La désolation du monde (6 avril 2020)
De la réduction de l’humain à l’espèce et de la destruction de la personne (du lien humain et de de la singularité du qui) —, résulte la désolation du monde ou, plus exactement, la paradoxale production d’une non-appartenance-au-monde corrélative de la fabrication d’une non-communauté. Le monde n’est rien que ce qui se tisse entre les hommes en raison d’une pluralité connexe d’expériences. La désolation n’est pas un trait du monde, comme si nous avions affaire avec le monde à une réalité « objective » susceptible d’être, par elle-même, désolée. Elle est une affection de l’expérience du monde résultant de la rupture du lien humain.
Comment une expérience du monde peut-elle ne plus être l’expérience d’un monde, mais l’expérience d’une désolation du monde telle que d’elle aucun monde n’est plus donné ? L’analyse arendtienne se déploie sur deux niveaux. D’un côté, elle différencie les pathologies de l’expérience de la communauté et du monde selon les régimes dictatoriaux et totalitaires, d’un autre, elle en rend compte selon une élucidation phénoménologique des rapports à soi, aux autres et au monde qui met en évidence que la dévastation du monde résulte d’une expérience « désolée », privée de soi parce que privée de sol, et privée de sol parce que privée de lien humain.
Dès « Idéologie et terreur », Arendt recourt explicitement et de manière développée à l’analyse distinctive des trois formes de « déliaison » communautaire pour comprendre la dimension d’appartenance-au-monde qui est en jeu dans toute expérience politique d’un vivre-ensemble et en constitue, à la fois, la condition et l’horizon. Solitude, isolement, désolation ne sont pas à mettre au même plan.
La solitude est encore une expérience communautaire : moins une épreuve de la séparation, une perte de la communauté qu’une affirmation de soi non comme être-à-part mais comme être-en-commun de soi avec soi, affirmation du « deux-en-un » par lequel je ne suis moi que d’être auprès de moi-même, non séparé de moi ni par les autres ni par un défaut d’être. La solitude est une expérience de la compagnie, elle est donc celle d’un dialogue et, sans doute rend-elle encore l’agir humain sensé.
« Dans la solitude, écrit Arendt, je suis « auprès de moi-même », en compagnie de moi-même, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en réalité un, déserté par tous les autres. » Être-un c’est toujours n’être qu’un, telle est la séparation de la désolation : être deux-en-un, c’est toujours être-avec, telle est la communauté d’être sur laquelle se fonde mon être comme apparaître-commun de moi à moi-même. Qui n’est qu’un n’apparaît pas, est privé d’apparition parce qu’il est aussi privé de regards et de scène d’apparition. L’être-un de la désolation n’est rien, faute d’apparaître, à lui-même comme à d’autres ; le deux-en-un de la solitude inscrit en moi la pluralité, cette loi de la Terre qui est la condition de l’action, le lien humain dans la compagnie de moi avec moi-même, l’espace entre-deux où vient se loger un monde et qui dessine la scène d’apparaître sur laquelle je me produis aux regards en révélant qui je suis dans mes paroles et mes actes.
La distinction tranchée de la solitude et de la désolation permet de comprendre trois aspects essentiels de l’être-avec depuis lesquels peut se laisser saisir en sa dimension existentiale la condition d’appartenance-au-monde.
En premier lieu, l’un est le caractère de la séparation. Loin d’affirmer la plénitude d’un être autosuffisant et unique, unité et unicité témoignent exclusivement d’une rupture du lien humain inscrite au cœur de l’être-même, d’une forclusion de la pluralité. Aussi ne signifient-elles aucune identité, n’expriment-elles aucune singularité individuelle. L’être, séparé des autres comme de soi, reste étranger à soi comme aux autres. Il n’est rien. La communauté du deux-en-un, en revanche, installe l’être dans un rapport à soi qui lui confère une réalité déjà mondaine, même si elle se déploie dans l’isolement des autres et le report de la communauté. Néanmoins, elle ne saurait suffire à affirmer la singularité d’un individu depuis le seul espace intramondain qu’elle ouvre au sein de l’être même. Celle-ci requiert la présence des autres, non leur seule inscription symbolique au cœur du deux-en-un, mais l’institution mondaine d’un rapport effectif aux autres auquel seul l’espace public politiquement institué saura donner consistance. Tel est le paradoxe qu’on a déjà rencontré : l’être-un, séparé, est sans identité ni réalité mondaine ; séparé des autres, il est séparé de soi et privé du monde. Cette privation est radicale et exclusive. Il n’y a de singularité que depuis l’interpellation plurielle qui me fait « irremplaçable ».
En second lieu, la désolation du moi, sa vacuité ontologique, communautaire et mondaine, révèle a contrario le lieu propre de l’avènement d’une singularité riche : ce lieu ne doit rien à l’être-séparé des autres et revenu à soi dans le déni de la pluralité initiale, il est au contraire constitué de l’intervalle jamais comblé qui sépare un être de soi-même. Je suis, pourrait-on dire, celui qui diffère de moi. Qui je suis ne cesse de différer de ce que je suis. Différer de soi, en sorte qu’une compagnie et un dialogue ont toujours lieu, en ce lieu qui gît entre moi et moi, tel est mon être-deux-en-un. Cette « différance » au cœur de l’être installe la scène d’apparaître ou de comparution qui le rend présent à soi-même dans ce qu’un qui a d’irréductible, dans son énigmatique fuite de soi qui le fait être tel qu’il est.
