bien sur le climat que se focalise, on l'a vu, tout le rejet des négationnistes.

L'écologie a donc bien réussi à mouliner de la politique à partir d'objets qui ne faisaient pas partie, jusque-là, des préoccupations usuelles de la vie publique. Elle est parvenue à extirper la politique d'une définition trop restreinte du monde social. En ce sens, l'écologie politique a pleinement réussi à remplir l'espace public de nouveaux enjeux.

Moderniser ou écologiser, c'est devenu le choix vital. Tout le monde en convient. Et pourtant, elle a échoué. Tout le monde en convient également.

Les partis verts restent partout des partis croupions. Ils ne savent jamais sur quel pied danser. Quand ils mobilisent sur des questions « de nature », les partis traditionnels s'opposent à eux au nom de la défense des intérêts humains. Quand les partis verts mobilisent sur des « questions sociales », ces mêmes partis traditionnels leur demandent : « De quoi vous mêlez-vous ? ».

Après cinquante ans de militantisme, à quelques timides exceptions près, on continue d'opposer l'économie à l'écologie, les exigences du développement à celles de la nature, les questions d'injustice sociale à la marche du monde vivant.

Pour ne pas être injuste avec les mouvements écologiques, il faut donc les situer par rapport aux trois attracteurs pour saisir la cause de leur échec provisoire.

Le diagnostic est assez simple : les écologistes ont tenté de n'être ni de droite, ni de gauche, ni archaïques, ni progressistes, sans parvenir à sortir du piège dressé par la flèche du temps des Modernes.

Commençons par cette difficulté grâce à la triangulation permise par cet enfantin schéma. (On verra plus loin pourquoi la notion même de « nature » a figé la situation.)

Il y a en effet au moins deux façons de « dépasser », comme on dit, la division Droite/Gauche. On peut se situer au milieu des deux extrêmes en s'installant le long du vecteur traditionnel (l'arête 1-2). Mais ou peut aussi redéfinir le vecteur eu s'attachant au troisième attracteur qui oblige à redistribuer la gamme des positions Gauche/Droite selon un autre point de vue (les arêtes 1-3 et 2-3 dans la figure 5).

Nombreux sont les partis, les mouvements, les groupes d'opinion, qui ont prétendu avoir découvert une «troisième voie» entre libéralisme et localisme, ouverture et défense des frontières, émancipation des mœurs et libéralisation économique. S'ils ont échoué, jusqu'ici, c'est faute d'imaginer un autre système de coordonnées que celui qui les réduisait d'avance à l'impuissance.

S'il s'agit bien de « sortir de l'opposition Gauche/ Droite », ce n'est pas du tout pour se placer au centre de l'ancienne arête en émoussant la capacité à discriminer, à tailler et à trancher. Étant donné l'intensité des passions que suscite toujours la remise en cause de cette gradation Gauche/Droite, il ne faudrait pas la confondre avec un nouveau centre, un nouveau marais, un nouveau « ventre mou ».

Tout au contraire, comme on le voit sur le triangle, il s'agit de basculer la ligne de front en modifiant le contenu des objets de dispute qui sont à l'origine de la distinction Droite/Gauche — ou plutôt des Droites et des Gauches, aujourd'hui si nombreuses et si emmêlées qu'il ne reste plus grand-chose, quand on utilise ces étiquettes, de la puissance d'ordonnancement permise par ce système classique de coordonnées.

Chose étrange, on prétend qu'il est impossible de changer ce vecteur Gauche/Droite, qu'il est gravé dans le marbre, ou plutôt dans le cœur de tous les citoyens depuis deux siècles, tout en avouant que ces divisions sont obsolètes. Cela prouve bien que, faute d'un autre vecteur, ou en revient toujours à la reprise de la même division, reprise d'autant plus stridente qu'elle a moins de pertinence, comme une scie circulaire qui scierait dans l'espace.

Où en sommes-nous et où atterrir ? (CHEN Saison 3, Cours 4 et 5/5)

Il doit quand même y avoir un moyen d'ébranler ce célèbre hémicycle mental qui aligne en rang d'oignons d'abord l'extrême gauche, puis la gauche, le centre, ensuite la droite pour finir par l'extrême droite. Tout cela parce que, eu 1789, les élus ont pris l'habitude de se ranger ainsi devant le président de séance pour voter sur quelque obscure question de veto royal.

Et pourtant, aussi rudimentaire et contingente qu'elle soit, cette gradation organise tous les sondages, toutes les prises de parole, tous les classements ; elle sert à toutes les élections comme à tous les récits historiques et dirige même nos réactions les plus viscérales. Quel poids dans ces termes « Droite » « Gauche » : quels flots d'émotions quand on prononce ces jugements : « Mais c'est un type d'extrême droite ! ». « Elle, attention, c'est une gauchiste ! »

On voit mal, en tout cas pour le moment, comment se passer d'une telle charge d'affects. L'action publique doit être orientée vers un but acceptable. Aussi discutable que soit le mot « progressiste ». il est peu probable qu'on mobilisera qui que ce soit en proposant de « régresser ». Avec la « fin du progrès ». la perspective de vivre moins bien que ses parents, le projet d'apprendre à lentement se recroqueviller, ça va être dur d'enthousiasmer les foules…

Si l'on veut se réorienter en politique, il est probablement sage, afin d'assurer la continuité entre les luttes passées et les luttes à venir, de ne pas chercher quelque chose de plus compliqué qu'une opposition entre deux termes.

