Une société moderne dont les possibilités cachées ont été testées par l’holocauste
Dans Modernité et Holocauste, livre traduit très tardivement en France et publié aux éditions La Fabrique, Zygmunt Bauman propose un angle de vue très dérangeant sur l'Holocauste : il en fait le test de ce dont notre société moderne est possible employant même le terme, pour le qualifier, de plan massif d'ingénierie sociale. Angle repris dans le récent prix Goncourt : "Les Bienveillantes", dont je recommande aussi fortement la lecture.
« Auschwitz fut aussi une extension banale du système industriel moderne. Au lieu de manufacturer des biens de consommation, la matière première était faite d’êtres humains et le produit fini était la mort, tant d’unités par jour portées minutieusement sur les courbes de production de l’usine ». Les cheminées, symbole même du système industriel moderne, crachaient une fumée acre produite par la consommation de la chair humaine ; le réseau ferroviaire moderne européen, remarquablement organisé, apportait aux usines un nouveau type de matière. Et il le faisait de la même manière que pour les autres cargaisons. Dans les chambres à gaz, les victimes inhalaient un gaz mortel fabriqué à partir de pastilles d’acide prussique, elles-mêmes produites en Allemagne par l’industrie chimique de pointe. Des ingénieurs avaient conçu les crématoires ; des cadres administratifs avaient conçu le système bureaucratique qui fonctionnait avec un zèle et une efficacité que leur enviaient des nations moins avancées. Le plan global lui-même était un reflet de l’esprit scientifique devenu fou. Ce dont nous fûmes témoins n’était ni plus ni moins qu’un plan massif d’ingénierie sociale… ». La vérité c’est que chaque « ingrédient » de l’holocauste – chacun des nombreux éléments qui le rendirent possible – était normal ; « normal » non au sens courant, celui d’un élément supplémentaire dans une vaste classe de phénomènes décrits depuis longtemps de manière exhaustive, expliqués et acceptés (au contraire, le phénomène de l’holocauste était nouveau et inconnu) mais dans le sens d’une harmonie totale avec tout ce que nous savons de notre civilisation, de ses principes directeurs, de ses priorités, de sa vision immanente du monde – et des moyens appropriés à la recherche du bonheur humain en même temps que d’une société parfaite.« La machinerie de la destruction, à cette époque, n’était en rien différente, structurellement, de la société allemande dans son ensemble. La machine de destruction était la communauté, dans l’un de ses rôles spéciaux ».
L’holocauste a dévoilé et examiné certains attributs de notre société jamais révélés et par conséquents inaccessibles à l’étude empirique dans des conditions autres.
« En d’autres termes, l’holocauste peut être traité comme un test exceptionnel mais significatif et fiable des possibilités cachées de la société moderne ».