C’est pourquoi, en troisième lieu, on ne peut dire que la communauté des autres est ce qui m’éloigne de moi ou, en retour, que l’être ne peut se conquérir que dans un repli sur soi qui serait une retraite. En un sens fondamental, Arendt découvre que ce n’est jamais auprès-de-soi qu’on est avec soi, mais toujours en compagnie de cet autre qu’on ne cesse jamais d’être y compris pour soi. Loin de promouvoir une figure de l’authenticité conquise dans la séparation et l’isolement, contre l’anonyme communauté du On et l’éloignement de l’être qu’elle entraîne, Arendt saisit la singularité de l’être dans son rapport à la pluralité, rapport ni empathique ni compassionnel, mais trait existential de la pluralité inscrit en l’être-même. Qui je suis ne peut que paraître, aux autres comme à moi-même. Aussi bien la communauté que l’individu ne sont pensables que sur fond de pluralité.
L’isolement, lui, ne se confond ni avec la solitude ni avec la désolation. Certes, l’homme solitaire s’est délibérément séparé de la communauté des hommes pour recouvrer la communauté de soi à soi, mais, à ce titre, il n’est pas isolé. L’isolement est la rupture du lien humain qui se marque dans l’expérience politique par la privation de l’espace public d’action concertée. L’isolement désigne une situation politique qui vise à rendre compte du monde et de la communauté des régimes dictatoriaux.
Si l’isolement « intéresse uniquement le domaine politique », la désolation totalitaire, qui généralise et systématise l’isolement politique dont usent les tyrannies classiques, est une épreuve totale qui concerne la vie humaine tout entière. L’isolement signifie l’impuissance politique. « Dans la mesure où le pouvoir provient toujours d’hommes qui agissent ensemble », une communauté séparée, désagrégée, est « impuissantée ». Mis dans l’incapacité d’agir, éloignés de toute préoccupation politique par la destruction de l’espace public où s’assemblent les hommes pour agir de concert, les individus isolés sont renvoyés à la sphère privée de leur existence. Si l’isolement mutile la dignité humaine en privant les individus de la possibilité d’être des « cofondateurs du monde commun », il ne les prive pas totalement de monde. Car, privés de domaine public, les hommes restent encore en contact avec le monde en tant qu’œuvre humaine. Si la pluralité et donc la scène d’apparaître commun sont la condition de toute action politique, l’isolement caractérise en revanche les activités poïétiques qui se déploient hors de l’espace politique — bien que dans un espace social — mais ne cessent pour autant de tisser un rapport privé au monde.
L’isolement politique n’est pas une destruction du monde quand bien même il rompt le lien communautaire. Mais il ne laisse subsister du monde que sa dimension privée. Ce monde-là est tout entier un univers poiètique, et bien qu’il soit une dimension constitutive de la condition humaine, il n’est pourtant pas exagéré de dire qu’il n’est pas, en lui-même, parfaitement humain : il n’est tout au plus que le monde de l’homo faber. Étranger à la communauté, à l’espace public de l’agir commun, il l’est aussi à la singularité active qui se révèle dans les paroles et les actions.
« Dans l’isolement, écrit Arendt, l’homme reste en contact avec le monde en tant qu’œuvre humaine : ce n’est que lorsque la forme la plus élémentaire de créativité humaine — c’est-à-dire le pouvoir d’ajouter quelque chose de soi au monde commun — est détruite que l’isolement devient absolument insupportable », et devient expérience de la désolation du monde. Cette expérience sur laquelle s’édifie le système totalitaire est, en réalité, « l’expérience paradoxale de la non-expérience » puisqu’elle est l’expérience de l’étrangeté radicale du monde, expérience elle-même rendue étrangère au monde. Perte organisée de tout sol, du sol de l’expérience commune comme du sol de l’agir commun ou de la parole commune, la désolation est indissociablement perte de la dimension plurielle et perte de l’appartenance-au-monde, soit destruction des deux conditions en vertu desquelles peuvent advenir une communauté et un monde.
Nulle expérience mondaine n’est l’œuvre d’un être pris isolément. L’expérience que je fais de ce que je nomme « la réalité objective » n’est en effet l’expérience d’un « monde », et pas simplement d’un réel quelconque, qu’à raison de l’expérience conjointe, et indissociable, que je fais que mon expérience comprend en elle la possibilité formelle que cette réalité soit expérimentable identiquement par d’autres que moi. Jamais la réalité ne saurait être avérée par mon expérience seule qui, tout au plus, me livre ma subjectivité, jamais la réalité. Celle-ci n’est telle qu’à condition de faire un monde, d’être l’objet commun des expériences, en sorte que nous pouvons appeler « monde » ce qui, entre les êtres, s’élève comme une communauté d’expérience. C’est toujours dans la mesure où mon expérience, même la plus élémentaire, s’inscrit dans une communauté d’expériences, dans un sensus communis, qu’elle se révèle authentiquement expérience d’un monde — ou du moins que ce dont elle est l’expérience a la dignité d’un monde parce qu’il a la dimension du commun et non la seule valeur idiosyncrasique d’un acte propre de conscience.