Pas plus compliqué, certes, mais autrement orienté.

En considérant le triangle, on voit qu'il est possible de conserver le principe d'un vecteur le long duquel on pourrait distinguer les « réactionnaires » des « progressistes » (au cas où l’on voudrait garder ces étiquettes), mais en modifiant le contenu des causes à défendre.

Après tout, une boussole, ce n'est jamais qu'une aiguille aimantée et une masse magnétique. Ce qu'il faut découvrir, c'est l’angle que fait l'aiguille et quelle est la composition de cette masse.

On fait ici l'hypothèse que l'aiguille a tourné de 90° pour s'orienter vers ce puissant attracteur dont l'originalité nous frappe aujourd'hui et qui n'a pas du tout, malgré les apparences, les mêmes propriétés que les deux autres entre lesquels la politique s'était installée depuis le début de l'époque dite moderne.

La question devient donc la suivante : peut-on conserver le principe du conflit propre à la vie publique, mais en le faisant virer de bord ?

En se réorientant vers ce troisième attracteur, on va peut-être pouvoir démêler de quoi Gauche et Droite avaient été, pendant la période moderne en train de se clore, le résumé, le conteneur et l'enveloppe.

Le déchirement que lui fait subit l'attracteur Terrestre oblige à ouvrir ce paquetage et à réexaminer pièce par pièce ce qu'on attendait de chacune d'elles — ce que nous allons peu à peu apprendre à nommer « mouvement », « avancée » et même « progression » — et ce qui va clairement dans l'autre sens — que nous aurons le droit, désormais, d'appeler en effet « régression », « abandon », « trahison » et « réaction ».

Voilà qui va peut-être compliquer le jeu politique mais aussi procurer des marges de manœuvre imprévues.

On peut se tourner vers l'attracteur Terrestre depuis le rêve maintenant terminé d'un accès impossible au Global (l'arête 2-3 du schéma), mais aussi depuis l'horizon, toujours aussi éloigné, du retour au Local (le long de l'arête 1-3).

Les deux angles permettent de repérer les négociations, délicates, qu'il va falloir mener pour déplacer les intérêts de ceux qui continuent à fuir vers le Global et de ceux qui continuent à se réfugier dans le Local, afin de les intéresser à ressentir le poids de ce nouvel attracteur (figure 6).

Si l’on veut une définition — encore terriblement abstraite — de la nouvelle politique, c'est à cette négociation qu'il va falloir s'attacher. On va devoir se chercher des alliés chez des gens qui, selon l'ancienne gradation, étaient clairement des « réactionnaires ». Et, bien sûr, il va falloir forger des alliances avec des gens qui. toujours selon l'ancien repère, étaient clairement des « progressistes » et même peut-être des libéraux, voire des néolibéraux !

Par quel miracle cette opération de réorientation fonctionnerait là où tous les efforts pour « sortir de l'opposition Gauche/Droite » ou « dépasser la division » ou « chercher une troisième voie » ont échoué ?

Pour une raison simple qui est liée à la notion même d'orientation. Malgré les apparences, ce ne sont pas les attitudes qui comptent en politique, mais la forme et le poids du monde auxquels ces attitudes ont pour fonction de réagir.

La politique a toujours été orientée vers des objets, des enjeux, des situations, des matières, des corps, des paysages, des lieux. Ce qu'on appelle les valeurs à défendre, ce sont toujours des réponses aux défis d'un territoire que l'on doit pouvoir décrire. Telle est en effet la découverte décisive de l'écologie politique : c'est une politique-orientée-objet. Changez les territoires, vous changerez aussi les attitudes.

L'aiguille de la boussole commence par s'affoler, elle tourne en tous sens, mais si elle finit par se stabiliser c'est que la masse magnétique a exercé sur elle son influence.

Le seul élément réconfortant de la situation actuelle, c'est qu'un autre vecteur gagne peu à peu en réalisme. Le vecteur Moderne/Terrestre (figure 6) pourrait devenir une alternative crédible, vécue, sensible, à la division Gauche/Droite toujours aussi aiguë.

Il est assez facile de désigner ceux qu'il serait acceptable de nommer comme les nouveaux adversaires : tous ceux qui continuent de diriger leur attention vers les attracteurs 1, 2 et surtout 4. Il s'agit de trois utopies, au sens étymologique du mot, des lieux sans topos, sans terre et sans sol : le Local, le Global et le Hors-Sol. Mais ces adversaires sont aussi les seuls alliés potentiels. C'est donc eux qu'il faut convaincre et retourner.

La priorité, c'est de savoir comment s'adresser à ceux qui. avec raison, se sentant abandonnés par la trahison historique des classes dirigeantes, demandent à cor et à cri qu'on leur offre la sécurité d'un espace protégé. Dans la logique (bien fragile) du schéma, il s'agit de dériver vers le Terrestre les énergies qui allaient vers l’attracteur Local.

C'est le déracinement qui est illégitime, pas l'appartenance. Appartenir à un sol, vouloir y rester, maintenir le soin d'une terre, s'y attacher, n'est devenu « réac », nous l'avons vu, que par contraste avec la fuite en avant imposée par la modernisation. Si l'on cesse de fuir, à quoi ressemble le désir d'attachement ?

La négociation — la fraternisation ? — entre les tenants du Local et du Terrestre doit porter sur l'importance, la légitimité, la nécessité même d'une appartenance à un sol, mais, c'est là toute la difficulté, sans aussitôt la confondre avec ce que le Local lui a ajouté : l'homogénéité ethnique, la patrimonialisation. l’historicisme, la nostalgie, l'inauthentique authenticité.

Au contraire, il n'y a rien de plus innovateur, rien de plus présent, subtil, technique, artificiel (au bon sens du mot), rien de moins rustique et campagnard, rien de plus créateur, rien de plus contemporain que de négocier l'atterrissage sur un sol.

Il ne faut pas confondre le retour de la Terre avec le « retour à la terre » de triste mémoire. C'est tout l'enjeu de ce qu'on appelle les Zones à Défendre : la repolitisation de l'appartenance à un sol.

Cette distinction entre le Local et le sol nouvellement formé est d'autant plus importante, qu'il faut bien créer de toutes pièces les lieux où les différents types de migrants vont venir habiter. Alors que le Local est fait pour se différencier en se fermant, le Terrestre est fait pour se différencier en s'ouvrant.

Et c'est là qu'intervient l'autre branche de la négociation, celle qui s'adresse à ceux qui brûlent les étapes vers le Global. De même qu'il faut parvenir à canaliser le besoin de protection pour le faire tourner vers le Terrestre, de même il faut montrer à ceux qui se précipitent vers la globalisation-moins, à quel point elle diffère de l'accès au Globe et au monde.

C'est que le Terrestre tient à la terre et au sol mais il est aussi mondial, en ce sens qu'il ne cadre avec aucune frontière, qu'il déborde toutes les identités.

C'est eu ce sens qu'il résout ce problème de place noté plus haut : il n'y a pas de Terre correspondant à l'horizon infini du Global, mais, en même temps le Local est beaucoup trop étroit, trop riquiqui, pour y tenir la multiplicité des êtres du monde terrestre. C'est pourquoi le zoom qui prétendait aligner le Local et le Global comme des vues successives le long d'un même parcours n'a jamais eu aucun sens.

Quelles que soient les alliances à nouer, il est sûr que nous en serons incapables tant que nous continuerons à parler d'attitudes, d'affects, de passions et de positions politiques, alors que le monde réel sur lequel la politique s'est toujours repérée, a lui complètement changé.

Autrement dit, nous avons pris du retard dans le rééquipement de nos affects politiques. C'est pourquoi il faut relancer l'opération et mettre la nouvelle masse magnétique en face de la boussole traditionnelle : pour voir la direction qu'elle indiquera et comment nos émotions s'en trouveront redistribuées.

Il ne sert à rien de se dissimuler les difficultés : le combat va être dur. Le temps perdu à continuer à arpenter l'ancien vecteur Droite/Gauche a retardé les mobilisations et les négociations nécessaires.

C'est bien ce qui a ralenti la montée des partis écologiques : ils ont voulu se placer entre la Droite et la Gauche ou chercher à « dépasser » le clivage Droite/Gauche, mais sans jamais préciser le lieu d'où l'on pouvait imaginer un tel « dépassement ». Faute de faire un pas de côté, ils se sont retrouvés laminés par les deux attracteurs. eux-mêmes peu à peu vidés de toute réalité. Pas étonnant que les partis tournent trop souvent à vide, eux aussi.

Est-ce qu'on ne commence pas à discerner, chaque jour de façon plus précise, les prémisses d'un nouvel affect qui réorienterait durablement les forces en présence ? On commencerait à se demander : Sommes-nous Modernes ou Terrestres ?

L'important, c'est de pouvoir sortir de l'impasse en imaginant un ensemble d'alliances nouvelles : « Vous n'avez jamais été de gauche ? Ce n'est pas grave, moi non plus, mais, comme vous, je suis radicalement Terrestre ! »

Tout un ensemble de positions qu'il faut apprendre à reconnaître, avant que les militants de l’extrême Moderne aient totalement ravagé la scène...

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