Comme l’écrit Arendt, « même l’expérience du monde donné matériellement et sensiblement dépend de mon être-en-contact avec les autres hommes, de notre sens commun qui règle et contrôle tous les autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la propre particularité de ses données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C’est seulement parce que nous possédons un sens commun, parce que ce n’est pas un homme mais les hommes au pluriel qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à notre expérience sensible immédiate ».
Ces deux phrases accomplissent, de manière très remarquable, un saut qu’Arendt reconduira régulièrement, entre deux notions distinctes : le sens commun comme organe fédérateur des différents organes sensoriels par lequel, depuis Aristote, la tradition philosophique rend compte de la cohérence des expériences sensorielles dont résulte un monde unique et commun aux différents registres de la sensibilité ; et le sens commun entendu comme sens commun aux hommes (et non seulement aux sens) sur lequel repose l’affirmation que le monde est un et commun aux différentes expériences subjectives.
La capacité de faire l’expérience d’un monde réside tout entière dans le rapport aux autres, rapport qui ne peut se déployer explicitement que sur le mode de la parole et de l’action communes. Mon univers sensible ne constitue pour moi un monde que parce qu’il constitue aussi un monde pour les autres et que ces expériences de mondes se révèlent cohérentes entre elles. Arendt subordonne explicitement la possibilité et le sens d’une expérience subjective du monde à la possibilité d’une expérience de la communauté des expériences.
Car telle est en revanche l’expérience de la désolation du monde : expérience d’un monde éprouvé dans la rupture du lien avec les autres, et qui, faute de la communauté d’expérience, se révèle insensé. Il n’y a de monde qu’humain, de monde humain que commun, de monde commun que pour une pluralité susceptible d’une expérience du monde, et d’expérience du monde que commune en vertu de ce sens commun qui est moins le nom d’une faculté ou d’une opération que ce qui désigne la forme même de l’expérience du monde.
La rupture de l’expérience commune et la privation de monde qu’elle signifie se révèlent dans l’incapacité de témoigner et l’impossibilité de faire, par le récit, accéder les autres au « monde vécu » de leurs souffrances, dans lesquelles se seront retrouvés la plupart des rescapés des camps lors de leur « retour » à la vie. Certes, leur silence se comprend par le traumatisme, la crainte de l’incompréhension ou encore le sentiment qu’aucune parole ne sera jamais à la hauteur de ce qui a été éprouvé. Mais on peut aussi penser que le mutisme est la seule solution laissée à la plupart de ceux dont l’expérience ne fut pas une expérience commune mais la paradoxale expérience de la destruction de l’expérience commune, l’expérience non d’un monde mais de l’immonde qui est elle-même la destruction de l’expérience. Comme si d’avoir été retirés du monde, sommés de vivre dans un mouroir, et d’avoir fait « l’expérience d’être abandonnés par tout et par tous », les condamnait à l’absolue désolation du monde dont il ne peut plus y avoir, par principe, ni récit, ni témoignage, ni expérience commune.
La désolation est une rupture de ce lien humain qui me fait à moi-même « l’hôte des hôtes ». Ni deux ni un — pas même un puisqu’une fois les deux initiaux séparés, rien ne subsiste —, mais le rien de la superfluité qui accompagne la perte du monde et de la communauté des autres : « Dans cette situation, écrit Arendt, l’homme perd la foi qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la capacité de penser et d’éprouver sont perdus en même temps. »
En guise d’homme nouveau, la désolation engendrée par la terreur procède à la production artificielle d’une sous-espèce acosmique, immonde, privée de l’ensemble des conditions de l’humain.
Une même logique commande ainsi la désolation du monde, la destruction du lien humain et la réduction spécifique : c’est une logique de l’Un, dressée avec force contre la pluralité originaire des hommes depuis laquelle, seule, se comprend aussi bien le sens de l’institution d’une communauté ordonnée à l’agir et au parler, l’affirmation de la personnalité et de la dignité humaines, l’instauration d’un monde commun.
Au lien humain, politiquement institué dans l’agir entre une pluralité d’individus, la terreur totalitaire substitue « un lien de fer qui maintient les hommes si étroitement ensemble que leur pluralité s’est comme évanouie en un Homme aux dimensions gigantesques ». L’artificialisme politique œuvrant à la contradictoire production d’une sous-humanité privée de monde se double d’une représentation organiciste du corps social, fondée dans un naturalisme de l’unité spécifique. Cette convergence entre l’inversion d’un schème poiètique de l’œuvre (qui récuse l’action proprement politique) et celle d’un schème organiciste de la vie (qui récuse l’appartenance au monde) rend compte de la domination totale qui, par le moyen de la terreur, elle-même invertie en fin, procède à la désolation du monde commun.